Notes
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[1]
Rappelons ici que le mot « ferme » est d’abord un terme juridique qui désigne un contrat que passe un bailleur pour l’exploitation d’un droit appartenant à une autre personne. Les significations successives de domaine rural ainsi loué, puis de l’exploitation elle-même, enfin de ses bâtiments n’apparaissent qu’ensuite, au xvie siècle, sans supplanter la signification première. L’affermage des impôts est une des caractéristiques majeures de l’Ancien Régime.
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[2]
Parmi l’abondante bibliographie sur les révoltes antifiscales d’Ancien Régime, signalons l’essai comparatif de Roland Mousnier, Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du xviie siècle (France, Russie, Chine) (Calmann-Lévy, 1967, où le cas des Torreben est analysé au chapitre vi, pp. 123-156).
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[3]
Il est impossible de rappeler ici l’historiographie de tous ces débats, sauf à signaler son origine lointaine dans le livre de Arthur Le Moyne de La Borderie, La Révolte du Papier Timbré advenue en Bretagne en 1675, Saint-Brieuc, Prud’Homme, 1884 ; rééd. sous le titre Les Bonnets rouges, uge, coll. 10/18, 1975.
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[4]
En représailles de l’invasion française, la flotte militaire hollandaise organisa un blocus économique de la Bretagne.
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[5]
Dans le langage de l’administration fiscale, « redevance », « taxe » et « impôt » n’ont pas exactement la même signification. Les trois sont liés à l’usage des services publics par les citoyens. L’impôt ne correspond pas à un service rendu en particulier et n’implique pas de contrepartie immédiate et proportionnée. La taxe a ce même dernier caractère, bien qu’elle corresponde, en principe, à un service rendu déterminé, qu’on en use ou non. Quant à la redevance, elle trouve sa contrepartie directe dans la prestation fournie.
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[6]
Arrivant après d’autres, le système français est en principe compatible avec les systèmes étrangers équivalents. Il reste que tous les camions étrangers empruntant les routes françaises ne proviennent pas de ces pays, et que nul ne sait comment les obliger à s’équiper du matériel voulu.
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[7]
Pour ne donner qu’un exemple, beaucoup de tunnels par lesquels passent les trains de marchandises en France ne permettent pas le passage de conteneurs de dimensions aux normes internationales.
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[8]
Dans l’ordre, entre 2001 et 2013, en Suisse, Autriche, Allemagne, Slovaquie, Pologne, Suède et Portugal. La Belgique, l’Espagne et l’Italie ont refusé son instauration.
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[9]
L’instauration en 1956 de la « vignette automobile », que le ministre Ramadier justifiait par la nécessité de trouver des moyens pour abonder le « Fonds de solidarité » garantissant un revenu minimum à toute personne âgée de plus de 65 ans, avait soulevé le même type d’objections, bien que sa perception et son but soient d’une autre nature que l’écotaxe d’aujourd’hui.
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[10]
Historiens et juristes ne donnent pas le même sens à cette expression : pour les juristes, l’impôt est toujours prélevé d’autorité, qu’il ait été préalablement consenti ou non ; c’est même ce qui le caractérise. Pour les historiens, l’impôt est prélevé d’autorité quand il n’y a pas consentement préalable explicite.
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[11]
Les États généraux de 1614 ne changent rien à ce caractère, qui durera jusqu’en 1789.
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[12]
Ce relatif surcoût de l’administration fiscale française tient au caractère déclaratif de la fiscalité française, nettement plus difficile à contrôler que le prélèvement à la source qu’ont adopté la plupart des pays voisins.
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[13]
La privatisation des autoroutes françaises a rapporté 14,8 milliards d’euros à l’État, puis l’a privé, jusqu’à aujourd’hui, de plus de 40 milliards d’euros.
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[14]
Henri Domengie, Les Petits Trains de jadis, Breil-sur-Roya, Éd. du Cabri, 1985, 5 vol., vol. 1, pp. 3 et 4.
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[15]
« Guide méthodologique du Service d’études sur les transports, les routes et leurs aménagements » (setra), de novembre 2012, du même ministère.
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[16]
Le Danemark, qui avait adopté l’écotaxe, vient de l’abandonner pour cette raison même.
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[17]
Gabriel Ardant, Théorie sociologique de l’impôt, sevpen, 1965, 2 vol.
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[18]
Contrairement à une idée reçue, il est difficile de multiplier les voies ferrées en France comme ailleurs en Europe. Si leur emprise est plus discrète dans le paysage, leur tracé nécessairement plus rigide que celui des autoroutes et des routes pose toutes sortes de problèmes sur un territoire de plus en plus encombré. Les ingénieurs ne savent pas toujours où faire passer des voies qui seraient entièrement dévolues aux trains de marchandises.
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[19]
Les péages routiers se sont ajoutés, sans les remplacer, aux autres taxes que les spécialistes des transports routiers englobent sous l’expression de « tarification routière » : les taxes sur les carburants, le stationnement payant, la fiscalité sur l’automobile et les véhicules industriels. L’ensemble fait que circuler par la route est de loin l’activité humaine la plus taxée de toutes, au point qu’en contexte de crise on peut penser que ce que les mêmes spécialistes appellent « le seuil d’acceptabilité des usagers » a été atteint.
1La fin de l’année 2013 aura apporté une surprise aux historiens de la fiscalité : le retour de la révolte antifiscale. Ce type de révolte s’inscrivant, toutes civilisations et tous pays confondus, dans la longue durée de l’histoire politique, économique et sociale, la surprise ne vient pas tant du moment ni du caractère de ce retour que de son motif : l’instauration d’une écotaxe en France. La presse avait déjà souligné – en l’amplifiant parfois – le « ras-le-bol fiscal » des Français, mettant en question aussi bien l’accumulation de taxes nouvelles ou augmentées que l’incertitude économique produite par une fiscalité qui semble être élaborée au jour le jour, sans que se dessine la réforme fiscale générale promise au moment de son élection par le président de la République. Que ce « ras-le-bol » ait pu jouer un rôle dans cette révolte d’octobre 2013 est certain. Mais le principe d’une taxe à caractère écologique avait semblé faire consensus. Pourtant, c’est elle qui déclencha la révolte des nouveaux « Bonnets rouges » de Bretagne. Cette référence à la révolte qui remua cette province d’avril à septembre 1675 devrait inciter les citoyens contribuables que nous sommes et leurs représentants à observer de plus près les mouvements qui sourdent dans ce qu’il est convenu d’appeler en haut lieu, parfois avec une certaine condescendance, sinon du mépris, « la France profonde ».
