1Nous nous proposons d’étudier le devenir de la toute-puissance originaire à partir des liens précoces de l’enfance. Après avoir rappelé la notion de toute-puissance, nous essaierons de montrer son évolution suivant deux directions principales : l’une vers une toute-puissance tempérée, l’autre pour tenter de maintenir sa forme initiale. Dans cette dernière, la toute-puissance originaire utilisera parfois le recours aux clivages primitifs permettant d’entretenir le fantasme de narcissisme grandiose et d’emprise pour éviter au sujet d’être confronté à la perte des bons objets originaires. Quelques exemples cliniques viendront illustrer nos propos.
La sphère narcissique originaire
2La toute-puissance est généralement associée à la relation primitive mère-bébé. Dans cette hypothèse, la mère est considérée comme étant à l’origine de la toute-puissance de l’enfant. Freud (1914) note que sa Majesté le bébé devient porteur des rêves irréalisés de ses parents : « … maladies, mort, renonciation de jouissance, restrictions à sa propre volonté ne vaudront pas pour l’enfant. Les lois de la nature, comme celles de la société, s’arrêteront devant lui, il sera réellement à nouveau le centre et le cœur de la création His Majesty the Baby, comme on s’imaginait être jadis. » On voit là que la toute-puissance est une émanation du parent.
3Pour Winnicott (1971) la toute-puissance du bébé tient à la manière dont la mère lui présente le monde, c’est-à-dire lui donne l’illusion que c’est lui qui crée le monde. Par exemple, le sein lui est présenté au moment même où il hallucine vaguement un sein, c’est-à-dire quelque chose correspondant à son besoin. La perception coïncide avec l’hallucination. La mère, par sa « préoccupation maternelle primaire », fait en sorte qu’il n’y ait pas de discontinuité entre le désir-besoin de l’enfant et la réalité. Ce point de vue ne contredit pas la thèse de Freud, mais Winnicott tente de cerner au plus près les rôles respectifs de la mère et de l’enfant pour que ce dernier ne subisse aucun empiétement de sa part à elle ; l’enfant ignore complètement le rôle de la mère et se vit donc comme le créateur du sein, il ignore tout de la présence de l’objet.
4La mère est fascinée par cette toute-puissance infantile à laquelle elle avait cru devoir renoncer et qu’elle retrouve enfin. Elle s’identifie à cet enfant, qui « s’est cru, s’est vécu créateur de lui-même, de ses parents et du monde. Tout-puissant, son empire s’est étendu jusqu’à dépasser tout horizon » comme l’écrit P.-C. Racamier (1992).
5Ainsi, l’origine de la toute-puissance dépend bien des deux partenaires, mais c’est « sa Majesté le bébé » aussi bien chez le bébé que chez la mère, qui en est porteur. Dans ce premier stade, le créateur c’est l’enfant, aussi bien l’enfant réel actuel que l’enfant passé, encore présent dans le parent. On est dans une perspective d’auto-engendrement qui évolue rapidement en engendrement réciproque, caractérisé par une admiration immense et circulaire.
Il ne nous paraît pas sans intérêt d’attribuer le sentiment de toute-puissance à l’enfant plutôt qu’au parent, car nous voyons là, la racine non seulement de l’être, comme le souligne Winnicott (1971), mais la possibilité qu’aura l’enfant de se séparer de la mère, de la « répudier », de la considérer comme « non-moi », de la placer hors de l’aire de son contrôle omnipotent. Ainsi la mère deviendra une entité de plein droit et non une entité projective. L’enfant sortira de l’indifférenciation primitive et pourra avoir une relation avec une mère différenciée de lui. L’intersubjectivité ne peut intervenir qu’après que l’objet a été détruit en tant que non-moi et a pourtant survécu en dehors du contrôle omnipotent du bébé. C’est alors, écrit Winnicott (1971), que « la confiance du bébé dans la fiabilité de la mère et, à partir de là, dans celle d’autres personnes et d’autres choses, rend possible le mouvement de séparation entre le moi et le non-moi ». Paradoxalement ce mouvement va permettre au bébé d’éviter la séparation, grâce à l’espace potentiel qui se trouve rempli par le jeu créatif, l’utilisation des symboles et par tout ce qui finira par constituer la vie culturelle.
