Le Débat 2005/1 n° 133

Couverture de DEBA_133

Article de revue

Terreur, terrorisme, guerre

Pages 113 à 125

Notes

  • [1]
    Le terrorisme est d’autant plus difficile à cerner que le terme n’est pas neutre. Ce que l’un appelle « résistance », l’autre le qualifie de terrorisme (l’Affiche rouge nomme « terroristes » les résistants de la moi – Main-d’œuvre immigrée).
  • [2]
    Sans ce conflit, Lénine serait resté un révolutionnaire en chambre et Hitler un inadapté social !
  • [3]
    À la suite des victoires de Mao Zedong et Giap, la guérilla (ou guerre révolutionnaire) suscite toute une mythologie. Ce serait un mode radicalement différent de guerre, les armées classiques se trouvant impuissantes devant un ennemi mobile et invisible. Les faits ne montrent rien de tel : pour l’emporter, tout mouvement de guérilla est contraint de se transformer en une véritable armée. Mao puis Hô Chi Minh gagnent en livrant des batailles. Le guérillero exemplaire, « Che » Guevara, échoue et meurt dans la jungle bolivienne. Il est vrai que, sans cette mort, le « Che » ne serait jamais devenu le James Dean de la révolution mondiale.
  • [4]
    Voir, notamment, Dario Batistella, Théories des relations internationales, Paris, Presses de la fnsp, 2003.
  • [5]
    Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, trad. de l’anglais, Paris, Flammarion, Paris, 1992.
  • [6]
    Les guerres de Saddam Hussein (Iran, de 1980 à 1988 ; Koweït en 1990-1991) peuvent être analysées, pour le moment, comme les dernières guerres de conquête qu’ait connues le monde. Le bilan est désastreux. En ce qui concerne l’Iran, la guerre se termine par un match nul : chacun garde ses frontières. Quant à l’invasion et à l’annexion du Koweït, elles sont condamnées tant par le Conseil de sécurité que par l’Assemblée générale des Nations unies ; en outre, le Conseil de sécurité autorise la libération par la force militaire de l’émirat (résolution 678 du 29 novembre 1990). L’Irak de Saddam Hussein, vaincu, ne se remettra jamais de ces aventures : frappé de sanctions, il s’enfonce dans la misère… jusqu’à la destruction finale du régime par l’intervention américano-britannique en 2003.
  • [7]
    En 2003, l’intervention militaire américano-britannique en Irak confirme que la guerre reste l’ultime recours en cas d’antagonisme entre des États.
  • [8]
    L’adoption de toute décision de maintien de la paix requiert deux conditions : un vote positif d’au moins neuf des quinze membres du Conseil ; pas de « veto » des cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France).
  • [9]
    Que de leviers pour le terrorisme, de l’emploi des armes classiques à l’introduction de virus dans les réseaux informatiques ou à l’empoisonnement des aliments !
English version

1La lutte contre le terrorisme est-elle une guerre, ainsi que le répète George Bush Jr ? Cette conception a le mérite de faciliter une mobilisation rapide, totale et inconditionnelle de la population. La guerre est en noir et blanc ; il n’y a pas d’autre alternative que de lutter jusqu’au bout pour vaincre l’ennemi. En même temps, la fusion ou la confusion des notions n’est jamais sans risque. À l’horizon de toute guerre se profile en principe une victoire, moment d’exaltation durant lequel le vainqueur peut se croire le maître de l’ordre à venir. Le terrorisme, lutte meurtrière en métamorphose constante, peut-il se clore par un événement aussi net qu’une victoire (ou qu’une défaite) ? Le terrorisme est-il un ennemi ? Un ennemi est une personne précise, avec une intention menaçante et des moyens de la réaliser. Le terrorisme, phénomène en décomposition-recomposition permanente, entre-t-il dans cette définition ? George Bush ne se retrouve-t-il pas aujourd’hui prisonnier de sa rhétorique, courant en vain après une victoire toujours fuyante ?

2Terrorisme et guerre, auxquels, pour que l’analyse soit complète, s’ajoute un troisième terme, celui de terreur, ont quelque chose de commun. Quoi exactement ? Au-delà de ces composants communs, terreur et terrorisme, d’un côté, guerre, de l’autre, s’inscrivent dans des mondes radicalement différents. La terreur et le terrorisme se déploient dans des univers incertains, mouvants de crise ou de révolution, là où rationnel et irrationnel s’emmêlent. La guerre, elle, se situe plutôt dans des univers construits aux lois plus ou moins établies. Mais l’Histoire aime se moquer, suscitant des époques où ce qui se conçoit et se distingue dans les phases de relative stabilité s’emmêle. Ainsi aujourd’hui.

Trois modes aléatoires de gestion de la violence

3La célèbre formule de Clausewitz sur la guerre s’applique tout autant à la terreur qu’au terrorisme. Terreur, terrorisme et guerre constituent trois modes de « continuation de la politique par d’autres moyens ». Comme le souligne Clausewitz à propos de la guerre, ce sont des moyens subordonnés à des fins politiques. Sous la fureur des actes, il y a une rationalité. Paradoxalement, ces violences « chaudes » sont dictées par de froids calculs. Certes, avec, tout de même, un « mais »…