2La « révolte des Bonnets rouges » de 1675 porte aussi d’autres noms : « révolte du Papier timbré » ou « révolte des Torreben », selon qu’on insiste sur le motif qui est à l’origine de son déclenchement à Rennes ou sur la tournure violente qu’elle a pu prendre en Basse-Bretagne. (« Torr e benn » signifie « casse-lui la tête » en breton). Dans le contexte de la dépression économique des années 1660-1670, qui mit fin à la relative prospérité qu’avait connue la province auparavant, sur fond d’une économie principalement agricole intégrant une petite industrie rurale dispersée et un cabotage au long de ses côtes, l’augmentation de taxes diverses fut mal comprise et mal reçue. Le « fouage », nom local de la taille, doubla en 1661 et, durant ces dix années, une douzaine de taxes nouvelles s’y ajoutèrent. C’est dans ce contexte que le pouvoir royal augmenta de manière importante la taxe sur le papier timbré, papier rendu obligatoire pour que tous les actes susceptibles d’être portés devant un tribunal soient pris en compte. Dans un monde principalement rural, où testaments et contrats de vente et d’achat mettent en jeu la transmission de la terre, cette taxe portait sur un moyen de sécuriser les transactions économiques et la transmission des biens. Elle apparaît alors comme une provocation, tant elle touche une condition essentielle de la vie économique d’un monde très majoritairement rural. L’exploitation des terres elle-même pouvait s’en trouver affectée. De plus, dans sa hâte d’obtenir de l’argent, le pouvoir royal a confié la perception de tous ces impôts à des compagnies fermières [1].
3On a retenu de cette révolte son caractère principalement paysan, et c’est encore aujourd’hui le cas avec les nouveaux « Bonnets rouges ». Elle n’aurait eu que le soutien, tacite ou explicite, de tout le petit et grand monde de la justice d’Ancien Régime, qui craignait qu’un des effets de la taxe fût une diminution de leurs affaires. En fait, la révolte commence en avril 1675, à Rennes, où siège le parlement de Bretagne qui a adopté deux ans auparavant la taxe sur le papier timbré, ancêtre de notre timbre fiscal. Elle se prolonge dans un autre foyer, rural cette fois, avec la révolte des Bonnets rouges, où cette taxe n’a joué qu’un effet déclencheur. Celle-ci est vite amalgamée dans la contestation à l’ensemble du système de prélèvements qui caractérise l’Ancien Régime : celui du roi, celui des seigneurs, celui de l’Église même [2]. D’abord spontanée, cette révolte s’organise et reste dans l’histoire pour ce caractère nouveau et le fait que c’est aux châteaux seigneuriaux qu’elle s’en prend prioritairement. Si elle est assez vite oubliée après sa répression, son souvenir revient en 1789, et elle est la source de débats historiographiques depuis, comme préfiguration, ou non, de la Grande Peur de 1789 [3].
4Au-delà du clin d’œil, noir, des manifestants d’aujourd’hui aux raisons de cette augmentation refusée par leurs lointains prédécesseurs – la guerre contre la Hollande, alors menée par Louis XIV, guerre qui s’éternisait et dont la Bretagne souffrait plus que d’autres régions de France [4] devenant la « guerre à Hollande » –, le choix d’un symbole de révolte antifiscale tel que le bonnet rouge n’est pas anecdotique. Tout parallèle établi entre une situation présente et une situation du passé plus ou moins lointain est toujours porteur de sens, mais autant, parfois, de confusion. La révolte antifiscale présente n’échappe pas à ce constat. Mais dans l’un et l’autre cas, les rapprochements possibles et les divergences évidentes entre les situations ne se trouvent peut-être pas là où prétendent les trouver tant les manifestants que les gouvernants. Dans le contexte d’augmentation générale de la fiscalité touchant toute la population et sans changement notable de l’assiette des impôts, la majorité des contribuables d’aujourd’hui ne voit en l’écotaxe qu’un impôt supplémentaire, dont l’assiette repose sur un domaine clef de l’économie des régions françaises : leurs transports routiers de marchandises, qu’ils soient de courtes, moyennes ou longues distances. De ce point de vue, la naissance de la contestation de l’écotaxe en Bretagne peut s’expliquer par le système autoroutier particulier à cette région. De type route à « deux fois deux voies », il est donc d’utilisation gratuite et devrait subir la nouvelle taxation, alors que les autoroutes payantes, concédées à des sociétés privées par les initiateurs même de l’écotaxe, y échappent. N’obtenant qu’un rabais de moitié de l’écotaxe, les Bretons ont pensé que la politique de désenclavement de leur région justifiant cette gratuité autoroutière était remise en question.
5Ce jugement heurte l’opinion répandue chez les décideurs et les commentateurs de presque toutes les tendances de l’éventail politique, pour qui l’écotaxe, premier impôt à caractère écologique, est donc par définition un bon impôt. Chez ceux-là, la critique ne porte que sur l’insuffisante et trop retardée mise au point de sa perception, alors que son principe, excellent, a été décidé il y a déjà six ans. Pourtant, à l’analyse, il ne semble pas que l’écotaxe relève véritablement d’une politique écologique, mais plutôt d’un camouflage politique.
