Le Débat 2013/5 n° 177

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Article de revue

France – Grande-Bretagne

Deux visions de la Résistance française

Pages 163 à 172

1Violette Szabo, Noor Inayat Khan, Odette Sansom, combien de lecteurs du Débat connaissent ces noms, ceux de trois héroïnes de la Seconde Guerre mondiale parachutées en France par les Anglais et qui sont honorées aujourd’hui outre-Manche mieux que ne le sont ici Estienne d’Orves ou Gabriel Péri ?

2Violette Szabo, vingt ans, de mère française, fille d’un camionneur anglais. Apprenant en 1942 la mort de son mari, lieutenant des Forces Françaises Libres, tué à El-Alamein, dont elle a une petite fille qui vient de naître, elle se présente au service britannique d’action clandestine en Europe, soe (Special Operations Executive). Elle suit une longue formation. On la remarque comme « une des meilleures gâchettes et des plus ardentes natures du soe ». Elle fait, au printemps 1944, une brève mission de reconnaissance en Normandie qui est couronnée de succès. Elle est parachutée de nouveau au lendemain du débarquement du 6 juin, comme radio et agent de liaison d’une mission interalliée qui doit seconder les forces du chef des maquis du Limousin, Guingouin. Elle tombe presque aussitôt dans une embuscade, se fait une entorse en essayant de s’échapper, enjoint à ses coéquipiers de l’abandonner. Capturée par les Allemands, interrogée, elle ne parle pas. Elle est déportée à Ravensbruck. À la veille de la libération du camp, elle y est exécutée d’une balle dans la nuque.

3Un livre, puis un film où son personnage est incarné par une actrice célèbre lui ont été consacrés. Depuis l’an 2000, un musée du Hertfordshire porte son nom. En 2008, un buste d’elle a été inauguré en grande solennité à Londres, près de la Tamise, face au palais de Westminster.

4Odette Sansom, une Française divorcée d’un Anglais, se porte elle aussi volontaire auprès du soe pour une mission en France, bien que mère de trois fillettes. On la débarque dans une calanque de Cassis dans la nuit du 3 au 4 novembre 1942. Elle devient l’agent de liaison et passe pour la femme d’un chef de réseau anglais du nom de Peter Churchill, organisateur de ce qui devra être la résistance militaire dans le Sud-Est. Elle est arrêtée avec lui en mai 1943, torturée, condamnée à mort, déportée, recluse dans des conditions atroces. Elle échappe pourtant par chance à l’exécution : Peter Churchill passe pour le neveu du Premier ministre, le couple est épargné dans la perspective d’un éventuel échange.

5Elle témoignera, en 1946, devant le tribunal allié de Hambourg sur les crimes de guerre. Un livre et un film de Herbert Wilcox lui sont consacrés. La Poste britannique a édité en février 2012 un timbre à son effigie.

6Noor Inayat Khan, jeune et belle princesse indienne de la lignée du sultan musulman de Mysore au xviiie siècle, Tipoo Sahib (1749-1799), est née au Kremlin. Son père est le fondateur en France de l’ordre soufi. Elle a grandi à Paris, elle y a fait ses études ; elle compose de la musique pour harpe et anime sur Radio Paris une émission de contes pour enfants. En juin 1940, elle s’enfuit à l’arrivée des Allemands, abandonnant les siens, gagne Bordeaux, puis Londres, et s’engage dans les forces auxiliaires britanniques où elle acquiert une expérience d’opératrice radio. Sa maîtrise technique l’incite à se proposer au soe pour une mission en France. Bien qu’elle soit jugée peu apte à la vie clandestine, la pénurie d’opérateurs est telle qu’on l’y envoie : il faut à tout prix secourir l’important réseau britannique Prosper en perdition. Ainsi est-elle la première opératrice radio parachutée en France et, en 1942, l’unique radio émettant pour les Alliés dans la région parisienne. « Son poste est actuellement le plus important et le plus dangereux de France », dit le général Gubbins, nouveau chef du soe. Invitée à regagner Londres, elle s’y refuse. La durée d’un « pianiste » en France occupée dépasse alors rarement six mois. Elle tient quatre mois. En octobre 1942, elle est vendue pour cent mille francs à la Gestapo. Incarcérée avenue Foch, elle s’échappe sur les toits de l’immeuble ; elle est reprise. C’est le début d’un long martyre. Condamnée à mort, elle est enchaînée, pieds et mains menottés pendant neuf mois dans une cellule de Pforzheim avant d’être transférée à Dachau où elle est à nouveau martyrisée avant d’être achevée, sanglante, d’une balle dans la nuque.

