Notes
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[1]
Par @fabourgogne le 27 juin 2017.
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[2]
Cf. Élise Tenret, L’École et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire, puf, 2011.
-
[3]
Mérite : mixte de qualités intellectuelles (intelligence) et morales (ardeur au travail, sens de l’effort) socialement valorisées attribuées à un individu. Méritocratie : société dans laquelle l’accès aux positions de pouvoir est censé dépendre avant tout du mérite.
-
[4]
Cf. Michel Euriat et Claude Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France : évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, n° 36 (3), 1995, pp. 403-438 ; Pierre Merle, La Démocratisation de l’enseignement, La Découverte, 2010.
-
[5]
Cf., par exemple, François Dubet, L’École des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ?, Éd. du Seuil, 2004.
-
[6]
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, 1970.
-
[7]
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Minuit, 1964, p. 104.
-
[8]
Ibid., p. 105.
-
[9]
Cf., par exemple, François-Xavier Bellamy, Les Déshérités ou l’Urgence de transmettre, Plon, 2014.
-
[10]
Voir notamment son implication dans la Commission de réflexion sur les contenus de l’enseignement créée, à la fin de l’année 1988, par le ministre de l’Éducation nationale, qu’il a présidée avec François Gros et qui a donné lieu à la production du rapport « Bourdieu-Gros », intitulé Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement (8 mars 1989).
-
[11]
Pierre Bourdieu, cité dans Marie-Anne Lescourret, Bourdieu, Flammarion, 2010, p. 498.
-
[12]
P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, op. cit., p. 106.
-
[13]
C’est heureusement la voie choisie par certains sociologues de l’éducation, voir notamment Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, « Ces malentendus qui font les différences », in Jean-Pierre Terrail (sous la dir. de), La Scolarisation de la France. Critique de l’état des lieux, La Dispute, 1997, pp. 105-122 ; Stéphane Bonnéry, « D’hier à aujourd’hui, les enjeux d’une sociologie de la pédagogie », Savoir / Agir, n° 17 (3), 2011, pp. 11-20 ; Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique, Éd. du Seuil, 2015.
-
[14]
Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Minuit, 1989, p. 536.
-
[15]
Ibid., p. 409.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Voir notamment Gaëlle Henri-Panabière, Des « héritiers » en échec scolaire, La Dispute, 2010.
-
[18]
P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., p. 402.
-
[19]
Pierre Mounier, Pierre Bourdieu, une introduction, La Découverte, 2001, p. 138.
-
[20]
Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Éd. du Seuil, 2016, p. 109.
-
[21]
P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., p. 535.
-
[22]
Hugues Draelants, « Formes et évolutions de la transmission culturelle. Le “modèle des héritiers” à l’épreuve des données pisa 2009 », Revue française de pédagogie, n° 194, 2017, pp. 5-28.
-
[23]
P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., p. 559.
-
[24]
Phillip Brown, « The “Third Wave” : Education and the Ideology of Parentocracy », British Journal of Sociology of Education, vol. 11 (1), 1990, pp. 65-86.
-
[25]
P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., p. 310.
-
[26]
Hugues Draelants et Magali Ballatore, « Capital culturel et reproduction scolaire. Un bilan critique », Revue française de pédagogie, n° 186, 2015, pp. 115-142.
1Le scepticisme qui s’exprime en France à l’endroit de la méritocratie scolaire est connu. En voici un échantillon, emprunté à un message posté sur le réseau social Twitter : « La méritocratie est une légende. La reproduction des classes est actée. La sociologie le démontre parfaitement [1]. » Cette idée est répandue en particulier au sein de la population étudiante actuelle, où le phénomène a été documenté [2]. Ce dont je voudrais traiter dans ces lignes va plus loin. En tant qu’utilisateur ponctuel de Twitter, je suis régulièrement frappé par le fait que, lorsque les mots de « mérite » ou de « méritocratie » apparaissent dans un fil, il est courant que quelqu’un rétorque que la méritocratie n’est qu’un discours utilisé par les dominants pour légitimer leur domination et nie l’existence même du mérite [3]. Le tenant d’un tel argument appuie généralement son propos en invoquant la « sociologie » ou, plus souvent, en jouant la carte Pierre Bourdieu, atout ultime qui clôt le débat. L’interlocuteur est ainsi renvoyé à ses chères études : s’il ignore que la méritocratie n’est qu’un mythe et le mérite une illusion, qu’il aille donc lire Bourdieu !