L’écotaxe, principe et modalités de perception
6Peu d’analystes ont rappelé que l’écotaxe s’inscrivait dans le cadre d’une série de directives européennes, dites de « l’eurovignette », qui lui donnent forme et ne sauraient être remises en question de ce simple fait. Tout part d’une directive du 25 octobre 1993 autorisant l’institution d’une taxe sur la circulation des poids lourds en Allemagne, au Benelux et au Danemark. Elle est suivie de deux autres directives qui en précisent les modalités, dans l’optique de son extension au reste de l’Union européenne. Celle du 29 avril 2004, dite « Eurovignette 1 », définit les moyens de « l’interopérabilité des systèmes de télépéage routier en Europe ». Celle du 17 mai 2006, dite « Eurovignette 2 », définit le mode de taxation des poids lourds pour l’utilisation de certaines infrastructures. Aucune de ces directives n’a de but écologique précisé. À partir d’une réflexion initiale sur les péages urbains, l’eurovignette est d’abord définie comme une taxe sur les réseaux d’accès routier aux villes. Son assiette a ensuite été élargie à l’utilisation de l’ensemble des réseaux routiers, selon le principe de l’utilisateur-payeur. Au cours des discussions et des négociations présidant à son instauration, il s’est agi seulement d’unifier le mode de perception à donner aux taxes prélevées dans les États membres pour l’usage de leurs réseaux routiers, quels que soient ceux qui y circulent. C’est dans un second temps qu’il a été décidé d’en limiter d’abord la perception aux poids lourds et de reporter à plus tard son extension aux automobiles particulières.
7En France, l’écotaxe a d’abord été conçue comme une « éco-redevance kilométrique pour les poids lourds sur le réseau routier non concédé » ; tel est le nom qu’elle a pris initialement dans l’engagement 45 du Grenelle de l’environnement de 2007. Dans le projet de loi de 2008 qui prévoit sa mise en place en 2010, elle devient une taxe assise sur la circulation des poids lourds empruntant les routes françaises [5]. Elle frappe les camions, vides ou chargés, dont le poids est supérieur à 3,5 tonnes, que son propriétaire travaille pour son compte propre ou pour le compte d’autrui, comme c’est le cas des entreprises de transport routier. En principe, son prélèvement ne dépend pas de la nationalité du véhicule, mais seulement des kilomètres parcourus par celui-ci sur le réseau routier français. Le montant à acquitter est proportionnel à la taille et à l’âge du véhicule, modulés en fonction du nombre de ses essieux, mais aussi du niveau de ses émissions polluantes. Les barèmes de l’écotaxe ont été publiés au Journal officiel de la République française du 23 mai 2013 : ils sont de 0,13 euro par kilomètre en moyenne. Trois régions bénéficient d’un abattement, de 30 % en Aquitaine et Midi-Pyrénées et de 50 % en Bretagne, en raison de leur éloignement relatif du reste de l’espace européen. Toutes les routes nationales et départementales doublant ou contournant les autoroutes payantes qui, elles, sont exonérées, peuvent être frappées par l’écotaxe. Cela représente 15 000 kilomètres de routes dont deux tiers de nationales et un tiers de départementales dans 65 départements. Une procédure de révision de la carte de ces routes est prévue en cas d’effet de report inattendu et non souhaitable.
8L’écotaxe doit être prélevée par un système de péage sans barrière, techniquement sophistiqué, constitué de bornes électroniques et de portiques dotés de radars, caméras et scanners chevauchant les routes tous les quatre kilomètres environ. En conséquence, tous les poids lourds doivent être équipés de boîtiers gps permettant de détecter leur passage à ces points de tarification [6]. En moyenne, l’écotaxe doit représenter une augmentation du prix du transport de l’ordre de 4,1 %. Les transporteurs pourront en répercuter le montant sur leurs donneurs d’ordre, les chargeurs, qui choisissent le type de transport de leurs productions. Inscrite dans la loi dite « Grenelle 1 » en 2009, votée avec la loi de finance de la même année, on attend de l’écotaxe un revenu chiffré autour de 1,15 milliard d’euros, dont la part revenant à l’État (750 millions d’euros) doit être versée à l’Agence de financement des infrastructures de transport en France (afitf). En principe, cette somme doit servir à la mise au gabarit européen des voies ferrées [7] et des ports et voies fluviaux français et à la conception et construction de nouveaux systèmes de transports, estimés plus « durables » que la route. Une autre part (150 millions d’euros), provenant de la circulation sur les routes départementales ou communales, devra être versée aux collectivités concernées, puisque ce sont elles qui les entretiennent désormais. Enfin, 250 millions d’euros sont réservés à la gestion de l’écotaxe, à l’entretien des portiques et aux frais de collecte.
9Juridiquement, l’originalité de l’écotaxe réside dans le statut de sa perception. Celle-ci n’a pas été confiée à l’administration fiscale de l’État français, mais à une entreprise privée, par le biais d’un ppp (partenariat privé-public) appliqué pour la première fois aux finances publiques. Société de droit privé français, créée pour la circonstance, Ecomouv’ est une filiale à 70 % de la société de droit privé italien Autostrade per Italia, principal concessionnaire autoroutier en Italie. Pour les 30 % qui restent, on trouve des entreprises françaises comme Thalès, sncf, sfr, Steria. Cette version renouvelée de l’affermage des impôts, disparu avec l’Ancien Régime à la Révolution, résulte de l’appel d’offres lancé le 31 mars 2009 par le ministre de l’écologie du gouvernement de François Fillon, Jean-Louis Borloo. Sa remplaçante Nathalie Kosciusko-Morizet et son collègue ministre des Transports, Thierry Mariani, constatent qu’Autostrade per Italia a remporté ce concours en janvier 2011 et le premier ministre entérine ce résultat le 8 février 2011. En mars 2011, la justice administrative française est saisie par une entreprise concurrente ayant concouru à l’appel d’offres. Elle suspend la signature du contrat au motif d’une procédure d’attribution partiale, mais, en appel, le conseil d’État rétablit l’autorisation de celle-ci dès juin 2011, pour une entrée en vigueur de l’écotaxe prévue le 1er octobre 2013.
