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Article de revue

Russie : la logique de l'autoritarisme

Pages 79 à 85

Notes

  • (1)
    Le Parlement russe, composé de deux chambres, la Douma d’Etat et le Conseil de la Fédération.
  • (2)
    Des groupes de combattants tchétchènes conduits par l’islamiste Chamil Bassaïev avaient effectué en août 1999 des incursions dans la république russe du Daghestan, limitrophe de la Tchétchénie. Ces événements, ainsi que des attentats perpétrés en Russie, avaient déclenché la deuxième guerre de Tchétchénie.
  • (3)
    Dirigeant de la république autonome d’Adjarie, en Géorgie, chassé par la « révolution des roses ». Soutenu par la Russie avec laquelle il partageait d’importants intérêts économiques, il s’est réfugié dans ce pays.
  • (4)
    Allusion à la conférence dite des 9+1 qui réunit dans la résidence présidentielle en avril 1991 Mikhaïl Gorbatchev et les représentants de 9 républiques soviétiques (à l’exclusion des républiques baltes) et au cours de laquelle il fut décidé de rédiger un nouveau Traité fédéral.
  • (5)
    Le président tchétchène pro-russe fut assassiné le 9 mai 2004 lors des cérémonies de célébration de la victoire de 1945.
  • (6)
    Allusion aux troubles qui ont éclaté à l’automne 2004 dans cette république du Nord-Caucase à la suite de l’assassinat de sept hommes d’affaires. Cet épisode n’est en fait qu’un avatar de la lutte que se livrent depuis l’éclatement de l’URSS les deux ethnies éponymes de la république pour le contrôle politique et économique de celle-ci.
  • (7)
    Officiellement vice-président de l’administration présidentielle.
  • (8)
    Désormais, les chefs des administrations régionales, qui étaient jusqu’à présent élus au suffrage universel, seront proposés par le Président à l’approbation des assemblées législatives des régions. La modification de la loi électorale supprime la possibilité pour les députés d’être élus au scrutin uninominal et ne conserve que le scrutin de liste, ce qui élimine du Parlement les personnalités indépendantes, ou les représentants des petits partis n’ayant pas franchi la barre nécessaire pour voir leur liste élue. Le seuil requis a en outre été fixé à 7 % au lieu de 5 %.
  • (9)
    Politologue, président de la Fondation régionale Indem (l’Informatique pour la démocratie).
  • (10)
    En octobre 2000.
  • (11)
    Dirigeant politique d’extrême-droite, président du Parti libéral-démocrate (PLDR).
  • (12)
    Il s’agit de la création par Vladimir Poutine le 13 mai 2000 de sept districts fédéraux avec à leur tête un représentant plénipotentiaire nommé par le Président.
  • (13)
    Iouri Andropov, président du KGB de 1967 à 1982, puis Secrétaire général du Parti, fonctions qu’il cumule à partir de 1983 avec celles de président du Soviet suprême. Il meurt en 1984. Il fut le mentor de Mikhaïl Gorbatchev.
  • (14)
    Qui se consacrait au renseignement extérieur.
  • (15)
    Les cosaques représentaient avant la Révolution une caste de guerriers-laboureurs. Leurs régiments furent dissous après la Révolution, et les cosaques en butte à de dures répressions. Ils furent réhabilités en 1992 et représentent aujourd’hui un groupe de pression nationaliste influent, en particulier dans les régions du sud de la Russie. Les Cent-Noirs : organisation d’extrême droite qui a repris le nom des milices qui professaient la même idéologie avant la Révolution de 1917.
  • (16)
    Héritier du mouvement du même nom né dans l’émigration russe dans les années 1920 et basé sur le messianisme russe. Préconise la création d’un bloc eurasien dirigé par la Russie et comprenant les anciennes républiques soviétiques.
  • (17)
    Literatournaïa gazeta, 8 septembre 2004.
  • (18)
    Ce que ne prévoit pas la Constitution.