Rôle de l’illusion-désillusion dans l’évolution de la toute-puissance
6Pour Winnicott ces deux concepts sont associés, car la « préoccupation maternelle primaire » est un état de « folie passagère ». L’adéquation totale de la mère aux besoins du bébé diminue progressivement quand elle donne à nouveau droit à ses besoins propres, encore faut-il qu’elle ait acquis préalablement pour elle la capacité de gérer ses propres angoisses et ses propres besoins sans avoir recours à l’enfant pour combler ses manques. Pendant un temps le bébé peut pallier l’absence de la mère par l’hallucination. À partir de l’écart entre l’hallucination et la réalité, le bébé prend peu à peu conscience de la présence de la mère à cause de son absence. C’est la désillusion et le manque qui vont obliger l’enfant à un travail psychique nouveau l’amenant progressivement à différencier le moi et l’objet, en sauvegardant la continuité de son être. Il s’agit d’un accordage subtil où le parent doit se mettre au niveau de l’enfant, et partager avec lui du « même » mais lui imposer aussi du « différent », en étant une personne différenciée.
7Cependant, de sa toute-puissance même, l’enfant n’a pas conscience, car il ne peut pas s’approprier d’emblée ses propres sensations. Il faut, comme le dit Winnicott, que le visage de la mère ou de la famille fonctionne comme un premier miroir de ses états internes. Il faut que la mère les lui réfléchisse à travers toute une série de communications, la plupart du temps non verbales, inconscientes, faites de gestes, de mimiques, de postures ajustées en empathie avec les états affectifs du bébé. Le reflet maternel n’est pas une imitation pure et simple en écho ; il n’y a pas confusion entre la mère et le bébé ; il s’agit d’un partage réciproque mais asymétrique des états émotionnels des partenaires. (Quand la relation est symétrique, c’est-à-dire quand le parent reste au niveau des besoins de l’enfant, le parent et l’enfant restent fixés à un niveau régressif à l’origine d’une relation narcissique, voire perverse, que nous étudierons plus loin.) R. Roussillon (2008), après E. Kestemberg (cf. A. Fréjaville, 1995), parle de relation homosensuelle primaire en double à la fois narcissique et objectale qui sert d’assise au narcissisme primaire. Il faut donc distinguer, grosso modo, deux modes d’évolution et de fonctionnement psychiques. Le premier permet à l’enfant de se structurer à partir du travail nécessaire de symbolisation qui commence très tôt et suscite la mise en place du processus de différenciation sujet/objet. Le second, au contraire, enferme l’enfant dans la séduction narcissique primaire interminable, décrite plus loin.
Le travail de symbolisation
8Peu à peu le bébé va détacher ses investissements propres de l’objet, conquérir un corps propre, décoller du corps de l’autre qui lui a d’abord servi de double. Ce travail psychique aboutira au deuil de l’objet. L’objet doit être suffisamment du « même » que le bébé, mais aussi suffisamment « autre » pour que le décollage puisse se faire, pour que la représentation de l’objet devienne possible, sans que le sujet soit submergé par des vécus non intégrables, désorganisateurs. Une expérience capitale dans ce processus de décollement de soi sera celle de l’expérience d’être seul en présence de l’objet, objet qui reste discret, mais présent, soutenant l’expérience sans s’y inclure. Le parent accompagne le bébé, accepte qu’il recoure à l’autoérotisme pour commencer à se distancier. Cela suppose que le parent n’ait pas besoin de l’enfant pour lui-même, pour son existence et son plaisir propres.
9Le parent doit pouvoir tolérer le développement des fonctions autoérotiques de l’enfant sans se sentir dépossédé des fonctions qu’il occupait auprès de lui. Le jeu d’accordage, puis de décollage, se fait d’abord avec la mère ou son substitut et les personnes proches, mais l’enfant bute sur « l’étrangéité » de l’autre et doit avoir recours à d’autres objets « bons pour symboliser » qui rappellent à la fois par leur matérialité (odeur, texture, etc.) et par la projection toujours active de l’enfant, l’objet premier. Ils deviennent ainsi des objets transitionnels, à la fois trouvés et créés par le bébé, ils ne sont ni tout à fait extérieurs, ni entièrement intérieurs, leur propre malléabilité accompagne le processus de transformation de l’enfant dans sa quête de lui-même. Un autre élément contribue au processus de symbolisation et donc à la mise en place progressive de l’identité, c’est le rêve. Là, le monde extérieur s’intériorise, l’hallucination reprend ses droits au gré des images internes.
