Notes
-
[*]
Ce titre est celui d’une pièce de Montherlant, où celui-ci illustre d’une façon magistrale comment l’amour excessif d’un enfant est à la fois une façon de l’idéaliser et de le posséder.
-
[1]
C’est probablement Françoise Dolto qui a le plus insisté en son temps sur ce point, y compris dans ses interventions radiophoniques et télévisées, avec le succès d’audience que l’on sait. On trouvera un résumé de ses positions dans : Dolto F., La cause des enfants (1985), 4e partie, chap. 4, « la pudeur n’a pas d’âge », Paris, Robert Laffont, p. 425-428.
-
[2]
Rosolato G. (1985), Éléments de l’interprétation (1985), Paris, Gallimard.
-
[3]
Je me réfère en particulier ici à des émissions de radio organisées par RTL et Europe N° 1 en Avril-Mai 2OO3, où les auditeurs ont été amenés à intervenir pour donner leur avis sur leur comportement en ce domaine, et dont j’ai résumé les principales réactions.
-
[4]
Dans Psychologie collective et analyse du moi, en 1921, Freud a ouvert la voie à ce type d’analyse qui me paraît particulièrement pertinent pour éclairer l’envahissement pornographique actuel. Cf G. Bonnet, « Votre sexualité m’intéresse », à paraître dans Culture et civilisation.
-
[5]
« Seuls les grands personnages […] peuvent se permettre de recevoir de cette façon ». Bologne J.C. (1986), Histoire de la pudeur, Hachette, Pluriel, p. 164.
-
[6]
Rosolato G., (1969), Essais sur le symbolique, Gallimard, Tel.
-
[7]
Bonnet G., De l’interdit de toucher à l’interdit de voir, in Psychanalyse à l’Université, 1985, 1O, 37, 111-119.
-
[8]
Laplanche J.(1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF.
1Je vais partir de l’un de ces paradoxes comme nous en rencontrons parfois dans la pratique clinique, et qui sont révélateurs des inconséquences dont notre inconscient est coutumier, avec tous les risques qui en résultent. Celui-ci se manifeste à travers la double attitude que l’on pratique souvent vis-à-vis des règles de pudeur dans les relations avec les plus jeunes depuis quelques années. L’expérience analytique nous a appris avec le temps que l’enfant ne gagne rien à être confronté trop tôt et sans précautions à la nudité des adultes et à leurs ébats sexuels [1]. Plus l’intimité familiale est chaleureuse, riche et constructive, plus il faut ménager à chacun de ses membres des espaces d’intimité, en fonction de son âge, de son sexe, lui permettant de tirer parti de la tendresse commune sans en être envahi, écrasé. Quand on interroge les parents à ce sujet, il est bien rare qu’ils ne soient pas d’accord au moins sur le principe, estimant qu’en effet, il faut veiller à ne pas choquer inutilement les plus jeunes. Et pourtant, dans la pratique quotidienne, on observe que beaucoup affichent un comportement qui est en contradiction flagrante avec le principe en question : ils se permettent des gestes ou des actes explicitement sexuels que les enfants soient présents ou non, et nous en constatons quant à nous les conséquences à plus ou moins long terme quand des familles ou des enfants viennent consulter pour tenter d’éclaircir certains conflits larvés, durables et qui rendent la vie familiale difficile. Les actes sexuels ne sont d’ailleurs pas toujours le fait des parents eux-mêmes, il s’agit aussi de scènes à consonance érotique vues ensemble à la télévision ou au cinéma et dont G. Rosolato a montré qu’elles sont parfois ressenties par l’enfant comme des provocations de la part des adultes avec qui il les regarde [2]. Or celles-ci sont de plus en plus nombreuses, ce qui fait que les parents les plus acquis aux impératifs de pudeur deviennent, souvent sans en avoir conscience, complices de cette provocation. Par delà les comportements individuels, c’est donc à un problème collectif que nous sommes confrontés.