2Depuis les années 1960, la sociologie de l’éducation montre incontestablement que l’égalité des chances méritocratiques n’est pas réalisée, et les recherches de Pierre Bourdieu et de ses collaborateurs y ont largement contribué. Cette critique reste d’ailleurs d’actualité. Le resserrement social du recrutement des grandes écoles durant ces quarante dernières années ainsi que le bilan plus général de la massification scolaire l’attestent [4]. L’objet de mon propos n’est pas de remettre en question la pertinence ni la nécessité de la critique de l’idéologie méritocratique. J’admets parfaitement qu’un système social qui classerait trop tôt les élèves et valoriserait les individus exclusivement sur cette base ne serait guère désirable [5]. La critique du mérite en tant que principe de justice a d’ailleurs fortement pénétré l’institution scolaire, puisque le principe de l’égalité des résultats, traduit par les socles de compétences et la mise entre parenthèses de la sélection méritocratique à travers la suppression ou la limitation de l’échec scolaire, organise aujourd’hui les premières années de la scolarité (jusqu’au collège, qui apparaît en tension entre cette logique de réussite de tous qui domine à l’école primaire et celle de la sélection qui structure le lycée).
3Ce que j’entends discuter dans cet article c’est plutôt la critique sans nuance du mérite et de la méritocratie qui consiste, au fond, à jeter le bébé avec l’eau du bain : partant du principe qu’en régime démocratique la légitimation des positions sociales est censée s’opérer en vertu du mérite mais qu’en réalité le mérite ne suffit pas à expliquer les différences de réussite et de trajectoires scolaires, d’aucuns en viennent à nier l’existence même du mérite. Or, le fait qu’il soit difficile d’isoler le mérite « pur », puisque les capacités cognitives et morales d’un individu ne sont jamais totalement indépendantes de ses caractéristiques sociales, ne doit pas conduire à nier l’existence d’élèves plus ou moins méritants. Par extension, constatant que le mérite ne suffit pas à expliquer les différences de réussite et de trajectoires scolaires, certains affirment que la méritocratie est pure invention au lieu d’acter l’inachèvement et l’imperfection de la méritocratie. Ce saut-là paraît totalement injustifié, il simplifie de plus la pensée de Bourdieu sur le sujet. Cette vulgate sociologique serait relativement insignifiante si elle se cantonnait aux discussions en ligne, dont une caractéristique connue est la polarisation des avis et la simplification de la pensée mais, malheureusement, ce discours est régulièrement relayé par des enseignants-chercheurs en sociologie de l’éducation dans les colonnes des grands quotidiens. Ce faisant, la critique sociologique se durcit, passant de la démonstration de l’imperfection du mérite à la dénonciation du mérite en tant que principe, qui est désormais volontiers présenté comme quelque chose de fictif et devrait donc être abandonné comme horizon régulateur.
La méritocratie selon Bourdieu
4Il est exact que Bourdieu a produit une analyse sans concession de la méritocratie. Un des apports majeurs des deux ouvrages qu’il a publiés avec Passeron est moins d’avoir pointé l’existence de la reproduction sociale, déjà connue à l’époque, que d’avoir souligné que le système scolaire participe en cela de la légitimation des inégalités, en faisant apparaître les inégalités comme n’étant pas injustes puisque chacun croit avoir eu sa chance et pense que c’est son « mérite » ou ses « dons » respectifs qui ont fait la différence. La mise en évidence de cette « violence symbolique » exercée par l’institution scolaire était totalement inédite et a profondément assombri le regard posé sur l’École. Ces idées, parce qu’elles sont au cœur de La Reproduction [6], parce qu’elles sont les plus percutantes et qu’elles ont été largement diffusées au-delà des murs de l’Université sont sans doute celles que tout individu doté d’un minimum de culture sociologique retient.
5Mais Bourdieu ne s’en est pas tenu là. Trois de ses ouvrages sont vraiment centrés sur le système éducatif : Les Héritiers, La Reproduction et La Noblesse d’État ; or les propos de Bourdieu concernant ce qu’il y aurait lieu de faire une fois dévoilés les manquements de la méritocratie varient assez fortement de l’un à l’autre. L’ambiguïté sur le fond de sa pensée demeure car, d’un livre à l’autre, il apparaît tantôt dans la critique constructive (comme dans la conclusion des Héritiers), tantôt uniquement dans la critique (dans La Reproduction) ; et, dans La Noblesse d’État, on trouve à la fois une critique radicale de la méritocratie et des pages dans lesquelles il semble estimer que c’est, malgré tout, le moins pire des systèmes.