10Ainsi trois expériences décisives concourent à la symbolisation permettant une appropriation subjective de soi : les relations intersubjectives, les différents jeux avec les objets et enfin le rêve. Toutes ces expériences sont indispensables, non pas successivement mais ensemble, pour que se construise et s’enrichisse le monde interne tout au long de la vie.
11Si ce processus se déroule sans entrave, l’enfant prend progressivement conscience de la nécessité de la présence des autres, sa toute-puissance première se tempère sans disparaître, car elle reste une base nécessaire à sa créativité et à la « croyance » en son être, remplaçable certes, mais unique. Comme l’écrit Winnicott (1971) « l’expérience de la toute-puissance est la base de l’être ».
Freud (1912) dans son roman des origines de la société nous décrit un processus analogue. La toute-puissance originaire du bébé est projetée sur l’imago du père de la horde. Les fils se révoltent contre ce père tout-puissant, ils se liguent contre lui, le mettent à mort, puis établissent un pacte entre eux, afin qu’aucun ne puisse prétendre à prendre sa place. La toute-puissance est alors l’apanage du groupe dont le sujet devra se dégager plus tard pour acquérir son autonomie propre.
Construction de l’appareil psychique
12Nous avons insisté sur le moment où l’enfant élabore ses auto-érotismes seul en présence du parent avant de pouvoir les vivre d’une manière autonome, non sans objet mais en relation avec une représentation interne de l’objet. On peut penser que ce n’est qu’à ce moment-là que l’appareil psychique se différencie progressivement. Du ça, réservoir premier de l’énergie psychique dont les contenus inconscients sont, pour une part, héréditaires et innés, pour l’autre, refoulés et acquis, se distinguent le moi, le moi idéal, le surmoi et l’idéal du moi.
13Les différentes instances n’ont pas d’emblée leur forme définitive. Par exemple, le surmoi dans sa forme archaïque est un surmoi cruel, justicier, non protecteur du moi. De même, l’idéal du moi a une forme primitive : le moi idéal, héritier de la toute-puissance du narcissisme primaire. Il deviendra plus tard l’idéal du moi quand aura été intégré dans l’appareil psychique le surmoi post-œdipien.
14Les conflits à propos de l’autorité sont un exemple de cette intégration progressive. A. Carel dans son texte « Le processus d’autorité » (2002) a approfondi les enjeux de ce conflit qui dans un climat tempéré doit permettre, après un jeu d’accordage entre les partenaires, de surmonter le conflit et dans les meilleurs cas d’obtenir de la part de l’enfant un consentement et l’intériorisation de l’autorité parentale. Cette épreuve avec son jeu de liaisons et de déliaisons génère une meilleure différenciation topique moi/surmoi. Ce rapport moi/surmoi se superpose au rapport enfant/parent. Le surmoi cadre et protège le moi. Le moi peut compter sur le surmoi et une autorégulation s’instaure. Corrélativement l’idéal du moi est lui aussi tempéré, l’ébranlement narcissique provoqué par la prescription d’une valeur de l’autre (parent ou socius) n’est pas vécu comme une blessure narcissique, mais comme conforme à une valeur interne.
15Le surmoi tend alors à « s’impersonnaliser », à devenir une instance de l’appareil psychique, une partie de soi qui augmente les capacités du sujet. Le narcissisme du parent sort aussi renforcé de cette confrontation avec le désir infantile. La compétence parentale est confortée. L’organisation familiale, avec ses différenciations spécifiques, sexuelle et générationnelle, gagne en stabilité.