7Noor Inayat Khan est en Angleterre l’héroïne de plusieurs livres et d’au moins deux films. Le 8 novembre dernier, une statue d’elle a été solennellement inaugurée sous la présidence de la princesse Ann, fille de la reine Elizabeth, au cœur de Londres, près de l’appartement qu’elle avait occupé.

8De ces trois jeunes femmes, célébrées en Angleterre dès la décennie 1950 et qui ont été honorées de la gratitude nationale au cours des cinq dernières années, seule, en France, une stèle dans le village de Sussac où fut parachutée Violette Szabo rappelle localement sa mémoire, et une plaque à Suresnes signale la villa qu’habitait Inayat Khan.

9Un souvenir si vivace en Angleterre après soixante-dix ans et resté ignoré en France, comment ne pas s’interroger sur un tel écart ?

10Il est symbolique d’une divergence qui n’a cessé de s’accroître entre les deux pays dans leur représentation de ce qu’il est convenu d’appeler « l’action en France » et, par voie de conséquence, dans leur vision d’ensemble de la Résistance française. L’image du soe, le Service des opérations spéciales, responsable britannique de l’action militaire clandestine en France de 1941 à 1944, a progressivement acquis dans l’historiographie et dans la mémoire anglaises de la Seconde Guerre mondiale une place majeure aux côtés de celles de la Royal Navy, de la Royal Air Force ou de la bbc. Il y est considéré comme le moteur premier de la résistance combattante. Son rôle reste en France largement méconnu.

11Divergence conjoncturelle ? Curieuse dérive dans chaque pays de la fierté nationale ? Persistance d’une relation ambiguë d’« ennemis intimes » entre deux nations pourtant si étroitement associées ? La réponse, quelle qu’elle soit, n’est pas neutre.

Les origines du soe

12Qu’en a-t-il donc été du soe ? Le Special Operations Executive, Service ou Autorité des opérations spéciales, organisme rigoureusement secret, a été créé en août 1940 par Churchill et son ministre Hugh Dalton en marge de l’Intelligence Service pour diriger l’action clandestine dans les pays occupés. Son objectif était, selon Churchill, de « mettre le feu à l’Europe » : le propos traduisait la hardiesse d’un visionnaire en un temps où l’Angleterre elle-même était menacée d’invasion. L’illusion que la chute de la France était due à une « cinquième colonne » et que l’on pouvait en retourner l’arme contre l’occupant hantait les esprits, le souvenir de la guérilla espagnole contre Napoléon Ier restait vivace parmi les dirigeants anglais, et Churchill lui-même avait été ami de Lawrence d’Arabie, expert en guérilla.

13Le soe devint en cinq ans une organisation forte de 13 000 agents qui contribua aussi bien à la destruction de l’usine de production d’eau lourde de Norvège qu’à l’exécution du bourreau Heydrich à Prague, à l’armement des partisans de Tito en Croatie et à celui des maquisards italiens à partir de 1943. S’agissant de la France Libre, l’apport du soe à l’action des services secrets du général de Gaulle, le bcra (Bureau central de renseignement et d’action), a été capital. À partir du printemps 1941, une section nouvellement créée du soe, dite rf, a servi de principale interface avec le bcra. L’Intelligence Service (sis ou mi 6) fournissait de son côté leurs moyens aux réseaux de renseignement français libres qui allaient apporter aux Alliés, selon toute vraisemblance, 80 % de leurs renseignements militaires. Parallèlement, le soe a procuré aux services secrets du général de Gaulle pour « l’action en France » l’intégralité de leur logistique, il a pris en charge la quasi-totalité de leurs communications aériennes et maritimes avec la clandestinité, formé leurs agents, équipé, pourvu de faux papiers et de la pilule mortelle, puis parachuté, déposé ou débarqué en France avant le 6 juin 1944 quelque 250 d’entre eux, doté ceux-ci ou les formations auxquelles il étaient attachés de postes émetteurs et de codes, assuré en exclusivité le fonctionnement du trafic radio clandestin entre les deux pays et, couronnant le tout, pourvu à l’armement de la Résistance française. Ainsi c’est via le soe que Jean Moulin, Brossolette et les chefs des mouvements de résistance ont transité entre l’Angleterre et la France et qu’ils ont pu communiquer avec Londres, ou encore que les délégués de la Résistance à l’Assemblée consultative ont pu en 1943 gagner Alger.

