Notes
- (1)Virginie Symaniec, Mikola Piniguine : mise en scène d’un exil, collection Biélorussie, L’Harmattan, Paris, 2003. Ianka Koupala était un poète et dramaturge biélorussien (1882-1942).
- (2)Cf. notamment sur l’histoire du théâtre en Biélorussie, l’influence de l’école moscovite et la formation des acteurs avant et après l’indépendance, Virginie Symaniec, « Biélorussie », in La formation des comédiens en Europe centrale et orientale, UBU Scènes d’Europe, revue théâtrale européenne bilingue (anglais-français), n° 35/36, juillet 2005, pp. 16-19.
- (3)Virginie Symaniec, « Le Théâtre d’Art de Moscou en Biélorussie : adaptation/contestation d’un modèle », in Le Théâtre d’Art de Moscou. Ramifications, voyages, sous la direction de Marie-Christine Autant-Mathieu, Editions du CNRS, 2005.
- (4)A. Loukachenka était, sous le régime soviétique, président d’un kolkhoze.
- (5)Mouvement pour la démocratie en Biélorussie, semblable à la Charte 77 en Tchécoslovaquie.
- (6)Lev Goumiliev (1912-1992) est le fils des poètes Nicolas Goumiliev et Anna Akhmatova. Historien et ethnologue, il s’est voulu théoricien de l’histoire des civilisations. Selon lui, l’ethnos (peuple en grec) ne serait pas le produit de phénomènes sociaux, mais de flux d’énergie dans l’univers, qui engendrent une mutation des gènes...
- (7)Minskaïa fabryka kalïarovaha droukou, Minsk, 2001, p. 183.
- (8)Virginie Symaniec, « Du théâtre de la surveillance au théâtre surveillé. Strip-Tease, de Slawomir Mrozek, au théâtre du Club du KGB à Minsk », in Surveiller et punir. Œuvres et dispositifs, Etudes théâtrales, 36/2006, Université catholique de Louvain, pp. 161-168.
- (9)Le Théâtre libre de Minsk a été invité le 21 mai 2006 à Paris pour présenter la pièce phare de son répertoire, écrite par Nikolaï Khalezine, Génération jeans, à la Maison d’Europe et d’Orient (12e ). Elle a aussi été jouée le 15 novembre 2006, au Théâtre-Studio d’Alfortville (Val de Marne). Ce spectacle faisait partie du premier Festival de culture biélorusse en France organisé, du 13 au 18 novembre 2006, par l’association Belprojet wwww. adeef. org/ belprojetEn mai 2007, sa venue est de nouveau programmée dans ce théâtre. Sa présence pendant plusieurs semaines devrait déboucher sur la création d’un nouveau spectable. Son répertoire, dont la traduction française est actuellement en cours, sera présenté au festival Passages de Nancy.
- (10)Le thème du suicide ou celui de la génération sacrifiée, dont les parents portent la responsabilité, apparaît dans Génération Jeans comme dans Nous. Belliwood. Dans cette pièce, une scène entière est un dialogue entre une infirmière et un jeune qui réapparaît après sa mort. Autre exemple : la pièce met en scène deux jeunes toxicomanes de 10 et 15 ans parlant dans un bus avec le personnage principal, symbolisant une jeunesse sans avenir, vouée à disparaître prématurément.
1Au cours de la perestroïka, soit de 1985 à 1991, le monde du théâtre en Biélorussie fut, à l’image de la société, un lieu de remises en question radicales, qui, après la proclamation de l’indépendance en août 1991, donnèrent un sentiment quasi général de chaos. Cette rupture alla de pair avec de profondes interrogations liées à la redécouverte de l’histoire politique et culturelle nationale. En dépit de ses difficultés économiques et de la modicité du budget que ce jeune Etat, souhaitant alors se tourner vers l’Europe, pouvait consacrer à la culture (25 % des dépenses allaient à la « liquidation » des conséquences de la catastrophe de Tchernobyl), toute une génération d’artistes s’efforça, tant bien que mal, de redéfinir la fonction du théâtre dans une perspective démocratique. Sous l’impulsion d’un jeune metteur en scène, Mikola Piniguine, le Théâtre national Ianka Koupala, à Minsk, qui se situait à l’avant-garde de la recherche esthétique, donna le ton [1]. Parallèlement, les troupes underground de la Biélorussie soviétique des années 1980, qui s’étaient adressées à un public en quête d’expériences nouvelles, loin des poncifs officiels, tentaient de monter des théâtres privés ou dits d’entrepreneurs, ayant pignon sur rue. Même si toutes ces troupes ne survécurent pas, soit à la concurrence, soit à la censure et aux pressions politiques, notamment à partir de 1996, leur travail avait commencé à modifier de façon substantielle l’ancienne grille de lecture soviétique en matière de création théâtrale [2].