Si, au contraire, le conflit ne peut trouver d’issue à travers accordage et ajustement, le surmoi régresse à sa forme archaïque, la loi du talion s’exerce, des relations sadomasochistes s’instaurent, interminable source de souffrance familiale et de désordres plus ou moins graves. Cela nous amène à développer la notion de sphère narcissique perverse.
La sphère narcissique interminable
16La reconnaissance de l’objet confronte l’enfant à sa détresse et à son impuissance. Cette chute ne doit pas être trop brutale et ne doit pas entamer le sentiment de la continuité interne de l’enfant. Sa toute-puissance initiale doit progressivement se tempérer. Il doit accepter de n’être pas tout sans pour autant n’être rien.
17Cependant, un avatar catastrophique peut entraver ce cheminement quand la mère entretient avec l’enfant une relation symétrique, c’est-à-dire quand elle reste au niveau de l’enfant pour assurer ses propres besoins à elle : c’est la séduction narcissique, bien décrite par P.-C. Racamier (1983) : « Le but de la séduction narcissique est de maintenir dans la sphère narcissique une relation susceptible de déboucher sur une relation d’objet désirante, ou de l’y ramener. » C’est une voie sans issue. Entre le bébé et sa mère s’instaure une fascination mutuelle même si, selon l’auteur, l’origine peut en être attribuée à la mère. Ce rôle pourrait aussi bien être attribué au père qui fait de son enfant la projection de sa toute-puissance. Dans cette organisation perverse, l’enfant fait partie intégrante de son parent possessif comme un organe vital, ce qui renvoie au sentiment d’incomplétude que l’humain ne peut jamais accepter. L’union et les liens qui sont tissés dans le semblable permettent de dépasser ce sentiment d’incomplétude, ce qui donne à cette union et à l’indifférenciation qui la caractérise une force considérable. Cette défense permet de tenir à l’écart aussi bien la vie pulsionnelle que la réalité. L’auteur précise qu’en étant le rêve incarné de la mère, l’enfant ne peut naître psychiquement : il ne pourra ni penser, ni rêver, parce que ses fantasmes et ses besoins sont confondus avec ceux de sa mère ; on peut sans doute voir là les prémices de ce que l’on pourra observer plus tard encore dans cette confusion que certains parents font entre leurs propres besoins d’enfant et ceux de leurs enfants, ce que É. Darchis et G. Decherf (2000) ont appelé « parentalité confuse ». L’enfermement dans la sphère narcissique perverse se manifestera notamment par l’emprise et par la recherche du pouvoir sur les êtres et sur les choses.
Dans l’absence du travail de symbolisation, la différenciation entre soi et l’objet ne se fait pas ou se fait insuffisamment et ce, apparemment pour trois raisons :
- L’interrelation suppose un échange entre deux êtres différents ou en voie de différenciation. Or, dans la sphère narcissique perverse, la confusion entre la mère et l’enfant ne rend possible qu’une relation intrasubjective et non intersubjective, les deux êtres indifférenciés n’en faisant qu’un.
- Il n’y a pas de place pour un objet tiers jouant fonction de séparateur : entre la mère et l’enfant, le second est l’objet du jeu du premier dans une relation spéculaire.
- Il n’y a pas de rêve ni besoin de rêve puisque l’un est l’objet du rêve de l’autre.
Aspects cliniques
19Passé les premiers moments d’illusion avant la différenciation sujet-objet, il y a toujours du narcissisme grandiose et de l’emprise dans la toute-puissance. On peut distinguer des fonctionnements à dominante narcissique et des fonctionnements à dominante d’emprise. L’important, selon nous, est de rechercher la toute-puissance prolongée au-delà de l’enfance, qui se cache derrière des mots, des comportements, voire des pensées (comme se cache habituellement la perversion), pour pouvoir la travailler, l’élaborer. Il s’agit généralement d’une défense contre la perte d’une partie de soi, contre le deuil impossible des objets d’amour originaires idéalisés ou insuffisamment intériorisés, auxquels les patients s’accrochent désespérément. Les manœuvres qui viennent à jour peuvent donc être traitées comme des défenses contre la dépression originaire : la position dépressive et les angoisses primaires. Cette défense est un moyen de refuser la réalité vécue comme « catastrophique » et c’est pourquoi le sujet restera ou régressera au niveau des clivages extrêmes. Nous allons décrire brièvement quelques aspects de la toute-puissance dans le couple et dans la famille en tentant de montrer les versants narcissiques et d’emprise ; nous décrirons aussi les approches thérapeutiques.