1La crise de Beslan a marqué la fin d’une période pendant laquelle beaucoup de gens pensaient que les conflits politiques graves étaient derrière nous et que nous pouvions nous concentrer désormais sur la croissance économique et l’amélioration du niveau de vie. On lit aujourd’hui avec une ironie amère les paroles prononcées le 26 mai 2004 par Poutine lors de son adresse à l’Assemblée fédérale [1], selon lesquelles la Russie était enfin « devenue un pays politiquement et économiquement stable, un pays indépendant sur le plan financier et dans le domaine des relations internationales ». Plus encore, pour la première fois depuis les événements de 1999 au Daghestan [2], on entend à nouveau parler au sommet du pouvoir d’un éclatement possible de la Fédération de Russie. La réponse des autorités à la « provocation de Beslan » a été une réforme politique et administrative de grande ampleur, que de nombreux politologues considèrent comme la manifestation d’une dérive autoritaire du régime. Cependant, si ce processus mérite de toute évidence ce qualificatif par sa forme ou son « aspect technique », la perspective idéologique dans laquelle il s’inscrit demeure encore floue.

Le « défi » du réel et la « réponse » de Poutine

2La situation à l’intérieur et autour de la Russie revêt un caractère de plus en plus préoccupant, qui rappelle étrangement par bien des aspects la phase finale de la perestroïka. Comme il y a quinze ans, les premiers coups de boutoir viennent du Caucase. L’évacuation en urgence vers Moscou du leader adjar Abachidzé [3] est apparue comme un remake du sort qu’ont connu les dirigeants fantoches de l’époque soviétique à la fin des années 1980, et beaucoup d’hommes politiques de « l’étranger proche » y ont vu un symptôme, un énième signal que l’on pouvait interpréter ainsi : « la Russie s’affaiblit, la Russie se retire ».

3La réforme annoncée de la CEI ressemble, elle aussi, plutôt à une cérémonie des adieux et fait penser au processus de Novo-Ogarevo [4]. Si l’on analyse la série d’attentats de l’année 2004 ? explosion dans le métro de Moscou, assassinat du président de Tchétchénie Akhmad Kadyrov [5], attaques de la guérilla contre Nazran et Grozny, deuxième explosion à Moscou, attentat simultané contre deux avions, prise d’otages à l’école de Beslan ?, on ne peut manquer de voir là une logique politique interne. C’est dans le même sens qu’il convient d’examiner la crise politique dans la république des Karatchaïs et des Tcherkesses [6]...

4Comme du temps de Gorbatchev, il serait extrêmement naïf de compter sur une solution rapide et pacifique, étant donné que l’affrontement entre les forces qui tentent de remplir le « vide géostratégique » ne fait au fond que commencer. En outre, Poutine n’est de toute évidence pas Gorbatchev. « Il faut reconnaître », a-t-il déclaré, « que nous n’avons pas bien compris la complexité et la dangerosité des processus en cours dans notre propre pays et dans l’ensemble du monde. En tout cas, nous n’avons pas pu y réagir de façon adéquate. Nous avons fait preuve de faiblesse, et les faibles, on leur tape dessus. » De telles paroles auraient été tout simplement inimaginables dans la bouche du dernier dirigeant soviétique.

5Tout l’enchaînement des décisions politiques adoptées par le Président immédiatement après la tragédie de Beslan prouve qu’il avait pris conscience du danger de la situation (y compris pour lui et ses proches) et qu’il était prêt à des mesures assez dures. Selon l’éminence grise du chef de l’Etat, Vladislav Sourkov [7], la décision de procéder à la nomination de fait des responsables régionaux et de modifier sensiblement le mode d’élection des députés [8] visait précisément à créer « une garantie contre l’éclatement du pays ». Et dans ce cadre, il n’est pas tellement important de savoir si l’action terroriste de Beslan n’était que le prétexte à un renforcement de la verticale du pouvoir, planifié de longue date, ou si le « serrage de vis » a vraiment été une réaction à chaud à des événements exceptionnels.

