Notes
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[1]
Lafcadio Hearn, « In a Japanese Garden », Glimpses of Unfamiliar Japan, Tuttle, 1976, p. 346.
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[2]
Jacques Gernet, « Modernité de Wang Fuzhi », in La Pensée en Chine aujourd’hui (sous la dir. d’Anne Cheng), Paris, Gallimard, « Folio essais », 2007, p. 21.
Pierre-François Souyri, ancien directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo, est professeur à l’université de Genève. Il vient de publier une Nouvelle Histoire du Japon (Paris, Perrin, 2009). -
[3]
Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, nouv. éd. augmentée, postface de 1994, Paris, Éd. du Seuil, p. 360.
-
[4]
Serge Latouche (sous la dir. de), L’Économie dévoilée. Du budget familial aux contraintes planétaires, Paris, Autrement, 1995, p. 195.
-
[5]
Jack Goody, L’Orient en Occident, Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 11.
-
[6]
Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Allia, 2006, p. 82.
-
[7]
Une version plus sophistiquée de ce discours fut produite dans les années 1960 dans le cadre d’une série publiée par Princeton University, « Studies in the Modernization of Japan », regroupant les grands noms de la japonologie américaine de l’époque, Ronald Philip Dore, Marius B. Jansen, William W. Lockwood, John W. Hall, etc. Pour une critique par les sociologues japonais de cette théorie de la modernisation, voir Tsurumi Kazuko, Ichii Saburô, Shisô no bôken, shakai to henka no atarashii paradaimu (Les aventures de la pensée : la société et les nouveaux paradigmes du changement), Tokyo, Chikuma shobô, 1974 (N.B. Tous les livres japonais cités ici ont été publiés à Tokyo).
-
[8]
Carol Gluck, « Re-présenter Meiji », in La Nation en marche. Études sur le Japon impérial de Meiji (sous la dir. de Jean-Jacques Tschudin et Claude Hamon), Arles, Philippe Picquier, 1999.
-
[9]
Publié en novembre 1890, ce rescrit impérial est l’un des principaux supports du culte rendu à la personne impériale.
-
[10]
Tominaga Ken’ichi, Kindaika no riron, Kindaika ni okeru seiyô to tôyô (Théorie de la modernisation. La moder nisation en Occident et en Orient), Kôdansha gakujutsu bunko, 1996, p. 33 sq.
-
[11]
Cité par C. Gluck, « Re-présenter Meiji », art. cité.
-
[12]
Rescrit impérial aux jeunes conscrits (1872).
-
[13]
Tôyama Shigeki, Fujiwara Akira, Imai Sei’ichi, Shôwashi (Histoire de Shôwa), édition révisée, Iwanami shinsho, 1959.
-
[14]
Voir Nagahara Keiji, 20 seiki no Nihon no rekishigaku (L’histoire japonaise au xxe siècle), Yoshikawa kôbunkan, 2003, p. 153 sq.
-
[15]
Cité par Nagahara K., ibid., pp. 209-210.
-
[16]
Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, Paris, La Découverte, 1989, p. 104. La Russie, de ce point de vue, constitue un cas d’école. Obsédé par le « retard » du capitalisme russe, Lénine invente une pratique politique nouvelle dans le mouvement socialiste, celle du parti d’avant-garde. Le bolchevisme devient capable de faire accoucher la révolution contre l’histoire en quelque sorte. La même idée conduit Atatürk à réagir contre le « retard » turc.
-
[17]
Inoue Kiyoshi, Nihon gendai shi 1, Meiji ishin (Histoire du Japon contemporain, tome 1, la restauration impériale), Tôkyô daigaku shuppankai, 1956.
-
[18]
Maruyama Masao, Nihon seiji shisôshi kenkyû (Recherches sur l’histoire de la pensée politique au Japon), Tôkyô daigaku shuppankai, rééd. 1962, postface p. 7.
-
[19]
Par exemple, Nishiyama Matsunosuke, Edo chônin no kenkyû (Recherches sur les citadins d’Edo), Yoshikawa kôbunkan, 1972 ; Takeuchi Makoto, Taikei Nihon no rekishi 10, Edo to Ôsaka (série Histoire du Japon, vol. 10, Edo et Ôsaka), Shogakkan, 1989 ; voir également Tanaka Yûko, Edo ha nettowaaku (Edo est un réseau), Heibonsha, 1993.
-
[20]
Augustin Berque, « J’en ai rêvé, c’était Tokyo. Prémices d’un fantasme collectif », Annales (Histoire, sciences sociales), mai-juin 1994.
-
[21]
Karatani Kôjin, Hihyô to posuto.modan (La critique et le post-moderne), Fukutake bunkô, 1989.
-
[22]
Carol Gluck, « The Invention of Edo », in Stephen Vlastos (éd.), Mirror of Modernity, Invented Traditions of Modern Japan, University of California Press, Berkeley, 1998, p. 263.
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[23]
Takashi Fujitani, Splendid Monarchy, Power and Pageantry in Modern Japan, Berkeley et Los Angeles, Univer sity of California Press, 1998 ; Taki Kôji, Tennô no shôzô (Les portraits de l’empereur), Iwanami shinsho, 1988 ; Yoshimi Shun’ya, « Les rituels politiques du Japon moderne : tournées impériale et stratégies du regard dans le Japon de Meiji », Annales (Histoire, sciences sociales), mars-avril 1995.