6Afin de montrer comment Bourdieu relativise la charge contre la méritocratie, je vais d’abord revenir sur la conclusion des Héritiers et évoquer ensuite certains passages de La Noblesse d’État. Je considère que les éléments que je vais présenter n’ont pas eu la postérité qu’ils méritent et que ces deux ouvrages témoignent d’une réflexion sur la méritocratie assez éloignée de la caricature que l’on en retient parfois et qui s’est transformée en vulgate.
Les Héritiers : pour une action sur la pédagogie
7Dans la conclusion des Héritiers, Bourdieu et Passeron reviennent sur leur critique du système scolaire et, tout en réaffirmant celle-ci, ils la tempèrent, d’une certaine manière, car, plutôt que de proposer d’en finir avec la sélection scolaire, ils suggèrent une voie de réforme possible. Ce faisant, ils contribuent à faire ressortir les ambivalences de la sélection scolaire.
8D’une part, donc, ils reviennent sur la face négative de la sélection scolaire dénoncée dans l’ouvrage, à savoir le fait qu’elle transforme les inégalités sociales en inégalités scolaires, dissimulant ainsi la réalité des privilèges désormais parés de l’habit du mérite. C’est le rôle de légitimation de l’école déjà évoqué : « [L]’égalité formelle qu’assure le concours ne fait que transformer le privilège en mérite puisqu’il permet à l’action de l’origine sociale de continuer à s’exercer, mais par des voies plus secrètes [7]. »
9Cependant, pour radicale que soit cette critique, elle ne les conduit pas à considérer qu’il faille supprimer toute hiérarchie ni toute sélection car ils ajoutent : « Mais pourrait-il en être autrement ? » Et, à les suivre, il semble clair que non, sauf à confiner à l’absurde. Bourdieu et Passeron prennent notamment l’exemple d’une situation qui consisterait à évaluer non plus le résultat obtenu par l’élève mais le progrès de celui-ci, compte tenu de son point de départ. Relevons que ce scénario pédagogique fictif qu’ils imaginent à l’époque correspond précisément à la manière actuelle de noter de certains enseignants qui travaillent dans des contextes défavorisés. En ce sens, la fiction est devenue réalité. Procéder de la sorte, estiment-ils, reviendrait à favoriser « artificiellement » les élèves de milieu populaire. Bourdieu et Passeron se prononcent clairement contre cette façon de procéder qu’ils qualifient de « relativisation démagogique de la hiérarchie », car, pour eux, « l’effort d’égalisation reste formel tant que les inégalités ne sont pas effectivement abolies par une action pédagogique » [8].
10Cela vaut la peine d’être souligné car nombre d’essayistes et de pamphlétaires qui tiennent un discours décliniste sur l’école actuelle considèrent que Bourdieu serait un des responsables de la baisse de niveau qu’ils dénoncent. Ses travaux auraient conduit à encourager les politiques éducatives à renoncer à transmettre des savoirs ambitieux à tous les élèves [9].
11Sans entrer dans le débat complexe autour du niveau des élèves et du rôle que Bourdieu directement ou indirectement [10], via ses publications, a pu jouer dans l’inspiration, la conception ou la légitimation des réformes scolaires, il est indiscutable que Bourdieu était opposé au nivellement, il l’a d’ailleurs dit explicitement en 1985 dans un entretien à La Quinzaine littéraire : « L’égalisation ne doit pas être cherchée dans le “nivellement” dont la critique de droite a bien vu qu’elle avait pour principe le ressentiment, mais dans la multiplication, donc la diversification, des terrains où peuvent s’affirmer les différences et dans l’affaiblissement des hiérarchies et des principes de hiérarchisation [11]. »
12L’affaiblissement, donc, mais non la disparition de toutes hiérarchies et principes de hiérarchisation, la nuance est de taille. Sans renoncer aux exigences de l’éducation, son ambition a toujours été de doter tous les élèves des techniques du travail intellectuel.