6Quoi qu’il en soit, face à un choix politique de plus en plus restreint, Poutine a franchi une frontière. Ses décisions et ses actions ont d’ores et déjà modifié la situation politique en Russie et provoqué une réaction absolument claire de l’opinion libérale et de la communauté internationale. Ce qui se passait en Russie a été qualifié à l’unisson de « liquidation de la démocratie » et d’« instauration d’un régime autoritaire ». Le célèbre politologue américain, Zbignew Brzezinski, par exemple, a carrément qualifié Poutine de « Mussolini moscovite »...

7Il y a cependant quelque chose qui empêche d’envisager tous ces processus sous le seul angle d’une « transformation autoritaire du régime ». Et ce « quelque chose » rappelle encore une fois étrangement l’époque de la peres-troïka, ou plus exactement sa phase finale, la tentative de putsch d’août 1991. Comme l’a dit un de mes collègues, les actions de Poutine ressemblent à « une exhibition de toute-puissance après laquelle tout va s’écrouler. Comme si on ne “serrait les vis” que pour qu’elles lâchent ».

8Et effectivement, Poutine comprend certainement que, dans les circonstances actuelles, l’hyper-centralisation du pouvoir accroît sensiblement sa fragilité. En prenant de trop grandes responsabilités ? choisir un Premier ministre « technicien » et nommer les gouverneurs, contrôler le Parlement, les tribunaux et les médias ?, le Président devient la cible principale et l’attaquer revient à provoquer une catastrophe politique.

9Pour stabiliser un tel système de pouvoir, il faut en appeler au soutien d’une grande partie de la population, et réaliser, comme on dit à présent, l’« ancrage » du pouvoir et une « mobilisation » de l’opinion, ce qui implique le recours à des technologies politiques radicalement différentes de celles utilisées en Russie au cours de ces dix à quinze dernières années.

10En d’autres termes, pour mettre en place une « dictature plébiscitaire » (selon la définition de Guéorgui Satarov [9] ), il convient de rompre définitivement avec le libéralisme et de le remplacer par une idéologie d’un autre type. Al’heure actuelle, il ne peut s’agir que du nationalisme, que Poutine le veuille ou non (et selon les apparences, il ne le veut pas du tout). La seule question est de savoir dans combien de temps et avec quelle détermination le Président adoptera les positions du « parti russe ». Et s’il ne le fait pas, d’autres le feront à sa place, et parmi eux, certains membres de son proche entourage.

