Couverture de COHE_234

Article de revue

Une clinique du colonial : panser les après-coups

Les enfants réunionnais transplantés en métropole

Pages 26 à 34

Notes

  • [1]
    M. Feldman, « Les effets d’un exil institué : à propos des enfants réunionnais transplantés en métropole », La psychiatrie de l’enfant, 61, 2, 2018 (à paraître).
  • [2]
    G. Ascaride, C. Spagnoli-Bègue, P. Vitale, Tristes tropiques de la Creuse, Romainville, éditions K’A, 2004.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    P. Eve, « La migration réunionnaise à la fin de l’épiscopat de monseigneur Cléret, de Langavant à la nomination d’un évêque réunionnais (1955-1976) », dans P. Vitale, Mobilités ultramarines, Suresnes, Éditions des archives contemporaines, 2014, p. 15-33.
  • [5]
    A. Cherki, La frontière invisible, Paris, Elema, 2006.
  • [6]
    Audition au ministère des Outre-Mer du 17 juin 2016, dans le cadre de cette commission, afin d’apporter un éclairage sur les possibles répercussions psychologiques d’un tel vécu.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Les entretiens ont été menés par Marion Feldman.
  • [9]
    Les sujets interrogés ont signé un document « consentement » pour participer à la recherche.
  • [10]
    Pour des raisons déontologiques, les prénoms ont été modifiés.
  • [11]
    Créole avec une filiation bretonne.
  • [12]
    Les enfants placés à l’Assistance publique étaient gagés dès l’âge de 13 ans. À partir du moment où l’enfant assisté était gagé, l’administration gérait son épargne, à laquelle il avait droit lors de la cessation de la tutelle. À sa majorité – fixée alors à 21 ans –, le pupille devait lui-même faire cette demande pour accéder à son épargne.
  • [13]
    M. Feldman, K. Hazan, Histoires secrètes. Les enfants juifs et l’Assistance publique, Paris, In Press, 2017.
  • [14]
    M. Feldman, « Attaques cumulées des liens de filiation et d’affiliation : quel devenir pour l’enfant ? », Cliniques méditerranéennes, n° 88, 2013, p. 249-263 ; M. Feldman, 2018, op. cit.
  • [15]
    M. Feldman, op. cit.
  • [16]
    G. Payet, « Nom et filiation à La Réunion : de l’histoire à la clinique », Cliniques méditerranéennes, n° 63, 2001, p. 179-192.
  • [17]
    Les Yabs sont les descendants des Bretons, les Malbars sont hindous ou tamouls d’origine indienne, les Cafres sont noirs d’origine africaine et esclave, les Zarabs sont musulmans d’origine indienne ou pakistanaise. Les Zoreilles sont les Français de métropole.
  • [18]
    M.R. Moro, « D’où viennent ces enfants si étranges ? Logiques de l’exposition dansla psychopathologie des enfants de migrants », Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie, 12,1989, p. 69-84.
  • [19]
    M. Feldman, op. cit.
  • [20]
    M. Mansouri, Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone. Voix d’adolescents, Paris, Puf, 2013.
  • [21]
    F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, 1952.
  • [22]
    R. Kaës, Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, 2009.
  • [23]
    P. Aulagnier, La violence de l’interprétation. De l’énoncé au pictogramme, Paris, Puf, 1975.
  • [24]
    M. Feldman, Entre trauma et protection : quel devenir pour les enfants juifs cachés en France (1940-1944) ?, Toulouse, érès, 2009 ; M. Mansouri, op. cit. ; M. Feldman, M. Mansouri, P. Revue, M.R. Moro, « Une clinique des affiliations pour une psychopathologie contemporaine », La psychiatrie de l’enfant, 59, 2016, p. 291-307.
  • [25]
    M. Feldman, K. Hazan, op. cit. 
English version

1 Entre 1963 et 1984, plus de 2 000 enfants réunionnais, âgés de 2 à 17 ans, sont transférés en métropole, afin de servir un projet politique [1]. Durant cette période, Michel Debré est député de l’île de La Réunion. Il souhaite instaurer un pouvoir fort. Précisons ici que son arrivée comme député en 1962 est marquée par son profond désaccord à l’égard de l’indépendance de l’Algérie.

2 Dans les années 1960, La Réunion, département français depuis 1946, rencontre de nombreuses difficultés : explosion démographique, situation économique grave avec un manque de qualification des hommes et des inégalités de salaires importantes [2]. À la même époque, la métropole connaît une désertion des campagnes, par l’exode vers les villes. Le département de la Creuse, notamment, est une zone géographique considérée comme appartenant à la « France du vide ». Ainsi, durant les décennies 1960 et 1970, l’État organise officiellement l’émigration de quelque 75 000 Réunionnais par l’intermédiaire du bumidom (Bureau pour le développement des migrations dans les départements d’outre-mer).