La dominante narcissique
20La famille S. que nous suivons en thérapie familiale depuis deux ans nous servira d’exemple. Le père et la mère nous demandent une thérapie familiale sur les conseils d’un praticien qu’ils ont consulté pour leur fils Xavier, âgé de 15 ans, toujours grognon, agressif, s’opposant à ses parents et surtout ne s’intéressant qu’aux jeux vidéo. La mère, lors du premier entretien, est plutôt en retrait, sur la défensive, mais on perçoit une sorte de connivence entre elle et son fils par les regards, laissant le père à ses explications, sans s’en mêler.
21D’emblée se rejoue une séduction mère-fils intense par le regard et une proximité physique, laissant le père à l’écart, un peu comme un étranger, voire un ennemi.
22Ce qui nous frappe de séance en séance, c’est que l’adolescent s’est construit un monde sur le modèle de celui de la mère. Pour l’un comme pour l’autre, il s’agit de réaliser pour soi-même et par soi-même une sorte de monde autarcique à l’abri de toute intrusion, de tout imprévu, de tout changement, monde dont ils auraient l’entière maîtrise.
23Xavier se détourne du monde extérieur, de toute ouverture à une quelconque altérité et à ses surprises, au profit d’un monde artificiel, encadré par un écran protecteur. Le jeu est devenu pour lui une sorte d’objet fétiche, non sans rapport avec la place qu’il occupe lui-même dans la psyché maternelle. Mère et fils n’ont pu faire le deuil originaire, selon l’expression de P.-C. Racamier (1983), et visent une sorte d’objet subjectif idéal. La mère reconnaît qu’elle a absolument besoin que tout soit parfait et le fils ne vit que pour faire des performances et gagner de nouveaux échelons dans un jeu qui en comporte des centaines. La faille narcissique paraît incomblable et l’identité de chacun très précaire. La séduction du jeu comme la séduction narcissique primaire apparaissent là comme défense contre les pulsions objectales et les désirs et les angoisses qui s’y rattachent. L’enfant narcissiquement séduit doit être, dit P.-C. Racamier (1983), comme s’il n’avait pas été engendré, car du père et de la scène primitive, il ne peut être question.
La dominante d’emprise dans le couple et dans la famille
24Au moment de la phase « auto » (R. Roussillon, 1999), l’enfant devient capable de se donner à soi-même un plaisir antérieurement reçu de la mère, de s’approprier des capacités, antérieurement assurées par elle, ce qui est toujours vécu comme une manière de lui « reprendre » une partie de ses fonctions. La mère est forcément atteinte, mais doit survivre. Un certain nombre de mères ne peuvent supporter cette « déprise » sans se sentir amputées de leurs fonctions, confrontées à un sentiment d’incomplétude qu’elles éprouvaient antérieurement avant la venue de l’enfant et que l’enfant était venu combler.
25La famille T., comme bien d’autres, nous donne un exemple de cette difficulté. Il s’agit d’un couple d’une quarantaine d’années, ayant deux enfants : une fille, Caroline, de 10 ans ; un garçon, Maxime, 7 ans.
26Les deux parents sont débordés par les enfants. La mère, très préoccupée d’être une bonne mère, voire une mère idéale, exerce une emprise sur la famille. Elle ne peut permettre aucune expérience à ses enfants, c’est elle qui est seule capable de savoir ce qui est bon pour eux. Elle anticipe constamment leurs moindres besoins et bien sûr toutes les catastrophes qui pourraient leur advenir. Depuis la naissance de sa fille par exemple, elle s’endort avec elle pour éviter qu’elle ne crie, passant des heures à l’endormir. La fille est devenue incapable de la moindre initiative, tout la terrorise ; il faut l’habiller, l’accompagner aux toilettes.
27On peut penser que cette enfant a dû renoncer très précocement à toute confiance en ses capacités propres au profit de la mère, mais, par ses exigences tyranniques, elle joue avec cette dernière « à qui sera le plus fort », jeu compulsif dont l’issue est indécidable.
