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Article de revue

L’effacement du trauma. Aux origines de de la psychanalyse. Carlo Bonomi. Éditions d’Amsterdam, 2024

Pages 158 à 163

Notes

  • [1]
    A Brief Apocalyptic History of Psychoanalysis. Erasing Trauma, Londres, New York, Routledge, 1923.
English version

Découverte de la psychanalyse, de la catastrophe à la fondation. Ce qui s’est passé n’est pas arrivé

1 Avec Carlo Bonomi, Freud est invité à rejoindre le cortège des analystes qui se seront trouvés convoqués comme j’ai pu l’être moi-même par telle patiente, par tel patient, au lieu de leur défaillance. Ils avaient réussi jusque-là à se détourner des parages où leurs sirènes les appelaient, ils avaient « réussi » à passer outre, à faire comme s’ils ne les avaient ni vues ni entendues, et ils s’étaient trouvés coupés des sensations et des sentiments ressentis alors. « Ça s’était passé » mais ça ne leur était pas arrivé. Ça avait laissé quelque représentation désaffectée, peu de signes, sinon cette incapacité à sentir. Et voilà que telle analysante, tel analysant l’auront conduit à se mettre en chemin pour s’approprier enfin ce qui s’était passé mais ne leur était pas encore arrivé faute d’un « Nebenmensh », faute d’un être attentif et bienveillant à leurs côtés capable de le ressentir et d’y faire écho. J’avais connu cette expérience, il m’avait fallu écrire un livre, De Freud à Kafka, et faire telle rencontre pour apprendre que ce que je découvrais chez autrui s’était passé pour moi. Il aura fallu que j’écrive un livre pour que ça m’arrive, pour que m’arrive ce qui s’était passé.

2 Dans L’effacement du trauma, Freud se retrouve aux côtés de tous ceux qui, analystes et non-analystes, jetés dans leur enfance dans les parages du néant auront jusqu’au bout tenté de naître comme ceux dont parle Serge Leclaire dans un passage que m’a rapporté Françoise Bessis : « Présents aux portes de la mort comme seuls savent l’être ceux qui s’efforcent de naître ». Certes, Freud aura décliné les invitations à bénéficier de l’écoute analytique que lui auront proposées Jung, à sa manière, et Ferenczi, à plusieurs reprises, mais il aura jusqu’à la veille de sa mort remis sur le métier ce qui s’était passé pour lui en 1895.

3 Carlo Bonomi fait faire à l’histoire des fondements de la psychanalyse un pas capital quand il expose « ce qui se passe » pour Freud, jeune médecin ambitieux, chercheur audacieux et doué d’une intelligence et d’une puissance de travail hors du commun, à l’instant où il se trouve brutalement assigné au lieu de sa défaillance par Emma Eckstein, sa seule patiente en thérapie de longue durée à l’époque.

4 Une constellation de signifiants et d’affects de terreur propres à la patiente entre sans crier gare en résonance avec celle de son thérapeute avec une violence telle que la théorie traumatique qu’il avait élaborée avec Breuer est comme balayée en tempête. La rencontre inopinée de ces deux univers déclenche chez Freud une intense activité onirique et le détermine à analyser sa propre hystérie. Emma Eckstein le sollicitera à nouveau en 1905 puis en 1909 lors d’une rechute. Freud mettra un terme à cette « tranche » en rompant avec sa patiente. Une rupture si douloureuse qu’elle reviendra le hanter jusqu’à la fin de sa vie comme en témoigne la dispersion des pièces du puzzle qui représente cette catastrophe initiale, des pièces que Carlo Bonomi retrouve disséminées dans toute l’œuvre.

5 Je m’étais moi-même engagé dans l’étude des fondements de la psychanalyse en m’associant à la recherche conduite par Maria Torok et Barbro Sylwan qui voyaient dans le drame de l’arrestation et de la condamnation de l’oncle Joseph, le naïf voyageur en faux roubles, le cœur du réacteur de l’hystérie de Freud. Cette recherche ne devait pas aboutir, elle ne prenait pas en compte un « quelque chose » qui s’était passé pour le très jeune Sigismund.

