Couverture de COHE_218

Article de revue

Le premier Jung. Prémisses d'une pensée

Pages 62 à 71

Notes

  • [1]
    E. Kant, Œuvres philosophiques, vol. 1, sous la direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 515-516.
  • [2]
    C.G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, trad. R. Cahen, Paris, Gallimard, 1973, p. 39-40.
  • [3]
    Ibid., p. 90.
  • [4]
    A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, Puf, 1966, p. 278.
  • [5]
    L. Kapani, « Schopenhauer et son interprétation du “Tu es cela” », L’Inde inspiratrice, Réception de l’Inde en France et en Allemagne, études réunies par M. Hulin et C. Maillard, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 45 à 69.
  • [6]
    W. James, Philosophie de l’expérience, trad. E. Le Brun et M. Paris, Paris, Flammarion, 1924, p. 31.
  • [7]
    Ibid., p. 142.
  • [8]
    F. Alquié, Leçons sur Kant, La morale de Kant, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 224.
  • [9]
    E. Kant, op. cit., p. 796.
  • [10]
    W. James, op. cit., p. 18-19.
  • [11]
    F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1971, p. 25.
  • [12]
    C.G. Jung, « L’opposition entre Freud et Jung » (1929), dans La guérison psychologique, trad. R. Cahen, Genève, Georg, 1976, p. 184.
  • [13]
    W. James, op. cit., p. 32.
  • [14]
    Ibid., p. 38.
  • [15]
    C.G. Jung, « Psychothérapie pratique » (1935), dans La guérison…, op. cit., p. 105.
  • [16]
    W. James, op. cit., p. 281.
  • [17]
    F. Nietzsche, op. cit., p. 39.
  • [18]
    C.G. Jung, Psychogenèse des maladies mentales, Paris, Albin Michel, 2001, p. 191.
  • [19]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 171.
  • [20]
    W. James, op. cit., p. 44.
  • [21]
    F. Alquié, op. cit., p. 276.
  • [22]
    W. James, op. cit., p. 42.
  • [23]
    M. Leiris, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1981, p. 311.
  • [24]
    C.G. Jung, Psychologie et philosophie, Conférences Zofingia (1896-1899), tr. A. Lefaucheux, Paris, Albin Michel, 2013, p. 122.
  • [25]
    F. Alquié, op. cit., p. 256.
  • [26]
    C.G. Jung, Psychologie et philosophie, op. cit., p. 78.
  • [27]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 108.
  • [28]
    Ibid., p. 65-66.
  • [29]
    Ibid., p. 366.
  • [30]
    C.G. Jung, Les racines de la conscience, trad. Y. Le Lay, Paris, Buchet/Chastel, 1971, p. 561.
  • [31]
    S. Krakowiak, « Symbole », dans A. Agnel (sous la direction de), Dictionnaire Jung, Paris, Ellipses, 2008, p. 175.
  • [32]
    C.G. Jung, Types psychologiques, tr. Y. Le Lay, Genève, Georg, 1968, p. 474-475.
  • [33]
    C.G. Jung, Psychologie et philosophie, op. cit., p. 114.
  • [34]
    S. Freud, « Deuil et mélancolie » dans Métapsychologie, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, p. 147-174 ; J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1971, « Introversion », p. 211.
  • [35]
    C.G. Jung, Psychogenèse des maladies mentales, op. cit., p. 121.
  • [36]
    Ibid., p. 162.
  • [37]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 425.
  • [38]
    C.G. Jung, Psychogenèse des maladies mentales, op. cit., p. 179.
  • [39]
    Ibid., p. 153.
  • [40]
    Ibid., p. 179-180.
  • [41]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 152.
  • [42]
    Ibid., p. 154.
  • [43]
    Th. Flournoy, Des Indes à la planète Mars (1900), Paris, Le Seuil, 1984, p. 27.
  • [44]
    Ibid., p. 156-157.
  • [45]
    Ibid., p. 362.
  • [46]
    Ibid., p. 364.
  • [47]
    Ibid., p. 303 : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve ta philosophie ! » (Hamlet, Acte I, scène V).
  • [48]
    Th. Flournoy, Esprits et médiums, Genève, Librairie Kündig, 1911, p. 210.
  • [49]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 157 : « Le fait décisif c’est que, en tant qu’être humain, je me trouve en face d’un autre être humain. »
  • [50]
    C.G. Jung, L’homme à la découverte de son âme, trad. R. Cahen, Paris, Albin Michel, 1996, p. 194.
  • [51]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 160.
  • [52]
    C.G. Jung, « Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes », dans L’énergétique psychique, Genève, Georg, 1956, p. 196.
  • [53]
    Ibid., p. 205.
  • [54]
    C.G. Jung, Types psychologiques, op. cit., p. 444.
  • [55]
    C.G. Jung, « La fonction transcendante », tr. R. Bourneuf, dans L’âme et le soi, Paris, Albin Michel, 1990, p. 159-160.
  • [56]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 189.
  • [57]
    C.G. Jung, « Signification individuelle du rêve » (1931), dans L’homme à la découverte…, op. cit., p. 250-251.
  • [58]
    C.G. Jung, L’analyse des rêves, t. 2, tr. J.-P. Cahen, Paris, Albin Michel, 2006, p. 212.
  • [59]
    C.G. Jung, L’homme à la découverte…, op. cit., p. 262.
  • [60]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 190.
  • [61]
    C.G. Jung, « À propos de “Réponse à Job” », dans Psychologie et orientalisme, Paris, Albin Michel, 1985, p. 284.
  • [62]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 196. « L’erreur est très répandue de penser que je ne vois pas la valeur de la sexualité. Bien au contraire, elle joue un grand rôle dans ma psychologie, notamment comme expression fondamentale – mais non pas unique – de la totalité psychique. »
« ... au lieu d’accroître la capacité intellectuelle de la jeunesse qui nous est confiée et de la former pour un jugement personnel plus accompli à l’avenir, on la dupe avec une philosophie prétendument achevée, qui aurait été imaginée par d’autres pour son bien. [...] Aussi l’auteur philosophique, qui, le cas échéant, sert de base à l’enseignement, doit-il être considéré non pas comme le modèle du jugement mais simplement comme une occasion de porter soi-même un jugement sur lui ou même contre lui. »
Emmanuel Kant, Annonce pour le semestre d’hiver 1765-1766[1]