2Aucun des artistes ayant participé à cette réflexion esthétique, qui puisait ses références dans les expériences de l’avant-garde des années 1920, ainsi que dans la redécouverte de l’héritage que le Théâtre d’Art de Moscou avait laissé en Biélorussie [3], ne pouvait toutefois se douter que le bref intermède de liberté d’expression et de création qu’ils venaient de vivre allait bientôt prendre fin. L’élection au suffrage universel d’Alexandre Loukachenka à la présidence de la République, en 1994, sonna en effet le glas de ce foisonnement d’expériences, qui avait caractérisé, non sans générer de multiples conflits, le domaine théâtral. Les champs culturel, artistique et intellectuel furent les premiers touchés par la brutale instauration du régime autoritaire de Alexandre Loukachenka, à la rhétorique populiste et qui repose, depuis la fin de son deuxième mandat, sur la mise en œuvre d’un nationalisme d’Etat. Depuis maintenant plus d’une décennie, il s’emploie à étouffer de façon systématique toute opposition, sans exception, et à imposer progressivement sa propre conception de l’identité biélorussienne.
Façonner une culture loyale à l’Etat
3Le monde du théâtre fut donc l’objet d’une brutale remise au pas orchestrée par le pouvoir, qui, en dépit des discours présidentiels sur l’unanimisme de la société, s’attacha surtout à le diviser.
4Agressions physiques et discriminations à l’emploi devinrent des méthodes courantes, certains artistes et intellectuels de renom étant alors contraints à l’exil. Mais on vit aussi dans le même temps ce petit monde se décomposer de l’intérieur, les ambitions et conflits personnels prenant le dessus sur la défense des principes démocratiques.
5Après plus d’une décennie d’atteintes aux droits de l’homme et à la liberté d’expression, on pourrait croire que le pouvoir est parvenu à ses fins, car ayant réussi à « fabriquer » une élite intellectuelle et artistique garante d’une culture de convenance et non contestataire. A première vue, en effet, les théâtres semblent briller par leur conservatisme, grâce à des collectifs d’acteurs et de techniciens aux ordres de quelques directeurs triés sur le volet par le Président. Mais à y regarder de plus près, il semble que le régime ait au contraire suscité toujours plus de résistances, y compris au sein des théâtres d’Etat, au point de créer une situation paradoxale : en cherchant à contrôler le spectacle vivant sur les plans esthétique, politique et financier, l’Etat a fini par engendrer des formes de dissidence sur lesquelles il n’a en fait que très peu prise et qui jouent un rôle essentiel dans la structuration de la contestation.
6Certes, le pouvoir a utilisé d’abord des méthodes de coercition de type soviétique, et ce d’autant plus facilement que les institutions théâtrales étaient encore presque toutes aux mains de l’Etat. Entre 1991 et 1994, la libéralisation économique, sous l’autorité de Stanislas Chouchkevitch, président du Soviet suprême (c’est-à-dire le chef de l’Etat), avait produit relativement peu d’effets, quel que soit d’ailleurs le secteur d’activité, et de nombreux artistes, habitués aux « privilèges » de l’époque précédente, hésitaient à affronter l’inconnu et la précarité. Ceci étant, le projet de société qui sous-tendait cette reprise en main et les moyens employés pour endiguer la libéralisation du champ théâtral ne peuvent être analysés comme une simple répétition de l’histoire politique et culturelle de la Biélorussie soviétique.
7Certes, la contestation apparue en réponse aux agressions physiques et morales subies par les artistes depuis 1994 renvoie à l’histoire récente de la résistance au totalitarisme soviétique, sauf que, du temps de l’URSS, il n’y avait pas de dissidents déclarés en Biélorussie, à la différence d’autres républiques, comme la Russie et l’Ukraine. Les manifestations de résistance étaient plus discrètes, et s’il était arrivé que certains comédiens retrouvent leur public dans des forêts ou des caves, à l’abri des services de sécurité, pour lui faire connaître des écrits proscrits par les autorités, la contestation était bien plus feutrée et les conflits étaient étouffés avant qu’ils n’éclatent.