6 Quelques trente ans plus tard, je découvrais The Cut, ce travail en deux volumes où Carlo Bonomi rendait compte d’une recherche dont ce livre, L’effacement du trauma. Aux origines de la psychanalyse est la mise en forme. Parti de l’intuition que l’angoisse de castration n’était pas symbolique mais procédait d’un fait réel, Carlo Bonomi s’était engagé dans une enquête au long cours auprès d’historiens de la psychanalyse comme auprès des collègues analystes ou encore de penseurs juifs, en particulier américains, qui s’étaient intéressés à cette fondation. Je ressentis à cette lecture un sentiment de jubilation et de libération. La scène de la fondation reprenait vie et couleurs comme Belle au bois dormant. Tout à mon admiration pour ce travail, je rédigeai une note de lecture. C’est ainsi que nous sommes entrés en relation.

7 À cette lecture, je compris que j’étais passé à côté d’un détail, celui colligé par Freud le 24 janvier 1897 où il écrit à son ami Fliess, qu’il tente de rassurer, avoir obtenu « une scène de circoncision de fille », dont témoignait « l’ablation d’un morceau de petite lèvre (qui aujourd’hui encore est plus court) ».

8 Pour ma part je n’étais pas seulement passé à côté de ce détail, j’avais aussi négligé de prendre en compte et de mesurer l’importance du fait que Freud lui-même avait prescrit cette opération sur le nez d’Emma, une opération que Fliess, oto-rhino-gynécologue, comme dit plaisamment Didier Anzieu, préconisait. Fliess, fort d’avoir « découvert » une Relation entre le nez et les organes génitaux féminins, coupait ou cautérisait une partie des « Nasalemuscheln », qui sont littéralement, mais en argot, la moule du nez. C’était là une « excision à distance », comme déplacée sur le nez, de la « circoncision [-castration] » que Baginsky de Berlin suggérait de faire, lui, sur les organes génitaux des petites filles qui se masturbaient. L’éminent professeur, chez qui Freud, autre découverte de Carlo Bonomi, avait fait un stage à son retour de Paris, préconisait, c’était selon, soit de couper une petite lèvre, soit d’exciser le clitoris, soit de cautériser l’entrée du vagin. Fliess avait encore, autre pièce importante du puzzle, cautérisé encore une fois le nez de Freud quelques jours avant d’opérer Emma Eckstein.

9 La trouvaille de Carlo Bonomi sans doute la plus décisive qui soit à même de rendre compte de la culpabilité dont Freud fait état dans le rêve princeps, dit de l’injection faite à Irma, est celle contenue dans le cryptonyme Triméthylamine qui apparaît au rêveur en caractères gras. C’est Eddy de Klerk, un analyste hollandais décédé aujourd’hui, qui aura soufflé à Bonomi l’idée qu’il fallait lire ce mot comme le quasi-anagramme des mots qui, en hébreu, signifient « circoncision », « brit milah », le signe de l’alliance du peuple juif avec son Dieu. Une « circoncision » qui s’avère être comme la pierre angulaire, « Eck-Stein » où se croisent les destins de celui qui l’a infligée, fût-ce sous une forme à distance, comme Freud, de ceux qui l’ont subie, comme Emma et Freud lui-même, et en même temps de celui qui a infligé une blessure à son père en choisissant de ne pas faire circoncire, comme il se doit pour un Juif, ses fils, aucun de ses fils, comme Freud encore.

10 Si je parle d’une découverte décisive, c’est que, pour la première fois à ma connaissance, un travail permet de voir apparaître, dans une simple expression, le foyer incandescent de toutes les angoisses de Freud. Dans «Beschneidung-brit milah », en effet, convergent la menace de mort (la sienne et celle de sa première patiente), la circoncision (la sienne – qui fait de lui comme une femme dans le discours antisémite ambiant –, et celle de sa patiente). Tous éléments qui entrent en résonance avec la menace d’anéantissement dont il a été le lieu, enfant.