3 C’est dans le cadre de cette émigration, que 2 015 enfants sont transférés en métropole, avec l’appui de l’institution de la protection de l’enfance : l’Assistance publique jusqu’en 1964, puis de la ddass (Direction départementale des affaires sociales et sanitaires). Les assistantes sociales arpentent l’île, à la rencontre des familles fragilisées par la précarité sociale pour, dans un premier temps, placer leurs enfants dans des foyers de La Réunion. De fréquentes pressions de la ddass sur les parents, souvent illettrés, amènent ces derniers à autoriser en confiance le départ de leurs enfants vers la France métropolitaine. Les discours tenus laissent penser à ces parents que leurs enfants seront recueillis temporairement pour leur bien. Or, le document signé sans avoir pu être lu entérine une séparation définitive d’avec leurs enfants, d’autant plus qu’une ordonnance du 15 octobre 1960 stipule la clôture de toute revendication : quiconque faisant état d’un dysfonctionnement est soumis à des répressions et à la prison ou à l’exclusion du territoire. Dès lors, ces enfants deviennent pupilles d’État [3]. Le Parti communiste critique cette politique de migration forcée qui touche les adultes [4]. Il accuse Michel Debré d’organiser une « traite » de travailleurs réunionnais vers la métropole.

4 Cette décision catastrophique restera longtemps « silenciée [5] ». Mais le 18 février 2014, l’Assemblée nationale propose une résolution de loi dans laquelle elle demande que la connaissance historique de cette affaire soit approfondie et diffusée, considérant que l’État a manqué à sa responsabilité morale envers ces pupilles. Une commission d’expertise est alors mise en place en février 2016 [6], et un rendu de propositions d’accompagnement aux ex-mineurs de la Réunion est attendu pour 2018 [7].

5 Le rapport d’expertise est rendu le 10 avril 2018. Il met notamment en évidence le fait que cette transplantation s’est déroulée dans le cadre des pratiques et règlements qui régissaient l’institution de la protection de l’enfance à cette époque. Ainsi, aucun élément valant preuve de vol d’enfant, d’enlèvement, n’a été trouvé dans les dossiers.

6 Précisons que cette commission n’avait pas mission d’évaluer les répercussions psychologiques de cette transplantation. Composée d’un sociologue, d’un historien et d’un géographe, le groupe d’experts n’incluait pas de psychologue. D’autre part, les faits recueillis dans ce rapport, la plupart issus des archives, ne viennent en aucun cas remettre en cause la subjectivité, c’est-à-dire le vécu de cette transplantation chez ceux qui l’ont éprouvée.

Objet de la recherche

7 Dans le cadre d’une recherche actuelle menée pour évaluer les répercussions psychologiques de ce vécu si spécifique, treize entretiens ont été menés auprès de personnes ayant été transférées en métropole entre l’âge de 2 ans et demi et 16 ans [8]. Ces rencontres ont été rendues possibles par le biais de la Fédération des enfants déracinés des drom (départements et régions d’outre-mer). Il s’agit de huit femmes et de cinq hommes, aujourd’hui âgés de 47 à 67 ans. Sept entretiens ont été conduits auprès de Réunionnais vivant dans la Creuse, département qu’ils n’ont pas quitté depuis leur arrivée dans les années 1965-1970 ; trois ont été menés en région parisienne, trois autres dans le sud de la France, régions d’habitation de ces six personnes. Parmi ces treize personnes, cinq d’entre elles avaient entre 3 et 7 ans quand elles sont arrivées en métropole, trois étaient âgées de 9 à 11 ans, et quatre avaient entre 12 et 17 ans. Une seule situation « familiale » spécifique a été rencontrée : il s’agit d’une femme, née à La Réunion, et arrivée à l’âge de 2 ans et demi en métropole avec sa mère, alors âgée de 17 ans [9].

8 Dans cet article, nous choisissons d’analyser les récits de sujets arrivés adolescents en métropole, entre 12 et 16 ans. Ce choix est lié au fait que les jeunes sont alors jugés trop âgés pour être adoptables, ils dépendent ainsi des services de la ddass jusqu’à leur majorité (21 ans à l’époque). Par ailleurs, ils ont tous un souvenir de leur vie à La Réunion avant leur départ pour la métropole et des conditions dans lesquelles ils ont quitté leurs familles ; celles d’un arrachement.