13Au fond, tant que la fonction de sélection du système scolaire persiste, nous disent Bourdieu et Passeron, la méritocratie est inévitable. Pour rendre celle-ci plus juste, ils concluent en préconisant d’agir sur la pédagogie : « Bref, bien qu’il contredise la justice réelle en soumettant aux mêmes épreuves et aux mêmes critères de sujets fondamentalement inégaux, le procédé de sélection qui ne prend en compte que les performances mesurées au critère scolaire, toutes choses égales d’ailleurs, est le seul qui convienne à un système dont la fonction est de produire des sujets sélectionnés et comparables. Mais rien dans la logique du système ne s’oppose à ce que l’on introduise la considération des inégalités réelles dans l’enseignement proprement dit [12]. »
14En lecteur de Bourdieu, on peut donc plaider pour un maintien des exigences vis-à-vis des savoirs qui peuvent être acquis par tous à force d’efforts et à condition de rendre leur transmission plus explicite qu’elle ne l’est aujourd’hui, afin de faciliter les conditions de leur appropriation par les élèves issus de milieux sociaux éloignés de l’école [13].
La Noblesse d’État : de la reproduction familiale à la reproduction scolaire
15La lecture des Héritiers montre que Bourdieu, qui a certes dénoncé la logique méritocratique, n’a pas pour autant adopté une position relativiste et populiste. Lire le Bourdieu de La Noblesse d’État permet de le percevoir plus clairement encore. Pour bien comprendre pourquoi il ne serait pas judicieux de remettre fondamentalement en question la fonction de sélection de l’école, il faut se référer, une fois encore, aux dernières pages de l’ouvrage, en l’occurrence ses quatrième et cinquième parties intitulées respectivement « Le champ du pouvoir et ses transformations » et « Pouvoir d’État et pouvoir sur l’État ». Ces parties permettent de remettre en perspective historique la reproduction scolaire (ou à dominante scolaire) qu’elles présentent comme un mode de reproduction parmi d’autres, distinct du mode de reproduction familial.
16Si Les Héritiers et La Reproduction montraient la face négative de la sélection scolaire qui, pour rappel, tient au « renforcement de la dissimulation des processus de transmission, donc de la méconnaissance de l’arbitraire de l’ordre établi et de sa perpétuation [14] », on trouve dans ces parties de La Noblesse d’État la face positive de la sélection scolaire, à savoir le fait que la reproduction scolaire peut être vue comme un progrès face à cette forme antérieure, prémoderne, de reproduction qu’est la reproduction familiale (qui n’a pas disparu mais doit désormais composer avec l’École).
17« La différence fondamentale entre les deux modes de reproduction réside, selon Bourdieu, dans la logique proprement statistique du mode de reproduction à composante scolaire [15]. » Il entend par là le fait que le basculement de la reproduction familiale à la reproduction scolaire introduit du jeu. La reproduction sociale ne se fait plus tout à fait à l’identique : « L’École ne peut contribuer à la reproduction de la classe (au sens logique du terme) qu’en sacrifiant certains de ses membres de la classe qu’épargnerait un mode de reproduction laissant à la famille le plein pouvoir sur la transmission [16]. »
18Le cas des « héritiers en échec scolaire [17] » témoigne de cette réalité. Bien entendu, cette évolution signifie aussi que l’accès des « non-héritiers » aux titres scolaires s’accroît, rendant possible leur mobilité sociale ascendante.
19En suivant Bourdieu, on peut donc relever deux grands apports de la sélection scolaire de type méritocratique : premièrement, elle implique une perte de contrôle des classes dominantes sur la transmission du pouvoir puisque c’est l’institution scolaire qui devient l’instrument de légitimation et d’attribution des positions sociales élitistes. L’acquisition de capital scolaire devient indispensable et ne se réduit plus à un « brevet de bonne éducation morale et de distinction sociale [18] », comme cela pouvait être le cas par le passé. Les classes dominantes doivent désormais tenir véritablement compte des stratégies scolaires dans leurs stratégies de reproduction. Les dominants ayant perdu en partie le contrôle de leur domination, cela signifie qu’ils peuvent aussi être dominés dans le jeu scolaire, ce qui est souvent le cas si l’on compare leurs résultats avec ceux des enfants d’enseignants qui sur-performent à l’école.