11 Il nous est facile aujourd’hui de voir dans l’acte chirurgical qu’est une circoncision-excision « thérapeutique [et punitive] » l’équivalent d’un attentat sexuel parce que le consensus social le tient pour une évidence. Mais, en cette fin du xixe siècle, à Vienne comme à Berlin ou aux États-Unis, sous la blouse d’un chirurgien respectable, le consensus social ne peut pas reconnaître un « père séducteur ». La réalité n’existe que d’être partagée et il serait plus juste de dire que ce qui paraît une évidence aujourd’hui était alors, non pas invraisemblable, comme dit Freud dans « De l’histoire du mouvement psychanalytique », mais impensable. Ni Freud ni Emma Eckstein ne pouvaient voir un « attentat sexuel » dans une intervention aussi « bénigne » ni identifier un séducteur sous la blouse d’un chirurgien de la faculté ou sous l’habit d’un oto-rhino-laryngologiste. C’est là ce que Gaston Bachelard élabore dans la notion « d’obstacle épistémologique » au début de La formation de l’esprit scientifique. Un tel séducteur n’est pas invraisemblable, il est introuvable parce qu’impensable. Non qu’il ait été supprimé, comme Trotsky l’est de la célèbre photo à côté de Staline, non, la figure d’un tel séducteur attend encore d’être créée. Elle n’est ni refoulée, ni rejetée, ni retranchée. Elle n’existe pas encore. La circoncision, Beschneidung, en fait l’excision, avant d’être qualifiée de scène traumatique sexuelle, passe sous le radar de la pensée qui permettrait d’y reconnaître un attentat sexuel. Freud est ici dans l’incapacité de se représenter Baginsky, un maître ès-excision, de se représenter Fliess, et enfin de se penser lui-même, en séducteurs-abuseurs. Quant à Emma Eckstein, elle est à la même enseigne et se contente de faire, si je puis dire, son métier de patiente, et d’abreuver Freud d’une production de fantasmes d’une impressionnante richesse qui tous renvoient à un « ce qui s’est passé », à une amputation génitale et à sa réplique récente dans sa variante nasale, « à distance ».

12 Ce que révèle ici le travail de Carlo Bonomi c’est que, devant ce constat, devant le constat qu’une circoncision-castration a eu lieu, le sol de la réalité se dérobe sous les pieds d’un Freud qui se retrouve, à l’instant, au lieu et au temps d’un « c’en est fait de moi », au bord du gouffre. Freud est saisi de panique devant la conjonction des éléments qui font de lui comme un « criminel », d’avoir ainsi « répété le crime », comme dira Ferenczi, d’avoir prescrit l’équivalent d’une Beschneidung, circoncision-[excision], une opération qu’il abhorre et qui se trouve en même temps, par la magie du mot Beschneidung, au foyer d’une opposition à son père.

13 Alors, à l’instar de l’homme décrit par Ferenczi, qui, tombé accidentellement du quatrième étage, fait un saut périlleux en l’air et se retrouve sur le balcon du troisième, Freud s’empare du fantasme d’Emma Eckstein d’un « grand Seigneur Pénis », ein grosse Herr Penis, et en fait un universel.

14 Et de prendre tout à trac le chemin opposé de celui qu’il avait découvert et exposé publiquement, soit que, dans une « Szene », dans un fantasme, un fait réel, un événement, se tient caché qui appelle une traduction en mots, une interprétation.