10C’est la première fois depuis la Révolution française qu’un impôt prélevé sous l’autorité de l’État est affermé à une entreprise privée, qui plus est majoritairement étrangère, et à un taux sans commune mesure avec celui de la perception de l’impôt en France depuis la Révolution française. Le contrat liant l’État français à la société italienne a été signé le 20 octobre 2011. Par la suite, le gouvernement de François Fillon repoussa plusieurs fois l’entrée en vigueur de l’écotaxe, afin que sa mise en œuvre ne se fasse qu’après les élections, présidentielles et législatives, de 2012. Il poussa le cynisme politique jusqu’à publier les modalités de sa perception par décret signé très peu de temps avant l’élection de François Hollande à la présidence de la République, en mai 2012. C’est donc au gouvernement de Jean-Marc Ayrault qu’il revint de présenter au Parlement, en février 2013, le texte définitif de loi lui donnant effectivité. Votée par la droite comme par la gauche, cette loi a été adoptée le 24 avril 2013, moyennant quelques aménagements : l’exonération du transport du lait, de celui des voyageurs et des véhicules de l’État. Elle a été validée par le Conseil constitutionnel le 23 mai 2013. Son entrée en vigueur, repoussée à l’occasion au 1er janvier 2014, l’a été à nouveau, après les manifestations des Bonnets rouges, mais cette fois sine die, par décision du 29 octobre 2013 prise par le Premier ministre, celui-ci justifiant ce report par « le manque de préparation de la réforme sous le précédent quinquennat ».
L’écotaxe, impôt de type nouveau ou de type ancien ?
11Les commentaires et les justifications de l’écotaxe insistent tous sur sa modernité. Elle est jugée « écologique » et, comme elle est déjà pratiquée, sous des formes similaires sinon identiques, dans d’autres pays européens [8], la France est considérée comme en retard de cette réforme, parmi d’autres. Pourtant, du point de vue des principes politiques présidant aux finances publiques en pays démocratique, l’écotaxe contrevient aux plus importants d’entre eux, élaborés lors de la Révolution française et mis en œuvre sous les régimes successifs qu’a connus la France au xixe siècle. Ainsi en va-t-il de son montant, fixé à l’avance sur plusieurs années, par un contrat liant l’État français à l’entreprise Ecomouv’ pour onze ans et demi, en contradiction avec le principe de l’annualité budgétaire qui veut que les impôts frappant les contribuables soient votés chaque année par leurs représentants, que ces derniers reconduisent un impôt ancien ou en créent un nouveau. De fait, le vote de la « Loi de finances de l’année » – c’est le nom officiel de ce que nous appelons couramment « budget » – est contourné par l’écotaxe. Ainsi en va-t-il également du principe qui veut que tout revenu d’impôt, quelle que soit son assiette, doit rejoindre la caisse unique de l’État qu’est le Trésor public ; là encore, ce principe est contourné par l’écotaxe. Ainsi en va-t-il encore du principe qui veut que tout impôt particulier ne peut être affecté à une dépense particulière, principe qui est lui aussi subverti [9]. À ne considérer que ces trois principes fondateurs des finances publiques démocratiques, nous pouvons observer que l’écotaxe, en y contrevenant, a en fait tous les caractères des finances de la monarchie française d’Ancien Régime, caractères qu’elle ne fait que réactualiser.
12Elle est, de fait et malgré la loi qui l’a instituée, un impôt perçu d’autorité [10], comme l’était l’impôt du roi de France dès qu’il a su et pu se passer du vote régulier des États généraux, dès le xvie siècle donc [11]. Elle s’affiche ouvertement comme un revenu fiscal auquel sera assignée une dépense particulière. L’assignation était le principe même de fonctionnement du rapport entre les diverses dépenses et les différents types de revenus fiscaux de la monarchie d’Ancien Régime. La perception de l’écotaxe est, de fait, affermée et le coût de son prélèvement, dans ce cadre, s’élève à la part extravagante de plus de 20 % du revenu brut de la taxe, c’est-à-dire à un montant qui équivaut aux frais de prélèvements des Recettes générales des finances ou de la Ferme générale des impôts sous l’Ancien Régime, voire qui les dépasse parfois. Il faut rappeler ici, à titre de comparaison, que le coût global actuel de l’administration fiscale française, longtemps considérée comme la plus coûteuse d’Europe après l’allemande, s’établit à 1,20 % du revenu brut de l’impôt perçu [12] ! Sous couvert de la nécessaire prise en compte des conséquences écologiques des activités humaines et de la modernité technique des outils présidant à son mode de prélèvement, où le portique de radars, de scanners et de caméras associés aux boîtiers électroniques de transmission des données branchés sur le gps dans les véhicules dissimule sa nature de péage traditionnel, si high tech soit-il, l’écotaxe relève d’un système fiscal archaïque, anti-démocratique et de ce double fait source de révoltes légitimes.
13Elle n’est pas la première à organiser cette régression historique. D’une certaine façon, les péages d’autoroutes ont ouvert la voie, qui s’est élargie lorsque la gestion et l’entretien de celles-ci ont été vendus en 2005 à des sociétés privées, au moment même où leur coût de construction se trouvait remboursé [13]. Et cela selon un principe de distribution désormais acquis sans que la représentation nationale s’y oppose et bien qu’il ne figure nulle part dans les différents codes juridiques et recueils de pratique administrative, qui veut que ce qui est rentable aille au privé tandis que ce qui ne l’est pas reste public. En l’occurrence, les autoroutes rentables ont été privatisées, les non rentables demeurant à la charge du contribuable, sans que les péages y disparaissent cependant. L’écotaxe, à sa façon, prolonge ce système. Elle apparaît comme le prélude à un alignement de la gestion et de l’entretien du réseau routier national et départemental sur le régime de l’autoroute privée et, en conséquence, comme l’annonce de sa privatisation à terme, annonce dont certains responsables politiques s’étaient fait l’écho de manière anticipée au moment même où s’élaborait la nouvelle taxe. Et ce en dépit de la théorie économique qui veut que les infrastructures fonctionnant en réseau demeurent dans le giron de l’État, puisque leur gestion relève d’un monopole ; en dépit, également, des études récentes montrant que les accidents les plus graves et les plus mortels touchent bien moins les autoroutes que le reste du réseau routier. Aucun de ces arguments ne fait désormais frein à des mises en concurrence de sociétés propriétaires ou fermières privées pour des situations de monopole.
L’écotaxe, un impôt efficace ?