9 Enfin, ces très jeunes personnes sont arrivées directement dans la Creuse, et y vivent encore aujourd’hui.

Portraits [10]

10 Nous présenterons d’abord succinctement les trajectoires de deux d’entre eux, paradigmatiques des autres parcours de vie. Il s’agit d’une femme et d’un homme, nés en 1952 et 1953, arrivés en métropole en 1966 et 1969.

11 Violette est née en 1952. Elle se souvient qu’elle était en train de jouer dans la rue avec son frère quand une femme, au volant d’une 2 cv, s’est arrêtée pour leur offrir des bonbons. Elle les a fait monter dans sa voiture. Violette a 12 ans. Tous deux seront emmenés dans un foyer de Saint-Denis, où ils seront ensuite séparés sans que rien ne leur soit dit. Ils se reverront trois ans plus tard en métropole. Violette est accueillie dans un foyer de religieuses. Elle raconte avoir été abusée sexuellement après l’avoir été auparavant à plusieurs reprises par le compagnon de sa mère. Sa mère était peu présente à la maison. Elle a eu six enfants avec quatre hommes différents. L’autre souvenir de La Réunion est le soin que lui apportait son demi-frère aîné, âgé de 14 ans. C’est lui qui leur préparait les repas.

12 En 1969, Violette arrive en métropole, d’abord au foyer de Guéret pour quelques jours, puis chez la personne qui avait accueilli son frère trois ans auparavant. Cette femme est veuve, elle est particulièrement sévère et autoritaire. Dès son arrivée, Violette est envoyée à l’usine pour travailler, mais ne perçoit aucun salaire, et de retour le soir, elle est employée comme « bonne à tout faire ». Son seul réconfort est de retrouver son petit frère. Alors qu’elle se rend un soir à une fête foraine avec des collègues, elle rencontre un homme qui deviendra son mari. Dès lors, elle est mise à la porte et se retrouve à la rue. Elle part vivre quelque temps chez son futur mari, mais elle est méprisée par sa belle-mère car considérée comme une « assistée ». Ses années de mariage sont douloureuses : son mari est violent, alcoolique ; il la rend dépendante de lui à tous niveaux. Elle a des difficultés à occuper sa place de mère, car celle-ci lui est volée par sa belle-mère. Elle travaille, malgré tout, en s’occupant d’enfants à son domicile.

13 Elle fait des rencontres qui lui permettent, notamment, d’entreprendre une démarche pour retrouver sa famille à La Réunion. Elle trouve également le courage de divorcer, une fois que ses enfants ont grandi et quitté le domicile.

14 C’est en 1999 qu’elle retourne à La Réunion pour la première fois, pleine d’appréhensions et d’émotions. Elle y retrouve son demi-frère, qui a vainement cherché à prendre de ses nouvelles. Puis elle rencontre son père. Par la suite, ce dernier effectue des démarches pour la reconnaître comme sa fille, qui déplaisent fortement au reste de la famille vivant à La Réunion. Elle découvre ses origines créoles, « p’tit blanc des O, p’tit yab [11] ». À la mort de son père, Violette hérite en partie de quelques biens. Elle doit néanmoins prendre quelques dispositions pour les obtenir véritablement.

15 Violette raconte avoir beaucoup souffert et tenté de se suicider à plusieurs reprises. Elle a connu une période de dépression qui l’a conduite à séjourner en hôpital psychiatrique. Depuis plusieurs années, elle souffre d’acouphènes.

16 Aujourd’hui, elle continue à travailler en s’occupant notamment de personnes âgées. Elle a de très bons liens avec l’un de ses petits-fils. En revanche, elle déplore le manque de relations avec ses enfants et autres petits-enfants. Elle ne comprend pas pourquoi ils sont si distants. Elle réfléchit et cherche à comprendre les logiques de son vécu et celui de ses enfants. Elle vit aujourd’hui avec un compagnon compréhensif, soutenant, qui s’intéresse à son histoire, ce qui n’était le cas ni de son ex-mari, ni de son ex-belle-famille, ni de ses enfants, pour le moment.