14Le gouvernement et l’état-major britanniques avaient tenu cependant à mettre en place, indépendamment de la France Libre, leurs propres réseaux de sabotage et de guérilla en France, créés et dirigés par des officiers britanniques et recevant leurs missions et leurs ordres d’une section distincte du soe, la section F. Commandée à partir de 1941 par un ancien dirigeant des usines Matford-France, Maurice Buckmaster, promu colonel, la section F n’envoya pas moins de 420 agents en France entre le début de 1941 et septembre 1944, dont vraisemblablement près de 250 avant le 6 juin 1944, praticiens du sabotage, organisateurs de guérilla et de maquis, conseillers militaires, opérateurs radio et agents de liaison. Au jour du débarquement allié, la section F disposait sur l’ensemble de notre territoire de 48 opérateurs radio et contrôlait une cinquantaine de réseaux de combat chargés de faire des sabotages et d’animer, armer, piloter ou seconder des maquis, dont certains remarquablement efficaces.

La mémoire du soe : le travail de Michael Foot

15Comment une centrale de subversion en pays étranger a-t-elle pu prendre la place qui est aujourd’hui la sienne dans la mémoire nationale britannique ? Avant tout par l’effet d’une décision gouvernementale remontant à 1960 et grâce à l’influence et à la postérité d’un livre, phénomène rare en histoire. Au cours des quinze années d’après guerre, l’Imperial War Museum avait produit un excellent film de docu-fiction mettant en scène deux anciens agents du soe en France ; des récits ou des mémoires de guerre avaient mis en valeur, souvent en les dramatisant, les exploits et, pour certains, la fin tragique d’une quinzaine d’agents de la section F, et le colonel Buckmaster lui-même avait publié deux courts volumes rendant prudemment compte des activités de son service.

16Le facteur décisif fut tout autre. En 1960, alors que les archives de l’Intelligence Service sont par principe fermées à jamais, le Premier ministre Harold Macmillan, soucieux de répondre à des pressions parlementaires et peut-être de faire pièce aux Mémoires de guerre du général de Gaulle dont le deuxième tome venait de paraître en traduction anglaise, ordonne de rendre publique l’action du soe. Le Foreign Office confie la tâche à un historien d’Oxford non encore de premier rang qui se consacrait alors à l’édition du Journal de Gladstone, mais que distinguait une rare expérience de guerre, Michael Foot, homonyme d’un leader travailliste de l’époque. Arrière-petit-fils d’un premier lord de la mer, petit-fils d’un général, officier de renseignement en 1943-1944, Foot avait été envoyé en août 1944 en Bretagne avec mission d’éliminer un officier tortionnaire de la Gestapo ; il avait été presque aussitôt capturé, torturé et trois fois repris après trois tentatives d’évasion ; grièvement blessé, il avait dû son salut en 1945, dans la poche de Saint-Nazaire, à un échange avec le commandant d’une vedette rapide allemande.