1Dans son autobiographie, Jung rapporte qu’entre 7 et 9 ans il s’asseyait souvent sur une pierre du jardin familial. Il avait avec elle de « mystérieux rapports » ; elle lui posait une « énigme » qui le faisait se perdre en réflexions : était-il « celui qui est assis sur la pierre » ou la pierre sur laquelle il était assis ? « Qui est quoi ? » se demandait-il [2]. Ce n’est que beaucoup plus tard, pendant le temps de ses études, qu’il découvrira dans les écrits de Kant, qu’il lit « avec passion », et dans ceux de Schopenhauer, Nietzsche, William James ou Gustav Fechner, une pensée à la fois rigoureuse et ouverte sans a priori à l’inconnu et à l’obscur, particulièrement apte, donc, à donner forme et sens à sa rêverie d’enfant. En relisant ces auteurs, en étant sensible aux valeurs qu’ils transmettent, on comprend mieux combien la vision du monde du jeune Jung est, d’emblée, très différente de celle de Freud. La rupture entre les deux hommes – malgré près de cinq années (1907-1912) d’amitié et de collaboration fructueuse – semble déjà inscrite dans cette adhésion intellectuelle et affective de Jung à la pensée innovante et libre de ces philosophes.

2Jung a aimé chez Schopenhauer le fait qu’il parle de « la souffrance du monde […] du désordre, des passions, du mal, que tous les autres, écrit-il, semblaient à peine prendre en considération et qu’ils espéraient tous résoudre en harmonie et en intelligibilité [3] ». Il a été aussi sensible à ses nombreuses références à la pensée de l’Inde et, en particulier, à l’idée de l’affranchissement nécessaire « de toutes les misères du vouloir et de l’individualité [4] ». Schopenhauer, en effet, oppose au « principe d’individuation » séparateur, qui n’est pour lui que pure illusion, la formule védique : « Tu es Cela », tu es l’atman, qui traduit, selon lui [5], l’essence intime et l’unité de tous les êtres. William James, dans un sens plus empirique, emploie le mot « sympathie » pour rendre compte des « relations intimes » qu’un homme peut connaître avec l’univers. C’est un sentiment normal, écrit-il, auquel « la plupart des hommes sont accessibles [6] », mais que les sceptiques et les matérialistes prennent pour de la sentimentalité. De la « vision lumineuse » de Gustav Fechner, de sa référence à une « âme de la terre », Jung retiendra l’idée d’un univers « partout vivant et conscient », où chaque individu se nourrit d’une vie plus large que la sienne, plus consciente, plus indépendante [7].