Le « projet national », contours idéologiques

Le contenu politique futur, ou tout au moins potentiel, du « projet national » est plus ou moins clair. Des orientations ont été proposées, elles se sont structurées, puis ont acquis la forme d’un programme au cours des discussions et des débats qui ont accompagné, dans les années 1980 et 1990, la naissance du mouvement nationaliste russe contemporain.
En dépit de la grande diversité de leurs points de vue sur certaines questions, la majorité de ses partisans ont défini les éléments clés suivants :
  • le patriotisme, considéré comme la valeur suprême visant non pas au bonheur de « l’humanité tout entière », mais à l’épanouissement de la patrie, la Russie ;
  • l’anti-occidentalisme, ou une attitude hostile envers l’Occident (principalement les Etats-Unis), la négation de sa culture et de ses valeurs politiques ;
  • l’impérialisme, s’exprimant dans l’aspiration à regrouper autour de la Russie les anciennes républiques soviétiques (au moins les républiques slaves) ;
  • le cléricalisme ou le souhait de consolider dans la société l’autorité de l’Eglise orthodoxe russe et de renforcer l’influence de la hiérarchie religieuse dans les affaires de l’Etat ;
  • le militarisme, c’est-à-dire le désir de voir renaître la Russie « superpuissance militaire », le renoncement à la politique de désarmement et l’aspiration à la restauration du complexe militaro-industriel ;
  • l’autoritarisme, avec le refus de la démocratie libérale, le penchant pour un « pouvoir fort », des dirigeants « à poigne », l’espoir en un leader charismatique, l’intention de faire régner l’ordre et la discipline dans le pays ;
  • l’uniformité culturelle, la critique de l’individualisme et de l’égoïsme, l’encouragement du collectivisme (l’esprit communautaire), la condamnation de « l’immoralité et de la dépravation » dans les médias ;
  • la xénophobie, soit la méfiance et le soupçon envers les « gens venus d’ailleurs », appartenant à d’autres ethnies, nations et religions, le désir de limiter l’entrée des migrants en Russie, de restreindre leurs droits et, si possible, de les chasser du pays;
  • le dirigisme économique qui sous-tend une large intervention de l’Etat dans l’économie, la nationalisation des secteurs stratégiques, la défense des producteurs russes contre la concurrence étrangère, et une politique sociale paternaliste;
  • le pessimisme démographique s’exprimant dans des analyses excessivement sombres, voire alarmistes des statistiques démographiques, dans la crainte de la dégénérescence et de la disparition du peuple russe.
On peut sans grande exagération qualifier l’ensemble de ces thèses de plate-forme idéologique du nationalisme russe contemporain. Il n’est en outre pas difficile de voir qu’elles se présentent toutes en réaction aux positions libérales qui caractérisaient la politique russe dans les années 1990. Ainsi le « projet nationaliste russe » est principalement, sous sa forme actuelle, l’antithèse du « projet libéral ».

Le « nouveau Poutine » et sa base

11En fait, longtemps avant la nomination de Poutine au poste de Premier ministre et son élection comme Président de la Fédération de Russie, l’idée de la « fascisation » graduelle du régime et de la naissance inéluctable d’un nouveau totalitarisme circulait déjà dans le milieu des libéraux radicaux. Par exemple, le politologue et ancien dissident, Alexandre Ianov, installé aux Etats-Unis, a publié un ouvrage intitulé Après Eltsine, la Russie de Weimar. Ce titre suggère un rapprochement entre la situation politique dans la Russie des années 1990 et celle de l’Allemagne des années 1920-1930. La référence à « Weimar » s’emploie d’ailleurs de plus en plus souvent au sein de la communauté des politologues russes pour caractériser la situation actuelle...

12Evidemment, ce genre de jugements sur l’orientation de la Russie après Eltsine peut être mis au compte de l’engagement politique des intellectuels libéraux. Cependant, au cours de la période qui s’est écoulée depuis l’arrivée de Poutine au sommet du pouvoir, on a assisté à une accumulation de faits qui, même si on ne les interprète pas de façon radicale comme le signe d’une inflexion vers le fascisme, le nazisme ou le totalitarisme, permettent tout au moins de dire que Poutine et son entourage « tâtent le terrain » national-patriotique afin d’y détecter des similitudes avec leurs propres positions.

13De nombreux politologues russes considèrent comme symptomatique la visite de Vladimir Poutine à Alexandre Soljenitsyne [10]. Après un entretien en tête-à-tête de plusieurs heures, ce « classique » vivant de la littérature russe, proche du « parti national », l’idéologue de « l’autoritarisme philanthropique », déclara aux journalistes son soutien pratiquement total, à l’exclusion de quelques détails de peu d’importance, au nouveau Président. Plus encore, après avoir écouté les arguments de Poutine, il a modifié son point de vue sur la question tchétchène. Si auparavant l’écrivain appelait à « détacher le wagon tchétchène » de la Russie, il donnait à présent sa bénédiction à la solution militaire du problème.

14Commentant les résultats de sa rencontre avec le Président, Soljenitsyne affirma qu’ils « étaient tombés d’accord de façon surprenante ».

15L’orientation politique de Poutine est soutenue en permanence et de façon active par Vadimir Jirinovski [11]. Par exemple, au sujet de la première étape de la réforme fédérale [12], celui-ci a déclaré : « C’est ce que nous avons toujours préconisé dans la ligne du PLDR et de notre groupe à la Douma d’Etat.