17Le guerrier gentleman se voit ouvrir la totalité des archives du soe. Il est à la hauteur de la tâche. L’ouvrage monumental qu’il produit sous timbre officiel, SOE in France, est publié pour la première fois en Angleterre en 1966. Regroupant une masse énorme de faits, il passe en revue, année après année et région par région, le déploiement et les péripéties des agents et des réseaux britanniques en France, et met en lumière leur contribution à la libération du pays. C’est grâce à lui qu’ont été connus des épisodes qui ont alimenté la chronique, l’extravagante affaire du réseau Carte, qui, en 1942, fit croire au comité des chefs d’état-major britanniques qu’ils pouvaient compter sur un soulèvement de l’armée de l’armistice, l’exécution en 1944 par un homme du soe du principal chef de la résistance bordelaise, Grandclément, retourné par la Gestapo, ou les agissements compliqués d’agents doubles ou triples. Mais loin du sensationnalisme, c’est aussi grâce à lui que fut mise en lumière la participation déterminante d’agents britanniques à des sabotages industriels aussi importants que la paralysie des usines Peugeot de Sochaux ou de la centrale de réparation de locomotives de Roubaix, et que fut révélé le rôle majeur joué par des organisers britanniques de haut rang, vrais seigneurs de la guerre, dans la préparation et la conduite des combats de la Libération. Ainsi Richard Heslop (Xavier) attaché au chef de l’Armée secrète dans l’Ain, Romans-Petit, ou George Starr (Hilaire), qui n’obtint pas moins de 138 parachutages en un an au profit des maquis d’Aquitaine et entra dans Toulouse libérée aux côtés du commandant Parisot, chef des maquisards du bataillon de l’Armagnac ; de même, l’Anglo-Belge Cammaerts (Roger), qui contribua plus que quiconque à l’armement des maquis du Sud-Est, ou encore la jeune Pearl Witherington, alias « lieutenant Pauline », parachutée pour équiper les résistants de l’Indre-Nord et de la vallée du Cher, et qui nonseulement leur procura entre mars et juillet 1944 l’armement de 3 500 hommes, mais assuma un temps leur commandement avant que ne soient remplacés les chefs militaires locaux arrêtés.

18Foot ne sous-estimait ni la portée de l’action de Jean Moulin, ni le caractère exemplaire du regroupement national opéré sous l’égide de Gaulle et du Conseil de la Résistance, non plus que le vaste élan populaire de l’été 1944, et il magnifiait l’élan des résistants français. Il ne dissimulait pas les frictions multiples du soe avec le bcra. Si rigoureux et francophile fût-il, sa vision ne laissait toutefois pas d’être britannique. Les succès qu’il attribuait aux maquis aidés ou dirigés par des officiers britanniques, tels que le retard de la division Das Reich dans sa montée en renfort vers la Normandie, étaient fondés exclusivement sur des rapports d’agents enclins, comme tant de résistants, à se faire valoir, sans qu’il ait pu les confronter aux témoignages des différents acteurs ni en faire l’analyse critique. Qu’il y ait eu, de la part des dirigeants du soe et de Foot lui-même surestimation du rôle des agents britanniques sur le terrain dont certains se considéraient, à tort ou à raison, comme les patrons des maquis locaux, on ne peut en douter.

19L’évaluation précise de leur influence dans la phase de pré-Libération et de Libération n’a été faite à ce jour que dans quelques régions et elle est malaisée, comme l’est l’évaluation d’un bon nombre d’activités secrètes. Les organisers n’étaient, en principe, que des officiers de liaison. « Ils avaient instruction de choisir les recrues les plus capables et les plus discrètes, de les entraîner au maniement des armes et au sabotage, de leur fixer des objectifs tant immédiats qu’à long terme, de les placer sous un commandant français prometteur et de les livrer ensuite à eux-mêmes en s’assurant qu’ils puissent envoyer leurs messages essentiels à Londres par une voie sûre, la liaison radio de l’officier traitant », rapporte le colonel Buckmaster. En fait, ils ont été, selon leur tempérament et les lieux, les auxiliaires, les incitateurs, les formateurs, les pourvoyeurs ou les chefs effectifs de formations combattantes. Seuls quelques-uns d’entre eux ont suffisamment marqué une région pour que l’on dispose, du côté français, d’un faisceau de témoignages éclairant leur rôle, comme c’est notamment le cas dans l’Ain et en Aquitaine.

20Dans le jumelage entre Romans-Petit, chef des maquis de l’Ain, et Richard Heslop, l’organiser anglais qui est près d’un an à ses côtés, qui décide et qui commande quand des opérations s’engagent ? Les mémoires qu’ils ont l’un et l’autre publiés sont curieusement divergents sur ce point. Le fait indubitable est que Heslop a reconnu en Romans-Petit un chef charismatique hors de pair, qu’il s’est employé à développer le professionnalisme de ses maquisards, qu’il les a pourvus d’un armement qui était en août 1944 sans équivalent en France – pour huit hommes, un fusil-mitrailleur, quatre fusils et trois mitraillettes –, et qu’il a été en personne de tous les combats.