15 Dans son rétablissement acrobatique, Freud s’est donné un nouveau sol, « Grund », d’où va surgir la représentation d’une nouvelle construction, qui, elle-même, dessine un nouveau puzzle, théorique celui-là, sur les volets du retable polyptyque. Au bord de l’abîme « Abgrund » entrevu à l’instant où il voyait la fin, « Untergang », à cet instant où il a ressenti une panique, « Panik » – ce sont les mots qu’il emploie dans son texte de 1927, « Le fétichisme », – Freud se trouve arrêté, au sens où un gibier l’est, par le fantasme d’Emma Eckstein, « un grand Seigneur Pénis » comme il verra le fétichiste s’arrêter sur la dernière chose entrevue avant de tomber sur « le manque de pénis de la mère ».

16 Carlo Bonomi montre que le culte du phallus procède de l’amputation génitale infantile et de sa répétition « à distance », et qu’il les masque toutes deux. Devant le sexe d’Emma Eckstein, porteur d’un tel signe et, associée, l’absence de séducteur, le sol « Boden » de la réalité se dérobe. Freud ne le retrouvera qu’au moment où il posera que la séduction est interne à l’enfant. « Qu’y a-t-il à l’origine ? un germe d’excitation sexuelle », dit-il à Fliess dans sa lettre du 3 janvier 1899. À la place du séducteur introuvable a surgi le concept fondamental qui sauve l’entreprise du naufrage. En lieu et place, non pas du pénis maternel comme dans le texte du fétichisme, mais d’un séducteur dans lequel personne à ses côtés ne peut lui suggérer de se reconnaître, le chercheur, pris de panique, se donne comme une sorte de fétiche, la notion universelle de l’angoisse de castration et l’envie du pénis chez la femme, notions auxquelles va être associée la pulsion, Trieb, dans la position de concept fondamental, Grundbegriff.

17 C’est là le nouveau sol consolidé, « Grund », où Freud reprend pied. La pulsion, « Trieb », – mot qui, soit dit en passant, fait un clin d’œil au mot brit, ce qui fait de Trieb aussi un mot qui porte le sceau de son origine cachée –, « pulsion » donc, devient l’étai de la nouvelle construction et pallie, non pas le refoulement de la représentation de la scène d’un « crime », mais le fait qu’un « ce qui s’est passé » ne se soit pas inscrit dans la psyché, n’ait pas eu lieu, que le séducteur soit resté introuvable. Introuvable en effet, le séducteur l’est quand il est aussi l’enquêteur. On reconnaît là un des traits de la tragédie où un coupable prétend conduire l’enquête. Comme Œdipe qui repousse les conseils de Tirésias, Freud repoussera les invitations de Jung puis de Ferenczi qui lui proposent à plusieurs reprises leur attention analytique. À la différence d’Œdipe qui poursuit son enquête, Freud la suspend et, derechef, bâtit une métapsychologie.

18 J’ajoute que cette association de brit et de Trieb, est l’occasion pour moi d’évoquer ici l’intuition dont Maria Torok faisait état en privé. Elle entendait dans Trieb ce signifiant qui renvoie à « brit [ish] », soit aux frères aînés de Freud installés à Manchester qui avaient permis à la famille de survivre à leur arrivée à Vienne en envoyant de l’argent. Dans l’esprit de Maria Torok comme dans le nôtre, l’anglais était d’une grande importance encore pour ceux qui se souviennent de l’hallucination de l’Homme aux loups : « Ein glanz auf der Nase ». Cette expression est aussi pour cet anglophone « a glance », un « coup d’œil » sur le nez. Un coup d’œil qui nous reconduit aux nez d’Emma Eckstein et de Freud, soit le lieu de la variante nasale de la « circoncision ». Une remarque d’importance pour ceux qui connaissent l’Homme aux loups comme cet être proche de Freud qui se fait le porte-voix ventriloque des messages inconscients de son analyste. Carlo Bonomi rappelle à ce sujet l’intuition de Rank qui voyait, dans les loups du fameux rêve, les élèves de Freud installés sur les branches.