8Force est de constater que les choses ont bien changé depuis l’arrivée d’Alexandre Loukachenka à la tête de l’Etat. De véritables frondes ont soulevé les milieux artistiques, y compris officiels, organisées par des artistes salariés de l’Etat, autour de revendications que nul n’avait le souvenir d’avoir connues du temps de l’URSS. Il en fut ainsi, par exemple, lors du refus des comédiens, qui sont allés jusqu’à faire grève, de participer à la baisse générale du niveau culturel des théâtres, en favorisant des spectacles dits de kolkhoze [4]; il en fut de même avec certaines pétitions réunissant des centaines de milliers de signatures, comme celle des artistes et des intellectuels associés au mouvement de la Charte 97 [5], où ils réaffirmaient leurs revendications pour la liberté de création et de pensée, le non-conformisme intellectuel autant que culturel, et où ils en appelaient au soutien européen ; enfin, l’utilisation des technologies modernes pour diffuser les œuvres est venue offrir un moyen essentiel pour contourner censure et pressions politiques.
9Ce changement, touchant aussi bien la recherche du sens de la création artistique en dictature, de la part d’acteurs dissidents, que les moyens à leur disposition, était déjà en germe à l’heure de la réélection d’Alexandre Loukachenka, en septembre 2001.
10Cette dernière ne suscita pas de manifestations de rue importantes, comme celles qui eurent lieu les 19 et 25 mars 2006, à l’annonce de la nouvelle « victoire » du Président sortant. Le scrutin de 2001 avait pourtant eu l’effet d’un véritable électrochoc dans les milieux artistiques, déjà plus ou moins à la marge de la culture officielle, qui avaient cru jusqu’alors à un changement possible. La désillusion suscita alors une réaction inédite : à la dépression et à l’hébétement ayant suivi la brutale reprise en main lors du premier mandat du Président, succéda une détermination farouche. Pour la première fois peut-être depuis les années brejnéviennes, l’entrée en résistance était intégrée par de nombreux acteurs des milieux culturels anti-Loukachenka comme une nécessité qu’il allait falloir assumer et gérer dans la durée, y compris au sein des structures officielles.
11L’adoption de cette attitude offensive plutôt que défensive fut à l’origine de nombreux débats, pas toujours repris par les médias, autour de l’importance de créer des œuvres à même de faire évoluer les esprits et les consciences.
12Un autre événement fut déterminant : au printemps 2003, Alexandre Loukachenka promulgua un décret sur l’idéologie de l’Etat biélorussien. Le Président tentait ainsi de masquer les insuffisances et incohérences de sa gestion, en accréditant de façon volontariste la thèse de l’existence d’une « voie de développement spécifiquement biélorussienne » ; il mettait en demeure « les travailleurs et les fonctionnaires de la culture », d’abord implicitement (plus tard, ce fut explicite), de se plier à un certain type d’« esthétique politique ». L’étude des nouveaux manuels d’idéologie montre que cette dernière correspond à une conception particulariste de la culture nationale, qui s’inspire bien plus souvent d’une pensée de type pétainiste que des politiques (par comparaison, élitistes) mises en œuvre par les autorités soviétiques, après la Seconde Guerre mondiale, dans les principaux « temples » culturels de la Biélorussie.
La nouvelle idéologie
13Même si les idéologues du régime ne se réfèrent pas à un système d’idées et de valeurs particulier (comme ceux du communisme ou du nazisme), leurs présupposés plongent au cœur de la pensée essentialiste du XIXe siècle, tentant de la faire passer pour un attribut de la modernité même. Ils y ajoutent des « soutiens » théoriques, empruntés à l’ethnographie soviétique des années 1960-1970, afin de valoriser les notions de folklore (apolitique), d’ethnos (dans l’acception de Lev Goumiliev) [6] et d’amour de la patrie : trois grands axes qui sont devenus, depuis 2003, les maîtres mots de la politique culturelle de Minsk. Pour résumer, les Biélorussiens se sont vus dotés par les nouveaux manuels d’idéologie d’une mentalité spécifique, distincte de celle de leurs principaux voisins, russes ou polonais, et de nature génétique. Ce marquage instauré entre, d’une part, les Biélorussiens et, d’autre part, tous les autres peuples, est censé se refléter dans toutes les expressions culturelles, prouvant ainsi la « vitalité créatrice du peuple biélorussien » ; de ce point de vue, le folklore serait un élément déterminant dans la formation de cette nouvelle mentalité nationale.