21« On m’avait dit à Londres que je devrais diriger l’organisation, écrit-il, mais j’ai senti qu’il serait plus politique et plus conforme à la fierté française que je donne l’impression que Romans était le chef. En pratique, nous avons fonctionné en étroite collaboration, nos décisions ont été presque toujours unanimes, bien que, une ou deux fois, j’ai dû le dissuader de l’action qu’il voulait entreprendre. En d’autres termes, j’ai commandé sans apparaître commander : I led without appearing to lead. » Les Mémoires de Romans-Petit témoignent d’une haute estime pour Heslop en qui il voit une providence ; mais les maquis de l’Ain sont bien ses maquis : à le lire, c’est lui et lui seul qui décide, après avoir toujours consulté Heslop, et qui dirige les combattants, ce que confirment le détail des opérations et les témoignages locaux. Ses liens avec Heslop, sa liberté d’entreprendre et certaines de ses initiatives jugées aventureuses lui ont été pourtant reprochés au lendemain de la Libération, au point qu’il fut arrêté et incarcéré plusieurs semaines, tandis que Heslop se voyait intimer, non par de Gaulle, mais par le commissaire de la République Yves Farge, l’ordre de quitter le sol français dans les trois jours.

22Il est clair que pour Foot l’action de tous les maquis liés à la cinquantaine de réseaux d’action du soe a bel et bien été pilotée par les Anglais. Une ambiguïté également contestable a trait aux agents et délégués clandestins de la France Libre. Si Foot ne minimise nullement leur rôle de Français Libres, ni leurs liens avec le bcra, voire avec de Gaulle lui-même, ils apparaissent en même temps, à travers certains passages de son livre, comme étant des agents de la section rf du service britannique, qui les a effectivement formés et infiltrés en France et qui a techniquement assuré leurs liaisons.

23Il reste que le livre, riche d’une clarté de vision maîtrisant le foisonnement des faits et agrémenté d’un rafraîchissant humour, éclairait les dessous d’une formidable machinerie britannique d’action, mais aussi tout un volet de la Résistance française, en même temps qu’il tirait de l’ombre une pléiade de personnages hors du commun et rendait un juste hommage aux 104 agents britanniques, dont 13 femmes, morts dans le combat pour notre liberté.

24Michael Foot, devenu professeur à l’Université de Manchester, a été pendant une génération l’historien anglais de la Résistance française. Il a poursuivi les travaux sur le soe et sur son action tant en France qu’aux Pays-Bas et multiplié les publications. Dans la lignée de SOE in France, de nouveaux livres de synthèse ont vu le jour et une avalanche d’ouvrages et de films consacrés aux héros du soe. Honoré à juste titre en Angleterre, il est décédé l’an dernier. C’est pour une large part grâce à son œuvre et à la filiation de celle-ci que s’est modelée en un demi-siècle la perception dominante en Angleterre de ce qu’avait été la Résistance française, alors même que des historiens anglais brillants des nouvelles génération tels que Harry Roderick Kedward ou Julian Jackson apportaient une vision soit plus nuancée, soit incomparablement plus ample de la France sous l’Occupation et du « phénomène résistant ».

L’ignorance française

25Les choses ont pris en France un tour bien différent. Dès la parution de SOE in France, les éditions Fayard en avaient acquis les droits et l’avaient fait traduire. In extremis, le Foreign Office bloqua la publication. Le motif était manifestement le souci d’éviter une réaction vive du général de Gaulle, la crainte aussi de susciter entre les deux pays une cascade de polémiques ou même de procès. L’ex-colonel Dewavrin-Passy, chef du bcra pendant la guerre, avait, dès la sortie de l’ouvrage anglais, publié dans Le Figaro littéraire un article au titre provocateur : « Monsieur Foot, n’insultez pas la France Libre ! » Il l’avait fait suivre d’une lettre véhémente au Times. Y avait-il eu entre-temps une discrète intervention de notre ambassadeur auprès de qui de droit ? Quoi qu’il en soit, lorsqu’en 2004 je remis la question d’une traduction sur le tapis, Foot obtint sans peine la levée de l’interdit. Entre-temps, nul ne s’était soucié en France de tirer le livre de la clandestinité. Quarante ans avaient passé.