17 Henri est né en 1953 de « père inconnu ». Il se souvient que sa mère était souvent malade. À l’âge de 5 ans, Henri et son frère âgé de 6 ans sont « enlevés » pour être placés, durant une semaine, à la pouponnière de Saint-Denis. Henri est ensuite conduit au foyer de La Plaine des Cafres, et enfin, chez une nourrice où son frère se trouve également. En 1965, il apprend par la nourrice que sa mère vient de décéder. On ne lui propose pas de se rendre à son enterrement. La même année, le placement chez la nourrice prend fin – « ma nourrice n’en pouvait plus ». Lui et son frère sont placés dans un foyer à Saint-Denis. Il se souvient qu’on le faisait dormir avec les cochons car il était énurésique. Il dit ne pas comprendre l’attitude des surveillants-éducateurs à son égard, et parle de la souffrance endurée dans les foyers de La Réunion.

18 L’année suivante, après « avoir fait des cartes d’identité », il part en métropole : « Allez, hop, vous préparez vos valises, et vous allez partir en métropole, comme ça, vous aurez un métier noble et vous ferez ce que vous voudrez. » Henri arrive à Guéret en octobre 1966, après être passé par Paris, où « ils ont fait le tri de tous les gamins ». Après trois semaines au foyer de Guéret, « le 22 novembre, j’ai été placé dans une ferme noble ». Malgré sa demande, il ne peut poursuivre sa scolarité. Il est placé dans une ferme où il est traité comme un « esclave », dit-il. Il dort sur le tas de grains dans le grenier, se lave dans une cuvette et un sceau à l’extérieur de la maison, « été comme hiver ». « Je travaillais sept jours sur sept, de 6 heures du matin jusqu’à 22 heures, sans repos, sans rien. Ces gens-là étaient payés pour nous exploiter […] j’étais battu tous les jours. » Il doit porter des sacs de plus de 50 kg, et il est frappé s’il n’y arrive pas. « J’étais un esclave à la ferme. » Lorsque l’assistante sociale vient lui rendre visite, il est menacé par le fermier s’il révèle la façon dont il est véritablement traité. Il est ensuite orienté vers une école agricole une fois par semaine, et est considéré comme « illettré ». Dans son dossier, Henri a lu que son niveau intellectuel est estimé équivalent à celui d’un enfant de 9-10 ans. Depuis qu’il est enfant, Henri sait ce qu’il veut étudier : « le dessin industriel ». En métropole, il tente à plusieurs reprises de se faire entendre par les services de la ddass, mais rien n’y fait.

19 Après trois ans passés dans cette ferme, il demande à faire de la mécanique. Il est alors placé dans un garage. Là, il est encore mal considéré : « esclave à nouveau ». Il est le garçon à tout faire : « Je balayais la piste, je servais l’essence, je ponçais les voitures, j’en avais les doigts qui saignaient. » Il essaye de fuguer à deux reprises et à la troisième tentative, au bout de sept mois, Henri réussit à rejoindre le foyer de Guéret pour se plaindre au directeur. Il y reste quelque temps. Puis il trouve une place dans une entreprise de tuilerie et il est logé dans une famille qui le « considère comme leur fils ». Il reste sept ou huit mois seulement dans cet emploi, la ddass décide de l’orienter vers la maçonnerie, malgré ses demandes réitérées d’étudier le dessin industriel.

20 Après avoir obtenu un cap, il revient à Guéret, mais le directeur du foyer a changé et le nouveau responsable refuse de l’accueillir et de l’aider. Il a alors 19 ans. Il trouve des emplois dans d’autres lieux jusqu’à sa majorité.

21 À 21 ans, il récupère son livret d’épargne, mais il s’étonne du faible montant disponible, alors qu’une partie de son salaire perçu, dès l’âge de 13 ans, était censée être versée sur ce livret à chaque fin de mois [12] : « Ils [les responsables de la ddass] se sont servis en plus de notre argent. » Henri garde encore aujourd’hui de bonnes relations avec le couple chez qui il est resté quelques mois.

22 Durant tout ce temps, il est séparé de son frère, placé chez une nourrice dans une ville du centre de la France où il passe un cap. Ils se voient de temps en temps. Mais la rupture avec lui est définitive après son divorce, son frère étant en couple avec son ex-femme : « J’ai eu une vie arrachée une première fois par la ddass et une deuxième fois par mon frère et mon ex. » Par la suite, son frère quitte son ex-femme, se convertit à l’islam et se marie avec une femme originaire d’un pays du Maghreb. Mais il se tuera en tombant d’une falaise en 2015 et sera enterré selon les rites musulmans.

23 Henri a deux fils et une fille, et cinq petits-enfants aujourd’hui.

24 Ils se sont rendus pour la première fois à La Réunion en 1999. C’est après ce premier voyage que sa femme a commencé à critiquer l’île. Mais Henri dit que les relations avec sa femme ont toujours été difficiles. Les liens avec sa belle-famille ont été compliqués, notamment avec son beau-père, qui se méfiait de lui : « Le beau-père, il a dit : “Méfie-toi qu’un jour, ils t’emmènent pas là-bas dans leur île parce qu’ils vont te manger tout cru.” » La violence physique était présente entre eux.