14Si encore on pouvait espérer de l’écotaxe une diminution sensible des nuisances et pollutions diverses liées au transport routier de marchandises ! Rien n’est moins sûr dans les conditions actuelles de la vie économique, car le choix entre le transport de marchandises par camions et les autres systèmes de transport n’existe pas véritablement. Le camion a gagné la partie du fait d’un coût de revient à la charge et au kilomètre parcouru inférieur aux autres modes de transport pour tout ce qui ne relève pas des matières pondéreuses. Et cela malgré une fiscalité qui pèse sur lui supérieure à toute autre. Sur un litre de gasoil, carburant utilisé pour les moteurs Diesel qui équipent les camions, les taxes s’élèvent à 46,5 % du prix à la pompe. Mais sa mobilité – le camion est le seul moyen de transport de marchandises pouvant faire du « porte à porte » – qui l’affranchit tant des ruptures de charge qui grèvent les coûts du transport de fret par rail et fleuves que des horaires fixes déterminés par la circulation des trains et le chargement des wagons et péniches, lui per met un rattrapage au niveau du prix de revient, ce qui en fait le vainqueur de la concurrence. Cette victoire a été telle que les entreprises chargeuses se sont adaptées au transport routier et ont délaissé le transport ferroviaire ou fluvial. Elles se sont de plus en plus souvent installées au bord des routes plutôt qu’à celui des voies d’eau et des lignes de chemin de fer. Davantage réactif, le camion leur a permis de privilégier une production en flux tendu qui les exonérait de stocker leurs fournitures et leur production, facteur de frais importants pour les entreprises productrices de biens.
15Dans ces conditions, pour revenir à des conditions de transport moins productrices de CO2, préalablement à l’institution d’une écotaxe dissuasive dirigée contre le transport routier, il aurait fallu mettre en place une infrastructure alternative de transport de fret, fluviale et ferroviaire, afin qu’un choix véritable existe pour les chargeurs et qu’un transfert de la route vers elle puisse s’opérer. Où est actuellement cette infrastructure de transport alternative, capable de recevoir tout ce qui se transporte par la route, avec la même réactivité et le même prix de revient ? Celle qui existait autrefois, sous la forme des lignes ferroviaires secondaires et des petits chemins de fer Decauville à voie étroite qui longeaient parfois les champs, a été éradiquée jusqu’à l’effacement de ses traces, déjà au nom de ses coûts d’exploitation devenus supérieurs à ceux du camion. Le réseau ferroviaire secondaire, structurant les circuits courts que l’écotaxe dit vouloir privilégier, a vu le jour dès 1859, soixante ans avant l’utilisation des premiers camions, donc. De 2 187 kilomètres de lignes en 1880, il passe à 17 653 kilomètres en 1913 ; cette croissance forte amène le gouvernement à le réorganiser par la loi du 31 juillet de la même année. Il joue un rôle non négligeable dans l’intendance de l’armée française durant la Première Guerre mondiale, mais se trouve là déjà en concurrence avec le camion, que promeut l’état-major pour sa mobilité plus évidente. Il atteint son apogée en 1928, à la veille de la grande crise économique, avec 20 291 kilomètres [14]. Son irrémédiable déclin va jusqu’aux années 1950, tandis que l’industrie du camion se développe en offrant des modèles de plus en plus gros tonnage aux transporteurs routiers. Ce déclin est aujourd’hui sanctionné par le ministère de l’Écologie, du développement durable et de l’énergie lui-même qui ne soutient la « valorisation des lignes ferroviaires secondaires » que par des « projets de trains touristiques, cyclo-draisines et voies vertes » [15].
16L’alternative aux transports routiers que suppose l’écotaxe n’existe donc pas. Au moment même de l’élaboration de celle-ci, la sncf abandonne encore plus de lignes secondaires et double même certaines de ses « grandes lignes » par des services d’autocars en justifiant cette politique par son prix moins élevé ! Dans ses motifs même, l’écotaxe avoue sinon l’inexistence, du moins l’inadaptation du réseau ferroviaire à prendre la place qu’occupent les transports routiers dans l’économie actuelle, tant du point de vue quantitatif que de la logistique civile. En l’absence de toute politique ambitieuse de transport de fret alternative au transport routier, l’écotaxe apparaît donc pour ce qu’elle est : un impôt supplémentaire et rien d’autre, sur une activité déjà surtaxée. En matière de transport, l’écotaxe n’est dissuasive de rien, n’encourage rien de nouveau à court et moyen terme, qui sont les temporalités de la vie des entreprises d’aujourd’hui. Elle assure seulement un revenu fiscal supplémentaire dans la mesure, précisément, où rien ne peut véritablement changer dans le mode économique de transport actuellement en vigueur. Et du fait de son mode de perception, ce revenu fiscal est de rentabilité exceptionnellement faible [16].
17L’écotaxe joue de plus sur un ensemble de paradoxes. En sont exonérés les camions empruntant les autoroutes privées, où se trouvent pourtant la majorité des plus gros et des plus polluants poids lourds circulant pour de longs trajets. Mais elle frappe ceux qui empruntent les routes et les autoroutes demeurées gratuites, c’est-à-dire toutes les entrées des grandes villes, où, d’ores et déjà, ils ne se hasardent que par nécessité. Et là apparaît un second paradoxe : les semi-remorques de quarante tonnes évitent autant que faire se peut de traverser les grandes villes. On ne les voit que dans leurs banlieues, où ont migré les entreprises. Entre les banlieues et les centres des villes, ce que l’on voit le plus couramment circuler et qui est source de pollution courante, ce sont les camions de petit tonnage, camionnettes et fourgonnettes, équipés de moteur Diesel, qui livrent les magasins, amènent le matériel des artisans sur leurs chantiers et, de ce fait, assurent la vie économique courante des habitants. À la campagne, ces mêmes petits camions dominent le trafic, du fait de l’étroitesse des routes secondaires qui l’irriguent. Avec les routes nationales, ces dernières forment le réseau de liaison entre les entreprises d’une région, réseau indispensable à l’économie locale. Les gros camions ne s’y risquent que pour aller d’une sortie d’autoroute à une entreprise. C’est là qu’ils seront frappés par l’écotaxe, c’est-à-dire sur les circuits courts qu’elle était censée favoriser, tandis que la myriade de camionnettes et de fourgonnettes qui, par leur nombre, sont la source de pollution majeure sur ces mêmes circuits lui échappe !