4La terreur couvre toute politique par laquelle un État, afin de maintenir une population dans l’orbite de son pouvoir, utilise systématiquement la peur. Chez les grands tyrans (Gengis Khan, Tamerlan…), la terreur est un instrument normal de gouvernement, visant à obtenir une soumission sans limites (extermination des mâles, asservissement des femmes et des enfants). Or la terreur est réinventée par la modernité et notamment par l’un des moments-phares, la Révolution française. La terreur de Robespierre est bien différente de celle des anciens dictateurs. Justifiée par l’exceptionnalité des circonstances (invasion de la patrie par des forces étrangères, subversions internes par les « suspects »), cette terreur moderne, indissociable de la dynamique révolutionnaire, installe la population dans une méfiance totale et mutuelle, chacun – et même soi-même – devenant un traître potentiel. La terreur traditionnelle n’exigeait qu’une obéissance servile, cette terreur moderne veut que chacun soit à la fois bourreau et victime. Celui qui refuse de participer, de dénoncer ou de tuer trahit ; quant à la victime, elle est nécessairement coupable. Cette terreur nietzschéenne ou dostoïevskienne est portée par l’utopie révolutionnaire : si Dieu est mort, tout est permis, tout est possible. De la Terreur robespierriste à l’âge d’or de l’Union soviétique, sous Lénine et Staline, de l’Allemagne hitlérienne au Cambodge des Khmers rouges, la terreur s’impose comme le nécessaire auxiliaire d’une révolution qui se heurte à l’inertie, au conservatisme du « vieil homme », incapable de briser ses habitudes.

5Le terrorisme inclut toute action violente par laquelle un groupe, le plus souvent très minoritaire, déstabilise une société au nom de visées politiques[1]. Depuis l’aube de l’histoire, il y a des bouffées terroristes, expressions de désespoir, de rage (ainsi, en Palestine, les zélotes juifs se révoltant contre l’occupation romaine). Mais il y a un terrorisme moderne, frère jumeau de la terreur, persuadé, lui aussi, de porter un monde meilleur. Ce terrorisme s’épanouit notamment dans la Russie fiévreuse de la seconde moitié du xixe siècle. Le terrorisme (comme la terreur et la guerre) a un ou des buts : faire reconnaître une réalité ressentie comme méprisée, par exemple nationale (terrorismes nord-irlandais, basque…); venger une humiliation, tout en jetant les bases d’une utopie (al-Qaïda se voulant le creuset d’une communauté parfaite, celle des purs musulmans). Il s’agit, par des actes inouïs, susceptibles de frapper n’importe qui, d’affirmer une toute-puissance : personne n’est et ne sera à l’abri. Le terroriste exige d’abord une reconnaissance… N’incarne-t-il pas la part la plus haute de l’humanité, celle qui, pour une cause, refuse toute compromission ? Tout comme la terreur, le terrorisme requiert et façonne un climat, faisant du terroriste un solitaire obsessionnel, méticuleux, dont toute la vie s’organise autour de bombes à poser.

6Par comparaison avec l’utopisme de la terreur et du terrorisme, la guerre paraît terre à terre. Comme le rappelle Clausewitz, la guerre est le mode suprême de régulation des rapports entre entités politiques. Toute guerre est un duel, une épreuve brutale, visant à désigner un vainqueur et un vaincu, un fort et un faible. Les buts de la guerre sont connus : abattre un ou des ennemis identifiés ; la victoire obtenue, imposer une paix garantissant aussi longtemps que possible la faiblesse du vaincu, afin qu’il soit empêché de prendre sa revanche. Comme la terreur et le terrorisme, la guerre est un pari : celui qui déchaîne la violence calcule que le prix qu’il paiera (morts, destruction de richesses…) sera inférieur au gain qu’il fera en cas de succès.

7Ce qu’il y a également de commun à la terreur, au terrorisme et à la guerre, c’est leur dynamique. Ce sont des machines infernales, qui s’emparent de leurs auteurs, leur laissant peu de répit. Terreur, terrorisme et guerre évoluent dans les zones obscures de l’esprit humain, où fins et moyens s’enchevêtrent et se confondent. Ce que l’on veut consciemment, ces buts dits rationnels et raisonnables, peut être absorbé dans un magma d’émotions et de sentiments, faisant qu’un moyen devient sa propre fin. De ce point de vue, terreur, terrorisme et guerre se heurtent au même défi : comment faire que ces instruments restent des instruments et n’échappent pas au contrôle de leurs initiateurs ?

8La terreur dévore ses enfants, laissant peu de ses exécutants s’éteindre paisiblement. Qu’il s’agisse de Robespierre, de Staline, de Mao Zedong, de Pol Pot, la terreur se révèle souvent insatiable, il lui faut toujours de nouveaux ennemis, de nouveaux sacrifices. Nul n’est innocent. Ainsi la terreur de l’ère stalinienne (1928-1953) est-elle permanente… Les moments forts (collectivisation de l’agriculture, procès de Moscou, « complot » des médecins juifs) ne sont que des « pics » d’une lutte sans fin contre une trahison toujours renaissante. Dans le Cambodge des années 1975-1978, la machine khmère rouge va d’épuration en épuration, avançant de plus en plus vers le cœur du pouvoir. Seules la mort (Robespierre, Staline, Mao) ou la défaite (Khmers rouges) arrêtent le mécanisme.

9Le terrorisme, lui, peut parfois se canaliser, une perspective politique rationnelle étant offerte et permettant aux terroristes (au moins à certains d’entre eux) de renouer avec une existence normale. Ainsi, semble-t-il, aujourd’hui, la pacification de l’ira, la question de l’Ulster faisant l’objet d’un règlement politique… L’histoire ne manque pas de terroristes devenant chefs d’État ou de gouvernement : Joseph Staline, Menahem Begin, Yasser Arafat… En même temps, beaucoup de terrorismes sont emportés par l’irréversible, de la secte des Assassins aux nihilistes russes ! Ces terroristes, en frappant le pouvoir à son sommet (assassinat du grand ministre seldjoukide Nizam el-Moulk en 1092 ; assassinat d’Alexandre II, le tsar libérateur, en 1881…), tiennent à commettre l’irréparable et à rendre impossible toute clémence à leur égard ; il ne leur reste que la victoire totale ou la mort.