Une subjectivité créatrice

3Ces philosophes qui ont formé la pensée du jeune Jung ont ceci en commun qu’ils redonnent à la subjectivité – préalablement bien définie dans ses limites et nettement distinguée des présupposés et des opinions – toute sa valeur créatrice. Pour Kant, conscient du retournement qu’il opère, c’est le sujet qui « est la source de l’objectivité elle-même », et, en particulier, de l’objectivité de la loi morale [8]. Le temps lui-même n’est « autre chose qu’une condition subjective de notre (humaine) intuition, […] en dehors du sujet, il n’est rien [9] ». Sur un autre plan et plus prosaïquement, William James remarque qu’« une philosophie est l’expression du caractère d’un homme dans ce qu’il a de plus intime ». Il considère chaque système comme « la vision qu’impose à un homme son caractère complet, son expérience complète [10] ». Nietzsche, son contemporain, discerne dans « toute grande philosophie […] la confession de son auteur, des sortes de mémoires involontaires et qui n’étaient pas prises pour telles [11] ». Dans son effort pour comprendre le conflit qui oppose Freud et Adler, puis Freud et lui-même, Jung fera sienne cette conception. Chaque théorie, écrit-il, est « l’expression la plus vraie de la psychologie personnelle » de son auteur ; elle est un « mélange de science et d’aveu [12] ».

4Cette primauté donnée à la subjectivité a plusieurs conséquences. Tout d’abord, la philosophie qui en découle ne peut plus être une pensée de l’absolu, de la totalité, mais une philosophie pluraliste et pragmatiste, qui, délaissant la forme tout, privilégie « une forme distributive de la réalité, la forme particulière de chaque élément [13] ». « Quoi que nous puissions dire, conclut James dans sa Philosophie de l’expérience, chacun de nous est, non pas un tout, mais une partie [14]. » Jung en est très conscient. Ses expériences à partir du test d’associations de mots, pratiqué au Burghölzli à la demande de Bleuler, lui ont fait découvrir la pluralité et l’hétérogénéité des complexes dans la psyché des hystériques et des déments précoces, comme aussi leur existence et leur diversité dans celle des gens dits « normaux ». Par ailleurs, chaque patient est pour lui un cas unique qui doit être entendu et traité dans sa singularité. Aussi utilise-t-il, selon les problématiques rencontrées, la méthode de Freud ou celle d’Adler, ou encore la sienne propre, en tenant seulement compte de ce « qui convient le mieux » au patient [15]. Il approfondira cette position quand il élaborera, après sa rupture avec Freud, sa typologie psychologique, par laquelle il discerne empiriquement, en chaque individu, une attitude habituelle, typique, qui privilégie soit le sujet (introversion) soit l’objet (extraversion), et quatre fonctions d’adaptation du moi (pensée, sentiment, sensation, intuition), dont certaines sont conscientes et d’autres indifférenciées, dévalorisées ou refoulées, et qui orientent, sans qu’il s’en rende toujours compte, ses intérêts et ses jugements.

5Ce refus de tout système, de toute doctrine, cette priorité donnée à l’expérience conduisent à une certaine critique du concept quand il est compris, selon la méthode intellectualiste, comme une totalité abstraite, détachée de toute vie. William James se réfère à Bergson : « Les concepts au moyen desquels nous nous exprimons sont faits en vue de la pratique, et non de la connaissance du réel [16]. » Nietzsche, on le sait, considérait les concepts comme des « fictions conventionnelles destinées à désigner et à rendre compte des phénomènes mais non pas à les expliquer [17] ». Ce à quoi fera écho cette pensée abrupte de Jung, dans son introduction au Contenu de la psychose de 1914 : « Il est moins utile de savoir comment une chose s’appelle que de savoir ce qu’elle est[18]. » Il écrira encore, à la fin de sa vie, dans son autobiographie : « Le déplacement vers le conceptuel enlève à l’expérience sa substance pour l’attribuer à un simple nom qui, à partir de cet instant, se trouve mis à la place de la réalité. Une notion n’engage personne et c’est précisément cet agrément que l’on cherche parce qu’il promet de protéger contre l’expérience [19]. »