Les justifications les plus courantes
2D’où vient ce paradoxe, ce décalage de plus en plus frappant et qui tourne chez certains à la contradiction pure et simple [3] ? Quand on leur pose la question, beaucoup répondent en invoquant l’évolution des mœurs, une évolution qui les dépasse et qu’ils estiment inévitable, justifiée. Même s’il faut respecter l’intimité de l’enfant, les manières de la vivre, disent-ils, ont beaucoup évolué par la force des choses : le respect ne passe plus par la dissimulation des organes ou des pratiques génitales qui s’apparenterait plutôt de nos jours à une forme d’hypocrisie ; elle passe par une non ingérence dans son espace intime, dans sa vie personnelle. Cette justification mérite certes d’être prise en compte, mais elle néglige un fait très important en matière de sexualité. Pour l’enfant qui n’est pas encore en mesure de comprendre, le parti pris de ne rien dissimuler se traduit par une forme d’envahissement, de séduction larvée qui ne veut pas dire son nom, et le nier s’apparente à une autre forme d’hypocrisie qui ne vaut guère mieux que la première.
3D’autres justifient leur comportement en se référant à des valeurs d’ouverture, de partage, de modernité, à une forme de retour à un naturel libérateur. Le problème pour eux n’est pas de montrer ou de ne pas montrer, mais d’être tout simplement eux-mêmes, de telle façon que les échanges entre les sexes et les générations soient fondés sur la vérité. L’idée est séduisante, surtout dans le contexte actuel où la « télé réalité » s’impose sur nos écrans, et pourtant elle néglige un préalable indispensable : pour qu’il y ait échange et partage, il faut que chacun ait d’abord pris la mesure de ce qu’il représente, possède en propre, et qu’il soit devenu un partenaire à part entière. Pour l’adulte, cela va de soi, - encore que… -, pas pour l’enfant. Avant de pouvoir affronter la promiscuité de l’adulte et de ses prérogatives sexuelles génitales, il lui faut acquérir une cohérence libidinale suffisante à son propre niveau, et il a besoin pour cela de longues périodes d’isolement et de protection. Puisqu’on en est aux références « naturelles », disons que la chrysalide a besoin de se vivre un moment d’isolement protecteur pour devenir papillon. La pression de la sexualité soi disant libératrice ne donne pas à l’enfant le temps de se construire en suivant son propre chemin.
4Restent enfin les partisans de l’éducation par la réalité pure et simple, qui sont convaincus que la meilleure formation en matière de sexualité consiste en des leçons de choses. Ce sont souvent les plus convaincus, les plus sûrs d’eux-mêmes, confortés qu’ils sont par la mentalité ambiante laquelle est largement dominée par la croyance en la science, en l’expérimentation, en la primauté accordée à la vision. Puisque l’enfant accédera un jour ou l’autre à la sexualité et qu’il faut qu’il la vive en connaissance de cause, la vision des organes génitaux des parents ou des adultes en général et des différentes postures sexuelles ne peut que le préparer à en bien user le jour venu. D’ailleurs, cela fait des siècles que l’art religieux donne a voir des anatomies et des postures directement inspirées par la sexualité, on en a des exemples frappants dans certaines productions antiques, et aujourd’hui encore dans les temples hindous. Si l’enfant se montre quelque peu perturbé, il suffit de lui parler vrai, de lui expliquer les choses et il en sortira mieux armé. Au total, on raisonne comme si la sexualité était une réalité comme les autres, une pratique matérielle, pratique, un exercice physique qui n’a d’autre but que de conduire au plus grand plaisir de chacun.
5Or c’est exactement le contraire que disent les représentations religieuses auxquelles on se réfère : en mettant en scène des actes sexuels ou des représentations de sexes dans un contexte sacré, elles veulent enseigner que la sexualité humaine relève d’une expérience transcendante, qui nous dépasse et dont nous ne pouvons nous faire une idée qu’en la projetant ailleurs, en rêvant, en fantasmant. Si elles font preuve de réalisme et s’accompagnent dans les rites d’initiation d’un apprentissage au sens précis du terme, elles le font pour des époques précises, dans un contexte ritualisé et fantasmatique d’une grande richesse culturelle, qui a aujourd’hui en grande partie disparu. Elles nous enseignent en tout cas que depuis la nuit des temps, la sexualité n’est pas un exercice comme les autres dans la mesure où elle nous met en contact direct avec la partie la plus inconnue de nous-mêmes et qu’elle relève au premier chef de l’inventivité de chacun.
