Placer sa propre vie sur l’établi de l’historien et la façonner, comme n’importe quel autre matériau d’histoire, pour en faire le récit ? D’évidence, le projet embarrassa Georges Duby. Le texte qu’il confia à Pierre Nora, publié en 1987 dans ses Essais d’ego-histoire sous le titre « Le plaisir de l’historien », se ressent de la peine qu’il prit à l’écrire. Son début, en tout cas, s’attarde en faux départs, mettant en scène des hésitations quant à la forme qu’il devait prendre. La citation de Claude Simon mise en exergue jette d’emblée la suspicion sur l’artifice de « tout récit des événements faits après coup ». Puis vient un paragraphe en italique où Georges Duby commence à parler de lui à la troisième personne. On comprend immédiatement ensuite que ce passage doit être reçu comme le rescapé d’un état antérieur du texte : « Longtemps – à vrai dire jusqu’à cet instant où j’entreprends la rédaction définitive –, mon projet fut d’écrire à la troisième personne, dans le dessein de mieux garder mes distances. J’ai renoncé, craignant de sembler affecté. Je reste du moins décidé à tenir l’écart. »On pourrait croire qu’il ne s’agit là que d’une pose littéraire, feignant le repentir pour mieux assurer ses choix stylistiques. Il n’en est rien. Les archives du « fonds Georges Duby » déposées à l’imec révèlent l’existence de cet avant-texte, achevé mais abandonné. On y trouve en effet une chemise grise intitulée « Ego histoire I » où fut classée et conservée cette première version datée de mai 1983. Elle s’inscrit dans un dossier génétique où l’on reconnaît les principales étapes de la fabrique textuelle de l’historien : plans détaillés, brouillons manuscrits, mise au net par une dactylographie, elle-même corrigée en plusieurs campagnes d’écriture, et qui sert généralement à établir un second tapuscri…