1À la fin du xixe siècle, un Gréco-Irlandais, Lafcadio Hearn, s’installa au Japon et entreprit d’en raconter les contes et les légendes, d’en décrire les jardins. Il écrivait : « Il faut apprendre à comprendre [1]. » Le problème que nous posent les sociétés d’Extrême-Orient, et singulièrement le Japon, n’est en effet pas seulement cognitif. Il réside dans la capacité ou non que nous avons à intégrer dans nos réflexions, nos modes de compréhension, voire dans nos comportements, la réalité sociale et intellectuelle de ces sociétés. L’Extrême-Orient ne nous intéresse que pour autant qu’il correspond à nos modes passagères ou à nos lubies. Dans les années 1960, la Chine maoïste pouvait fasciner ou épouvanter. Dans les années 1980, plus personne ne s’intéressait à une Chine considérée comme dépassée, mais les responsables occidentaux venaient volontiers chercher au Japon « les secrets d’une croissance harmonieuse » et voir ce pays « inventer le xxie siècle ». Dans les années 2000, les mêmes font le pèlerinage de nouveau à Shanghai pour y découvrir une nouvelle Chine fabuleuse avec ses marchés en expansion permanente et le Japon semble à son tour passé de mode.
2L’Occident n’admet l’altérité que dans la mesure où celle-ci fonctionne dans son imaginaire comme altérité totale, absolue. Il la construit alors comme « intemporelle », « immobile ». Bref, il en récuse l’histoire. Et quand il ne comprend plus, il la rejette, la tenant pour dépourvue d’intérêt. Comme l’écrit Jacques Gernet : « Oubliant volontiers que l’histoire de notre civilisation nous a façonnés, nous nous croyons naturellement aptes à juger de modes de pensée différents des nôtres. Mais n’y trouvant pas ce qui nous est familier, nous les estimons le plus souvent sans grand intérêt [2]. » Dès que des pays asiatiques ou des cultures nées en Orient se rapprochent de notre univers, qu’ils lui contestent certaines de ses prérogatives, nous peinons à en admettre la réalité. Pour Edward Said, l’Occident « présuppose une réalité orientale permanente et une essence occidentale non moins permanente, qui contemple l’Orient de loin, et pour ainsi dire de haut [3] ».
3Il ne s’agit pas d’opposer ici une tradition supposée intangible à une modernité nécessairement de façade, mais de montrer que le processus identifié comme modernisation a toujours, dans le cas japonais du moins, joué sur des influences multiples, empruntant tour à tour à l’Occident, mais aussi – et c’est moins connu – à la Chine ou à des savoirs de nature endogène. Ces influences multiples sont réinterprétées, réinventées, modulées selon des agencements singuliers. Toute l’histoire de ce pays depuis un siècle et demi nous invite à penser que des formes spécifiques de la modernité sont nées ici, avec leurs dimensions propres, hybrides et hétérogènes, et qu’elles s’exportent aussi parfois. Si nous peinons à admettre ce paradoxe apparent, c’est parce que nous ne pouvons évacuer de nos schémas mentaux cette idée simple : nous ne sommes pas les dépositaires uniques de la modernité ; celle-ci n’a pas été inventée une fois pour toutes par les Européens. D’autres formes de modernité se sont manifestées ailleurs en Asie, et singulièrement au Japon.
4Il faut donc tenter de décentrer nos approches en cessant de considérer le monde avec des lunettes occidentalo-centriques qui nous donnent l’illusion d’un univers qui tournerait autour de nous-mêmes. Il faut « décoloniser notre imaginaire », comme l’écrit Serge Latouche [4]. Car en contestant notre monopole de la modernité, en se construisant finalement très tôt comme une modernité non occidentale, le Japon nous oblige à nous repositionner. De ce point de vue, le Japon fonctionne comme un « dépays », pour reprendre l’expression du cinéaste Chris Marker, en ce sens qu’il nous dépayse et nous déstabilise, jamais là où l’on attend, qu’il nous oblige à reformuler nos questionnements, qu’il déplace nos catégories de pensée. Voir l’histoire du dernier siècle depuis le Japon, par exemple, nous conduit à d’autres perceptions du monde. Le caractère contingent de notre modernité, voilà sans doute ce que l’histoire récente du Japon (et celles aujourd’hui de la Corée ou de la Chine) nous permet d’entrevoir.
5*
6À la fois émule et rivale de l’Occident, la modernité asiatique est singulière, différente et provoque en nous un vacillement des repères. Elle questionne nos certitudes. D’autant que cette expérience japonaise que l’on pensait encore il y a une trentaine d’années comme unique, exceptionnelle, apparaît au début du xxie siècle pour ce qu’elle est sans doute, l’avant-garde – certes en avance – d’un processus de modernisation qui ne touche pas seulement l’archipel mais la région tout entière.
7Mais il ne s’agit pas pour autant de construire un Occident dans une opposition dichotomique à un Orient qui fonctionnerait comme son contraire. Comme le dit Jack Goody, « il est nécessaire de considérer les écarts qui ont pu se développer au fil du temps entre l’Orient et l’Occident et non les différences de nature qui les sépareraient dès le départ [5] ». Jean-François Billeter le dit autrement à propos de la Chine : « Lorsque l’on pose a priori la différence, on perd de vue le fonds commun. Quand on part du fonds commun, les différences apparaissent d’elles-mêmes [6]. »
8Dans le cas européen, la modernisation est associée à des phénomènes nés à la fin du Moyen Âge : Renaissance, réformes religieuses, ère des grandes découvertes. Une proto-mondialisation en quelque sorte, vieille de cinq siècles. Dans le cas de l’Extrême-Orient, la modernisation n’est évidemment pas si ancienne. Dans le cas japonais, depuis Meiji, on a cherché à s’inspirer de la civilisation occidentale pour moderniser et industrialiser, et les Japonais ont cherché en partie à s’identifier aux Occidentaux, mais ils ont eux-mêmes réagi à cette identification en refusant l’assimilation à l’Occident. Cette « révolte contre l’Occident » a pu prendre la forme du nationalisme culturel, le nipponisme, mais elle peut s’exprimer aussi dans bien d’autres figures dont quelques-unes ne sont pas nécessairement les plus attendues. Qui pourrait imaginer qu’au Japon la lutte contre la destruction de la nature par le système industriel puisse s’inspirer du bouddhisme, que le féminisme puisse puiser certaines de ses références dans le shintô ou que le socialisme puisse s’inspirer de formes de pensée très confucéennes ? Mais « s’inspirer de » signifie ici (comme ailleurs) un bricolage idéologique permanent et souvent contradictoire, lié à des pratiques qui tentent de trouver leur légitimation dans des discours dont certains viennent de loin. La pensée japonaise comme la pensée chinoise ne s’inscrivent jamais dans on ne sait quelle immobilité, intangibilité, et sont l’objet – en tout cas au Japon – de réappropriations multiples à usages divers.