10Quant aux guerres, elles suivent exceptionnellement le scénario qu’ont conçu leurs initiateurs. La guerre est un pari toujours hasardeux. L’un des exemples les plus tragiques de cette impuissance des hommes face à ce qu’ils mettent en marche reste la Grande Guerre de 1914-1918. Commencée en plein été, elle est censée finir dès l’automne, l’issue étant décidée par une bataille. La boucherie dure en fait plus de quatre ans et bouleverse totalement l’Europe [2].

11À ce propos, y a-t-il des guerres parfaitement clausewitziennes, vraiment rationnelles parce que totalement maîtrisées, l’instrument qu’est la guerre demeurant subordonné aux objectifs politiques ? Il y en a. Elles sont peu nombreuses et toujours courtes. Ainsi les guerres de Bismarck : guerre des duchés en 1864, guerre avec l’Autriche en 1866, guerre avec la France en 1870-1871. Le chancelier de Fer montre une extrême détermination à ne jamais se laisser déborder. En 1866, la victoire écrasante contre l’Autriche à Sadowa n’entraîne aucune demande territoriale de la Prusse, Bismarck voulant seulement faire reconnaître par l’Autriche le droit de la Prusse à unifier l’Allemagne. En 1871, l’annexion de l’Alsace-Lorraine installe dans la relation franco-allemande une blessure interdisant probablement toute réconciliation entre les deux pays ; Bismarck en est conscient, mais il sait aussi que l’unification de l’Allemagne doit être scellée par un « crime » liant irréversiblement les princes allemands. En 1991, la guerre du Koweït a quelque chose de clausewitzien, le président des États-Unis veillant à ne pas aller au-delà de ce qui est politiquement nécessaire et légalement consacré par l’Organisation des nations unies : la libération du Koweït.

12Alors qu’est-ce qui sépare terreur, terrorisme et guerre ?

La guerre, affrontement organisé dans un monde organisé

13La guerre doit être examinée en premier. Elle s’impose comme une composante essentielle des sociétés humaines à partir, semble-t-il, de la fin du néolithique, alors que terreur et terrorisme comme outils politiques s’épanouissent des millénaires plus tard, dans le sillage de la modernité et de ses utopies.

14La guerre, face-à-face organisé entre des armées, naît donc dans cette longue transition, où l’histoire se substitue alors à la préhistoire, les cités et les empires aux tribus. La sédentarisation, l’agriculture, l’exploitation et la gestion plus méthodique des ressources et surtout l’écriture rendent possible la formation d’États, dotés de ressources (notamment militaires) permanentes. La violence des hommes se discipline et se rationalise. La guerre marque un progrès, encadrant les conflits entre peuples. En Europe, du chaos de la féodalité – où les seigneurs s’arrogeaient tous plus ou moins le droit de faire la guerre – à l’apogée des États-nations, dans la première moitié du xxe siècle, la guerre s’inscrit dans le processus de civilisation des entités politiques et des relations qu’elles entretiennent entre elles. L’État s’approprie le « monopole de la force légitime » (Max Weber).

15La guerre, analysée par les classiques (Thucydide, Machiavel, Clausewitz, jusqu’à Raymond Aron), est envisagée comme un jeu entre adversaires plus ou moins égaux : Athènes contre Sparte, Rome contre Carthage, États-Unis contre URSS… Ces guerres impliquent un espace défini d’affrontement, opposant des entités stables. Lorsque Clausewitz se penche sur la « petite guerre » (guérillas notamment pratiquées contre les armées napoléoniennes), il y voit une aberration temporaire [3]. La guerre doit être un duel organisé, où chaque protagoniste a ses chances.

16La guerre est le mode établi de régulation des rapports interétatiques. Elle éclate lorsque la photographie des équilibres, faite par la paix en place, se révèle périmée. Le plus fort n’est plus le plus fort. Il revient à la guerre de désigner le ou les plus forts. Guerres et paix alternent alors en des cycles sans fin. Les premières reformulent la configuration des puissances, les secondes ne sont que des trêves plus ou moins brèves. Durant ces suspensions d’hostilités, les vaincus préparent leur revanche, de nouveaux candidats à la puissance peuvent apparaître. Comme dans la jungle, il appartient aux vainqueurs, aux plus forts d’organiser et de garder la paix.

17Les guerres ont en général un commencement et une fin. Elles débutent par une déclaration de guerre ou par un acte précis d’agression ; elles se terminent par un armistice puis un traité de paix. Ce schéma posé, d’innombrables exceptions surgissent. Les guerres de colonisation ont démarré de manière confuse, par des coups de main subreptices ; par ailleurs, ces guerres se sont-elles jamais terminées, la soumission des populations restant équivoque et n’étant pas consacrée par l’un de ces accords solennels entre égaux qui closent les guerres européennes ? Les guerres de décolonisation connaissent une fin précise (l’émancipation du peuple soumis) ; leurs débuts sont plus confus. Ces guerres de colonisation et de décolonisation sont au fond ressenties comme des guerres anormales, les adversaires n’étant pas égaux : les armées colonisatrices se battent contre des tribus, des bandes, des troupes trop archaïques pour être qualifiées d’armées par l’arrogance européenne ; les combats de la décolonisation mettent aux prises des armées classiques et des forces de guérilla. Mais les guerres de décolonisation, débutant entre des adversaires inégaux, les mettent à égalité : le colonisateur voit sa légitimité se vider de toute substance et souvent découvre face à lui un ennemi redoutable ; simultanément, celui qui se bat pour l’indépendance se construit comme entité politique et militaire. Lors de la guerre française d’Indochine (1946-1954), le Viêt-minh l’emporte en livrant et gagnant une grande bataille classique, Diên Biên Phu. De même, en 1975, la deuxième guerre d’Indochine se clôt par une offensive tout à fait traditionnelle, s’achevant par la conquête militaire du Sud-Vietnam par le nord.