Politique, incitation fiscale et solutions industrielles nouvelles
18Le principe de l’écotaxe repose sur une théorie sociologique de l’impôt bien connue depuis l’œuvre de Gabriel Ardant [17], conseiller économique de Pierre Mendès France. Cette école de pensée a étudié les effets des différentes sortes d’impôts sur les activités humaines, que celles-ci soient économiques, sociales ou culturelles. À partir des observations faites dans le cadre de l’histoire de différentes civilisations et nations de la planète, elle a développé l’idée que le système fiscal était autant construit par la conception que se faisait de la société le pouvoir politique que pour lui permettre des moyens financiers d’exister. De cette analyse, les concepteurs de l’écotaxe n’ont retenu que le jeu des effets économiques et sociaux de la fiscalité, comme s’il était automatique, sans tenir compte du contexte historique qui lui permet d’apparaître et de ce qui structure par ailleurs la vie économique et sociale. De plus, ils ont négligé la particularité du régime démocratique, où la conscience de cette liaison entre fiscalité et vie économique et sociale est plus grande que dans tout autre régime, surtout quand le jeu d’incitations et de dissuasions fiscales techniquement construites risque de permettre une sortie de ce régime politique. Une fois de plus se vérifie le principe qui veut qu’en démocratie la priorité doit toujours être donnée au politique sur la technique, qu’elle soit administrative, juridique ou fiscale, en sachant d’expérience historique que ces techniques, quant à elles, ne sont jamais politiquement neutres. Les principes des finances publiques démocratiques doivent donc être considérés comme intangibles et incontournables pour que des mesures fiscales nouvelles ne puissent jamais être porteuses, par des artifices de techniques budgétaires et financières ne s’y soumettant pas, d’un ordre politique contraire à l’esprit même de la démocratie.
19L’écotaxe aujourd’hui contestée, bien qu’elle fasse l’unanimité dans la classe politique – droite et gauche réunies l’ont votée –, sinon dans la population, n’obéit ni aux principes ni aux règles des finances publiques d’une nation démocratique. Au contraire, elle revêt tous les caractères, tant sous l’angle de son élaboration technique que sous celui de sa mise en œuvre, de l’impôt d’Ancien Régime. Il ne faut pas s’étonner, en conséquence, qu’elle réactive les formes d’une révolte antifiscale dont il est trop simple de dire qu’elle se trompe d’époque. S’il apparaît, à cette occasion, une confusion liée à des intérêts divers, voire divergents, qui s’expriment à travers la contestation de la taxe – ce qui n’est en rien nouveau dans ce type de révolte –, un point d’accord maintient ensemble les contestataires : à travers l’écotaxe, ils n’attaquent pas une politique fiscale ayant pour but d’avoir des effets incitatifs ou dissuasifs d’ordre écologique. Ils ne remettent pas en question un impôt dont les effets escomptés sont justifiables et réalisables, mais au contraire un impôt qu’ils considèrent comme dénué de tels effets, alors que seuls ces derniers sont invoqués pour le justifier. Les responsables politiques semblent avoir oublié qu’en démocratie il existe une adéquation entre citoyens et contribuables. Et comme citoyens, les contribuables ont en permanence un droit de regard sur les buts et la mise en pratique de la fiscalité. Ce sont bien des citoyens contribuables qui se révoltent, non pas contre le principe d’une écotaxe, mais contre le fait que, sans remplacer une autre taxe, elle soit mise en œuvre alors qu’il n’existe pas véritablement d’alternative au transport routier des marchandises dans l’état actuel des réseaux de transports de fret en France, à moins de revenir à un ordre des choses logistiques quo ante qui provoquerait la ruine des entreprises concernées. Dès lors, à quoi cette taxe décrite comme incitative incite-t-elle ?
20Comme souvent, les décideurs en cabinet se payent de mots, sans tenir compte des réalités de terrain, ni même, parfois, de leurs propres décisions. Ainsi, un ministre justifiait récemment l’écotaxe par la nécessité d’avoir des moyens pour la recherche de solutions nouvelles. Et il prit l’exemple de la recherche d’une propulsion hybride (moteur thermique associé à un moteur électrique) pour les poids lourds de fort tonnage, avouant au passage, par défaut, l’absence de solutions alternatives prochaines au camion pour le transport de marchandises [18]. Il semblait avoir oublié que les gouvernements français successifs, y compris le sien, avaient liquidé la maîtrise de la filière de construction de poids lourds en France. Les 15 % que possède encore l’État français chez Renault lui permettaient d’éviter de céder le dernier constructeur de poids lourds et d’autobus et autocars en France à la firme suédoise Volvo pour les poids lourds, et italienne Iveco (groupe Fiat) pour les autocars et autobus. Et quand cette dernière achève la mise au point d’un autobus articulé à moteur hybride consommant deux fois moins de carburant et rejetant donc deux fois moins de CO2 dans l’atmosphère, la région d’Île-de-France choisit l’achat d’autobus allemands tout diesel fabriqués en Pologne. L’argument de ce choix au nom des règles de marché européennes, alors mises en avant pour le justifier, ne tient pas, puisque c’est la nature même du cahier des charges, excluant d’emblée l’autobus à moteur hybride, qui est en question.
21Car les solutions techniques existent d’ores et déjà, qu’il serait possible de promouvoir et d’encourager fiscalement si une décision politique était possible. Par exemple, les artisans et livreurs travaillant en milieu urbain pourraient être incités à remplacer leur camionnette ou leur fourgonnette à moteur thermique de moins de 3,5 tonnes en fin d’utilisation par des véhicules à propulsion totalement électrique au moment de leur remplacement, moyennant une exemption de tva. Il pourrait en aller de même pour les taxis, dont les stations pourraient être équipées de bornes de recharge pour véhicules électriques. Ces véhicules existent déjà, comme existent déjà des autobus entièrement électriques, qui rechargent leurs batteries aux terminus de leurs lignes. Et pour la construction de ces divers véhicules, certaines entreprises françaises sont en pointe. À un moindre coût fiscal que l’écotaxe, une baisse sensible du rejet de CO2 dans l’atmosphère pourrait en découler en l’espace d’une dizaine d’années. Et l’on pourrait attendre d’une telle politique une baisse relative des coûts de fabrication des véhicules par l’effet de commandes plus nombreuses. Dès lors, que signifie l’absence de décision politique concernant ces solutions, leur promotion et leur amélioration, au profit d’une politique de contrainte fiscale dont on ne peut attendre aucun effet écologique à moyen terme, mais la fragilisation du tissu économique déjà touché par la crise ?