25 Il divorce dans des conditions difficiles. Sa fille, alors âgée de 16 ans, fait plusieurs tentatives de suicide. Aujourd’hui, il a de meilleures relations avec elle qu’avec ses fils, tous deux violents et présentant des conduites à risque. L’adolescence de son second fils a été aussi compliquée. Il était « turbulent, il cassait tout ». Sa consommation d’alcool a commencé à ce moment-là et se poursuit aujourd’hui.

26 Henri s’est remarié il y a dix ans avec une femme bienveillante. Grâce au directeur du foyer de Guéret, Henri a pu entrer en relation avec une tante de sa mère. Il a appris qu’au décès de sa mère, la famille maternelle avait souhaité s’occuper de lui et de son frère, mais « la ddass avait déjà fait le nécessaire pour nous capturer ». En 2002, à la mort de sa grande-tante qu’il avait retrouvée, il retourné à La Réunion, décidé à faire des recherches sur sa famille. Mais à cette époque, il n’obtient aucun résultat et se croit seul. C’est en 2006, à l’occasion d’un documentaire télévisé dans lequel il intervient, qu’une de ses cousines le reconnaît et le contacte. En 2009, retournant à La Réunion, il fait la connaissance de sa famille. Il y retourne en 2013 puis de nouveau trois ans plus tard. Il apprend que sa mère est sino-créole. Il n’a jamais rien appris sur son père. Son parrain, qui lui avait dit de le contacter quand il reviendrait sur l’île, a finalement refusé de le voir : « Moi, je veux pas avoir d’histoires avec tout ça, je peux rien te dire, faut me foutre la paix », lui a-t-il dit. Il réalise qu’un de ses cousins a été également transféré en métropole. Devenu clochard, il est aujourd’hui décédé. C’est aussi le cas d’un autre cousin, qu’il avait rencontré sans rien savoir de leur lien de filiation. C’est à la mort de ce dernier qu’il en a fait la découverte.

27 En lisant son dossier, Henri a découvert l’acte, daté de 1963, stipulant qu’il devait « se rendre en métropole provisoirement », soit un an avant le décès de sa mère. À cette date, il avait été déclaré pupille d’État.

28 Actuellement, Henri a des soucis de santé : il a des problèmes de dos, en lien avec son activité physique contrainte quand il était adolescent ; il est diabétique ; il a fait deux infarctus et a des problèmes d’aorte ; il est très nerveux, se dit stressé et très en colère contre ce qu’on lui a fait subir.

29 Néanmoins, Henri n’a jamais cessé de dessiner, et il continue encore aujourd’hui.

Analyse

Des traumatismes cumulatifs tout au long de leur parcours de vie, transmis à la descendance

30 Les vécus de ces enfants à La Réunion sont similaires. Ils sont issus de familles pauvres, dont la maladie et la violence sont le quotidien. Nombreuses sont les femmes qui ont des enfants avec plusieurs hommes. L’intention des assistantes sociales pouvait certainement être entendue comme une volonté de protection de ces enfants, afin de leur offrir un environnement meilleur, plus sécurisant. Mais dans quelles conditions ces séparations ont-elles eu lieu ? Puis comment ont-ils été traités dans les foyers La Réunion ? Par quels moyens ont-ils été conduits en métropole ? Quelles y ont été leurs conditions d’accueil ? Et que révèlent alors ces vécus dans le contexte de leurs histoires familiales ?

31 Les plus jeunes évoquent des « vols » d’enfants, tandis que les plus âgés parlent d’assistantes sociales circulant dans un véhicule, une « 2 cv », qui attiraient les enfants vers elles avec des bonbons pour les faire monter dans la voiture. Ces ruptures ont donc opéré à la façon de kidnapping, avec le transport d’enfants jusqu’à la pouponnière ou jusqu’au foyer d’où ils sont ensuite partis pour la métropole.

32 Aux traumatismes relationnels précoces se sont ajoutés ceux liés aux violences vécues dans les pouponnières et les foyers à La Réunion. Violette a été abusée sexuellement, Henri dormait avec les cochons… À l’époque, l’énurésie était considérée comme une « tare mentale [13] », or on sait aujourd’hui qu’elle est la manifestation d’un trouble de l’attachement.