14Dans un texte de 1999, intitulé « Résolution sur les groupes folkloriques authentiques en République de Biélorussie », publié dans L’Etat et la culture. Pour la rencontre du président de la République de Biélorussie, A. Loukachenka, avec les acteurs et les travailleurs de la culture [7], le ministre de la Culture de l’époque, A. Sasnoùski, affirmait par exemple que le folklore « authentique » (« génétiquement adéquat » selon le discours officiel), relevait de la culture et de l’esprit national, et devait intégrer tous les champs de la création « dans un environnement paysan naturel ». Il ne s’agit là que d’un des multiples exemples des messages envoyés par l’Etat qui, depuis 2001, contribuent à forger et à préciser ce que doit être la culture biélorussienne officielle, véritable instrument d’assujettissement des individus.
15Comment mesurer l’efficacité politique d’une telle doctrine ? L’interprétation faite ici de la culture tente d’imposer l’idée que les Biélorussiens se distingueraient de leurs voisins par un code génétique commun, mais propre à eux seuls et qu’ipso facto ils appartiendraient donc à une même culture, véhiculant une « vision spécifique du monde », en harmonie avec la « nature d’un territoire » bien précis, à savoir la Biélorussie dans ses frontières de 1945. Cette culture, ainsi définie, aurait pour effet d’uniformiser les idées et opinions de tous les individus, ce qui justifierait qu’elle soit un instrument aux mains de l’Etat, lui permettant de veiller à la santé morale du peuple, et d’entretenir son amour pour la patrie et surtout pour l’Etat. Ce mode d’interprétation du fait culturel est, en outre, censé apporter une caution prétendument scientifique à une définition de l’Etat qui serait en quelque sorte une émanation bien concrète de la mentalité nationale biélorussienne. Il a aussi permis d’accréditer la thèse, y compris à l’étranger, que le peuple biélorussien était, par nature, soumis, tolérant, amateur de dictature et qu’il aurait enfin trouvé en Alexandre Loukachenka un guide naturel.
? La mise en place de dispositifs de résistance
16Si elle a eu et a toujours une certaine efficacité politique, y compris hors de Biélorussie, cette conception de la culture comme adjuvant de l’autoritarisme présidentiel n’a évidemment pas suscité de productions artistiques innovantes, mais a surtout fait apparaître des modes de résistance passive de la part des troupes de théâtre. Peu nombreux sont ceux qui manifestèrent du zèle pour transcrire sur scène la philosophie culturelle présidentielle et on constata une baisse générale de la qualité des représentations théâtrales conventionnelles : par exemple, des acteurs de renom affadissaient délibérément leur jeu pour montrer leur refus de cette nouvelle idéologie. Le Théâtre national fut, par ailleurs, contraint de pallier, à grand renfort de moyens techniques et scénographiques, l’inconsistance du jeu des acteurs, marmonnant délibérément, au point d’être inaudibles au-delà du troisième rang. Corvéables à merci et licenciables sans préavis à la moindre incartade par des directeurs eux-mêmes redevables de leur poste au Président, les acteurs des scènes d’Etat ont d’abord tenté de naviguer entre deux sphères : celle du théâtre officiel et celle du théâtre privé.