19 Dans la scène représentée sur les volets du retable qui recouvrent la scène originelle où se meuvent Breuer, Freud, Fliess, Emma Eckstein, séducteurs et victimes ont disparu et, avec eux, les liens sentimentaux qu’ils avaient noués. Cette façon de « véritable relation amoureuse qui s’établit souvent entre séducteur et séduit, entre agresseur et victime », cette relation évoquée dans le texte « Étiologie de l’hystérie » est escamotée à la faveur du revirement théorique de Freud. Le neurologue qui n’a pas encore désigné son activité par le nom du nouveau champ qu’il est en train de créer, la psychanalyse, se distrait de la scène et place sur le trône du nouveau royaume, ou sur la pierre « Stein » de la nouvelle église, un mot tiré du vocabulaire de la mécanique, comme Heidegger le remarque dans ses Leçons de Zürich, celui de « pulsion ».

20 Grâce au travail de Carlo Bonomi, le drame dont Emma Eckstein est un des personnages principaux, trouve sa juste place, fondatrice. À le lire, on comprend mieux pourquoi cette patiente apparaît à côté de Ferenczi, dans le texte intitulé « Analyse avec fin, analyse sans fin » écrit en 1937. Emma Eckstein et Ferenczi, sont ces deux analysants paradigmatiques en ceci qu’ils refusent de reconnaître, dans l’envie du pénis, pour elle, et dans la rébellion contre le père, pour lui, le « gewachsene Fels », cette expression étrange venue sous la plume de Freud, généralement traduite par « roche primaire », en anglais « bedrock », qui ferait obstacle à leur guérison. Une artiste allemande, Domenika Kaesdorf, m’a suggéré de lire « Erwachsener Fels », un adulte rocher, celui qui sous le coup de la terreur est devenu « un adulte [qui se tient raide comme un] roc » et projette cette figure sur ceux qui lui tiennent tête. Emma Eckstein et Ferenczi, chacun à leur manière, auront essayé de faire entendre à Freud un « ce qui s’était passé » mais qui ne lui était pas arrivé.

21 À la faveur du rétablissement acrobatique du thérapeute, le séducteur est passé à la trappe. Et avec lui, le Nebenmensch, l’humain-au-côté, ce témoin attentif et sensible, celui qui est guidé dans sa pratique par la question de Goethe reprise par Freud même dans sa lettre à Fliess du 22 décembre 1897 : « Qu’est-ce qu’on t’a fait à toi, pauvre enfant ? », ce témoin, donc, a été réduit au silence dans la nouvelle construction. Plus exactement, les pièces sur lesquelles ces noms, séducteur et « Nebenmensch », étaient écrits, ont disparu derrière celle où « pulsion-Trieb » est frappée. Le « concept », mot qui vient de « capere », « prendre, chercher à prendre » (comme « Begriff » de « greifen » qui, en allemand, signifie « saisir, s’emparer de »), le concept fondamental, donc, s’est emparé de « Nebenmensch », mot surgi dans l’Esquisse, et l’a fait disparaître de l’œuvre publiée. Carlo Bonomi rapporte justement ce processus de dissociation à la catastrophe qui « s’est passée » pour Freud dans ses deux ans où, brusquement abandonné par sa mère partie accoucher et par sa nurse soudain coffrée pour vol, il s’est trouvé plongé dans une détresse sans fond. De « ce qui s’était passé là », l’enfant Freud sortait divisé entre un enfant qui a peur de mourir et un enfant doué d’une intelligence prodigieuse mais qui n’a rien senti, figure de cet « ange gardien », dont parlera Ferenczi. Cet enfant « qui n’a rien senti » est celui toujours vivant en Freud qui demandera à son fils qui s’est pincé le doigt dans la balançoire : « Pourquoi t’es-tu fait ça ? » ou celui qui apparaîtra à Ferenczi dans le Journal clinique comme ce thérapeute « qui n’aime plus les malades […] et reste intellectuellement attaché à l’analyse mais non émotionnellement ». Quant à l’enfant toujours vivant en Freud qui a été saisi par la sensation d’une mort imminente, par une menace d’anéantissement, Carlo Bonomi rappelle les occasions où il se manifeste par une défaillance, en présence d’un Jung ou d’un Ferenczi qui proposent, chacun à leur tour, l’offre d’une attention analytique, à chaque fois déclinée.