33 Ces violences s’inscrivaient également dans un contexte de séparation brutale, où aucun mot n’était posé sur le fait que ces enfants ne verraient plus leur mère. Le départ vers la métropole s’est effectué sous l’égide du mensonge. On leur a promis qu’ils y feraient des études et qu’ils reviendraient passer des vacances sur leur île. Et puis les violences multiples, les maltraitances, l’interdit d’étudier, ont pris le relais des premières maltraitances. Aucune parole sur ces multiples séparations brutales, violentes n’a été posée. Il a été question de ruptures familiales, géographiques, culturelles, qui ont laissé des traces indélébiles chez ces enfants devenus adultes. Ces enfants ont été exposés à des ruptures des liens de filiation et d’affiliation [14].

34 À leur arrivée en métropole, ces adolescents sont placés en nourrice, en foyer, ou encore chez des paysans à la campagne. Les filles sont pour la plupart abusées, violées, car elles se retrouvent seules et sans protection. Certains garçons sont considérés comme de la main-d’œuvre, dès leur plus jeune âge : Henri doit travailler « comme un esclave » alors qu’il a 13 ans. Les femmes se marient avec des hommes violents, souvent sous l’emprise de l’alcool, issus de familles creusoises pour la plupart racistes. L’histoire de leurs parents, soumis par le colonial, se répète.

35 Les récits recueillis montrent ainsi les impacts individuel et familial de ces brutalités psychiques et physiques, qui subsistent de façon ardente aujourd’hui, en l’absence de reconnaissance politique et juridique de leur vécu, celui d’avoir été utilisés pour servir un projet politique. Les tentatives de suicide, les séjours en psychiatrie, les angoisses, le mal-être sont présents dans chacun des récits. Par ailleurs, les répercussions de ces traumas sur la descendance sont massives et nous percevons le « re-jeu » de leurs histoires chez leurs enfants : certains sont placés à l’Aide sociale à l’enfance, les adolescences sont chaotiques, la violence, l’alcool, la maladie sont présents. Enfin, les retrouvailles avec la famille restée à La Réunion s’avèrent particulièrement difficiles [15]. Honte et culpabilité continuent à œuvrer. Des familles ne souhaitent pas parler. À La Réunion, l’histoire est également « silenciée ».

Des traumatismes comme des après-coups de ceux vécus par leurs ascendants

36 Nous pouvons nous interroger sur leur vécu d’après-coup, en considérant les récits de vie, en lien avec l’histoire collective des Réunionnais. « La population de l’île s’est constituée sur une période de trois cents ans à partir de groupes ethniques d’origines très variées [...]. Venus de France, mais aussi de Madagascar, d’Afrique, des Indes, de Chine, des Comores, avec leurs cultures, leurs croyances, leurs langues, ces citoyens français forment […] une véritable mosaïque [16]. » L’île est constituée de Yabs, Malbars, Cafres, Zarabs, Chinois et Zoreilles [17]. Ainsi, la population réunionnaise est issue de la migration et a été contrainte à une adaptation pour intégrer et s’intégrer, elle a ainsi vécu de multiples deuils et renoncements. À cela s’ajoutent les problématiques de la colonisation et de l’esclavage jusqu’en 1848. Chaque famille réunionnaise a donc une histoire complexe, a été ébranlée dans son historicité et a dû faire avec son héritage particulier, ses représentations culturelles et son système de parenté.

37 Les familles dont sont issus ces enfants sont ébranlées par des histoires complexes, dues à un héritage chaotique. La violence, l’alcool, l’instabilité affective, professionnelle, la précarité, sont des manifestations de traumatismes générationnels et transgénérationnels non transformés.

38 Nous pouvons alors nous questionner sur ce que ces enfants et adolescents arrivés en métropole ont vécu ou revécu de ce que leurs parents vivaient à La Réunion, ou/et de ce que leurs ascendants ont enduré, en termes d’expériences violentes liées à la colonisation et à l’esclavage. Ainsi, il semble s’être rejoué dans les campagnes de la métropole ce que la plupart de leurs parents ont vécu à La Réunion.