17Nombreux sont pourtant ceux qui ont été tout bonnement exclus des théâtres d’Etat et réduits à occuper un emploi de vendeur sur les marchés, tout en rejoignant des troupes indépendantes et alternatives. A Minsk, ces dernières avaient pu louer des locaux, privatisés entre 1991 et 1994, pour leurs répétitions et représentations, mais de très nombreux bâtiments furent renationalisés par la suite : elles durent donc les quitter ou les louer à l’Etat, situation pour le moins paradoxale, quand on sait que leur répertoire et leur conception de l’art théâtral étaient vilipendés par ce même Etat. On put néanmoins assister ainsi à des expériences insolites et uniques, comme la fondation du Mikola teatr dans les locaux du Club Dzerjinski, appartenant au KGB, qui, jusqu’en 2001, y programma un répertoire essentiellement axé sur le thème de l’enfermement [8], à une époque, il est vrai, où les dissensions entre le KGB et le pouvoir loukachenkien étaient de notoriété publique. Dans la foulée de l’élection présidentielle de 2001, le gouvernement n’hésita toute-fois pas à nationaliser les sociétés de certains sponsors de ce théâtre alternatif (comme la radio privée Alpha radio), qui tentait de jouer la carte de l’humour noir pour faire bouger les consciences, ainsi qu’à augmenter le prix des billets pour punir tout délit d’opinion, y compris à titre préventif.
18Les théâtres privés furent ensuite l’objet de telles pressions fiscales, qu’ils n’eurent plus que l’illusion d’un choix : ou bien continuer à chercher à s’inscrire dans des dispositifs classiques de création théâtrale, ou bien renoncer à leurs exigences en matière de répertoire, mise en scène et jeu des acteurs, pour s’adapter économiquement, esthétiquement et techniquement suite à leur départ forcé des bâtiments qu’ils occupaient dans le centre de la capitale. Ce type de situation entraîna, en réaction, le recours à des pratiques artistiques et organisationnelles nouvelles : l’installation dans des lieux périphériques non conçus pour le théâtre, entre autres, amena les artistes à penser différemment l’organisation des spectacles, en leur donnant une plus grande souplesse, avec un petit nombre d’acteurs, d’autres écritures et mises en scène, un répertoire plus contemporain et plus européen ; en opposition avec le carcan que suppose l’appartenance à une troupe officielle, est apparue une génération d’acteurs complètement indépendants, jouant dans plusieurs lieux simultanément ou au contraire sans travail à certaines périodes, donc avec des revenus très incertains (la Biélorussie ne connaît pas le système de l’intermittence...).
19Enfin, les directeurs de troupes ont dû créer leurs propres réseaux de diffusion de l’information, et apprendre à trouver eux-mêmes leur propre public.
20Parallèlement, des scènes de renom, dont les Biélorussiens pouvaient s’enorgueillir du temps de l’URSS, en particulier pour l’excellence du jeu des acteurs (selon le célèbre système de Constantin Stanislavski) étaient de plus en plus désertées par l’élite intellectuelle, du fait de leur propension à attirer un public qui se satisfaisait de l’absence de toute innovation dans la mise en scène ou la production de sens. Les théâtres d’Etat se sont enferrés, pour traduire les préceptes idéologiques du régime, dans la reproduction et l’imitation quasi uniforme de codes esthétiques datés et stéréotypés. Leur programmation fut et reste en effet soumise aux règles du « différencialisme » ethnique et religieux. Autrement dit, les personnages positifs ne peuvent être que Biélorussiens, orthodoxes et si possible ruraux, les autres étant nettement désignés comme négatifs et présentant diverses caractéristiques, propres à bien montrer qu’ils sont catholiques, juifs, tatars... ou autres. On assista donc, dans le même mouvement, à un retour en force de la censure des metteurs en scène par des conseillers en dramaturgie chargés de décider du choix des œuvres et de la façon de les représenter. Comme du temps de l’URSS, aucune pièce ne peut être montée dans un théâtre d’Etat sans l’autorisation du Conseil artistique de ce même théâtre. L’une des principales conséquences de la réapparition de la censure est d’avoir placé le théâtre biélorussien officiel, comme aux heures les plus sombres, devant un déficit évident de textes dramatiques en prise avec les réalités sociales ou susceptibles d’amener réflexions et interrogations. Ce fut le cas récemment de l’œuvre de Ianka Koupala, Les gens d’ici, interdite sous l’ère soviétique, montée au début des années 1990, puis interdite, en dépit de son succès, lors de la campagne pour l’élection présidentielle de 2001.