16C’est pourquoi [cette réforme] nous convient tout à fait, et nous l’appuyons sans réserve. Elle entre complètement dans la « niche » du PLDR et, sur cette question, nous sommes plus qu’un parti pro-gouvernemental, nous sommes en quelque sorte des co-auteurs et nous constatons avec plaisir que, par ses nouveaux décrets, le Président confirme la justesse de nos conclusions ». Dans une autre intervention, le chef des libérauxdémocrates s’est exprimé de façon encore plus précise : « Poutine doit s’appuyer sur des forces saines, parmi lesquelles le PLDR. Nous voyons de plus en plus souvent que notre ligne s’avère juste, que l’on nous écoute, que l’évolution du pays va souvent dans le sens de nos propositions. Nous, certainement, nous agirions plus vite et de façon plus dure que Poutine. Nous n’en sommes pas moins heureux que nos idées et nos pensées soient adoptées par la société et le nouveau pouvoir ». Les initiatives de Poutine en ce qui concerne l’administration et la politique au jour le jour rencontrent également un soutien inconditionnel des libéraux-démocrates.

17Enfin, Jirinovski a même parlé de la nécessité pour son parti de prendre des positions plus droitières étant donné que « Poutine occupait déjà la “niche” politique du PLDR... »

18Les auteurs de la revue Rossiiski kto est kto (Le who’s who de Russie) expriment également leur approbation à Poutine. Dans sa livraison de 2000-2001, on se plaisait à comparer le Président à Bonaparte, Staline et Andropov [13]. Cette revue présente la curiosité de compter au sein de son comité de rédaction, en dehors de plusieurs leaders du parti présidentiel Russie unie, toute une série d’anciens supérieurs de Poutine à l’époque où celui-ci faisait partie du Premier Bureau du KGB [14]. Il est intéressant de citer la conclusion d’un article de l’un d’entre eux, le général Iouri Drozdov :
« Il faut se rendre compte que les compromis ne sont possibles que jusqu’à un certain point. Lorsque l’opinion publique d’un pays est poussée à bout, elle exige du Président une réponse radicale : OUI ou NON. En fait, la question peut être biaisée : ou bien Poutine, dans l’intérêt de la nation et de l’Etat, de la renaissance de la Russie en tant que grande puissance, prend vraiment le pouvoir en main, commence à rétablir l’ordre par des mesures très strictes, sans s’inquiéter de ceux qui hurlent à l’autoritarisme, ou bien il devient une figure honorifique qui lit différentes adresses à la nation, reçoit les lettres de créance des ambassadeurs et remet les décorations... »

19Poutine a démontré à plusieurs reprises son attachement à l’orthodoxie. En compagnie de sa femme, il s’est rendu dans les églises, a vénéré les reliques des saints. Parallèlement, la presse a publié des informations sur la biographie et les sympathies idéologiques actuelles du conseiller spirituel de Poutine, l’archimandrite Tikhon (dans le civil, Chevnoukov). Naguère, cette personnalité religieuse était proche de la communauté cosaque et des « Cent-Noirs » de A. Stilmark [15]. Aujourd’hui, il fait partie du comité de rédaction de la revue fondamentaliste orthodoxe Rousski dom (La Maison russe), de même que l’ancien chef adjoint du Premier Bureau du KGB, le général Nikolaï Léonov, par ailleurs membre du comité de rédaction de Rossiiski kto est kto et député à la Douma (groupe Rodina). On dit que c’est lui qui a présenté le père Tikhon à Poutine. Dans l’émission de télévision « La Maison russe », le général Léonov ne fait que reprocher au Président de manquer de suite dans les idées et de fermeté. Il termine un de ses articles par les propos suivants : « Le nouveau gestionnaire de la Maison russe, la Russie, peut et souhaite améliorer la conduite des affaires, mais la résistance implacable de son entourage, son manque d’assurance dans le rôle que doit jouer la Russie en tant que grande puissance et son absence de résolution à créer des légions fiables de patriotes freinent tout le processus d’assainissement du pays ».