9Peut-on être moderne sans être occidental ? La modernité était, croyait-on en Occident, la forme particulière prise par le développement des sociétés occidentales depuis le xvie siècle. Or l’histoire récente nous montre qu’elle est au contraire l’aspect particulier d’un phénomène mondial, global. Elle suggère que, très tôt dans l’histoire de l’Asie, des mécanismes, des dynamiques sont à l’œuvre qui structurent les formes politiques ou sociales au-delà des différences culturelles, mettant en jeu une similitude de comportements ou d’attitudes.
10L’archipel japonais entre le xviiie et le xxe siècle connaît un phénomène de « modernisation » de la société. Dans un grand nombre d’ouvrages de vulgarisation, ce processus, décrit souvent comme traumatique, oppose l’ancien au nouveau, le traditionnel au moderne et s’organise en deux temps, autour de deux fractures chronologiques principales, l’année 1868, d’abord, marquée par la « restauration impériale », puis 1945, marquée par la défaite du Japon militariste et la démocratisation de la société sous influence américaine.
11Avant 1868, le pouvoir effectif au Japon est détenu par les shogun de la dynastie Tokugawa. Le pays connaît alors un « Ancien Régime » dominé par la figure sociale du guerrier. Le régime assure pour plusieurs siècles un équilibre politique entre une monarchie toute-puissante, celle des shogun, et des grands seigneurs vassalisés ou tenus à distance, qui débouche sur une paix de plusieurs siècles, la Pax Tokugawa. L’arrivée des navires américains en 1853 rompt cet équilibre interne. Après 1868 et la restauration impériale se dessine une société nouvelle, marquée par des réformes politiques majeures, l’ouverture aux Lumières et aux techniques importées d’Occident. Le Japon entre, semble-t-il, dans le temps de la modernité.
12La sanction terrible de la défaite en 1945 marquée par les bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki a pu alors être comprise comme un arrêt brutal porté à ces « dérives ». Imposé par le vainqueur américain, le nouvel ordre permit la remise du Japon sur d’autres rails, ceux d’une modernité plus démocratique et pacifique, voulue par un occupant éclairé. Par deux fois, sous l’impact de l’Occident et plus particulièrement de l’Amérique, le Japon aurait donc évolué « dans le bon sens », celui d’une rupture avec son passé et d’une entrée dans une modernité occidentale subie puis adoptée [7].
13*
14Cette représentation de l’histoire récente du Japon, souvent communément admise en Occident, correspond-elle à une quelconque réalité ? Ce discours si fréquemment entendu au point qu’il en est devenu une vulgate des représentations occidentales du Japon a été en fait mis en place vers 1950, quand les autorités américaines occupant le pays étaient soucieuses de reconstituer un Japon économiquement fort mais politiquement faible, qui se rangeait dans le camp du « monde libre » face aux menaces communistes. En montrant que les États-Unis avaient par deux fois rectifié les « dérives », féodales et obscurantistes, puis militaristes et totalitaires, cette vision de l’histoire justifiait la victoire américaine, l’occupation puis la réussite économique du Japon. Un demi-siècle plus tard, nous vivons en Occident toujours pour l’essentiel sous ce paradigme dominant.
15Le travail de recherche mené par les historiens – notamment japonais – oblige évidemment à nuancer considérablement ce historical narrative, ce discours de l’histoire. La restauration impériale en 1868 puis l’occupation américaine qui suit la défaite de 1945 s’accompagnent certes de changements politiques et institutionnels majeurs. Mais n’y avait-il pas des embryons de modernité à l’époque d’Edo ou, du moins, des processus historiques à l’œuvre qui pourraient expliquer une modernisation aussi rapide ? Les historiens de l’économie ont identifié en Europe occidentale des tendances de ce type qu’ils dénomment proto-modernisation ou proto-industrialisation. N’y aurait-il pas eu des phénomènes du même ordre, sinon de même ampleur, dans la société des Tokugawa ?
16De même, le succès des réformes décrétées dans l’après-guerre, depuis la réforme agraire jusqu’à la démocratisation des pratiques politiques en passant par le droit de vote accordé aux femmes, ne peut-il pas s’expliquer d’abord par le lent processus interne de maturation politique entrepris par la société japonaise dès les années 1870, scandé par l’offensive démocratique populaire des années 1880 puis par la période de « démocratie Taishô » des années 1915-1925, caractérisée par la poussée politique des classes moyennes, la montée en puissance du mouvement ouvrier et la radicalité du mouvement féministe ? Le fanatisme d’un peuple ivre de victoires pendant la guerre tranche étrangement avec l’attitude plutôt responsable et modérée des années suivantes…
17En d’autres termes, le retour à l’histoire des phénomènes politiques, sociaux et culturels pris sur la longue durée ne permet-il pas de mieux comprendre les succès de la modernisation économique et de la démocratisation politique du Japon moderne ? Ou, pour le dire autrement, ces phénomènes ne renvoient-ils pas à autre chose qu’à l’intelligence supposée des dirigeants japonais des années 1868 et suivantes, ou à la clairvoyance du grand Quartier général américain pendant les années d’occupation ? A contrario, les recettes de réformes démocratiques appliquées sans discernement à d’autres pays et à d’autres périodes ne sont pas des gages de réussite : le Japon de septembre 1945 n’est décidément pas l’Irak du printemps 2003….