28Il en est de même pour le fils dont les exigences sont envahissantes et constantes et qui peuvent se résumer dans cette question à laquelle il répond immédiatement : « Qui est-ce qui commande ? C’est bien les enfants ! » dit-il en nous défiant et en mettant ses mains sur les hanches…
29Il n’est pas sans intérêt de constater, au cours du déroulement de la thérapie, que les grands-mères maternelles, tant celle de la famille S. que celle de la famille T. dont nous venons de parler, sont ressenties par leurs filles, comme autoritaires, brutales et intrusives. L’imago maternelle s’est scindée en deux, d’une part celle d’une « mauvaise mère » dont elles ont souffert et d’autre part une mère idéale, toute bonne et parfaite qu’elles pensent incarner. Un long travail sera nécessaire pour qu’un tel clivage se réduise et que leurs filles puissent dans le meilleur des cas se dégager de la dépendance à leur mère interne. Il en est de même pour le père dans la famille T., qui est décrit comme un homme violent qui en venait aux mains avec son fils.
Dans la plupart des couples en souffrance que nous recevons, la relation d’emprise d’un partenaire sur l’autre se manifeste, à un moment ou à un autre. Généralement le clivage fait de l’un un bon objet et de l’autre un mauvais objet sous des formes différentes. Cette distinction se retrouve évidemment dans les rapports sadomasochistes du couple. Par exemple, Mme B. souffre de céphalées invalidantes et elle donne des ordres à son bébé de mari, qui ne sait rien faire sans elle. Ce dernier, qui présente une entorse du poignet, doit cependant s’occuper du jardin. Quand on lui demande ce qu’il ressent, il répond : « Plus j’ai mal et plus je lui montre qu’elle est mauvaise avec moi », et ajoute aussitôt : « Je lui montre aussi que je suis plus capable qu’elle de supporter la souffrance ! », c’est-à-dire que la femme est à la fois la mauvaise et finalement la moins forte…
Aspects thérapeutiques
30La plupart des familles que nous recevons nous confrontent à la toute-puissance, non pas celle trophique et nécessaire des tout débuts de la vie, mais celle qui vise à revendiquer le pouvoir et la maîtrise sur l’autre par la force ou la séduction ; il peut s’agir aussi bien des adultes que des enfants.
31En posant l’indication de thérapie familiale psychanalytique (TFP), les psychanalystes, souvent en couple thérapeutique, sont en position de fondateurs. De ce fait, la fantasmatique mobilisée dans le néo-groupe sera d’emblée celle des origines : origine du néo-groupe et de chacun de ses membres, origine du couple de la famille, enfin origine des thérapeutes (en rapport avec leur institution, leur histoire et leur formation). Cette situation est favorable à l’émergence de la toute-puissance.
32Cependant, de par leur fonction, les deux sous-groupes, thérapeutes et famille, sont dans une position asymétrique, qui n’est pas sans évoquer celle dont nous avons parlé, celle du petit enfant avec ses parents. Nous signalions alors l’importance du partage d’éléments semblables et d’éléments différents, nécessitant accordage et ajustement, pour sauvegarder l’espace psychique nécessaire à l’existence de chacun.
33C’est ce travail qui va être de nouveau mis en chantier à l’intérieur du nouveau groupe avec les mêmes risques d’empiétement et de blessures narcissiques, mettant à mal la toute-puissance originaire.
34Dans la famille T. dont nous avons parlé, la thérapie n’a pu commencer à porter ses fruits que lorsque nous avons pu analyser les manifestations de toute-puissance de Maxime, en lien avec les imagos du grand-père paternel et de la grand-mère maternelle dont les parents n’étaient pas encore dégagés. Maxime était admiré parce que capable de tenir tête aux parents, ce que les parents eux-mêmes n’avaient pas pu faire à l’égard de leurs propres parents, mais finalement il était craint parce qu’il exerçait une vraie tyrannie sur son entourage. En somme, les parents se retrouvaient impuissants comme dans l’enfance devant la violence de leurs parents. Cette prise de conscience a été favorisée du fait que nous avons dû nous substituer aux parents pour faire respecter les règles pendant les séances, notamment celle souvent transgressée, de ne pas s’agresser.