20Enfin, Alexandre Douguine, ancien dirigeant du Parti nationalbolchevique, aujourd’hui leader du Mouvement eurasien international [16], théoricien du nationalisme russe et de l’eurasisme radical, affirme également en permanence son soutien total et inconditionnel à Poutine. Voici par exemple ce qu’il écrit dans un article plutôt critique intitulé « Zone grise »: « Ma ligne politique personnelle consiste à soutenir le Président ; j’ai toujours considéré comme positives sa gestion équilibrée, ses principales orientations et ses capacités. [...] Cela ne veut pas dire qu’il faille avoir une vision simpliste de la gravité de la situation ou la nier. [...] Mais il ne faut jamais désespérer. Le président Poutine a une chance de se battre et de triompher de la « zone grise », de sortir de cet espace crépusculaire qui vient vers nous » [17].

21Ainsi, les opinions reprises ici, bien que fragmentaires, permettent de conclure que les représentants de nombreuses fractions du « parti russe » se sont forgé une image d’ensemble positive de Poutine. En dépit de certaines restrictions, ils sont prêts à le considérer désormais comme le centre de gravité.

22Bien plus, il existe depuis longtemps entre l’administration du Président et toute une série de leaders et d’organisations nationalistes des réseaux de communications bien rodés et ramifiés. Telle est en résumé la base politique potentielle du « nouveau Poutine ».

Un funambule

23Si on examine les déclarations et les actes de Poutine tout au long de sa présidence à la lumière de cette analyse, il apparaît que les préférences idéologiques du pouvoir ont évolué dans le sens indiqué, en dépit de toutes les révérences faites à « la fidélité au choix démocratique », au « caractère inadmissible de l’utilisation de slogans chauvins et nationalistes » au cours des campagnes électorales, etc.

24Il ne s’agit en outre pas du tout là des préférences politiques personnelles de Vladimir Poutine. On peut même constater un certain paradoxe : son prédécesseur dans le fauteuil présidentiel était, sur le plan psychologique, bien plus proche de l’archétype du nationaliste russe (dans le sens décrit ci-dessus)... Si Poutine admet le « caractère inéluctable du nationalisme », c’est pour des raisons non pas subjectives mais objectives, face à l’évolution politique dans le pays et dans le monde. Il ne faut se faire aucune illusion à ce sujet.

25Cependant, en dépit de ce que pensent certains politiques et politologues libéraux, l’élite au pouvoir en Russie n’a pas pris ouvertement la décision d’adopter de nouvelles positions idéologiques comportant un grand risque et pouvant causer des problèmes inattendus. On n’entend pas de slogans nationalistes, l’activité des médias ne s’est pas réorientée dans ce sens et les figures politiques emblématiques pour les nationalistes n’ont pas encore été introduites dans la « grande politique ».

26Cependant, alors que la partie libérale du spectre politique russe s’éloigne de Poutine (c’est un fait avéré) et qu’il est impossible de mobiliser la population sous le drapeau rouge, l’appel du pouvoir au soutien des forces nationalespatriotiques devient pratiquement incontournable, surtout si la crise politique s’approfondit et s’éternise.

27Mais, pour le moment, des interprétations diverses des événements se multiplient dans la communauté politique, les positions se démarquent de plus en plus les unes des autres et de nouveaux regroupements de forces apparaissent, les journalistes et les analystes avancent des arguments variés pour ou contre les initiatives du Président. De nombreux hommes politiques et politologues russes se demandent si Poutine tiendra sa promesse de quitter son poste en 2008 ou s’il s’efforcera, sous tel ou tel prétexte, de briguer un troisième mandat [18]. En fait, la question doit être posée tout à fait autrement : Poutine pourra-t-il garder le pouvoir jusqu’en 2008 et s’il le peut, de quel Poutine s’agira-t-il ?