26Et j’allai de surprise en surprise. La traduction de 1968 avait disparu, il fallait la refaire. Deux années durant, malgré mes rappels, je ne pus obtenir une réponse de Fayard. Je fis le tour des autres éditeurs : on me demanda d’apporter le montant des frais de traduction. Les organismes tant publics que privés furent compréhensifs, à commencer par la direction du Patrimoine et de la Mémoire du ministère de la Défense. et je pus procurer 27 000 euros aux éditions Tallandier.

27L’ouvrage sorti en 2008 fut salué comme une révélation. Non pas tant pour les historiens français – après avoir longtemps sous-estimé, ignoré même le rôle du soe, ils en exploraient depuis une quinzaine d’années l’action dans des colloques et des monographies régionales. Mais l’ouvrage comblait un long vide ; il joignait synthèse et analyses ; il pouvait réparer une ignorance. Il semble avoir contribué à l’éveil d’une curiosité pour le soe dans un public éclairé ; il fut édité et réédité ; dans son sillage, des éditeurs français ont publié coup sur coup en l’espace d’un an les souvenirs de Bob Maloubier, Agent secret de Churchill, ceux d’Anne-Marie Walters, Parachutée au clair de lune, ainsi qu’un roman du Suisse Joël Dicker, Les Derniers Jours de nos pères.

28Force est toutefois de constater, lorsqu’on recense la bibliographie des cinquante années d’après guerre, qu’aucun des ouvrages anglais de référence ou de synthèse sur le soe n’avait eu de traduction française. Marginal par rapport au soe, le remarquable ouvrage du pilote Hugh Verity, Nous atterrissions de nuit, a bénéficié depuis 1978 de cinq éditions à la faveur de son sensationnalisme ; la somme de Brooks Richards, Secret Flotillas, relation exhaustive des liaisons clandestines par mer avec la France, a bénéficié par chance d’une traduction en 2001, mais dépourvue d’index, de très faible diffusion et qui est passée presque inaperçue. Henri Noguères, dans les cinq volumes de son Histoire de la Résistance parus de 1967 à 1981, avait largement pillé Foot, mais qui a lu ce monument ? De rares mémoires d’agents du soe, Pierre de Vomécourt, George Langelaan, Peter Churchill, Nancy Wake, George Millar, ont été traduits. Parmi eux, seul Yeo-Thomas est relativement connu grâce au film documentaire The White Rabbit (1967) et à son amitié pour Brossolette. Ce qui a fait florès, ce sont des récits à sensation d’agents doubles ou triples comme Mathilde Carré J’étais la chatte, héroïne de plusieurs feuilletons, un film récent qui va d’outrances en invraisemblances, Femmes de l’ombre, et une cascade d’ouvrages dénonçant la perfidie d’Albion dans la chute du réseau Prosper.

29Non seulement l’importance de la contribution britannique à la Résistance française – et plus généralement à la libération de la France – est restée peu connue, à demi occultée, mais il semble qu’elle se soit, au cours des années, érodée dans la mémoire nationale. Un sondage fait pour la revue L’Histoire en 1983, peu avant le quarantième anniversaire de la Libération, avait posé la question suivante : « La libération de la France est due aux efforts conjugués de plusieurs forces luttant contre le nazisme. Laquelle vous semble avoir été la plus déterminante ? » 40 %, ont répondu les Américains, 34 % les Français, tant Français Libres que maquisards, 6 % les Soviétiques et 4 % seulement les Anglais. Le bagage mental du Français moyen, familier de la télévision, se limite, quant à la contribution britannique à la Résistance, à quelques stéréotypes : les quatre notes beethovéniennes de l’indicatif de la bbc, le largage de containers suspendus à leurs parachutes ou l’atterrissage furtif d’un Lysander. Malgré le dévouement de la Fédération des anciens des réseaux Buckmaster, Libre Résistance, c’est seulement au niveau local que le souvenir de quelques-uns des grands organisateurs et saboteurs de la section F du soe est resté vivace et périodiquement entretenu, comme à Lille, en Franche-Comté ou en Aquitaine.