Le déchirement

6Penser à partir du sujet dans sa singularité et sa complexité implique qu’il ne soit pas fait recours à l’intelligence seule, mais que l’on tienne compte aussi des éléments de savoir spécifiques, plus près du corps, plus proches de l’inconscient, que nous apportent le sentiment (Bleuler, au Burghölzli, donnait une place éminente à l’affectivité), les sensations et l’intuition… Chacune de ces fonctions travaille pour son propre compte. La synthèse obtenue n’est pas une simple addition ; elle met au jour, comme le souligne James, un ensemble de relations qui rend compte de la complexité d’un monde qui n’est plus « un et parfait », mais « multiple et défectueux [20] ». Dans un même ordre d’idée, Ferdinand Alquié fait remarquer dans ses Leçons sur Kant que « ce à quoi parvient Kant, ce n’est pas à l’unité, mais c’est […] à une synthèse qui laisse demeurer en son sein le déchirement [21] ». Tous ces philosophes, dans les écrits desquels Jung trouve un écho de ses premières expériences, décrivent un monde vivant mais tourmenté, trouble et barbare (c’est ainsi que James, par exemple, le qualifie [22]), auquel le sujet fini, c’est-à-dire débarrassé de ses rêves d’absolu, cherche à donner sens en formulant des hypothèses qu’il prend bien garde de ne pas tenir pour la vérité.

7À cette perplexité essentielle du philosophe répond celle du poète, qui pense lui aussi, mais à partir de percepts, comme le rappelle Gilles Deleuze, et non de concepts. Pour Michel Leiris, le poète est le seul homme qui « peut prétendre avoir quelque connaissance de la vie, dans ce qui fait sa substance […]. Parce qu’il se tient au cœur du drame qui se joue entre ces deux pôles : objectivité, subjectivité. Parce qu’il les exprime à sa manière qui est le déchirement[23] ». À nouveau ce terme apparaît, mais en lien, cette fois, avec la position paradoxale du poète. Il apporte un certain éclairage au dilemme vécu par Jung enfant. Son questionnement : « Qui est quoi ? » peut être en effet compris, d’une manière plus précise, plus proche de ce qu’il a pu vivre, si on le rattache à ce mouvement de balancier vécu par le poète, dont la pensée se trouve prise entre le dedans et le dehors (le « sens interne » et le « sens externe » aurait dit Kant), c’est-à-dire, dans la conception psychologique de Jung, entre l’introversion et l’extraversion déjà citées – termes par lesquels il définira, dans leur opposition dynamique, les deux mouvements fondamentaux, centripète et centrifuge, de l’énergie psychique.

8L’expérience poétique de Jung, au sens plus étroit du terme, trouve sa source dans la lecture, infiniment reprise, du Faust de Goethe. (Il cite encore plus de vingt fois cet ouvrage dans son autobiographie.) Goethe est pour lui un philosophe et un prophète. (Le terme convient, plus particulièrement, au second Faust, qui est pour Jung l’œuvre d’un visionnaire.) En 1898, à une conférence donnée à la section bâloise de la Société étudiante de Zofingue (Jung a 23 ans), il utilise ces vers du premier Faust, pour illustrer l’idée qu’il défend déjà que tout être « possède une image de lui-même à la fois extérieure et intérieure » :

9

« Deux âmes, hélas, se partagent mon sein, / Et chacune d’elle veut se séparer de l’autre : / L’une, ardente d’amour, s’attache au monde / Par le moyen des organes du corps ; / Un mouvement violent entraîne l’autre loin de la poussière, / Vers les hautes demeures de nos aïeux [24] ! »

10Cette dualité fondamentale, ainsi exprimée par le poète, trouve son origine, une fois encore, dans la philosophie de Kant, qui postule l’existence de deux mondes : « Le monde phénoménal, ce monde-ci, et le monde nouménal, l’autre monde [25] ». C’est à cette conception kantienne que Jung se rapporte dans sa conclusion d’une autre conférence donnée une année plus tôt, en 1897, toujours à la Société de Zofingue : « L’homme dit-il, vit à la frontière de deux mondes. Il se dégage de l’obscurité de l’existence métaphysique pour faire irruption, comme un météore, dans le monde phénoménal, avant de le quitter à nouveau pour poursuivre sa course dans l’infini [26]. »