Face aux prérogatives du prince, le privilège des rois
6En définitive, quelles que soient les motivations invoquées par les uns et les autres pour justifier leur comportement, elles sont loin d’être convaincantes et le paradoxe reste entier. Si tous sont d’accord peu ou prou sur le principe selon lequel il faut respecter l’intimité de l’enfant et de l’adolescent, beaucoup continuent à agir de façon contradictoire ou à accepter les excès médiatiques en la matière en justifiant ce comportement par des raisonnements qui ne sont pas de mise en matière de sexualité. C’est pourquoi il faut chercher les sources de ce paradoxe du côté de l’inconscient lui-même, ou plus exactement du côté de ce que Freud appelle « l’âme collective », et se demander ce qui la conduit aujourd’hui à réagir de cette façon [4].
7Mon hypothèse est la suivante : nous vivons dans un monde instable, en pleine mutation, où les enfants sont considérés comme des princes. On veut aujourd’hui un enfant à n’importe quel prix, comme s’il était devenu la raison d’être de l’existence, et quand il est là, rien n’est trop beau pour lui, les publicitaires le savent qui lui accordent une place de plus en plus grande dans la promotion des produits. À cela s’ajoute depuis peu un fait très important : les découvertes se succèdent et nous placent de plus en plus souvent en dépendance de l’avenir et des plus jeunes. À des périodes évolutives comme la nôtre, il est inévitable que ce soient eux, les nouveaux venus, dont le psychisme est plus souple, plus malléable, en phase avec tout ce qui émerge autour d’eux, qui soient les plus aptes à faire face. On en a des exemples tous les jours dans la vie quotidienne où les parents et plus encore les grands-parents font appel à leurs enfants et petits enfants quand leur arrive un nouvel appareil face auquel ils se sentent désarmés. Je pense qu’il est inutile de multiplier les exemples, chacun les trouvera par lui-même, et il pourra mesurer aisément par là l’ampleur du phénomène. Il s’ensuit que l’ordre des générations, qui s’accompagne traditionnellement d’un ordre analogue dans les préséances et la prééminence du savoir, se trouve complètement bouleversé.
8« Malheur à la ville dont le prince est un enfant », a écrit Montherlant en titre à l’une de ses représentations théatrales les plus célèbres, et il est vrai que dans un monde où il est adulé, où l’informatique et ses applications sont en croissance exponentielle, l’enfant est considéré comme un vrai prince. Pourtant, quelle que soit la dextérité dont celui-ci fait preuve dans l’univers nouveau qui se dessine, il reste un domaine où l’adulte continue à tenir le haut du pavé, surtout au cours des premières années de la vie, il s’agit de la sexualité génitale. Non seulement l’adulte détient le secret de la conception de l’enfant, de sa naissance, mais il connaît de l’intérieur avec une bonne longueur d’avance un autre univers d’une complexité autrement riche de promesses que celui que nous promet le monde à venir : l’univers de la sexualité. Alors que certains assoient inconsciemment leur pouvoir en gardant par devers eux certains secrets de famille, celui qui rejette toute pudeur s’y emploie par un mouvement exactement inverse : en affichant ses attributs sexuels et en donnant régulièrement à voir les pratiques auxquelles ils lui permettent d’accéder. Il s’appuie ainsi sur ce qu’il possède en propre pour affirmer son emprise initiale et il la réaffirme lourdement. Sous prétexte de vérité, de naturel ou de libération, il impose à l’enfant et à l’adolescent le spectacle de ses possibilités en la matière, il rétablit insidieusement l’ordre des choses en sa faveur, il affirme sa main mise sur l’univers intérieur des plus jeunes, il les séduit, il assoit son pouvoir. Effrayé lui-même des pouvoirs qu’il accorde aux petits princes, il se drape dans la posture du roi.
9Car c’est un fait : l’exhibitionnisme pratiqué en famille, même par médias interposés, ne conduit pas seulement à bafouer l’intimité sexuelle des plus jeunes ; il aboutit surtout à assurer la main mise de l’adulte sur leur vie la plus secrète en leur imposant des spectacles dont ils ne peuvent pas encore mesurer toute la richesse et la signification. Ils sont placés sous influence, et pour longtemps, car les comportements et les spectacles deviennent avec le temps des schémas préétablis, des recettes, du même type que celles qu’ils découvrent dans les machines actuelles, et au lieu de puiser dans leurs capacités d’inventivité, ils vont être tentés de les reproduire, et stériliser par le fait même leurs capacités d’invention.