Terreur et terrorisme, enfants du prométhéisme moderne

18La guerre prend acte de la nature humaine, de sa violence, de ses appétits et tente de l’enfermer dans des affrontements extrêmes, mais limités dans le temps. La guerre a un objectif : la victoire. Ainsi que le fait valoir Clausewitz, si l’agressé accepte toutes les exigences de l’agresseur, la guerre n’a plus lieu d’être, la paix est possible ! La terreur et le terrorisme dans leur forme moderne, dans leur dimension révolutionnaire regardent la nature humaine comme un matériau brut et tordu, qu’il faut purifier, redresser, façonner.

19La terreur, telle qu’elle se constitue avec les dictatures et les révolutions modernes (Cromwell, Robespierre…), est l’un des outils privilégiés de l’« ingénierisme social ». Cette notion s’applique à l’ensemble des pensées, des visions dont a accouché notamment le xixe siècle : industrialisme, socialismes, comtisme, fascismes… Pour tous ces édifices idéologiques, l’homme est à construire. Dieu est mort, l’homme devient Dieu, le paradis se matérialisera sur terre. Grâce à l’émancipation des individus et des sociétés, ainsi qu’au progrès scientifique et industriel, le bonheur n’est plus renvoyé dans l’au-delà, il peut être bâti ici et maintenant. Changer l’homme, changer la vie, tel est le projet prométhéen, révolutionnaire de la modernité. Cette transformation de l’homme par lui-même fait écho aux mythes du savant fou, de Frankenstein, du docteur Jekyll et de M. Hyde : l’homme s’invente lui-même. Le processus ne peut qu’être terrible et terrifiant ; il s’agit d’amener les hommes à ne croire qu’en eux, à s’assumer comme tout-puissants. La guillotine, les déportations de masse, les camps de concentration ne sont pas loin.

20Les révolutions se développant entre la quête d’une humanité parfaite et l’irréductible imperfection du matériau humain trouvent dans la terreur le bistouri qui extraira les kystes réactionnaires. L’homme doit parvenir à la perfection ; s’il n’y arrive pas, il doit être sévèrement puni, amendé ou même éliminé. La terreur est donc rationnelle, c’est un outil au service d’un but. Mais, tandis que la guerre ne vise qu’à désigner le plus fort et à soumettre le vaincu, la terreur révolutionnaire veut s’approprier ses victimes. La guerre prend fin au moins temporairement par la victoire de l’un et la défaite de l’autre, la terreur révolutionnaire ne peut en principe s’arrêter qu’une fois qu’elle aura changé l’homme. Le travail est titanesque : comment éradiquer de l’homme l’instinct de propriété, l’égoïsme, la paresse, la lâcheté, le mensonge ? Comment obtenir un pur héros, toujours mobilisé pour la Cause, jamais fatigué, jamais triste ? Staline, vieillard idolâtré et aigri, obéi aveuglément, se maintient en vie par son obsession d’anéantir des conspirations toujours renaissantes : il meurt en plein « complot » des médecins juifs. La Chine maoïste, du Grand Bond en avant à la révolution culturelle, relance sans cesse la dynamique révolutionnaire, le « vieil homme » tenant bon et renaissant toujours.

21L’homme de terreur a besoin de complices. C’est son unique (et fragile) garantie contre sa propre destruction : attacher à son entreprise d’autres individus, que le crime lie ensemble irrémédiablement. Le clan doit être assiégé : si son emprise se relâche, il est perdu ! En même temps, le clan est voué à s’entretuer, chacun redoutant la trahison des autres. Comment, dans ces conditions, l’homme de terreur échapperait-il à la paranoïa ?

22Le terrorisme peut être appréhendé comme le mode de terreur de ceux qui n’ont pas le pouvoir. Tout mouvement terroriste forme déjà une société de terreur. Tout membre du groupe, arrêté par la police, peut se changer en traître ; une discipline d’acier doit et peut tenter de conjurer ce risque. Or ce risque est absolument nécessaire, chacun regardant ainsi son camarade comme quelqu’un pouvant se retourner en ennemi implacable.

23Il arrive que le terrorisme trouve une issue politique. Des terrorismes nationalistes peuvent parvenir à obtenir un État pour leur peuple : ainsi le terrorisme de l’Irgoun et celui du groupe Stern contribuant à la création d’Israël. Le terrorisme naît d’une intense frustration : son initiateur se sent écrasé par l’indifférence, le mépris de celui qui va être sa cible. Dans ces conditions, le terrorisme peut disparaître si son agent obtient des puissances établies une reconnaissance et sent que ses bombes deviennent contreproductives : ainsi les mouvements nationalistes renonçant, ou s’efforçant de renoncer, au terrorisme, lorsqu’ils commencent à être reconnus et ont donc besoin d’apparaître responsables.

24En même temps, que de terrorismes regardant l’homme comme un matériau douteux qu’il faut tenter de transformer ! Le terrorisme commence dans l’innocence. Mais chez qui se situe l’innocence, entre celui qui tue au nom de son utopie et le malheureux qui se contentait de vivre ? Quelle fin pour le terrorisme ? Le terrorisme des Assassins est submergé par le déferlement de l’« inimaginable », la cavalerie mongole, contre laquelle ces Assassins, tellement craints, découvrent leur complète impuissance. Le terrorisme populiste russe est détruit par ses crimes, notamment par l’horreur que suscite l’assassinat, en 1881, du tsar réformateur, Alexandre II. Le terrorisme peut donc se décomposer ou s’autodétruire, sous la combinaison des coups de la police et de la paranoïa des combattants : ainsi les terrorismes des « années de plomb » (bande à Baader, Brigades rouges, Action directe…).