35Nos interventions ont principalement porté sur le rôle de l’excitation, sur l’attaque du cadre, sur la fonction parentale. Nous nous sommes efforcés de renforcer la confiance des parents dans leurs propres capacités de contenance. Ils ont progressivement mis au travail leurs représentations parentales associées à des parents meurtriers et leurs représentations d’enfants victimes.
C’est souvent la mise en question du cadre qui révélera la problématique familiale omnipotente déplacée sur lui. Le respect du cadre sera une preuve de l’évolution de la famille. Quand il sera intégré, chacun, se sentant soutenu et contenu, pourra se laisser aller au processus thérapeutique.
Contenant-contenu
36Chemin faisant, nous sommes souvent amenés à revisiter l’histoire et la préhistoire des parents apparaissant dans le transfert. Cependant, l’essentiel de notre travail porte moins sur les contenus que sur la construction progressive d’un contenant fiable où puissent se déposer les vécus psychiques non intégrés non symbolisés. E. Granjon (2006) les appelle à juste titre les contenants du négatif, qui traversent plusieurs générations. Notre tolérance à ces énigmes contribue grandement à l’acceptation d’une certaine impuissance de notre part qui peut servir d’étayage à la famille. Si l’angoisse est ainsi tempérée, la chaîne associative groupale continue à se déployer au-delà de ces déliaisons, indices d’éléments traumatiques actuels ou trans-générationnels. L’intersubjectivité organise la chaîne associative et favorise une expérience concrète de partage des contenus psychiques. Ainsi, chacun est amené à saisir, à travers les autres, quelque chose de son propre fonctionnement. Le groupe a, comme le parent pour le tout petit, une fonction de conteneur, de transformateur, de prothèse. Ainsi, chacun peut-il accéder à l’idée de dette et à celle d’une certaine dépendance des uns par rapport aux autres ; la toute-puissance infantile de chacun s’en trouve tempérée, mais soutient le processus d’individuation.
Ce travail n’est possible que si les thérapeutes s’effacent peu à peu, au fur et à mesure que la famille acquiert un appareil psychique familial, c’est-à-dire une organisation collective, plus structurée, mieux différenciée. Un exemple nous en est donné par un père disant au thérapeute : « Je vais essayer de faire comme vous avec mon fils, je ne sais pas si j’y arriverai ! » Bien entendu, c’est la fonction des thérapeutes et non leur personne qui est en cause. Ils ne se donnent pas comme modèles. Les thérapeutes ont à accepter progressivement de laisser la famille s’organiser en leur présence pendant les séances. La fin du traitement peut alors être envisagée.
Conclusion
37Quand la toute-puissance infantile n’a pas pu être élaborée pour se transformer en toute-puissance tempérée, les séquelles pathologiques de cette défense viennent bloquer la relation dans le couple et dans la famille, personne ne pouvant se laisser aller dans le jeu subtil des échanges entre celui qui, tour à tour, donne et reçoit. Les angoisses de perte et d’abandon développent la nécessité de contrôler la relation. Il est donc important de montrer et de travailler les formes diverses derrière lesquelles se trouve la toute-puissance, pour accéder au deuil des objets idéaux, pour élaborer la position dépressive et les angoisses primaires. Le clivage, dans ses dimensions narcissique et d’emprise, semble être le moyen de conserver la toute-puissance précoce. La thérapie permet, en réduisant les clivages, d’élaborer les deuils.
Dans certaines circonstances la toute-puissance originaire peut se déployer par exemple en cas de survie, ainsi en est-il dans des situations de violence fondamentale et plus encore dans la création artistique où le sujet n’a pas à s’ajuster à l’autre et peut donner droit à ses aspirations pulsionnelles.
Bibliographie
Bibliographie
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- Winnicott D.W. (1971), Jeu et réalité, trad. fr., Gallimard.
Mots-clés éditeurs : emprise, fonctionnement grandiose, séduction interminable, toute-puissance
Mise en ligne 01/12/2010
https://doi.org/10.3917/difa.022.0650