10En un mot, l’univers adulte aujourd’hui réagit inconsciemment au renversement de pouvoir et de savoir dont il se sent menacé et qui le met en mauvaise posture dans l’ordre des générations, par un exhibitionnisme qui ne veut pas dire son nom et par lequel il rétablit l’ordre à son profit d’une façon qu’il croit imparable. Il se comporte comme les rois et les nobles de l’Ancien régime qui se permettaient de recevoir dans leur bain ou sur leur chaise percée pour affirmer leurs prérogatives [5] et asseoir ainsi leur supériorité face à leurs visiteurs. Voilà l’une des raisons pour lesquelles certains adultes sont d’accord sur le principe du respect de l’intimité des plus jeunes, tout en l’enfreignant avec tellement d’inconséquence dans la pratique courante. Et cette inconséquence porte bien aujourd’hui la marque de l’inconscient car on y voit à l’œuvre des processus classiques comme le déni, le défi des idéaux et le clivage qui caractérisent la problématique perverse. Le déni, car en agissant de la sorte, le parent concerné reconnaît la différence des générations tout en la détournant de sa signification propre, il magnifie l’enfance et la vénère tout en s’autorisant à l’exploiter. Le défi des idéaux, puisqu’ils sont clairement reconnus, ratifiés, valorisés même au niveau collectif, et qu’on se permet de les bafouer de façon insidieuse et patente dans la réalité quotidienne. Quant au clivage, il s’affiche avec autant d’évidence que dans l’exhibitionnisme pervers : on a d’un côté un personnage sans scrupules, utilisant les enfants ou les sujets fragiles comme objets de jouissance, et de l’autre côté, un père de famille respectueux des règles en vigueur. Ce clivage traverse aujourd’hui la société toute entière et il est important que nous en prenions la mesure car il dépasse les cas individuels que nous sommes amenés à prendre en charge et les rend aveugles au mouvement dans lequel ils sont pris.
De l’interdit aux « refusements »
11Pour l’analyste, le problème est particulièrement délicat, car au fond de lui-même, il le sait, cette réaction n’est pas intrinsèquement négative : elle est typique de l’inconscient, et elle vise bel et bien à réaffirmer l’ordre, l’ordre des générations. Elle cherche à rendre aux adultes la priorité sur les plus jeunes, et elle le fait en faisant montre en effet d’un savoir qui est d’une richesse inestimable. C’est pourquoi il ne suffit pas de protester, de critiquer, de culpabiliser les adultes en question ; on ne ferait que les conduire à intensifier le mouvement. Il faut commencer par analyser ce qui les a conduit à choisir inconsciemment cette stratégie plutôt qu’une autre. La chose est d’autant plus aisée que les processus que j’ai rapidement évoqués, déni, défi, clivage, nous mettent directement sur la piste : ils dénotent une réaction de type pervers. La perversion est une façon paradoxale mais efficace de valoriser la fonction paternelle, tout en la désavouant quand elle s’avère encombrante. Elle est « Père-version », comme le dit Lacan ; elle se distingue par sa façon toute particulière de donner au père une place privilégiée, tout en le défiant de mille et une façons. Qu’elle inspire le monde actuel où les adultes perdent de leurs prérogatives face aux fils n’a donc rien d’étonnant : ceux-ci réaffirment leur pouvoir et leur puissance phallique en se faisant pères-vers, en se référant et en s’identifiant à un père doté de tous les pouvoirs de façon à imposer leurs désirs envers et contre tout.
12Je souligne toutefois qu’il s’agit en l’occurrence du père idéalisé, du père imaginaire, doté de tous les pouvoirs, et non pas du père mort, du père mort selon la loi dans la terminologie de Lacan, qui est le véritable référent par rapport auquel s’instaure la suite des générations [6]. C’est là toute l’équivoque. Se sentant déstabilisé par le nouvel ordre du monde et détrôné d’avance par la génération montante, l’adulte régresse sans le savoir à une modalité du pouvoir qui, loin de rétablir l’ordre symbolique, le rend opaque et improbable. La plupart des motivations invoquées précédemment pour justifier les comportements impudiques en font foi.