La contre-expertise idéologique du Théâtre libre de Minsk
21C’est bien dans l’underground ou dans les milieux dénigrés et taxés par les autorités de non professionnels, que se joue l’avenir de la création théâtrale en Biélorussie. Ces réseaux, qui sont également des espaces de solidarité, sont par ailleurs les seuls à s’appuyer sur une véritable transversalité des disciplines artistiques, ce qui porte ses fruits en termes de dynamisme et d’inventivité. C’est dans ces milieux qu’est posé de façon sérieuse le problème du sens de la création dramaturgique, plastique, musicale, poétique ou cinématographique, susceptible de trouver une résonance auprès d’un public qui ne s’identifie pas aux personnages de cire des théâtres d’Etat. Nikolaï Khalezine, directeur du Théâtre libre de Minsk (Svabodny teatr), soulignait au cours d’un entretien à Paris en mai 2006 : « Il est devenu impossible de s’identifier à tous ces paysans que l’on voit sur scène, censés représenter le peuple biélorussien. Le plus important est dans le chapeau de paille. Même lorsqu’il a l’air moderne, ce chapeau est obligatoire. C’est l’idéologie du chapeau de paille » [9].
22Le cas du Théâtre libre de Minsk, fondé en 2005 par Nikolaï Khalezine et Natalia Kaliada, est exemplaire de ces pratiques artistiques contemporaines, qui ont pris le parti d’assumer entièrement leur marginalité par rapport à l’institution théâtrale officielle. Etant donné le contexte dans lequel ce théâtre s’efforce de survivre, il n’est sans doute pas fortuit qu’il ait choisi d’aborder le problème de la résistance aux codes esthétiques imposés, sous l’angle de la dramaturgie. Il fut fondé avec l’idée première d’organiser un concours international d’œuvres dramatiques contemporaines, avant d’engager la mise en scène de textes iconoclastes.
23Comme le rappelait sa co-fondatrice, Natalia Kaliada, au cours du même entretien, il ne s’est pas uniquement adressé à de jeunes auteurs pour composer son répertoire militant, mais également à des journalistes, milieu particulièrement sinistré, auxquels il a proposé de travailler sur la question du traitement, par le théâtre, de la fracture politique et sociale et des divergences profondes sur les contenus, qui opposent les représentants de la culture militante anti-Loukachenka et ceux de « la mentalité de kolkhoze », c’est-à-dire les défenseurs du régime. « Que puis-je dire à ma voisine de palier, demandait Nikolaï Khalezine, qui ne sait pas ce qu’est un ordinateur ? Nous vivons dans le même immeuble, mais pas dans le même monde. Elle ne sait d’ailleurs rien du monde qui l’entoure. Lorsque nous nous croisons, nous nous saluons : bonjour, madame du XIXe siècle ! Elle ne lit même pas les journaux gratuits jetés dans sa boite aux lettres. Elle se contente de regarder les séries télé, de faire bouillir et de touiller ses pommesde terre, en opinant du bonnet lorsque A. Loukachenka lui révèle quel est l’ennemi du jour. Nous sommes tous les deux pour la Biélorussie, mais nous avançons sur des chemins diamétralement opposés ».
24Les titres des pièces du répertoire du Théâtre libre sont à eux seuls éloquents : Génération Jeans, Nous. Identification, Belliwood ou Technique de respiration dans un espace sans air. Les textes sont sans complaisance vis-à-vis de la société, provocateurs, choquants aussi parfois par leur grossièreté, qui se démarque du caractère prude et consensuel du répertoire officiel. Ils n’hésitent pas à utiliser la langue parlée, non normée, faite d’un mélange de russe et de biélorussien, appelée trasianka. En présentant des personnages dénués d’avenir et au parler déstructuré, le Théâtre libre s’attache à donner une représentation réaliste de la société, qui transpire le mal-être, le déni et le mensonge, à contre-courant des expertises idéologiques et sociales du gouvernement. Son répertoire n’hésite pas, en effet, à aborder de front la question de la dictature, des répressions politiques et des disparitions d’opposants au régime. Il arrive même que les acteurs utilisent l’espace scénique comme une tribune pour témoigner de leur propre vie, à l’instar de Nikolaï Khalezine qui, dans Génération Jeans, relate son incarcération pour délit d’opinion.
25Se situant aux antipodes de la culture du divertissement et de l’optimisme à tout prix des scènes officielles, ce théâtre trouve son public dans des conditions très particulières : les spectateurs sont informés par SMS, la veille ou le jour même, de l’heure et de l’endroit où doivent se dérouler les représentations.