30Ce détachement du passé, les pouvoirs publics français eux-mêmes n’y ont pas toujours échappé ces dernières années encore. Le 8 mai 2011, les Britanniques et les anciens des « réseaux Buck » avaient tenu à célébrer avec éclat à Valençay, dans l’Indre, le vingtième anniversaire de l’inauguration du monument à la mémoire des 104 agents de la section F du soe abattus ou exécutés par les Allemands ou morts en déportation ; la princesse Ann présidait la cérémonie, accompagnée d’un fort contingent de vétérans couverts de décorations, au premier rang desquels Michael Foot et le Wing Commander Ratcliff, le dernier commandant de l’escadron 161 responsable des parachutages et atterrissages clandestins. J’ai scrupule à écrire que le gouvernement français était représenté par le préfet et que seule parmi les médias l’édition locale de La Nouvelle République de Tours en a publié le compte rendu.

31Plus récemment, le 7 décembre 2012, était célébré à Bordeaux, en présence de l’ambassadeur de Grande-Bretagne et de la colonie britan nique en Aquitaine, le soixante-dixième anniversaire de l’opération Frankton, une des opérations individuelles les plus audacieuses de la guerre : au début de décembre 1942, dix militaires anglais, débarqués d’un sous-marin dans l’Océan près du Verdon avaient, en cinq nuits, tenté de remonter en kayak la Gironde sur plus de cent kilomètres, pour venir faire exploser trois navires allemands en plein Bordeaux face au quai des Chartrons. Quatre seulement étaient parvenus au but, et deux seulement avaient réussi à regagner l’Angleterre, les six autres ayant été noyés ou fusillés. Les autorités françaises étaient représentées par la sous-préfète de Lesparre-Médoc et il semble que le mémorial aux héros de Frankton qui sera érigé au printemps 2014 aura été financé à 99 % par des Bri tanniques.

32Pourquoi cette ignorance, cette distance, à moins qu’on ne puisse parler d’une sorte de refoulement ? Quand j’ai posé la question à Michael Foot quelques semaines avant sa mort : « Souvenez-vous que nos deux pays ont été ennemis pendant des siècles », m’a-t-il répondu.

33Plus récemment, la politique britannique d’insularité dans le cadre de la nouvelle Europe et la mondialisation de la langue anglaise, ressentie par certains Français comme un second Waterloo, auraient-elles estompé la solidarité de voisinage et la fraternité d’armes ?

Une vérité à établir

34Sans exclure totalement le poids d’une tradition mémorielle complexe, on se référera à des causes plus directes. L’une des premières remonte à la période de guerre. Ce fut la méfiance de De Gaulle à l’égard de toute espèce de service secret, recours nécessaire, selon lui, mais impur et toujours suspect. Sa méfiance envers les services secrets britanniques fut aggravée par les frictions entre le bcra et le soe. Acharné comme il l’était, comme nous l’étions tous autour de lui, à affirmer les droits de la France Libre et à dénoncer toute atteinte à la souveraineté nationale, ces frictions ont alourdi le contentieux franco-britannique. Il s’en est expliqué dans ses Mémoires : « Certes les Britanniques comprenaient quels avantages pouvaient procurer les concours fournis par des Français, écrit-il, mais ce que recherchaient surtout les organes anglais intéressés, c’étaient les concours directs. Une véritable concurrence s’engagea donc aussitôt : nous-mêmes invoquant, auprès des Français, l’obligation légale de ne pas s’incorporer dans un service étranger ; les Anglais utilisant leurs moyens pour tâcher de se procurer des agents, puis des réseaux à eux. » Le fait est qu’il n’a jamais admis l’existence de réseaux d’action purement britanniques. Les relations des deux services furent d’autant plus mal ressenties que le soe, soucieux d’efficacité militaire, ne recula pas devant les coups fourrés, n’hésita pas à débaucher sur le terrain des agents du bcra ou à soutenir dans la clandestinité des formations antigaullistes comme le réseau Carte et fit mine, dans l’été 1943, après la disparition du général Delestraint et de Jean Moulin, de vouloir prendre la direction de toute la résistance militaire.