28Traduit du russe par Michèle Kahn
La Documentation française

Notes

  • (1)
    Le Parlement russe, composé de deux chambres, la Douma d’Etat et le Conseil de la Fédération.
  • (2)
    Des groupes de combattants tchétchènes conduits par l’islamiste Chamil Bassaïev avaient effectué en août 1999 des incursions dans la république russe du Daghestan, limitrophe de la Tchétchénie. Ces événements, ainsi que des attentats perpétrés en Russie, avaient déclenché la deuxième guerre de Tchétchénie.
  • (3)
    Dirigeant de la république autonome d’Adjarie, en Géorgie, chassé par la « révolution des roses ». Soutenu par la Russie avec laquelle il partageait d’importants intérêts économiques, il s’est réfugié dans ce pays.
  • (4)
    Allusion à la conférence dite des 9+1 qui réunit dans la résidence présidentielle en avril 1991 Mikhaïl Gorbatchev et les représentants de 9 républiques soviétiques (à l’exclusion des républiques baltes) et au cours de laquelle il fut décidé de rédiger un nouveau Traité fédéral.
  • (5)
    Le président tchétchène pro-russe fut assassiné le 9 mai 2004 lors des cérémonies de célébration de la victoire de 1945.
  • (6)
    Allusion aux troubles qui ont éclaté à l’automne 2004 dans cette république du Nord-Caucase à la suite de l’assassinat de sept hommes d’affaires. Cet épisode n’est en fait qu’un avatar de la lutte que se livrent depuis l’éclatement de l’URSS les deux ethnies éponymes de la république pour le contrôle politique et économique de celle-ci.
  • (7)
    Officiellement vice-président de l’administration présidentielle.
  • (8)
    Désormais, les chefs des administrations régionales, qui étaient jusqu’à présent élus au suffrage universel, seront proposés par le Président à l’approbation des assemblées législatives des régions. La modification de la loi électorale supprime la possibilité pour les députés d’être élus au scrutin uninominal et ne conserve que le scrutin de liste, ce qui élimine du Parlement les personnalités indépendantes, ou les représentants des petits partis n’ayant pas franchi la barre nécessaire pour voir leur liste élue. Le seuil requis a en outre été fixé à 7 % au lieu de 5 %.
  • (9)
    Politologue, président de la Fondation régionale Indem (l’Informatique pour la démocratie).
  • (10)
    En octobre 2000.
  • (11)
    Dirigeant politique d’extrême-droite, président du Parti libéral-démocrate (PLDR).
  • (12)
    Il s’agit de la création par Vladimir Poutine le 13 mai 2000 de sept districts fédéraux avec à leur tête un représentant plénipotentiaire nommé par le Président.
  • (13)
    Iouri Andropov, président du KGB de 1967 à 1982, puis Secrétaire général du Parti, fonctions qu’il cumule à partir de 1983 avec celles de président du Soviet suprême. Il meurt en 1984. Il fut le mentor de Mikhaïl Gorbatchev.
  • (14)
    Qui se consacrait au renseignement extérieur.
  • (15)
    Les cosaques représentaient avant la Révolution une caste de guerriers-laboureurs. Leurs régiments furent dissous après la Révolution, et les cosaques en butte à de dures répressions. Ils furent réhabilités en 1992 et représentent aujourd’hui un groupe de pression nationaliste influent, en particulier dans les régions du sud de la Russie. Les Cent-Noirs : organisation d’extrême droite qui a repris le nom des milices qui professaient la même idéologie avant la Révolution de 1917.
  • (16)
    Héritier du mouvement du même nom né dans l’émigration russe dans les années 1920 et basé sur le messianisme russe. Préconise la création d’un bloc eurasien dirigé par la Russie et comprenant les anciennes républiques soviétiques.
  • (17)
    Literatournaïa gazeta, 8 septembre 2004.
  • (18)
    Ce que ne prévoit pas la Constitution.
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