11Le ton un peu pompeux de cette dernière phrase ne doit pas faire illusion. Car elle renvoie, en réalité, sous le masque d’une certaine abstraction, à une expérience très concrète vécue par Jung enfant et qui n’est que par accroc métaphysique : celle d’une déchirure intime qu’il décrira, dans son autobiographie, sous les termes tout simples, non scientifiques, de « personnalité numéro 1 » et de « personnalité numéro 2 ». Jung voit, en sa personnalité numéro 1, « un jeune homme peu sympathique et moyennement doué [27] ». Son aspect numéro 2, au contraire, « était un adulte ; il était vieux, sceptique et loin du monde des humains. Mais il était en contact avec la nature ». L’âge avançant, Jung accordera de plus en plus de place au numéro 1, mais « le jeu alterné » des deux personnalités persistera « tout au long de [sa] vie » ; car il « n’a rien de commun, note-t-il dans son autobiographie, avec une “dissociation”, au sens médical ordinaire. Au contraire, il se joue en chaque individu. Ce sont, avant tout, les religions qui, depuis toujours, se sont adressées au numéro 2 de l’homme, à “l’homme intérieur”. […] Le numéro 2 est une figure typique, mais le plus souvent la compréhension consciente ne suffit pas pour voir qu’on est cela aussi [28] ».

12C’est de cette expérience, cependant, que Jung tirera l’une des idées centrales de sa théorie, qui donne à la dissociation psychique la place prépondérante que Freud accordait au refoulement ; que cette dissociation soit à l’œuvre au sein même du complexe autonome, qui « apparaît sous la forme d’une personnalité, comme si le complexe avait une conscience de lui-même [29] », ou dans les voix, elles aussi personnifiées, des malades mentaux – ce qui mettra Jung sur la voie d’une dissociabilité de la psyché [30] –, ou encore qu’elle se manifeste dans l’opposition, qu’il ne cessera d’approfondir, entre les besoins et les désirs du moi conscient (dont la personnalité numéro 1 est une expression) et les aspirations plus spirituelles du Soi reliant le sujet à son entièreté consciente et inconsciente (dont témoigne la personnalité numéro 2).

13Jung n’aura de cesse de rechercher, dans un souci thérapeutique, ce qui pourrait relier dynamiquement ces deux mondes, ces deux âmes, le numéro 1 et le numéro 2… Mais il ne trouvera de réponse qu’après la rupture dramatique avec Freud, en 1913, et les quatre années de régression profonde qui suivirent. En acceptant de se confronter aux images chaotiques de l’inconscient, il découvrira la force unificatrice du symbole qui « surgit de façon autonome lorsque la psyché endure un conflit entre des éléments opposés, qui ne peut être résolu par les efforts du moi [31] ». Le symbole agit alors comme un troisième terme qui donne une « expression moyenne » des opposés en conflit. Un « contenu nouveau […] domine désormais l’attitude globale, supprime la dissociation et pousse les forces antagonistes à suivre un cours commun [32] ». On peut lire aujourd’hui, dans le Livre rouge enfin paru, l’étonnante et méticuleuse relation faite par Jung de sa découverte des processus inconscients et de leurs métamorphoses à l’œuvre dans le temps de sa longue régression, de 1913 à 1917.

Le normal et le pathologique

14Très tôt, Jung a eu l’intuition du rôle des contraires, des pôles opposés, et de leur conflit dans l’âme humaine, avant de découvrir, comme je viens de l’évoquer très succinctement, sa résolution possible. Dans la conférence donnée à la Société de Zofingue en 1898, il cite le mystique allemand Jacob Böhme : « Sans opposition, aucune chose ne peut apparaître à elle-même ; car s’il n’y a rien en elle qui lui résiste, elle se répandra perpétuellement vers l’extérieur [33]. » Cette résistance du pôle opposé implique que l’on accorde à celui-ci un certain degré de réalité, même s’il ne fait pas partie des valeurs qui nous sont les plus proches ou qui semblent aller de soi. Ainsi en est-il de l’introversion (le fait, je le rappelle, de privilégier le monde intérieur) qui est, pour Jung qui ne confond pas introversion et repli sur soi, une attitude normale gagnant seulement, pour une saisie plus totale du réel, à être équilibrée par l’extraversion (l’attention portée prioritairement aux objets). Alors que, pour Freud, l’introversion est nettement pathologique, et n’est pertinente que dans le moment particulier du deuil. Après le « travail » de celui-ci, la libido doit normalement faire retour à l’objet [34].