13Le véritable problème est donc de savoir comment fonder d’une façon plus solide le principe selon lequel il faut sauvegarder à tout prix l’intimité nécessaire à la construction du psychisme de l’enfant en le mettant à l’abri des sollicitations excessives de la sexualité adulte. En matière de sexualité, plus qu’en tout autre domaine, l’enfant ne peut trouver ses marques que si on lui permet de se construire un monde à lui, où le fantasme l’emporte sur la réalité, l’invention sur l’acquis systématique. Des auteurs comme F. Dolto ou D. Anzieu ont apporté sur ce sujet des repères irremplaçables, Dolto avec sa théorie de l’image du corps, et D. Anzieu avec sa conception du moi peau. Mais ils en déduisent qu’il faut poser ici de véritables interdits, au même titre que l’interdit de l’inceste par exemple, comme l’a suggéré un moment D. Anzieu en parlant d’interdit de toucher ou de voir [7]. Or dès que l’on parle d’interdit en la matière, surtout aujourd’hui, on soulève un tollé général, et cela se comprend. Le slogan de Mai 68 « Il est interdit d’interdire » a laissé des traces durables, et il est vrai qu’on a eu tendance à en étendre l’usage de façon abusive, même en psychanalyse. C’est pourquoi il me paraît plus judicieux d’accompagner la régression actuelle pour aller chercher plus en amont. En fait, lorsqu’on pousse plus loin le mouvement de régression amorcé depuis quelques années, on entre plutôt dans le domaine de ce que Laplanche appelle les « refusements » [8], les frustrations inévitables et nécessaires qui jalonnent l’éducation de l’enfant et qui concernent toutes les modalités de la sexualité pulsionnelle : il y a des choses qu’on ne touche pas, qu’on ne mange pas, qu’on ne doit pas voir, etc. Ce ne sont pas des interdits, car il n’en résulte pas qu’il faille s’en abstenir absolument. Ce sont des refusements car on entre dans une dialectique du voir et ne pas voir, du toucher et ne pas toucher, selon les lieux, les moments, les personnes, qui se met en place de manière souple et vivante au fur et à mesure des circonstances de la vie. Que l’enfant soit amené à découvrir un jour ou l’autre l’un de ses parents complètement nu, ou qu’il entende des échos d’un rapport sexuel, ce sont des choses qui arrivent, mais dès qu’on s’en rend compte, on lui signifie que cela appartient au monde des adultes et on lui en parle de façon claire et si possible aussi poétique. Qu’on le surprenne alors qu’il se donne du plaisir ou qu’il se sente gêné de quelque façon que ce soit par un regard intrusif, on s’en excuse et on lui signifie qu’on a franchi un seuil qu’on estime respectable. Qu’on assiste incidemment en famille à un film où une scène s’avère particulièrement graveleuse, on amorce immédiatement un dialogue qui permet à l’enfant de réagir. C’est ainsi que l’on fait place à la sexualité de chacun tout en inscrivant dans la réalité une séparation, une coupure, qui donne à chacun la place qui lui revient.
14Et c’est dans ce contexte que le sexe génital adulte prend aux yeux de l’enfant une place spécifique grâce à laquelle il pourra jouer le rôle de référence qui lui revient. Situé comme objet de refusement à tous les niveaux de la sexualité pulsionnelle, celle du voir et du toucher en particulier, il acquiert une valeur de référence et de convergence libidinale dont le sujet va pouvoir tirer profit le moment venu à la mesure de ses désirs. Contrairement à l’opinion la plus répandue, la frustration engendrée par les refusements réguliers et répétés de l’enfance sont extrêmement constructifs dans la mesure où ils sont formulés dans une atmosphère vivante et relationnelle, alors que la permissivité et le libéralisme à n’importe quel prix enferment l’enfant dans le carcan de la pratique affichée par l’adulte. S’il est un domaine où l’éducation doit se faire à partir de la découverte du sujet plus qu’à partir du donné imposé de l’extérieur, c’est bien celui de l’éducation sexuelle.