25La guerre, d’un côté, la terreur et le terrorisme, de l’autre, même s’ils tournent autour de la même question (l’utilisation de la force), tendent à relever de mondes différents. La guerre suppose un monde établi, des acteurs bien identifiés, des règles dont, certes, le respect peut varier. La terreur et le terrorisme relèvent plutôt d’univers en crise ou en transition : l’homme est à faire ou à refaire. La guerre implique des protagonistes égaux. La terreur et le terrorisme, eux, s’organisent autour de relations inégales : dans le cas de la terreur, un pouvoir écrasant cherche à s’approprier une population, dont il a le sentiment qu’elle ne cesse de lui échapper ; quant au terrorisme, il oppose un « petit » (le terroriste) et un « gros » (le pouvoir visé), cette inégalité justifiant l’action du terroriste qui espère, par la frayeur, être reconnu, c’est-à-dire pouvoir se poser en égal du pouvoir qu’il frappe.

La force entre encadrement et fragmentation

26Derrière ces notions mouvantes de guerre, de terreur, de terrorisme, qu’y a-t-il de changé dans la gestion de la force ? Le monde actuel semble plus ou moins guéri de la guerre classique, ressentie comme inséparable d’époques fanatiques : l’âge d’or des passions nationales en Europe (de la Révolution française aux guerres mondiales) ne s’accompagne-t-il pas de violences extrêmes ? Or ce même monde – notre monde – rencontre d’autres violences, plus sauvages, plus imprévisibles, comme le terrorisme. Un schéma d’explication peut-il rendre compte de ces contrastes, de ces déplacements de la violence, comme si celle-ci, ne pouvant plus se manifester dans l’univers régulé de la guerre, se faufilait ailleurs vers des espaces sans normes ? Trois évolutions peuvent servir de fils conducteurs.

27Le dépérissement incertain des guerres de conquête. La guerre classique se fait pour des territoires, soit pour défendre ceux que l’on possède, soit pour en conquérir d’autres. Ces luttes territoriales appartiennent de plus en plus, semble-t-il, à l’histoire. Les territoires sont partagés entre près de deux cents États. Les frontières délimitant ces États sont protégées tant par les principes du droit international (inviolabilité des frontières, interdiction du recours à la force pour les modifier…) que par la société interétatique, institutionnalisée par le système des Nations unies. La très grande majorité de ces États sont petits et faibles ; ils sont soudés par les mêmes intérêts communs : assurer le respect de leur intégrité territoriale, empêcher toute agression par les plus forts. Quant aux plus forts, ils ne rêvent plus de conquêtes. Celles-ci n’apportent que des ennuis : hostilité des populations occupées, résistances multiples, arrivée des médias et des organisations non gouvernementales, condamnation par la communauté internationale…. Du Vietnam dans les années 1960 à l’Afghanistan dans les années 1980, du Caucase à l’Irak aujourd’hui, toute occupation se révèle être un piège pour le puissant qui s’y embourbe. Alors disparition de la guerre ? Tout un courant de pensée, en général libéral, développe cette vision [4]. Lorsque le politologue américain, Francis Fukuyama, annonce « la fin de l’histoire [5] », il pense notamment à la fin de la guerre : dans un monde unifié par le marché et la démocratie, il n’y aurait plus de conflits irréductibles (notamment idéologiques), appelant le recours à la force armée, mais seulement des litiges réglés par la négociation et le droit.

28Pour le moment, il n’y a que le dépérissement incertain de la guerre de conquête [6]. Car les enjeux territoriaux sont toujours là. Tout conflit est et sera territorial. La guerre froide se faisait pour un territoire : la terre entière. La « guerre » contre le terrorisme est territoriale, ses enjeux étant les territoires américain, afghan, pakistanais, européen… Ce qui change, c’est le mode de contrôle des territoires. La bonne vieille conquête laisse place à des contrôles territoriaux plus subtils : ralliement du territoire et de sa population à un système de valeurs ; intégration du territoire dans des clubs institutionnels qui contraignent l’État de ce territoire à accepter des disciplines et des contrôles ; diffusion de peurs à travers le territoire…

29Avec cette délégitimation de la conquête et de l’annexion, les formes de guerre se modifient. Les armées massives de l’âge d’or des nations deviennent des dinosaures : énormes, maladroits, inefficaces. Les innovations techniques poussent dans la même direction : comme l’industrie, la guerre se robotise. L’action militaire tend à n’être qu’une composante d’un dispositif multiforme visant à pacifier un territoire et sa population, puis à les engager vers un avenir politique précis : schématiquement, la construction d’un État démocratique, commerçant, respectueux des règles internationales.

30La renégociation totale et permanente du pacte social. Les frontières, consolidées par la disqualification du projet de conquête, se trouvent fragilisées de l’intérieur, par l’explosion du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, notamment au sein même des États tant autoritaires que démocratiques. De 1990 à 1993, l’Europe connaît des modifications de frontières d’une ampleur comparable à celles qui suivent une grande guerre : réunification de l’Allemagne, éclatement de la Yougoslavie et de l’Union soviétique, divorce des Tchèques et des Slovaques. La nouveauté vient de ce que ces modifications ne résultent pas de victoires militaires mais de dynamiques nationales : permanence d’un sentiment allemand ; désir des peuples de Yougoslavie, puis de ceux d’urss, de ne plus vivre ensemble au sein de la même entité politique. D’emblée, surgit une difficulté insurmontable : chacun des peuples impliqués veut avoir un territoire bien à lui ; or les lignes de fragmentation tant de la Yougoslavie que de l’urss suivent d’abord les limites territoriales des républiques fédérées (en Yougoslavie, Slovénie, Croatie, Bosnie-Herzégovine…), et ces républiques sont souvent aussi hétérogènes dans la composition de leur population que les fédérations dissoutes (ainsi la Bosnie-Herzégovine est-elle une Yougoslavie en réduction).