18Est-il si sûr que le Japon bascule dans une nouvelle société dès 1868 et les années qui suivent ? Dans bien des secteurs, cette « nouvelle » société paraît encore archaïque. N’y aurait-il pas une déformation de nos représentations liées sans doute au poids de l’histoire politique qui donne trop souvent le ton général ? Les formes extérieures et apparentes de l’appareil d’État sont trop souvent elles aussi considérées comme le critère déterminant et parfois unique du changement. On privilégie à l’excès les changements et on minimise les continuités. Le basculement du Japon dans la modernité n’est-il pas en réalité plus tardif ? Carol Gluck, l’historienne américaine du Japon de Meiji, évoque des « éléments rétro Tokugawa » dans le Japon des années 1870-1880 [8]. Après tout, explique-t-elle, ni les modes de production, ni les rythmes de la vie quotidienne, ni les pratiques et les croyances populaires n’ont changé du jour au lendemain.
19Un autre basculement est en effet à souligner, celui qui intervient à la fin du xixe siècle. Il est lié à divers événements de poids : la mise en place d’une monarchie constitutionnelle en 1889-1890, la première expérience coloniale moderne à Taïwan après une guerre victorieuse contre la Chine en 1895, la révision des « traités inégaux » à partir de 1899, la révolution industrielle perceptible vers 1900 dans le secteur de l’industrie lourde, enfin, en 1905, une victoire militaire décisive contre la Russie, l’une des grandes puissances occidentales, à la stupéfaction générale des observateurs de l’époque, modifient la donne de fond en comble. Si l’on ajoute que c’est au cours des années 1890-1905 que se mettent en place certains grands dispositifs idéologiques comme le Rescrit sur l’éducation [9], l’organisation du système des manuels scolaires, la naissance d’une littérature nationale, les premières lois sur la préservation du patrimoine culturel, la révision du code de la famille, on peut se demander si cette période ne constitue pas une charnière temporelle qui relativise nettement les grandes réformes des premières années de Meiji et qui permet l’affirmation définitive du nouvel État-nation japonais. Certains historiens japonais voient l’empreinte de la société d’Edo encore très forte dans le Japon des vingt premières années de Meiji. La tendance parmi les historiens d’aujourd’hui serait plutôt à se représenter la marche à la modernisation comme une série de glissements progressifs opérés au cours du xixe siècle plutôt que comme une rupture ou un basculement global.
20*
21Mais encore faudrait-il se mettre d’accord sur ce que l’on entend vraiment par « moderne », « modernisation » ou « modernité ». La modernité en marche, c’est en effet la combinaison de plusieurs facteurs dépendant de sphères diverses : une montée en puissance de l’économie industrielle, bien sûr, mais aussi de nouvelles formes de contrôle social, des formes de spécialisation régionale liées à une agriculture de plus en plus tournée vers le marché, des formes de rationalité parmi les élites qui relèvent du « désenchantement du monde » cher à Max Weber et à Marcel Gauchet, l’investissement dans l’éducation des enfants et la montée du niveau éducatif moyen, etc. Les historiens orientalistes américains des années 1950-1960 comme John Whitney Hall ou Edwin O. Reischauer, s’inspirant des travaux de Walt W. Rostow, ont une idée de la modernisation qui correspond en gros à celle du progrès, c’est-à-dire à une structure fondée sur le triptyque industrialisation + centralisation et unification administrative + démocratisation. Le sociologue Tominaga Ken’ichi la découpe assez classiquement en quatre éléments : un aspect technique et industriel (révolution des transports et des communications, révolutions industrielles successives du charbon puis du pétrole, puis de l’électronique, essor du capitalisme, essor massif d’une économie d’échanges et de marché), un aspect politique (évolution du droit coutumier vers le droit « moderne », révolutions bourgeoises, naissance des États-nations), un aspect social (avec le passage de la famille élargie à la famille nucléaire, naissance d’une société de classes et d’organisations fonctionnelles, passage d’une société fondée sur la communauté rurale à une société urbaine plus atomisée, diffusion d’un enseignement public plus large), enfin un aspect culturel (passage d’une pensée religieuse et métaphysique à une pensée positiviste, rationnelle et scientifique). La modernisation, dit-il, c’est la tendance des sociétés à avancer dans des temporalités voisines, à des rythmes voisins, vers l’ensemble de ces objectifs et en même temps. Mais il admet que ce processus est nécessairement non linéaire, contradictoire et souvent créateur de destructions, voire de reculs [10].
22Nul doute que la période 1868-1873 renvoie à une série de réformes qui, ensemble, constituent un acte fondateur : avec l’abolition des fiefs et des statuts sociaux anciens, elles marquent la fin du régime des guerriers redéfini dans ses principales composantes au tout début du xviie siècle, la mise en place d’un État centralisé reposant sur une administration unifiée, la création d’une armée de conscrits, d’une école obligatoire, tandis que l’ouverture du pays aux étrangers devient politique officielle après des siècles de fermeture. Toutes ces mesures d’envergure ont bien été comprises sur le moment comme des réformes essentielles. Réformes, politique d’ouverture du pays, intérêt pour les Lumières et les techniques occidentales, tout indique que le pays s’engage, marche vers un objectif, un idéal. Les slogans officiels sont clairs : faire du pays une nation riche dotée d’une armée forte (fukoku kyôhei), encourager et promouvoir l’industrie (shokusan kôgyô), adopter les techniques occidentales sans perdre son âme japonaise (wakon yôsai). C’est bien le thème de la rupture, de la marche en avant qui structure les discours dominants de l’époque. On privilégie les transformations, on minimise les continuités. À la fin des années 1880, le journaliste Tokutomi Sohô évoque « le spectacle grandiose » de la rupture de Meiji [11], dont l’empereur lui-même disait que c’était « l’événement le plus important des mille dernières années de l’histoire du Japon [12] ».