20Second apport de la reproduction à dominante scolaire par rapport à la reproduction purement familiale : le fait que ce changement modifie la hiérarchie sociale d’origine et élargit la gamme des bénéficiaires. « En effet, en lui faisant subir l’opération nécessaire de légitimation, l’institution scolaire ne reproduit pas à l’identique la hiérarchie sociale d’origine. Hiérarchie sociale et hiérarchie scolaire sont en effet globalement superposables – comme l’indiquent très nettement les statistiques de distribution des classes sociales par diplôme – mais pas complètement non plus. La principale distorsion qu’elle fait subir à la hiérarchie sociale est évidemment l’introduction de ses propres agents (chercheurs et professeurs) dans cette hiérarchie par le biais de la hiérarchie scolaire dont ils prennent les premières places [19]. » Plus largement, on peut considérer que les fractions « intellectuelles » des classes moyennes et supérieures, celles qui sont relativement mieux dotées en capital culturel qu’en capital économique et dont l’État-providence est le pourvoyeur central d’emplois, entretiennent toutes une relation étroite avec l’école et font partie, comme les enseignants et leurs enfants, des catégories qui dépendent et ont bénéficié du passage à un mode de reproduction à dominante scolaire.
Le jeu de balancier entre capital économique et capital culturel
21Dans La Noblesse d’État, Bourdieu dépeint la reproduction scolaire de manière ambivalente, d’un côté elle obscurcit la domination (face négative) mais, de l’autre, elle limite la tyrannie (face positive) puisqu’elle diminue le pouvoir des groupes dominants en introduisant une part d’incertitude dans sa transmission et permet à de nouveaux groupes d’émerger (fractions intellectuelles ou fractions dominées de la classe dominante), renforçant au passage la compétition entre ces nouveaux groupes et les anciens. Je voudrais à présent, en me fondant sur ce qui précède, esquisser quelques réflexions sur ce que signifierait abolir le principe de sélection méritocratique, comme le préconisent certains militants pédagogiques nourris de la vulgate bourdieusienne.
22Il faut bien voir que s’attaquer à la méritocratie, en tenant un discours du type « le mérite n’existe pas », revient à s’en prendre, en même temps, au fait que la sélection scolaire s’appuie sur le capital culturel. Ici encore, on peut souligner l’ambivalence de l’analyse bourdieusienne et le fait qu’une partie seulement de son propos est prise en compte. En l’occurrence, ce que retiennent souvent ceux qui dénoncent le capital culturel, c’est que le capital culturel est ce qui permet la dissimulation des inégalités et qu’il implique une opacification de la domination par rapport au capital économique, puisque « ses conditions de transmission ne sont pas visibles [20] ». Mais ce que les tenants d’un tel discours oublient, c’est l’avantage démocratique du capital culturel qui tient au fait qu’il ne peut pas s’acheter. « [S]i, comme les titres nobiliaires, les titres scolaires sont des “privilèges”, au sens de l’Ancien Régime, ils ne constituent pas comme eux des biens susceptibles d’être acquis et revendus contre de l’argent, ou légués à des descendants ; leur acquisition et leur utilisation sont subordonnées – à des degrés divers – à l’acquisition de compétences techniques [21]. »
23À la différence du capital économique, le capital culturel ne peut pas non plus se transmettre directement. Il se mérite, il demande du temps, des efforts. Du moins en partie, car il se transmet aussi inconsciemment par le simple fait de baigner dans un milieu familial. Cependant, la transmission osmotique ne suffit pas, la non-automaticité de la transmission culturelle est aujourd’hui démontrée [22]. Par ailleurs, le capital culturel ne se transmet pas seulement par la famille : en tant qu’agent de socialisation l’école a aussi sa part à prendre dans cette transmission. Rien ne s’oppose à ce qu’elle transmette à tous un capital culturel. Vu sous cet angle, on pourrait trouver matière à se réjouir en constatant que la réussite scolaire reste statistiquement plus fortement liée au capital culturel qu’au capital économique. Tant que c’est le cas, cela signifie que l’éducation peut faire la différence et que l’école dispose d’une autonomie relative par rapport aux autres champs du pouvoir. Bref, n’oublions pas, comme le dit Bourdieu en conclusion de La Noblesse d’État, que « les progrès dans la différenciation des pouvoirs sont autant de protections contre la tyrannie, entendu, à la manière de Pascal, comme un empiétement d’un ordre sur un autre ou, plus précisément, comme une intrusion des pouvoirs associés à un champ dans le fonctionnement d’un autre champ [23] ».
24Il s’agit à présent d’en tirer les conséquences politiques. La plus évidente, qui est aussi une condition nécessaire au maintien, voire au renforcement, de l’autonomie du champ scolaire, me paraît être de maintenir l’objectif d’égalisation des chances méritocratiques.