26Il s’agit généralement de jeunes gens âgés de 18 à 35 ans, qui maîtrisent plusieurs langues, savent ce qu’est un ordinateur, sont férus d’Internet comme de nouvelles technologies et sont prêts à effectuer un long trajet, en transports en commun, pour se rendre au théâtre, dans des lieux improbables, conscients qu’ils n’y éviteront peut-être pas une descente de la police. Comme le remarquait encore Nikolaï Khalezine, il s’agit d’un public qui s’intéresse au théâtre en tant que tel, mais qui y cherche aussi un témoignage sur la situation politique ou sur le suicide des jeunes [10].
27S’il met enfin en scène les conflits qui traversent la société, le Théâtre libre s’efforce toutefois de construire une dramaturgie qui vise à réduire les fractures entre la scène et la salle, la fiction et la réalité, l’engagement politique et le bien-être social. Au Théâtre libre, les acteurs portent plus souvent des casques d’ouvriers que des chapeaux de paille.
28Ce qui a été dit ici pour le théâtre vaut évidemment pour toutes les disciplines artistiques en Biélorussie, aujourd’hui intimement liées aux partis politiques en résistance. C’est ainsi, par exemple, que le Front populaire de Biélorussie accueille régulièrement des troupes dans ses locaux et que des concerts de rock en plein air ont eu lieu pour soutenir la coalition démocratique, lors de la campagne présidentielle de mars 2006.
29En favorisant la marginalisation des récalcitrants, l’Etat en est arrivé à faire naître des formes d’opposition de mieux en mieux organisées, solidaires, jouant de toutes les formes possibles de transversalité entre les pratiques de chacun, et qui ont créé une sphère parallèle à celle des institutions d’Etat.
30Comment avoir prise, par exemple, sur une troupe qui, formée par les exclus des mondes artistique et intellectuel officiels, aidés par de nombreux journalistes et professionnels de la communication, qui ont, eux aussi, à souffrir de ce régime, a pris le parti de faire connaître son travail dans des lieux non conventionnels, changeants et inattendus ? Comment contrôler le caractère politiquement correct d’un spectacle lorsqu’il est annoncé quelques heures seulement avant la représentation par SMS ou sur Internet, faute d’avoir droit de cité dans les médias d’Etat ?
31Comment éviter dans ces conditions que ne se forment de nouveaux publics à partir de ceux qui ont déserté les centres culturels officiels, faute de pouvoir s’identifier aux représentations passéistes de leur société que leur proposent des fonctionnaires peu convaincus par ailleurs, et coupés des réalités de la création artistique internationale ? Comment empêcher des artistes, intellectuels, journalistes, contraints à l’exil, de témoigner depuis l’étranger des agressions et persécutions dont ils ont été victimes, contribuant ainsi à amplifier les critiques et à élargir les réseaux de solidarité contre le régime ? Les actions de ces derniers, plus ou moins souterrains, mais tous militants, ne doivent pas être sous-estimées, comme le montre l’ampleur inattendue des manifestations dans les rues des principales villes, à l’issue de l’élection présidentielle de mars 2006.
32Le millier d’arrestations qui ont eu lieu entre le 19 et le 25 mars dans la seule capitale a également touché de nombreux artistes, journalistes et intellectuels. Il est toutefois trop tôt pour analyser les conséquences de cette surenchère dans la répression des libertés démocratiques. Mais en dépit des discours « optimistes » du Président, il n’est pas certain que le régime, qui revendique un contrôle total sur les pratiques sociales, puisse réellement maîtriser ce champ culturel alternatif que plus d’une décennie d’autoritarisme aura contribué à créer.
Bibliographie
Sélection bibliographique :
- ? Goujon (Alexandra), «2003 en Biélorussie : travail idéologique et dissolution des associations », synthèse n° 122 de La lettre de la Fondation Robert Schuman n° 153,9 février 2004.
- ? Lallemand (Jean-Charles), « Biélorussie : le spectre de la “révolution colorée”», in La Russie et les autres pays de la CEI en 2005, Le courrier des pays de l’Est n° 1053, janvier-février 2006, pp. 60-77. (Aparaître pour 2006, n° 1059, janvier-février 2007). Pour les années antérieures, voir la collection : hhttp :// www. ladocumentationfrancaise. fr/ revuescollections/ courrierpaysest/ collection. shtml
- ? Lallemand (Jean-Charles), « Biélorussie : un régime autoritaire en quête d’une idéologie », Esprit, février 2006, pp. 200-209.