31Ces événements constituent des illustrations partielles d’une question beaucoup plus vaste : la transformation de la conception du pacte social. Selon la vision établie par les philosophes classiques (de Locke à Rousseau), ce pacte est un contrat solennel, fixant une fois pour toutes les liens et les règles d’un peuple. Or, de plus en plus, ce pacte tend à être perçu comme un accord en négociation permanente. Deux facteurs essentiels expliquent cette transformation : ce pacte ne cesse de s’enrichir, de s’alourdir, d’être remodelé (par exemple, avec le développement des mécanismes de solidarité sociale, érigés en éléments fondamentaux du pacte) ; en même temps, l’individualisme, le droit de chacun de façonner son bonheur comme il l’entend promeuvent une approche très utilitaire du pacte (que m’apporte-t-il ? que me coûte-t-il ?). Des individus, ressentant le pacte étatique comme trop pesant pour ce qu’il fournit, émigrent ; des communautés, des régions invoquent le droit de faire sécession. Du Québec au pays Basque, de l’Écosse à la Corse, le problème est là. Cette revendication indépendantiste, si elle considère qu’elle n’est pas reconnue comme elle doit l’être, peut avoir recours au terrorisme.

32Pour l’État, le grand défi traditionnel venait de la menace extérieure. Ce type de menace reculant (d’abord en Europe, mais aussi dans le reste du monde), le défi central se déplace vers le cœur de l’État : comment préserver une unité étatique dans le respect des principes démocratiques, pour lesquels rien ne doit et ne peut être imposé par la force ?

33– L’encadrement du monopole de la force légitime. L’État a-t-il toujours le monopole de la force légitime ? La formule de Max Weber garde toute sa pertinence. Le monde demeure organisé autour d’États souverains et inégaux. L’État est, pour le moment, la seule machine à faire d’un individu un national, citoyen porteur de droits. L’État demeure l’ultime responsable de son territoire et de sa population : en cas de catastrophe collective (tremblement de terre, agression extérieure, troubles civils…) ou individuelle (prise d’otages), l’État est le recours suprême. L’ordre des États est d’autant plus verrouillé qu’il est consacré par une société interétatique : tout groupe convaincu d’être un peuple cherche à se constituer en État, cet État n’accédant à une pleine existence que par sa reconnaissance par les autres États.

34Alors qu’y a-t-il de changé ? Principalement, depuis les deux guerres mondiales, les États les plus développés, d’abord ceux de l’aire occidentale, disciplinent progressivement leur souveraineté en multipliant entre eux, de leur propre initiative, les traités. Ces États prennent conscience qu’ils risquent de plus en plus de s’anéantir les uns les autres par des affrontements échappant à leur contrôle ; par ailleurs, la société de consommation, la démocratie imposent à ces États pour priorités non la gloire et la puissance, mais le bonheur et la compétitivité.

35En ce qui concerne la guerre, cet instrument capital des États, ces derniers, tout en n’étant pas prêts à y renoncer [7], peuvent être disposés à l’encadrer. Tel est le système onusien, avec ses ambiguïtés. Ce système institue, au-dessus des États, un policier mondial, le Conseil de sécurité. Mais ce policier est boiteux : il est composé d’États et n’a de volonté que si une majorité est d’accord pour qu’il en ait une [8] ; il n’a pas été doté de capacités militaires ; enfin, les États gardent, sous le contrôle du Conseil, un droit de légitime défense.

36De manière complexe et chaotique, le droit souverain de faire la guerre peut devenir un acte délinquant. Comme le montre l’invasion du Koweït par l’Irak en 1990, un État agresseur viole la loi internationale et déclenche contre lui toutes sortes de mesures, pouvant aller jusqu’à la mobilisation de la force militaire pour le ramener dans le droit chemin. L’État souverain peut être contraint de rendre des comptes. Il continue de détenir la force (police, armée), mais l’utilisation de cette force est sous surveillance.

Guerre et police entremêlées

37Alors de quelle manière guerre, terrorisme et terreur sont-ils remodelés ?

38De la guerre protéiforme à la paix, processus global et permanent. Voici le temps des guerres protéiformes, entremêlant, en des dosages toujours instables, conflits entre idéologies ou cultures, rivalités classiques d’États, déchirements civils, haines ethniques, bagarres de gangsters, ingérences extérieures ! Ainsi, depuis les années 1990, les imbroglios sanglants des Balkans, du Caucase, de l’Asie centrale, de l’Afrique des grands lacs. L’enjeu reste la maîtrise d’un territoire, mais il s’agit autant de le conquérir que de le construire ou le reconstruire. La paix ne peut pas se réduire à une victoire ; elle doit organiser le passage d’un ordre ancien, irrémédiablement détruit, à un ordre nouveau, inséparable d’une insertion dans les flux et les réseaux mondiaux. L’établissement de la paix devient une opération complexe de longue durée : accords entre les belligérants, désarmement, édification d’un espace multidimensionnel et dynamique de sécurité (stabilisation des frontières, protection des droits de l’homme, tolérance entre les cultures, multiplication des interdépendances de toutes catégories, développement économique…).