35La coopération compétitive dissimulait mal une tutelle qui fut jugée plus d’une fois insupportable.

36Enfin, les maquis liés plus ou moins directement aux Britanniques eurent la priorité en matière de livraison d’armes : à la Libération, ils avaient reçu la moitié du total des armes parachutées. On s’étonnera moins qu’en septembre 1944 de Gaulle, faisant une tournée dans le Sud-Ouest et tout à son obsession de restaurer l’État, se soit indigné que des officiers du soe, organisateurs ou assistants de maquis et promus représentants régionaux de l’état-major interallié, aient semblé afficher une autorité sur des formations militaires françaises et qu’il ait enjoint à deux des plus efficaces, George Starr à Toulouse et Roger Landes à Bordeaux, de quitter la France sans délai.

37On ajoutera que l’historiographie française d’après guerre a présenté le soe sous un jour globalement peu favorable. Avant la parution des Mémoires de guerre de De Gaulle, les deux témoins majeurs du mouvement français libre, Jacques Soustelle dans Envers et contre tout (1947-1950) et le colonel Passy dans ses Mémoires (1947-1951), tout en reconnaissant que l’action de la France Libre vers le pays occupé avait dépendu des Britanniques sur le plan matériel, avaient retenu avant tout des relations entre le bcra et le soe les contraintes imposées et la tutelle tenue pour abusive. Les ouvrages de Soustelle et de Passy et les Mémoires de guerre ont ainsi été, quarante années durant, les sources dominantes de la représentation mentale qu’ont pu se faire les Français de la coopération franco-britannique dans l’action clandestine.

38Faut-il au surplus rappeler que le climat dans lequel s’était élaborée dans les années d’après guerre la mémoire française de la Résistance avait contribué à retenir de celle-ci une vision avant tout franco-française ? Toutes les formes du patriotisme ont alors convergé pour valoriser les réussites purement nationales dont le pays pouvait s’enorgueillir, l’action des mouvements, le rayonnement de la presse clandestine, le programme du cnr, le sursaut national de l’été 1944 et la contribution indifférenciée des maquis à la Libération, quel que fût leur rattachement. Pendant trente ans, gaullistes et communistes, bien que se disputant la primauté mémorielle et ayant des buts politiques opposés, se sont rejoints pour accréditer le mythe d’une France résistante se libérant largement par elle-même. Le colonel Buckmaster allait jusqu’à écrire, non sans excès, en 1952 : « Si quelqu’un a combattu et est peut-être mort en compagnie d’officiers britanniques, c’est aujourd’hui considéré comme presque impardonnable. »

39Dans la phase qui suivit, ni les dossiers du soe en Angleterre ni ceux du bcra recueillis par les Archives nationales n’étaient accessibles aux historiens. Lorsqu’au début des années 1990 j’ai entrepris d’écrire une histoire de la France Libre, c’est par faveur que j’y ai accédé à la condition de demander dossier par dossier l’autorisation de consultation au ministre de la Défense. Jusqu’à la publication en 2006 du Dictionnaire de la Résistance, de la traduction en 2008 du livre de Michael Foot, de l’étude magistrale de Sébastien Albertelli sur Les Services secrets du général de Gaulle (2009) et, tout récemment, du film que j’ai réalisé avec Laurène L’Allinec, Des Anglais dans la Résistance, Une guerre irrégulière, la contribution britannique n’avait été analysée par les historiens français que ponctuellement, dans le cadre de recherches locales ou régionales.

40Un pays ne s’honore pas en esquivant sa vérité. Ce n’est ni diminuer ni démystifier la Résistance française, comme le veulent aujourd’hui certains, que de redonner sa place à l’apport britannique. Il importe de le dire : sans la bbc, sans les parachutages et atterrissages clandestins et sans le rôle du soe, ni l’action en France des services secrets du général de Gaulle, ni la Résistance française, ni l’« insurrection nationale » n’auraient pu être ce qu’elles ont été.


Date de mise en ligne : 21/11/2013

https://doi.org/10.3917/deba.177.0163

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