23Pourtant l’idée que cette rupture n’est que partielle, que cette révolution reste inachevée est, à vrai dire, présente très tôt, dès les années 1870. On la voit poindre chez un intellectuel comme Fukuzawa Yukichi ou chez ses amis de la Société de l’an VI de Meiji qui pensent que ce sont les esprits, les mentalités qu’il faut radicalement changer, pour « cesser d’être un peuple d’esclaves », écrit Nishi Amane. Fukuzawa voit dans l’éducation du peuple et l’accès à la culture les seules garanties de la réussite de l’expérience. Quelques années plus tard, au début des années 1880, les partisans de la liberté et des droits du peuple critiquent un régime qui ne fonctionne sur aucune autre légitimité que la force – après tout, Meiji n’est que le produit d’un coup d’État – et réclament l’instauration d’un régime constitutionnel garantissant les droits du peuple.
24Les historiens marxistes – dont on ne dira jamais assez l’importance qu’ils jouèrent dans la structuration des représentations historiques au cours du demi-siècle qui va des années 1920 aux années 1970 – reprennent l’idée d’une rupture insuffisante et discutent à l’infini sur le caractère de la restauration Meiji : naissance d’une monarchie absolue semi-féodale ou révolution bourgeoise ? Dans les années 1950, le grand historien marxiste Tôyama Shigeki pense que le Japon est resté après 1868 un pays arriéré qui s’est laissé entraîner dans l’aventure militariste parce que Meiji est une révolution bourgeoise inachevée, que la rupture avec l’« Ancien Régime » a été insuffisante et il regrette l’absence d’un mouvement de masse, du type de celui qu’a connu la France en 1789 ou l’Europe en 1848. La déroute des cliques militaristes sous les coups de l’armée américaine en 1945 pose les fondements d’une seconde vague de réformes démocratiques soutenues par le peuple japonais qui permet l’éclosion sans entraves d’un système capitaliste, conçu comme l’étape nécessaire à franchir avant la réalisation à venir du socialisme [13].
25Les marxistes ne sont pourtant pas les seuls à défendre au milieu du xxe siècle cette idée d’une modernité inachevée, immature, voire « tordue » par les éléments féodaux qui subsistent dans le pays jusqu’au xxe siècle. Le groupe des « modernistes » de l’après-guerre parmi lesquels un historien de l’économie comme Ôtsuka Hisao ou encore Maruyama Masao, le philosophe de l’histoire des idées politiques au Japon, ne propose pas une vision très différente. Tous insistent sur la question des particularités de la modernité japonaise, perçue comme insuffisante. En même temps, ils estiment que la « vraie modernité » introduite par les réformes certes imposées par les Américains après guerre, mais accueillies avec joie et souhaitées par la nation, a changé la donne. L’émergence d’une modernité plus épanouie dans le Japon d’après guerre va enfin permettre au pays d’entrer de plain-pied dans un monde dégagé des contraintes pesantes d’un conservatisme passéiste et, pour tout dire, à moitié féodal [14]. Maruyama Masao évoque à ce propos « la seconde ouverture du pays ».
26Irokawa Daikichi soutient lui aussi, à la fin des années 1960, que l’échec relatif de l’individu et de la démocratie au milieu des années 1880 a « tordu » le cours du développement du capitalisme et du nationalisme au Japon, laissant le champ libre à cette construction idéologique étonnante qui prend forme au tournant du xixe et du xxe siècle et qui s’appelle le « système impérial », conçu comme « une structure spirituelle et mentale » [15]. De ce point de vue, le Japon n’est sans doute pas original. Serge Latouche fait remarquer que « dès que l’Occident a posé le Progrès comme pierre angulaire de la modernité, tous les pays victimes de sa présence […] se sont trouvés atteints par le mal incurable du retard [16] ».
27Dans ces conditions, comment s’expliquer le succès de la restauration impériale et des réformes qui suivent ? L’arrivée de Perry et des Américains en 1853-1854 constitue pour ces historiens un fait essentiel largement positif. Les étrangers ont obligé le gouvernement Tokugawa à ouvrir le pays, à s’adapter, à réformer, même partiellement. En imposant de nouvelles normes, les Occidentaux ont, en quelque sorte, donné le signal de réformes à l’origine de la crise politique qui va emporter le régime. Sur le plan économique, l’intégration du Japon au marché mondial accélère la mise en place d’un régime capitaliste moderne, tandis que le pays apprend vite l’usage nouveau qu’il est possible de faire des nouvelles techniques. Par ailleurs, la confrontation avec un univers occidental culturellement dominant déclenche en retour des préoccupations nationales ou nationalistes : la peur d’être une victime de l’Occident, d’être placé sous protectorat ou colonisé provoque un sentiment d’urgence, un sursaut qui accélère la formation d’un État-nation, seule réponse possible au défi occidental. C’est ce qu’explique en 1956 l’historien marxiste Inoue Kiyoshi dans son étude sur la restauration Meiji [17]. Parce qu’elle a contraint le pays à réagir et qu’elle a contribué à la naissance d’un sentiment national, l’arrivée des Occidentaux a « objectivement » ouvert les conditions d’une accélération de l’histoire qui a précipité le Japon dans la modernité. Les Japonais dormaient en quelque sorte. En frappant à la porte, les Occidentaux les font entrer dans l’histoire.
28Ainsi se met en place un cadre de références claires. La période des Tokugawa (1603-1867) paraît sombre, obscurantiste, immobiliste, dominée par la misère populaire, les émeutes et les révoltes sans espoir. Au contraire, l’ère Meiji (1868-1912) devient la période des « lumières », celle de la centralisation administrative, de la rationalisation de l’État, le moment où s’affirme une volonté de maîtriser les techniques nouvelles, de promouvoir une industrie moderne. Telle est l’idée force – évoquée très tôt par Fukuzawa Yukichi – sur laquelle est fondée une bonne part des représentations historiques de la modernisation japonaise au xxe siècle.