39L’ingérence remplacerait-elle la guerre ? Les États sont interdits de conquête territoriale mais chacun d’eux (d’abord les plus puissants) peut faire valoir que, du fait de l’explosion des interdépendances, un désordre très lointain affecte sa sécurité. Selon la théorie du chaos, qui façonne nos esprits, un battement d’ailes de papillon sous les tropiques déclenche, à des milliers de kilomètres, un cyclone. De même un minuscule conflit, perdu au fond d’une jungle, pourrait-il déstabiliser un État très éloigné… La tanière d’al-Qaïda, qui a détruit les Twin Towers de New York, n’était-elle pas installée en Afghanistan ? D’où le devoir ou le droit d’intervention pour réduire la source d’incertitude ou de danger… Le monde de l’après-guerre froide se caractérise par une multiplication de ces interventions, les États établis, les organisations internationales considérant que le plus petit abcès géopolitique ou humain est gros de répercussions incalculables. Il vaut donc mieux tenter de prévenir que guérir. Voici venir la diplomatie préventive !

40Ces interventions visent à rétablir ou plutôt à construire un ordre. Dans cet environnement, actions de guerre et actions de police – ces actions incluant éventuellement la lutte contre le terrorisme – deviennent les outils parmi bien d’autres (aide économique, éducation démocratique…) d’une opération conçue comme globale : si cette opération réussit, la zone concernée, ravagée, ruinée sera totalement rénovée, dotée d’un avenir heureux, et reliée aux flux mondiaux.

41– La tentation terroriste et ses limites. Le terrorisme n’existe pas sans une manipulation tragique de l’inégalité. Le terroriste est le « petit » : il se sent méprisé et se sait très difficile à appréhender ; il lui faut frapper très fort et exploiter pleinement ses capacités à se dissoudre dans la foule. La cible est le « gros » : visible, vulnérable, il dispose de moyens énormes mais inadéquats, trop massifs, trop peu mobiles pour atteindre cette réalité fuyante qu’est un mouvement terroriste. Pour être efficace, le terrorisme doit combiner deux éléments. Le premier est connu : provoquer la stupeur par un ou des actes terrifiants persuadant chacun qu’il peut à son tour être victime. Le second élément tend à être ignoré, or il est capital : le terroriste, ce combattant de l’ombre, doit être insaisissable, sa puissance résultant de ses dons d’ubiquité, de son aptitude à être là où il n’est pas, à ne pas être là où il est. Les grands terroristes, des Assassins à al-Qaïda, assimilent parfaitement cet impératif.

42Dans des sociétés plutôt pacifiques, commerçantes, où tout, des échanges aux médias, impose des comparaisons permanentes entre les uns et les autres, où, enfin, les marchés proposent tout ce qui est vendable (notamment, armes de toutes sortes, avec leur mode d’emploi), le terrorisme tentera toujours l’exclu, le frustré, celui qui ne se sent pas reconnu. Le sacré, le symbolique (en particulier, monuments) ne sont plus tabous ; ils offrent de superbes cibles. Frapper ces cibles, c’est montrer la vulnérabilité de tout ce qui les produit (techniques, villes…). Le terrorisme n’a rien d’une entité ; sous cette étiquette grouillent toutes sortes de phénomènes, individuels ou collectifs. Le terrorisme, voulant provoquer la stupeur, cherche l’inimaginable : l’acte terroriste doit être totalement imprévisible, venir du lieu où l’on ne l’attendait pas.

43Dans ces conditions, la lutte contre le terrorisme est fondamentalement policière : identification et démantèlement des réseaux et des trafics… C’est un travail formidable, tout terrorisme pouvant mobiliser des moyens infinis [9]. Dans ce combat aussi douteux, la récompense ne sera jamais une victoire éclatante, comme les généraux en remportent ou croient en remporter. Le terrorisme ne se vainc pas. Dans le meilleur des cas, il se décompose, s’autodétruit. Parfois il peut être digéré, les terroristes parvenant à être intégrés dans le jeu social. Nombre de terroristes, l’âge venant, rêvent probablement des conforts et des protections du pouvoir ! Peut-être le terrorisme est-il l’un des envers inévitables de sociétés en quête de sécurité absolue : les recoins d’incertitude, réduits au maximum, concentrent toute la violence refoulée du reste de l’espace social.

44– L’ombre de la terreur. La terreur restera toujours l’une des grandes tentations des sociétés en crise. Dans un monde incompréhensible et ressenti comme « méchant », un pouvoir absolu séduit toujours ; il promet d’offrir toutes les réponses. Par ailleurs, les techniques de surveillance ne cessent de s’améliorer. Toutefois, la terreur, dans ses formes modernes, est inséparable de projets révolutionnaires (urss, Allemagne hitlérienne…). En ce début de xxie siècle, l’idée révolutionnaire a laissé tellement de mauvais souvenirs, de désillusions qu’il faudra beaucoup de temps pour que des hommes croient à nouveau qu’ils peuvent changer la vie par une rupture absolue et brutale.

Retour, en conclusion, à George Bush

45Que veut vraiment dire George Bush, lorsqu’il parle de guerre contre le terrorisme ?

46Il est des époques – en fait minoritaires – où le champ idéopolitique est plus ou moins stabilisé : les idéologies en présence sont clairement identifiées ; la configuration des protagonistes du jeu international est également claire. Ainsi l’Europe entre les guerres de Religion et les guerres de la Révolution française. De même la période de la guerre froide. Il est aussi des époques où ce champ idéopolitique est mouvant, brouillé, qu’il s’agisse du positionnement des idéologies ou des relations de puissance. Ainsi aujourd’hui, dans l’après-guerre froide. Le modèle occidental triomphe ; face à lui, contre lui, des réactions se forment, encore molles, inachevées, en devenir. Quant à l’échiquier géopolitique, il se réduit pour le moment à un colosse américain entouré de puissances incertaines : Chine, Russie, Union européenne…

47La formule « guerre contre le terrorisme » suggère bien un combat total et sans fin contre un monstre insaisissable. Ce monstre est peut-être le monde entier à l’exception des États-Unis ; mais qui peut être sûr de tous les Américains ? Les États-Unis, sans en être certainement conscients, se sont posés en policiers de la planète. Le fardeau est lourd. En outre, ils tiennent à être seuls dans cette lutte titanesque. Mégalomanie ? Méfiance à l’égard de tout allié ? Conviction qu’eux seuls sont déterminés à accomplir le « sale boulot » ? Les États-Unis ne sont-ils pas, selon la formule de Madeleine Albright, secrétaire d’État sous le président Clinton, « la nation indispensable » ?