22 De ce drame reconstitué il apparaîtra que les analystes qui soutiennent l’embardée auto analytique de leur maître – « embardée », une autre image pour qualifier le revirement de Freud, se dit d’un navire qui sous l’effet d’un vent ou d’un courant violent fait une brusque rotation sur lui-même –, qui ont été séduits par lui, ceux-là appliqueront dans la pratique une théorie psychanalytique où métapsychologie et transfert sont désaccordés. L’analyse du lien qui se crée entre les deux protagonistes, analyste et analysant, le transfert, et la métapsychologie fondée sur l’exclusion du séducteur et l’évanouissement du Nebenmensch sont incongruentes. Leur association au sein d’un même discours théorique est dissonante. En effet, quand Freud, le psychothérapeute d’Emma, est dans l’incapacité de prendre acte du fait qu’il est aussi lui-même, dans cette scène de « circoncision », à la même place que sa patiente dans les mains de Fliess, il s’exclut de la scène au double titre de celui qui répète le crime, sur elle, et de celui qui l’a, comme elle, subi. Autrement dit, cette embardée a fait que métapsychologie et transfert n’appartenaient pas au même cosmos avant que Ferenczi n’intervienne. De fait, la « psychanalyse », celle issue de l’embardée auto-analytique s’apparentait à une religion avec sa doctrine et ses dogmes, scientifiques.

23 Ceci posé, Carlo Bonomi montre encore que Freud aura eu l’immense mérite de laisser les traces de son effondrement sans manquer de se donner un Ferenczi, un analyste capable de reprendre l’enquête, de contester la doctrine et les dogmes marqués du froid de la tombe que Freud avait senti sous la menace. L’auteur expose encore comment Ferenczi adopte les pensées de Freud mais pour les pousser à l’extrême jusqu’à les subvertir. Et de révéler quelle subtilité, quels trésors de ruse, pas seulement inconsciente, Ferenczi déploie pour faire siennes les embardées de Freud autour du foyer de ses terreurs, la circoncision-castration.

24 Leur collaboration, grâce à de telles dispositions, durera ainsi des années et permettra à Ferenczi, tour à tour et tout à la fois, analysant, élève, fils, Nebenmensch, analyste, de modifier de fond en comble et, fait remarquable, de l’intérieur, le système doctrinal de Freud fondée sur le culte du phallus. Un système que Ferenczi devait contester vigoureusement dans ses derniers textes avant d’écrire dans son Journal clinique ce qu’il n’a pu faire entendre à Freud. Dès l’ouverture de cet Effacement du traumatisme, Bonomi montre comment Ferenczi, abandonnant douloureusement Freud à son indifférence, s’étant mis à l’école de ses patientes, particulièrement d’Élisabeth Severn, retrouvait les premières intuitions de son maître d’avant la catastrophe et les articulait avec les découvertes faites pendant les vingt-cinq années de leurs recherches communes. Ainsi la psychanalyse devait survivre à l’auto-analyse.

25 C’est une joie de nous voir, avec cet Effacement du trauma. Aux origines de la psychanalyse, nous relever de la « guérison sévère » de Freud comme d’une maladie, cette longue maladie infantile de la psychanalyse qu’aura été la doctrine issue de « l’auto-analyse » où métapsychologie pulsionnelle et transfert se trouvaient désaccordés. Une discordance qui nous apparaît maintenant comme le transport dans le discours analytique de la « déchirure dans le moi » de Freud qui s’était créée dans l’urgence d’une survie psychique.

Notes

  • [1]
    A Brief Apocalyptic History of Psychoanalysis. Erasing Trauma, Londres, New York, Routledge, 1923.
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