Un camouflage politique ?
22Ayant pris conscience tardivement des problèmes environnementaux que soulève la vie économique, alors qu’ils se sont dessaisis depuis longtemps des leviers du plan incitatif à la française et de la maîtrise relative des projets et programmes d’innovation industrielle des entreprises auxquels ils donnaient une direction, les gouvernements successifs de la France ne disposent plus des moyens qui auraient pu permettre d’affronter ces problèmes et de commencer à les résoudre. Au nom de l’écologie, ils procèdent donc en désignant certaines activités économiques comme responsables d’une situation dégradée de l’environnement, sans s’interroger véritablement sur l’insertion de ces mêmes activités dans la vie économique telle que le marché l’a organisée, selon les règles d’une concurrence « libre et non faussée » élevée au rang de dogme intangible. Ils prétendent donc agir par le seul moyen qui leur reste, puisque celui-ci relève en principe du registre de la souveraineté : la voie fiscale. Mais ils le font en s’en dessaisissant d’un même mouvement, ruinant ainsi l’ébauche, par ce dernier moyen d’agir encore disponible, d’une politique écologique cohérente. La crise engendrée à l’occasion, reflet d’un malaise général qui dépasse ses manifestations visibles, met en évidence qu’une politique écologique cohérente ne peut résulter de la seule incitation fiscale. Cette dernière ne peut y prendre place que si une alternative est présentée aux citoyens, et donc si un choix leur est laissé. Cela suppose une orientation donnée par d’autres voies et moyens, en l’absence de laquelle l’incitation fiscale apparaît seulement comme pénalisation indue d’une activité pourtant indispensable aux acteurs économiques. D’autant qu’elle frappe le secteur d’activités déjà et de longue date le plus taxé de tous sans qu’aucun effet de réduction du trafic routier n’en ait résulté [19]. L’incitation fiscale ne peut être le premier ni l’unique moyen d’une politique, en ces matières comme en d’autres.
23Aussi, la crise qu’ouvre l’écotaxe laisse perplexe par la confusion généralisée qu’elle a entraînée. Le spectacle de ceux qui ont pris la décision de la mettre en œuvre tout en rejetant aujourd’hui la responsabilité de cette crise les uns sur les autres, le silence pesant de ceux qui ont décidé, sous couvert d’écologie, d’abandonner la collecte de l’impôt à des entreprises privées – abandon que la presse et les médias ne jugent que fort peu digne d’intérêt ; seul le choix de l’entreprise de collecte semble les intéresser –, les avis contradictoires des syndicats de salariés, l’un qualifiant le report de l’écotaxe de « mauvais signe » adressé aux travailleurs, un autre s’en félicitant au contraire, le troisième cherchant à se démarquer des révoltés, tandis que les syndicats patronaux y voient un coup d’arrêt à la fiscalité frappant les entreprises, prélude à son recul tant attendu, tout dans les manifestations engendrées par le refus de l’écotaxe à la veille de son entrée en vigueur aboutit à une confusion dont le résultat est paradoxal : la mise en cause de l’État, de sa place et de son rôle dans la vie économique et sociale moderne. Paradoxe, en effet, alors que c’est d’un recul de cette place et de ce rôle, programmé et assumé tant par la droite que par la gauche, que découle l’organisation scandaleuse du prélèvement de cette écotaxe ! Paradoxe, encore, qu’un impôt que l’on croirait inventé et mis au point par les commis de Colbert ait été – et soit encore parfois – présenté comme modèle d’une fiscalité d’avenir ! Paradoxe enfin, que ses caractères pour le moins scandaleux, en termes de finances publiques en pays démocratique, ne soient pas dénoncés comme tels par les chefs de partis et les intellectuels critiques, bien au contraire. La plupart de ceux-ci rejoignent les technocrates et les écologistes en chambre dans la bonne conscience de la promotion d’une opération vertueuse puisqu’ils l’ont baptisée « écologique », ce qui suffit généralement tant à la politique écologique des premiers qu’à l’écologie politique des seconds. Pourtant, ce n’est rien de moins que de la fin définitive de la gratuité du système routier français qu’il s’agit.
24Car l’enjeu est bien là. L’écotaxe n’est rien d’autre que la tentative de faire de la route, qui appartenait à tout le monde, une activité économique rentable au profit de certains. Au prix d’une fantastique régression économique, sociale et politique dissimulée sous une justification écologique plaquée après coup sur une mesure décidée à Bruxelles, on voit ressurgir un Ancien Régime que les modes historiennes présentes concourent à faire oublier. Pour la plupart des commentateurs, l’histoire commence, au plus tôt, en 1789. En résulte cette présentation moderniste d’un système fiscal archaïque qui est précisément celui qu’avait éliminé la Révolution française et qui ressurgit aujourd’hui dans la politique fiscale néo-libérale qui est le modèle alternatif proposé au niveau des instances européennes. Avec pour conséquence un retour de la fragmentation relative des territoires nationaux en territoires régionaux entrant en concurrence les uns avec les autres, mais au niveau européen cette fois, et le retour de l’exploitation financière privée d’une matière d’État.