25C’est important, car on assiste depuis quelques années à un basculement progressif, bien diagnostiqué notamment par Phillip Brown, de la méritocratie à la « parentocratie [24] ». Ce changement signerait le retour en force de la reproduction familiale ou d’une reproduction que l’on devrait, pour être précis, qualifier comme étant « à dominante familiale » (dans la mesure où l’école n’est pas exclue des stratégies de reproduction mais appropriée par les classes supérieures au bénéfice premier de leurs enfants). Un système parentocratique serait, pour les raisons évoquées plus haut, encore moins favorable à la démocratisation scolaire qu’un système méritocratique. Ceux qui dénoncent, de manière anachronique, la méritocratie et le fait que la sélection scolaire s’appuie sur le capital culturel s’empêchent juste de voir que nous sommes déjà dans un système parentocratique.
26Les fractions dominantes des classes dominantes sont actuellement en train de reprendre la main, de récupérer une pleine maîtrise sur le destin de leur progéniture. Dans La Noblesse d’État, Bourdieu estime que ce mouvement serait au fond sociologiquement prévisible, il correspondrait à un retour de balancier : le mouvement de réduction de l’autonomie du champ scolaire au sein du champ du pouvoir résulte du mouvement inverse et du fait que les fractions dominantes ne sont pas restées sans réagir face à cette perte de contrôle sur leur domination. C’est notamment ainsi que l’on peut comprendre le succès croissant des écoles de gestion que Bourdieu lie « à la nécessité pour les enfants de la bourgeoisie écartés des cursus les plus sélectifs et les plus prestigieux de se frayer des voies détournées pour acquérir des titres scolaires de plus en plus indispensables [25] ». De manière plus générale, les pratiques actuelles de reproduction scolaire font de plus en plus appel à du capital économique ou à de nouvelles formes de capitaux culturels qui nécessitent du capital économique, un exemple parlant étant celui de l’acquisition des langues étrangères qui nécessite une pratique intensive et donc, idéalement, la participation à des stages extrascolaires payants et / ou une immersion longue via des séjours à l’étranger onéreux [26].
Initier les non-héritiers
27Il apparaît ainsi que la position de Bourdieu par rapport à l’école et au principe de la sélection méritocratique qui la gouverne dans ses étages supérieurs est fondamentalement ambivalente, voire ambiguë, car elle varie d’un livre à l’autre. Il faut pour s’en convaincre relire la conclusion des Héritiers et la Noblesse d’État. Au nom de Bourdieu, on peut soutenir des positions très différentes relatives à la méritocratie. On peut choisir de privilégier le Bourdieu qui fait la critique de l’État (et de son appareil scolaire) ou celui qui le voit comme un progrès : le « mode de reproduction à dominante scolaire » est imparfait, mais ne doit-on pas considérer que la méritocratie s’avère in fine, à l’instar de la démocratie, le pire des systèmes à l’exclusion de tous les autres ?
28J’estime, pour ma part, qu’il faut tenter de revaloriser la seule arme dont disposent les catégories populaires et les classes moyennes contre la domination de l’argent. La méritocratie est un critère de justice imparfait et rien n’interdit de lutter pour faire prévaloir d’autres principes. La critique du système éducatif se fait alors révolutionnaire, mais, pour l’instant, dans une société qui reste caractérisée par des places inégales, il prédomine. Dès lors, en attendant le grand soir, si l’on se demande, plus modestement, ce que l’on peut faire ici et maintenant pour œuvrer au pouvoir démocratisant de l’école, il faut sans doute plaider pour un renforcement de l’autonomie du champ scolaire et des exigences vis-à-vis des savoirs, et réaffirmer l’importance d’agir sur la pédagogie, dans le sens d’une « pédagogie rationnelle », celle que Bourdieu et Passeron appelaient de leurs vœux à la fin des Héritiers.
29La vulgate sociologique, que l’on peut notamment observer dans les discussions qui se déroulent sur les réseaux sociaux, tombe dans une critique sans nuance de la méritocratie et contribue, ce faisant, à opposer les membres des fractions intellectuelles des classes moyennes aux catégories populaires tout en faisant le jeu des classes dominantes qui se trouvent ainsi renforcées par la définition du « principe dominant de domination ». Cela ne peut qu’accélérer les évolutions en cours qui vont dans le sens du passage progressif de la méritocratie à la parentocratie et d’un renforcement du capital économique au détriment du capital culturel, pourtant le seul que l’école puisse transmettre à tous, à condition qu’on lui en donne réellement les moyens et qu’elle mette en place une pédagogie rationnelle en mesure de compenser les inégalités devant la culture et les savoirs scolaires.