- ? Richard (Yann), La Biélorussie, une géographie historique, L’Harmattan, Paris, 2002,310 p. (Alire absolument si on s’intéresse à ce pays. Voir notamment le chapitre Espace culturel et identité).
- ? Perspectives biélorussiennes, bulletin trimestriel créé par des chercheurs français : dans la dernière livraison, n° 40-41, un dossier spécial sur l’élection présidentielle de mars 2006 hhttp :// www. perspectivesbielo. org/ article. php ? id_article= 2
- ? Shukan (Ioulia), « La Biélorussie : stratégies présidentielles de domination personnelle », Critique internationale, n° 28, juillet-septembre 2005, pp. 37-45.
- ? Symaniec (Virginie), Le théâtre en Biélorussie (fin du XIXe siècle-années 20), collection « Biélorussie », L’Harmattan, Paris, 2003,316 p.
Notes
- (1)Virginie Symaniec, Mikola Piniguine : mise en scène d’un exil, collection Biélorussie, L’Harmattan, Paris, 2003. Ianka Koupala était un poète et dramaturge biélorussien (1882-1942).
- (2)Cf. notamment sur l’histoire du théâtre en Biélorussie, l’influence de l’école moscovite et la formation des acteurs avant et après l’indépendance, Virginie Symaniec, « Biélorussie », in La formation des comédiens en Europe centrale et orientale, UBU Scènes d’Europe, revue théâtrale européenne bilingue (anglais-français), n° 35/36, juillet 2005, pp. 16-19.
- (3)Virginie Symaniec, « Le Théâtre d’Art de Moscou en Biélorussie : adaptation/contestation d’un modèle », in Le Théâtre d’Art de Moscou. Ramifications, voyages, sous la direction de Marie-Christine Autant-Mathieu, Editions du CNRS, 2005.
- (4)A. Loukachenka était, sous le régime soviétique, président d’un kolkhoze.
- (5)Mouvement pour la démocratie en Biélorussie, semblable à la Charte 77 en Tchécoslovaquie.
- (6)Lev Goumiliev (1912-1992) est le fils des poètes Nicolas Goumiliev et Anna Akhmatova. Historien et ethnologue, il s’est voulu théoricien de l’histoire des civilisations. Selon lui, l’ethnos (peuple en grec) ne serait pas le produit de phénomènes sociaux, mais de flux d’énergie dans l’univers, qui engendrent une mutation des gènes...
- (7)Minskaïa fabryka kalïarovaha droukou, Minsk, 2001, p. 183.
- (8)Virginie Symaniec, « Du théâtre de la surveillance au théâtre surveillé. Strip-Tease, de Slawomir Mrozek, au théâtre du Club du KGB à Minsk », in Surveiller et punir. Œuvres et dispositifs, Etudes théâtrales, 36/2006, Université catholique de Louvain, pp. 161-168.
- (9)Le Théâtre libre de Minsk a été invité le 21 mai 2006 à Paris pour présenter la pièce phare de son répertoire, écrite par Nikolaï Khalezine, Génération jeans, à la Maison d’Europe et d’Orient (12e ). Elle a aussi été jouée le 15 novembre 2006, au Théâtre-Studio d’Alfortville (Val de Marne). Ce spectacle faisait partie du premier Festival de culture biélorusse en France organisé, du 13 au 18 novembre 2006, par l’association Belprojet wwww. adeef. org/ belprojetEn mai 2007, sa venue est de nouveau programmée dans ce théâtre. Sa présence pendant plusieurs semaines devrait déboucher sur la création d’un nouveau spectable. Son répertoire, dont la traduction française est actuellement en cours, sera présenté au festival Passages de Nancy.
- (10)Le thème du suicide ou celui de la génération sacrifiée, dont les parents portent la responsabilité, apparaît dans Génération Jeans comme dans Nous. Belliwood. Dans cette pièce, une scène entière est un dialogue entre une infirmière et un jeune qui réapparaît après sa mort. Autre exemple : la pièce met en scène deux jeunes toxicomanes de 10 et 15 ans parlant dans un bus avec le personnage principal, symbolisant une jeunesse sans avenir, vouée à disparaître prématurément.