39 En voulant extirper ces enfants de la violence familiale, la plupart d’entre eux se sont retrouvés exposés à d’autres violences extrêmes, aussi fortes que celles de leurs parents, et sûrement de leurs ascendants. Avec l’intention de les protéger de leurs familles pathogènes et de servir un projet politique, on a exposé ces enfants [18], qui ont alors vécu/subi un abus de filiation [19] dont on peut percevoir aisément les effets d’un colonial dans l’après-coup, avec un héritage pétri d’éléments enkystés. Pour ces enfants, il s’agit d’une « double peine ». Ils sont victimes d’un « double déni » : leur héritage familial est constitué d’humiliations déniées par le politique, humiliations qu’ils ont à nouveau vécues dans la réalité, et déniées encore aujourd’hui. Rappelons l’analyse critique de Frantz Fanon face à l’école culturaliste d’Alger, questionnant notamment les conséquences psychologiques individuelles délétères d’une situation de domination, telle qu’elle a été notamment à l’œuvre durant la colonisation [20]. En effet, en 1952, Fanon parle d’aliénation du colonisé [21]. Ces enfants et adolescents conduits en métropole ont été aliénés, réprimés.

Panser les après-coups

40 L’ensemble des récits recueillis montrent l’intrication de l’histoire collective à l’histoire singulière. Nous retrouvons chez chacun les marqueurs des traumatismes des violences historiques, familiales, institutionnelles, ainsi que leurs impacts sur la subjectivité. Ces vécus traumatiques bruts et multiples sur plusieurs générations n’ont pas été transformés par le psychisme, et sont davantage incorporés qu’introjectés. Par ailleurs, ils se potientialisent car ils s’accumulent au niveau des strates générationnelles, et se transmettent d’une génération à l’autre. Les effets des traumas originels se font ainsi sentir sur plusieurs générations. Ces éléments bruts non élaborés se révèlent par des blancs, des lacunes ou des événements qui paraissent incompréhensibles, voire insensés au regard de l’histoire du sujet. Ces « résidus inconscients » s’accumulent et traversent les générations. Ainsi, le « pacte dénégatif [22] »opère. Celui-ci désigne certaines modalités d’alliances narcissiques inconscientes permettant au sujet et au groupe de maintenir la continuité de l’investissement. Par l’effet du « contrat narcissique [23] », ce processus empêche les descendants de se démettre de leurs ancêtres et de transformer les enkystements du passé. Car une question demeure : comment être déloyal vis-à-vis de ses ascendants, que ce soit les parents, qui ont vécu dans la misère et à qui on a confisqué leur parentalité, les grands-parents ou même les arrière-grands-parents à qui la France n’a pas reconnu les souffrances induites par la colonisation et l’esclavage ?

41 Dans une intention de panser les après-coups du colonial, il s’agira alors de prendre en considération trois niveaux : le référentiel, le cadre et l’approche thérapeutique.

42 Le référentiel devra nécessairement se baser sur l’articulation de l’histoire individuelle et de l’histoire collective [24]. Accompagner ces ex-mineurs réunionnais contraint le clinicien à considérer chaque histoire comme inscrite dans un récit collectif familial, historique et transgénérationnel.

43 Le cadre est également important à déterminer. Le suivi individuel de chacun devrait être articulé à un cadre groupal, comme celui du groupe de paroles, permettant ainsi d’emblée de faire émerger la part du collectif dans l’intime de chaque participant. Ce groupe devrait être plurifocal, animé par deux psychologues, afin, d’une part, de diffracter le transfert, et d’autre part, de permettre aux cliniciens de bénéficier d’un étayage face à la massivité des traumas vécus, mais également des traumas hérités. Il serait préférable que les deux psychologues soient eux-mêmes issus d’histoires collectives particulières ayant un lien avec celle des Réunionnais ; il ne s’agit pas là d’avoir la même histoire et de fonctionner en miroir, mais plutôt d’avoir une sensibilité favorisant l’écoute, via une histoire commune et décentrée à la fois.

44 Afin de faire émerger le collectif en lien avec l’intime, il s’agira pour chacun, y compris les psychologues, de se présenter selon ses affiliations, en lien avec son histoire collective afin que puisse émerger une subjectivité qui a été réprimée, toujours dans cette articulation entre l’individuel et le collectif.

45 Enfin, s’agissant de l’approche thérapeutique, il s’agit de travailler à la déconstruction des systèmes multiples : colonial, esclavagiste mais également institutionnel, notamment celui de la protection de l’enfance, qui a longtemps fonctionné à partir de principes forts comme celui du bienfait de la rupture parents-enfant, du secret des origines, de la mise en gage à l’âge de 13 ans, et de la construction du lien de dépendance de l’individu à l’institution [25].

Conclusion

46 Les problématiques de la transmission, des secrets, des ruptures, des conflits, des métissages, de la colonisation et de l’esclavage, sont au cœur de l’histoire des Réunionnais. Cette transplantation des enfants et adolescents opère ainsi comme un après-coup de cette histoire particulièrement chaotique.