25Pourtant, les uns voient d’abord dans la contestation de l’écotaxe l’hydre de la réaction à nouveau en marche, puisqu’elle réunit des catégories socioprofessionnelles diverses qui ne peuvent en théorie qu’être en conflit en toutes circonstances. Les autres y voient l’irrespect d’un État de droit dont chacun sait que sous ce couvert ses représentants ne décident jamais qu’en respectant la volonté du peuple et l’intérêt général ! Mais ne peut-on y voir la condamnation par des citoyens, dont le caractère de contribuables n’est que la face financière, d’une taxe rétrograde autant qu’inefficace ? Que celle-ci soit dissimulée derrière un appareil technique sophistiqué mais intrusif, justifiée par des considérations écologiques sérieuses mais de portée effective vaine en l’absence de politique de transport alternative, la relègue au rang d’un simple camouflage politique, mode de gouvernance, sinon de gouvernement, qui se généralise et s’étend par le biais des techniques de communication dont l’intervention, en matière politique, n’a que rarement d’autre objet. Avec en arrière-plan le fantôme de l’Europe, dont la belle idée se perd depuis qu’elle a été enlevée par une technocratie ne rendant compte qu’à des oligarchies, jamais à des peuples, et la crainte du « jugement négatif des marchés », spectre agité pour mieux convaincre que rien d’autre n’est possible en ce monde.
Notes
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[1]
Rappelons ici que le mot « ferme » est d’abord un terme juridique qui désigne un contrat que passe un bailleur pour l’exploitation d’un droit appartenant à une autre personne. Les significations successives de domaine rural ainsi loué, puis de l’exploitation elle-même, enfin de ses bâtiments n’apparaissent qu’ensuite, au xvie siècle, sans supplanter la signification première. L’affermage des impôts est une des caractéristiques majeures de l’Ancien Régime.
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[2]
Parmi l’abondante bibliographie sur les révoltes antifiscales d’Ancien Régime, signalons l’essai comparatif de Roland Mousnier, Fureurs paysannes. Les paysans dans les révoltes du xviie siècle (France, Russie, Chine) (Calmann-Lévy, 1967, où le cas des Torreben est analysé au chapitre vi, pp. 123-156).
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[3]
Il est impossible de rappeler ici l’historiographie de tous ces débats, sauf à signaler son origine lointaine dans le livre de Arthur Le Moyne de La Borderie, La Révolte du Papier Timbré advenue en Bretagne en 1675, Saint-Brieuc, Prud’Homme, 1884 ; rééd. sous le titre Les Bonnets rouges, uge, coll. 10/18, 1975.
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[4]
En représailles de l’invasion française, la flotte militaire hollandaise organisa un blocus économique de la Bretagne.
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[5]
Dans le langage de l’administration fiscale, « redevance », « taxe » et « impôt » n’ont pas exactement la même signification. Les trois sont liés à l’usage des services publics par les citoyens. L’impôt ne correspond pas à un service rendu en particulier et n’implique pas de contrepartie immédiate et proportionnée. La taxe a ce même dernier caractère, bien qu’elle corresponde, en principe, à un service rendu déterminé, qu’on en use ou non. Quant à la redevance, elle trouve sa contrepartie directe dans la prestation fournie.
-
[6]
Arrivant après d’autres, le système français est en principe compatible avec les systèmes étrangers équivalents. Il reste que tous les camions étrangers empruntant les routes françaises ne proviennent pas de ces pays, et que nul ne sait comment les obliger à s’équiper du matériel voulu.
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[7]
Pour ne donner qu’un exemple, beaucoup de tunnels par lesquels passent les trains de marchandises en France ne permettent pas le passage de conteneurs de dimensions aux normes internationales.
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[8]
Dans l’ordre, entre 2001 et 2013, en Suisse, Autriche, Allemagne, Slovaquie, Pologne, Suède et Portugal. La Belgique, l’Espagne et l’Italie ont refusé son instauration.
-
[9]
L’instauration en 1956 de la « vignette automobile », que le ministre Ramadier justifiait par la nécessité de trouver des moyens pour abonder le « Fonds de solidarité » garantissant un revenu minimum à toute personne âgée de plus de 65 ans, avait soulevé le même type d’objections, bien que sa perception et son but soient d’une autre nature que l’écotaxe d’aujourd’hui.
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[10]
Historiens et juristes ne donnent pas le même sens à cette expression : pour les juristes, l’impôt est toujours prélevé d’autorité, qu’il ait été préalablement consenti ou non ; c’est même ce qui le caractérise. Pour les historiens, l’impôt est prélevé d’autorité quand il n’y a pas consentement préalable explicite.
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[11]
Les États généraux de 1614 ne changent rien à ce caractère, qui durera jusqu’en 1789.
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[12]
Ce relatif surcoût de l’administration fiscale française tient au caractère déclaratif de la fiscalité française, nettement plus difficile à contrôler que le prélèvement à la source qu’ont adopté la plupart des pays voisins.
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[13]
La privatisation des autoroutes françaises a rapporté 14,8 milliards d’euros à l’État, puis l’a privé, jusqu’à aujourd’hui, de plus de 40 milliards d’euros.
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[14]
Henri Domengie, Les Petits Trains de jadis, Breil-sur-Roya, Éd. du Cabri, 1985, 5 vol., vol. 1, pp. 3 et 4.
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[15]
« Guide méthodologique du Service d’études sur les transports, les routes et leurs aménagements » (setra), de novembre 2012, du même ministère.
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[16]
Le Danemark, qui avait adopté l’écotaxe, vient de l’abandonner pour cette raison même.
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[17]
Gabriel Ardant, Théorie sociologique de l’impôt, sevpen, 1965, 2 vol.
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[18]
Contrairement à une idée reçue, il est difficile de multiplier les voies ferrées en France comme ailleurs en Europe. Si leur emprise est plus discrète dans le paysage, leur tracé nécessairement plus rigide que celui des autoroutes et des routes pose toutes sortes de problèmes sur un territoire de plus en plus encombré. Les ingénieurs ne savent pas toujours où faire passer des voies qui seraient entièrement dévolues aux trains de marchandises.
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[19]
Les péages routiers se sont ajoutés, sans les remplacer, aux autres taxes que les spécialistes des transports routiers englobent sous l’expression de « tarification routière » : les taxes sur les carburants, le stationnement payant, la fiscalité sur l’automobile et les véhicules industriels. L’ensemble fait que circuler par la route est de loin l’activité humaine la plus taxée de toutes, au point qu’en contexte de crise on peut penser que ce que les mêmes spécialistes appellent « le seuil d’acceptabilité des usagers » a été atteint.