15Je termine. Que l’adulte se sente aujourd’hui souvent désorienté, désarmé dans son savoir et ses prérogatives, et que cela entraîne une autre forme de « malaise dans la civilisation », c’est inévitable dans une période comme celle où nous vivons. Mais il ne résoudra pas son problème en cherchant à rétablir son pouvoir à n’importe quel prix. Il y a beaucoup plus de chances qu’il y parvienne en respectant l’économie libidinale propre à chacun. L’adulte dispose habituellement de l’accès à toutes les formes de la sexualité sous le primat du génital, et c’est là une prérogative qu’il n’a pas besoin de crier sur tous les toits puisqu’elle lui donne une capacité de jouissance et de procréation qui suffit à le parer aux yeux de l’enfant d’une aura sans pareille. Quant à l’enfant, il bénéficie d’un accès privilégié aux différentes formes de la sexualité pulsionnelle, qu’elle soit orale, anale, urétrale, scopique ou autre, et il profite à plein de la jouissance de certains idéaux dont l’adulte a perdu souvent la notion au fur et à mesure de sa maturation. Quand l’adulte abuse de son prestige pour envahir l’économie de l’enfant de ses modalités propres, il se donne l’impression de réaffirmer son pouvoir : en fait, il ne fait que signifier un peu plus son désarroi et pratique la politique du pire. Alors, oui, malheur à la ville dont le prince est un enfant, car cette façon de réagir tourne au détriment de l’avenir de la cité, une cité qui a davantage besoin de l’inventivité des siens que de leur savoir faire.
Bibliographie
- Bonnet, G. (2OO1), L’irrésistible pouvoir du sexe, Paris, Payot.
- Bonnet, G. (2OO3), Défi à la pudeur, quand la pornographie devient l’initiation sexuelle des jeunes, Paris, Albin Michel.
- Dolto, F. (1985), La cause des enfants, Paris, Robert Laffont, 1985.
- Morel Cinq-Mars, J. (2OO2), Quand la pudeur prend corps, Paris, PUF.
Mots-clés éditeurs : père idéalisé, pudeur, exhibitionnisme, refusement
Date de mise en ligne : 02/04/2012
https://doi.org/10.3917/difa.011.0137Notes
-
[*]
Ce titre est celui d’une pièce de Montherlant, où celui-ci illustre d’une façon magistrale comment l’amour excessif d’un enfant est à la fois une façon de l’idéaliser et de le posséder.
-
[1]
C’est probablement Françoise Dolto qui a le plus insisté en son temps sur ce point, y compris dans ses interventions radiophoniques et télévisées, avec le succès d’audience que l’on sait. On trouvera un résumé de ses positions dans : Dolto F., La cause des enfants (1985), 4e partie, chap. 4, « la pudeur n’a pas d’âge », Paris, Robert Laffont, p. 425-428.
-
[2]
Rosolato G. (1985), Éléments de l’interprétation (1985), Paris, Gallimard.
-
[3]
Je me réfère en particulier ici à des émissions de radio organisées par RTL et Europe N° 1 en Avril-Mai 2OO3, où les auditeurs ont été amenés à intervenir pour donner leur avis sur leur comportement en ce domaine, et dont j’ai résumé les principales réactions.
-
[4]
Dans Psychologie collective et analyse du moi, en 1921, Freud a ouvert la voie à ce type d’analyse qui me paraît particulièrement pertinent pour éclairer l’envahissement pornographique actuel. Cf G. Bonnet, « Votre sexualité m’intéresse », à paraître dans Culture et civilisation.
-
[5]
« Seuls les grands personnages […] peuvent se permettre de recevoir de cette façon ». Bologne J.C. (1986), Histoire de la pudeur, Hachette, Pluriel, p. 164.
-
[6]
Rosolato G., (1969), Essais sur le symbolique, Gallimard, Tel.
-
[7]
Bonnet G., De l’interdit de toucher à l’interdit de voir, in Psychanalyse à l’Université, 1985, 1O, 37, 111-119.
-
[8]
Laplanche J.(1987), Nouveaux fondements pour la psychanalyse, Paris, PUF.