29Il faut ajouter que, dans le contexte de l’aprèsguerre et des années 1960, cette conception d’une modernisation partiellement réussie se double d’une autre idée : celle du caractère unique de la modernisation japonaise en Asie. Maruyama Masao formule très clairement la question dans un ouvrage paru en 1962 : « Pourquoi la Chine a-t-elle échoué dans sa tentative de modernisation et s’est-elle retrouvée à moitié colonisée alors que le Japon avec la restauration Meiji est devenu un État moderne, le premier et sans doute le seul en Asie [18] ? »
30Pourtant, avec l’émergence vers 1985 du Japon comme une puissance financière et industrielle mondiale, concurrente directe des ÉtatsUnis et de l’Europe, on assiste à une évolution progressive des manières de se représenter l’histoire, une inversion des signes. Comme si la montée en puissance économique du pays, l’idée qu’il n’est plus nécessaire au Japon de rattraper l’Occident puisqu’il en est désormais l’égal, contribuait à remodeler la conscience de l’histoire elle-même. Perçu en Occident parfois comme un modèle dont on vient étudier les méthodes de management et d’organisation du travail, le Japon prend de l’assurance, en quelque sorte. Et ce sont les Occidentaux eux-mêmes qui viennent désormais au Japon admirer les nouveautés audiovisuelles, informatiques ou robotiques qui seront dans les rayons de leurs supermarchés quelques années plus tard. On ne peut s’empêcher de penser que l’évolution du discours historique dans le Japon au même moment n’est pas sans rapport avec cette puissance nouvellement acquise. Comme si la conscience historique de la modernisation évoluait finalement aussi vite que le pnb !
31Du coup, la période d’Edo s’en trouve revisitée. Loin d’être un moment de stagnation, celleci en vient à être perçue comme un moment de croissance économique, technique et culturelle, longue et durable – malgré des crises –, au cours de laquelle naît une modernité (ou une pré-modernité, early modern) qui peu à peu s’impose. Finalement, le Japon doit moins aux Occidentaux qu’on ne l’avait cru. D’ailleurs, n’a-t-on pas surestimé la modernité même des sociétés occidentales ? Meiji n’est peut-être pas la rupture totale que l’on a trop souvent décrite. Et la modernité de la fin du xixe siècle et du début du xxe siècle, vécue comme une occidentalisation, n’a-t-elle pas débouché sur les catastrophes de l’impérialisme et de la guerre ?
32Peu à peu émerge dans le Japon des années 1970-1990 une nouvelle vision qui d’ailleurs ne touche pas seulement les représentations de l’époque d’Edo mais aussi celles du Moyen Âge (du xiie au xvie siècle). Les périodes médiévales et pré-modernes sont perçues de plus en plus comme des périodes finalement plutôt agréables, libres et permissives, comparé à un État-nation moderne brutal, autoritaire et, pour finir, totalitaire. « Ombres et lumières de la modernisation » devient l’une des expressions favorites des historiens, et un grand nombre d’entre eux met désormais l’accent – à juste titre d’ailleurs – sur le prix terrible qu’ont dû payer les populations japonaises (et voisines) à la modernisation du pays. Rétrospectivement, la période d’Edo semble ludique. À Edo, on s’amusait, à Tokyo, on travaille ! À l’époque d’Edo, c’était la paix. Avec la modernité, la guerre s’impose.
33On oppose aussi fréquemment les deux siècles et demi de Pax Tokugawa aux multiples conflits armés auxquels le Japon moderne a participé entre 1868 et 1945. Un Ancien Régime pacifié et pacifiste, en quelque sorte, est opposé à une modernité agressive et militarisée. Dans les années 1980, les historiens évoquant l’époque Tokugawa insistent sur les nouvelles sociabilités urbaines, les fêtes religieuses, les quartiers de plaisir, la naissance d’une culture de la ville [19]. Les essayistes s’en mêlent et la période d’Edo devient vite à la mode. Une expression résume cela au Japon : « Edo boom », le boom des études sur Edo, avec son pic au milieu des années 1980. À ce propos, Augustin Berque évoque avec malice une nouvelle discipline : « l’édotique [20] ». D’autres vont plus loin encore comme le philosophe Karatani Kôjin, voyant dans la culture urbaine d’Edo au début du xixe siècle non pas une pré-modernité mais une post-modernité déjà à l’œuvre, avant que les canonnières occidentales ne ramènent les Japonais au principe de réalité [21]. Carol Gluck évoque un « Edo colorié en rose sous d’éblouissants sunlights [22] ».
34Inversement, les études sur Meiji et le début du xxe siècle ont tendance à montrer les formes terribles prises par l’industrialisation, l’exode rural, l’émigration, l’encadrement et le contrôle social, l’infantilisation juridique des femmes, etc., dessinant ainsi les contours d’une société fondamentalement violente, oppressive et normalisante, tendue vers la recherche de la puissance mais certainement pas du bonheur. Irokawa Daikichi écrit que pour les Japonais ordinaires « moderne » n’a certainement pas signifié quelque chose de simple et de ludique, mais bien plutôt un changement s’accompagnant de souffrances inimaginables auparavant, à commencer par la mort programmée sur le champ de bataille à des milliers de kilomètres de chez soi. La modernité progressant dans une société où les liens sociaux étaient très forts, voire envahissants, représenta pour beaucoup tout simplement angoisse et isolement. Comme partout où surgissent de nouvelles organisations étatiques dans le cadre de nations qui s’affirment, la construction de l’État-nation japonais est à la fois perçue comme un processus de libération et un processus de renforcement du contrôle social.