47 Au niveau individuel, la prise en charge psychologique devra ainsi nécessairement prendre en compte cette réalité historique, politique et institutionnelle. Au niveau familial, il sera important de considérer l’impact de ces traumas cumulatifs transgénérationnels sur la descendance, c’est-à-dire sur les enfants et les petits-enfants de ceux qui ont vécu cette transplantation en métropole.

48 Cette recherche clinique contraint à penser la clinique aujourd’hui en intégrant tous les éléments de la complexité actuelle à celle du passé.


Mots-clés éditeurs : île de La Réunion, histoire collective, après-coups, Enfants, traumatismes, adolescents

Mise en ligne 08/11/2018

https://doi.org/10.3917/cohe.234.0026

Notes

  • [1]
    M. Feldman, « Les effets d’un exil institué : à propos des enfants réunionnais transplantés en métropole », La psychiatrie de l’enfant, 61, 2, 2018 (à paraître).
  • [2]
    G. Ascaride, C. Spagnoli-Bègue, P. Vitale, Tristes tropiques de la Creuse, Romainville, éditions K’A, 2004.
  • [3]
    Ibid.
  • [4]
    P. Eve, « La migration réunionnaise à la fin de l’épiscopat de monseigneur Cléret, de Langavant à la nomination d’un évêque réunionnais (1955-1976) », dans P. Vitale, Mobilités ultramarines, Suresnes, Éditions des archives contemporaines, 2014, p. 15-33.
  • [5]
    A. Cherki, La frontière invisible, Paris, Elema, 2006.
  • [6]
    Audition au ministère des Outre-Mer du 17 juin 2016, dans le cadre de cette commission, afin d’apporter un éclairage sur les possibles répercussions psychologiques d’un tel vécu.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    Les entretiens ont été menés par Marion Feldman.
  • [9]
    Les sujets interrogés ont signé un document « consentement » pour participer à la recherche.
  • [10]
    Pour des raisons déontologiques, les prénoms ont été modifiés.
  • [11]
    Créole avec une filiation bretonne.
  • [12]
    Les enfants placés à l’Assistance publique étaient gagés dès l’âge de 13 ans. À partir du moment où l’enfant assisté était gagé, l’administration gérait son épargne, à laquelle il avait droit lors de la cessation de la tutelle. À sa majorité – fixée alors à 21 ans –, le pupille devait lui-même faire cette demande pour accéder à son épargne.
  • [13]
    M. Feldman, K. Hazan, Histoires secrètes. Les enfants juifs et l’Assistance publique, Paris, In Press, 2017.
  • [14]
    M. Feldman, « Attaques cumulées des liens de filiation et d’affiliation : quel devenir pour l’enfant ? », Cliniques méditerranéennes, n° 88, 2013, p. 249-263 ; M. Feldman, 2018, op. cit.
  • [15]
    M. Feldman, op. cit.
  • [16]
    G. Payet, « Nom et filiation à La Réunion : de l’histoire à la clinique », Cliniques méditerranéennes, n° 63, 2001, p. 179-192.
  • [17]
    Les Yabs sont les descendants des Bretons, les Malbars sont hindous ou tamouls d’origine indienne, les Cafres sont noirs d’origine africaine et esclave, les Zarabs sont musulmans d’origine indienne ou pakistanaise. Les Zoreilles sont les Français de métropole.
  • [18]
    M.R. Moro, « D’où viennent ces enfants si étranges ? Logiques de l’exposition dansla psychopathologie des enfants de migrants », Nouvelle Revue d’ethnopsychiatrie, 12,1989, p. 69-84.
  • [19]
    M. Feldman, op. cit.
  • [20]
    M. Mansouri, Révoltes postcoloniales au cœur de l’Hexagone. Voix d’adolescents, Paris, Puf, 2013.
  • [21]
    F. Fanon, Peau noire, masques blancs, Paris, Le Seuil, 1952.
  • [22]
    R. Kaës, Les alliances inconscientes, Paris, Dunod, 2009.
  • [23]
    P. Aulagnier, La violence de l’interprétation. De l’énoncé au pictogramme, Paris, Puf, 1975.
  • [24]
    M. Feldman, Entre trauma et protection : quel devenir pour les enfants juifs cachés en France (1940-1944) ?, Toulouse, érès, 2009 ; M. Mansouri, op. cit. ; M. Feldman, M. Mansouri, P. Revue, M.R. Moro, « Une clinique des affiliations pour une psychopathologie contemporaine », La psychiatrie de l’enfant, 59, 2016, p. 291-307.
  • [25]
    M. Feldman, K. Hazan, op. cit. 
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