Notes
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[1]
Par @fabourgogne le 27 juin 2017.
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[2]
Cf. Élise Tenret, L’École et la méritocratie. Représentations sociales et socialisation scolaire, puf, 2011.
-
[3]
Mérite : mixte de qualités intellectuelles (intelligence) et morales (ardeur au travail, sens de l’effort) socialement valorisées attribuées à un individu. Méritocratie : société dans laquelle l’accès aux positions de pouvoir est censé dépendre avant tout du mérite.
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[4]
Cf. Michel Euriat et Claude Thélot, « Le recrutement social de l’élite scolaire en France : évolution des inégalités de 1950 à 1990 », Revue française de sociologie, n° 36 (3), 1995, pp. 403-438 ; Pierre Merle, La Démocratisation de l’enseignement, La Découverte, 2010.
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[5]
Cf., par exemple, François Dubet, L’École des chances. Qu’est-ce qu’une école juste ?, Éd. du Seuil, 2004.
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[6]
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, La Reproduction. Éléments pour une théorie du système d’enseignement, Minuit, 1970.
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[7]
Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron, Les Héritiers, Minuit, 1964, p. 104.
-
[8]
Ibid., p. 105.
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[9]
Cf., par exemple, François-Xavier Bellamy, Les Déshérités ou l’Urgence de transmettre, Plon, 2014.
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[10]
Voir notamment son implication dans la Commission de réflexion sur les contenus de l’enseignement créée, à la fin de l’année 1988, par le ministre de l’Éducation nationale, qu’il a présidée avec François Gros et qui a donné lieu à la production du rapport « Bourdieu-Gros », intitulé Principes pour une réflexion sur les contenus de l’enseignement (8 mars 1989).
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[11]
Pierre Bourdieu, cité dans Marie-Anne Lescourret, Bourdieu, Flammarion, 2010, p. 498.
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[12]
P. Bourdieu et J.-C. Passeron, Les Héritiers, op. cit., p. 106.
-
[13]
C’est heureusement la voie choisie par certains sociologues de l’éducation, voir notamment Élisabeth Bautier et Jean-Yves Rochex, « Ces malentendus qui font les différences », in Jean-Pierre Terrail (sous la dir. de), La Scolarisation de la France. Critique de l’état des lieux, La Dispute, 1997, pp. 105-122 ; Stéphane Bonnéry, « D’hier à aujourd’hui, les enjeux d’une sociologie de la pédagogie », Savoir / Agir, n° 17 (3), 2011, pp. 11-20 ; Sandrine Garcia et Anne-Claudine Oller, Réapprendre à lire. De la querelle des méthodes à l’action pédagogique, Éd. du Seuil, 2015.
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[14]
Pierre Bourdieu, La Noblesse d’État, Minuit, 1989, p. 536.
-
[15]
Ibid., p. 409.
-
[16]
Ibid.
-
[17]
Voir notamment Gaëlle Henri-Panabière, Des « héritiers » en échec scolaire, La Dispute, 2010.
-
[18]
P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., p. 402.
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[19]
Pierre Mounier, Pierre Bourdieu, une introduction, La Découverte, 2001, p. 138.
-
[20]
Jean-Louis Fabiani, Pierre Bourdieu. Un structuralisme héroïque, Éd. du Seuil, 2016, p. 109.
-
[21]
P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., p. 535.
-
[22]
Hugues Draelants, « Formes et évolutions de la transmission culturelle. Le “modèle des héritiers” à l’épreuve des données pisa 2009 », Revue française de pédagogie, n° 194, 2017, pp. 5-28.
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[23]
P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., p. 559.
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[24]
Phillip Brown, « The “Third Wave” : Education and the Ideology of Parentocracy », British Journal of Sociology of Education, vol. 11 (1), 1990, pp. 65-86.
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[25]
P. Bourdieu, La Noblesse d’État, op. cit., p. 310.
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[26]
Hugues Draelants et Magali Ballatore, « Capital culturel et reproduction scolaire. Un bilan critique », Revue française de pédagogie, n° 186, 2015, pp. 115-142.