48Pourtant le jeu n’est pas près de se terminer ! Le 11 septembre 2001, la guerre d’Irak, le 11 mars 2004 s’insèrent dans une longue histoire, celle du choc planétaire de la modernité occidentale, initiée par les grandes découvertes et la colonisation de la terre par les puissances européennes. La modernité est violente et ne cessera pas de l’être. Elle porte aussi bien la guerre que la terreur et le terrorisme. Chacune des poussées de modernité, comme celle provoquée par la chute du camp soviétique et par le ralliement du tiers monde à l’économie de marché, s’accompagne de multiples tragédies. Ainsi, aujourd’hui, de l’ex-Yougoslavie à l’Irak. De même ces convulsions accouchent de synthèses imprévues : fascismes, puis tiers-mondismes, puis ethnismes et autres fondamentalismes. Il y aura d’autres synthèses de ce type.

49Pour les États-Unis, c’est de nouveau la « fin de l’innocence », selon la belle expression de Denise Artaud. Les États-Unis l’ont perdue bien des fois, cette innocence : en 1917 (entrée dans la Première Guerre mondiale), en 1941 (Pearl Harbour), durant les années 1960 (guerre du Vietnam). Les États-Unis se convainquent périodiquement qu’ils incarnent le Bien chargé d’éradiquer le Mal de la terre : ainsi, lors de la Première Guerre mondiale, le président Wilson apportant à l’Europe et au monde un ordre enfin juste ; ainsi le président Reagan combattant, selon sa propre formule, « l’empire du Mal » (l’URSS) ; ainsi George Bush se donnant pour mission de transformer le Proche-Orient en une zone de paix et de démocratie. À chaque fois, la désillusion est au rendez-vous : le monde se révèle incapable d’accueillir la bonté américaine, et les États-Unis doivent réapprendre son insupportable complexité. Vient alors le temps des Nixon, politiciens brutalement réalistes, appréhendant les hommes tels qu’ils sont. L’intelligence géopolitique de Nixon a été de comprendre qu’il ne servait à rien de se battre contre une pieuvre abstraite, le communisme, et qu’il fallait revenir aux réalités : le Vietnam, la Chine, la Russie… C’est désormais cette démarche que devront adopter les dirigeants américains.


Date de mise en ligne : 01/01/2011

https://doi.org/10.3917/deba.133.0113

Notes

  • [1]
    Le terrorisme est d’autant plus difficile à cerner que le terme n’est pas neutre. Ce que l’un appelle « résistance », l’autre le qualifie de terrorisme (l’Affiche rouge nomme « terroristes » les résistants de la moi – Main-d’œuvre immigrée).
  • [2]
    Sans ce conflit, Lénine serait resté un révolutionnaire en chambre et Hitler un inadapté social !
  • [3]
    À la suite des victoires de Mao Zedong et Giap, la guérilla (ou guerre révolutionnaire) suscite toute une mythologie. Ce serait un mode radicalement différent de guerre, les armées classiques se trouvant impuissantes devant un ennemi mobile et invisible. Les faits ne montrent rien de tel : pour l’emporter, tout mouvement de guérilla est contraint de se transformer en une véritable armée. Mao puis Hô Chi Minh gagnent en livrant des batailles. Le guérillero exemplaire, « Che » Guevara, échoue et meurt dans la jungle bolivienne. Il est vrai que, sans cette mort, le « Che » ne serait jamais devenu le James Dean de la révolution mondiale.
  • [4]
    Voir, notamment, Dario Batistella, Théories des relations internationales, Paris, Presses de la fnsp, 2003.
  • [5]
    Francis Fukuyama, La Fin de l’histoire et le dernier homme, trad. de l’anglais, Paris, Flammarion, Paris, 1992.
  • [6]
    Les guerres de Saddam Hussein (Iran, de 1980 à 1988 ; Koweït en 1990-1991) peuvent être analysées, pour le moment, comme les dernières guerres de conquête qu’ait connues le monde. Le bilan est désastreux. En ce qui concerne l’Iran, la guerre se termine par un match nul : chacun garde ses frontières. Quant à l’invasion et à l’annexion du Koweït, elles sont condamnées tant par le Conseil de sécurité que par l’Assemblée générale des Nations unies ; en outre, le Conseil de sécurité autorise la libération par la force militaire de l’émirat (résolution 678 du 29 novembre 1990). L’Irak de Saddam Hussein, vaincu, ne se remettra jamais de ces aventures : frappé de sanctions, il s’enfonce dans la misère… jusqu’à la destruction finale du régime par l’intervention américano-britannique en 2003.
  • [7]
    En 2003, l’intervention militaire américano-britannique en Irak confirme que la guerre reste l’ultime recours en cas d’antagonisme entre des États.
  • [8]
    L’adoption de toute décision de maintien de la paix requiert deux conditions : un vote positif d’au moins neuf des quinze membres du Conseil ; pas de « veto » des cinq membres permanents (États-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France).
  • [9]
    Que de leviers pour le terrorisme, de l’emploi des armes classiques à l’introduction de virus dans les réseaux informatiques ou à l’empoisonnement des aliments !

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