35Sur le plan de l’histoire culturelle ou intellectuelle, par exemple, la rupture s’organise autour de la conception même de « l’histoire moderne ». De plus en plus nombreux sont en effet ceux qui montrent, à partir des années 1980, que « l’épopée du Japon moderne », entre 1868 et 1945, ne fonctionne pas comme un tout, mais selon un ensemble de ruptures. Ainsi, les années 1915-1925 paraissent de plus en plus décisives avec la montée de générations qui se sont entièrement construites dans le cadre du nouvel État-nation. Jusqu’alors, les élites japonaises avaient construit leur personnalité intellectuelle dans le cadre du Japon d’Edo ou dans celui des premières années Meiji, c’est-à-dire dans un cadre encore imparfait du point de vue de la construction de l’État moderne. Désormais, ceux qui arrivent à l’âge adulte à partir de 1915 sont tous passés par le moule idéologique du système scolaire et universitaire « moderne » qui a contribué à construire leur individualité, leur expérience, à fournir un cadre commun de références. De ce point de vue, et quelles que soient leurs options idéologiques futures, les hommes de cette génération sont très différents des lettrés issus du système éducatif de l’époque Tokugawa ou des premières années Meiji.
36On en revient alors au tournant des années vingt de Meiji (1888-1897), années décisives pour la mise en place de l’État-nation moderne. Et l’on commence à percevoir dans l’histoire intellectuelle du Japon du xxe siècle un rythme différent, avec une sorte d’unité non pas de 1868 à 1945 (selon les rythmes de l’histoire politico-institutionnelle), mais un ensemble plus cohérent qui court des années 1915-1925 aux années 1980-1990 (selon des rythmes plus propres à l’histoire des idées). La fameuse remarque du poète Ishikawa Takuboku (1886-1912) qui voyait dans le Japon des dernières années de l’ère Meiji une « société bloquée » prend, du coup, un autre sens. Une quinzaine d’années plus tard, des marxistes comme Tozaka Jun ou Norô Eitarô, d’un côté, ou de personnalités plus éclectiques comme Watsuji Tetsurô ou Kobayashi Hideo, de l’autre, à la recherche d’une forme ambiguë de « dépassement de la modernité », marquent l’émergence de générations nouvelles et mettent un terme définitif à la pratique intellectuelle des « lettrés » d’autrefois, ou même celle encore des intellectuels de Meiji. Ces personnalités s’appuient sur des discours qui vont servir de référent à ceux de l’après-guerre, sautant en quelque sorte par-dessus la période de la guerre. Les théoriciens marxistes de l’école Kôza sont au centre des débats de l’après-guerre, comme le sont par ailleurs un Watsuji Tetsurô ou un Kobayashi Hideo. Le cycle ouvert vers 1925 se clôt alors vers 1975-1980 avec la remise en question des grandes idéologies qui ont structuré, au Japon comme ailleurs, l’histoire intellectuelle du xxe siècle.
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38Toutes tendances confondues, les penseurs japonais du xxe siècle cherchent finalement à penser l’écart qui sépare le Japon du modèle. C’est au fond la même démarche que celle de Max Weber quand ce dernier réfléchit sur la Chine et qu’il passe en revue tout ce qui là-bas « n’a pas marché » comme en Europe. Les Japonais font du « comparatisme eurocentré », consciemment ou non. Un mot japonais désigne cela : ketsuron, ou lack history, l’étude de la distance au modèle. Il faut attendre les toutes dernières années du xxe siècle pour voir l’histoire japonaise se débarrasser enfin de cette référence historique permanente qu’est la comparaison avec l’Occident. Pour cette dernière, il y aurait donc de la modernité dans le Japon d’avant Meiji.
39Dans ces conditions et par contrecoup, les représentations historiques du Japon impérial de l’ère Meiji sont sujettes à réévaluation. La rupture de 1868 est remise en question avec le déplacement des objets d’étude du champ politique (État, institutions, mouvement ouvrier, etc.) à d’autres champs, ceux des pratiques sociales, des représentations, de la formation des savoirs…, liés eux-mêmes à l’évolution interne de la discipline historique. Dans un numéro spécial de la revue Shisô intitulé Grammaire de la modernité, des historiens japonais et américains publient en 1994 une série d’études consacrées aux différents appareils idéologiques qui contribuent à la naissance de l’État-nation tels que la langue nationale, la notion de race japonaise, la littérature nationale ou la géographie. Ces études s’inscrivent dans le sillage d’autres recherches portant sur la constitution d’une mystique impériale autour de l’étude des portraits du tennô ou des tournées de l’empereur en province [23].
40La plupart des historiens de la nouvelle génération renoncent au paradigme désormais désuet d’un Japon semi-féodal, en retard, dépassé par l’évolution historique de l’Occident. On cesse de concevoir le système impérial meijien comme un retour à une monarchie absolue après le demi-échec des réformes qui suivent 1868. Le régime Meiji dessine plutôt les formes particulières prises par l’État-nation japonais à la fin du xixe siècle. Au-delà des situations spécifiques japonaises, certains développements se produisent partout et aboutissent à la naissance de l’État-nation. Ils constituent une grammaire commune de la modernité. Le Japon ne constitue plus une remarquable exception, une singularité dans l’histoire mondiale, liée à sa position géographique ou aux particularités de son développement ou à la faiblesse des forces révolutionnaires. Au contraire, la nouvelle historiographie aurait tendance à montrer l’extrême banalité du Japon dans le concert des autres nations en voie d’affirmation à la fin du xixe et au début du xxe siècle. Elle fait valoir que, dans les modalités comme dans les temporalités, les ressemblances avec l’expérience occidentale l’emportent sur les différences. Les grands États d’Europe occidentale, tout comme le Japon, font à peu près la même chose au même moment, même si les cheminements intellectuels qui y aboutissent sont d’origine complexe et de natures différentes.
41L’histoire du Japon moderne devient ainsi celle d’une nation parmi d’autres. Elle perd peutêtre une partie de sa substance qu’un culturalisme tenace lui attribuait, mais, ce faisant, elle réintègre en partie l’histoire du monde.
Notes
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[1]
Lafcadio Hearn, « In a Japanese Garden », Glimpses of Unfamiliar Japan, Tuttle, 1976, p. 346.
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[2]
Jacques Gernet, « Modernité de Wang Fuzhi », in La Pensée en Chine aujourd’hui (sous la dir. d’Anne Cheng), Paris, Gallimard, « Folio essais », 2007, p. 21.
Pierre-François Souyri, ancien directeur de la Maison franco-japonaise de Tokyo, est professeur à l’université de Genève. Il vient de publier une Nouvelle Histoire du Japon (Paris, Perrin, 2009). -
[3]
Edward W. Said, L’Orientalisme. L’Orient créé par l’Occident, nouv. éd. augmentée, postface de 1994, Paris, Éd. du Seuil, p. 360.
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[4]
Serge Latouche (sous la dir. de), L’Économie dévoilée. Du budget familial aux contraintes planétaires, Paris, Autrement, 1995, p. 195.
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[5]
Jack Goody, L’Orient en Occident, Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 11.
-
[6]
Jean-François Billeter, Contre François Jullien, Paris, Allia, 2006, p. 82.
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[7]
Une version plus sophistiquée de ce discours fut produite dans les années 1960 dans le cadre d’une série publiée par Princeton University, « Studies in the Modernization of Japan », regroupant les grands noms de la japonologie américaine de l’époque, Ronald Philip Dore, Marius B. Jansen, William W. Lockwood, John W. Hall, etc. Pour une critique par les sociologues japonais de cette théorie de la modernisation, voir Tsurumi Kazuko, Ichii Saburô, Shisô no bôken, shakai to henka no atarashii paradaimu (Les aventures de la pensée : la société et les nouveaux paradigmes du changement), Tokyo, Chikuma shobô, 1974 (N.B. Tous les livres japonais cités ici ont été publiés à Tokyo).
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[8]
Carol Gluck, « Re-présenter Meiji », in La Nation en marche. Études sur le Japon impérial de Meiji (sous la dir. de Jean-Jacques Tschudin et Claude Hamon), Arles, Philippe Picquier, 1999.
-
[9]
Publié en novembre 1890, ce rescrit impérial est l’un des principaux supports du culte rendu à la personne impériale.
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[10]
Tominaga Ken’ichi, Kindaika no riron, Kindaika ni okeru seiyô to tôyô (Théorie de la modernisation. La moder nisation en Occident et en Orient), Kôdansha gakujutsu bunko, 1996, p. 33 sq.
-
[11]
Cité par C. Gluck, « Re-présenter Meiji », art. cité.
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[12]
Rescrit impérial aux jeunes conscrits (1872).
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[13]
Tôyama Shigeki, Fujiwara Akira, Imai Sei’ichi, Shôwashi (Histoire de Shôwa), édition révisée, Iwanami shinsho, 1959.
-
[14]
Voir Nagahara Keiji, 20 seiki no Nihon no rekishigaku (L’histoire japonaise au xxe siècle), Yoshikawa kôbunkan, 2003, p. 153 sq.
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[15]
Cité par Nagahara K., ibid., pp. 209-210.
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[16]
Serge Latouche, L’Occidentalisation du monde. Essai sur la signification, la portée et les limites de l’uniformisation planétaire, Paris, La Découverte, 1989, p. 104. La Russie, de ce point de vue, constitue un cas d’école. Obsédé par le « retard » du capitalisme russe, Lénine invente une pratique politique nouvelle dans le mouvement socialiste, celle du parti d’avant-garde. Le bolchevisme devient capable de faire accoucher la révolution contre l’histoire en quelque sorte. La même idée conduit Atatürk à réagir contre le « retard » turc.
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[17]
Inoue Kiyoshi, Nihon gendai shi 1, Meiji ishin (Histoire du Japon contemporain, tome 1, la restauration impériale), Tôkyô daigaku shuppankai, 1956.
-
[18]
Maruyama Masao, Nihon seiji shisôshi kenkyû (Recherches sur l’histoire de la pensée politique au Japon), Tôkyô daigaku shuppankai, rééd. 1962, postface p. 7.
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[19]
Par exemple, Nishiyama Matsunosuke, Edo chônin no kenkyû (Recherches sur les citadins d’Edo), Yoshikawa kôbunkan, 1972 ; Takeuchi Makoto, Taikei Nihon no rekishi 10, Edo to Ôsaka (série Histoire du Japon, vol. 10, Edo et Ôsaka), Shogakkan, 1989 ; voir également Tanaka Yûko, Edo ha nettowaaku (Edo est un réseau), Heibonsha, 1993.
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[20]
Augustin Berque, « J’en ai rêvé, c’était Tokyo. Prémices d’un fantasme collectif », Annales (Histoire, sciences sociales), mai-juin 1994.
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[21]
Karatani Kôjin, Hihyô to posuto.modan (La critique et le post-moderne), Fukutake bunkô, 1989.
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[22]
Carol Gluck, « The Invention of Edo », in Stephen Vlastos (éd.), Mirror of Modernity, Invented Traditions of Modern Japan, University of California Press, Berkeley, 1998, p. 263.
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[23]
Takashi Fujitani, Splendid Monarchy, Power and Pageantry in Modern Japan, Berkeley et Los Angeles, Univer sity of California Press, 1998 ; Taki Kôji, Tennô no shôzô (Les portraits de l’empereur), Iwanami shinsho, 1988 ; Yoshimi Shun’ya, « Les rituels politiques du Japon moderne : tournées impériale et stratégies du regard dans le Japon de Meiji », Annales (Histoire, sciences sociales), mars-avril 1995.