15Par cette importance donnée à la dynamique des contraires (qui deviendra, après sa rencontre dans les années 1930 avec l’alchimie, l’élément central de sa psychologie), Jung « dépathologise » certaines attitudes considérées classiquement comme anormales. Ou, pour mieux dire, et plus précisément : il ne cesse de mettre en valeur la part de normalité et de raison présente dans chaque cas qu’il a à traiter. C’est ce qui le rapproche de Théodore Flournoy, plus radical même que lui dans ce rééquilibrage du normal et du pathologique puisqu’il refuse de parler d’hystérie pour expliquer, dans Des Indes à la planète Mars, le don mediumnique d’Hélène Smith – ce qui ne l’empêche pas d’en faire, dans ce très beau livre dont il sera question plus loin, une subtile et pertinente critique.

Babette S.

16Pour bien comprendre le sens d’une telle attitude qui distingue nettement la personne de la pathologie dont elle souffre, il faut lire et relire le cas de Babette S., longuement analysé par Jung dans sa Psychologie de la démence précoce de 1907, et dont il reparle, avec une certaine émotion, dans son autobiographie. C’est une femme d’une soixantaine d’années lorsque Jung, jeune psychiatre au Burghölzli, la prend en charge. Elle y est hospitalisée, depuis dix-neuf années, pour démence précoce. Elle entend des voix et « produit activement des idées délirantes [35] ». Jung s’intéresse à son discours, malgré son incohérence, lui fait passer le test d’associations de mots qui révèle la présence de plusieurs complexes qu’il classe en trois catégories : complexe de grandeur personnelle (satisfaction de désirs), de préjudice (à tonalité de déplaisir) et sexuel. Il ne se satisfait pas, cependant, de cette première mise en ordre, et reprend, une à une, toutes les phrases stéréotypées ou délirantes de sa patiente en essayant, par un long et fastidieux travail et grâce à de nombreux recoupements, de découvrir le sens qu’elles peuvent avoir dans son histoire personnelle. C’est ainsi, par exemple, qu’il arrive à comprendre le stéréotype suivant, longtemps resté pour lui une énigme : « J’ai constaté un million de Hufeland à gauche près du dernier éclat de terre en haut du tertre », comme « une curieuse condensation métaphorique » de cette phrase : « Pour le mauvais traitement médical que je dois subir ici et avec lequel on me torture finalement à mort, j’ai droit à une indemnité élevée [36]. » (Je ne donne ici que le résultat final de la longue argumentation qui précède cette traduction du stéréotype de Babette. Il faudrait lire, en particulier, les explications données par Jung du mot Hufeland et du verbe constater, qui tiennent en plusieurs pages de sa Psychologie de la démence précoce et qui montrent bien l’intérêt qu’il porte au jeu de « toutes les harmoniques [37] » qui résonnent dans le langage.)

17Que le délire comporte un sens, que l’on peut parfois et non sans peine découvrir, le rend comparable au rêve qui demande, lui aussi, un long travail d’interprétation. Babette S., note Jung, « parle dans un rêve [38] ». Chez elle, « le pouvoir inhibiteur du complexe-moi ayant été détruit par la maladie, le complexe remonte à la lumière du jour et continue alors automatiquement à tisser ses rêves en surface [39] ». Jung compare alors les créations oniriques de sa patiente aux créations du poète qui sont, elles, conscientes et orientées. Quant au développement des idées délirantes de Babette S., il s’apparente, selon lui, « d’un côté à un grand poème et de l’autre aux romans et aux tableaux fantastiques des somnambules. Comme chez le poète, chez notre malade aussi l’état de veille est rempli par la toile tissée par l’imagination [40] ».

18Jung n’a eu de cesse, dans cette analyse, « conduite exactement comme l’analyse d’un rêve », de mettre en rapport les moments et les éléments de folie manifeste de sa patiente avec la « personne » cachée à l’arrière-plan, « qu’il faut considérer comme normale et qui, en quelque sorte, observe. À l’occasion, remarque-t-il, elle peut aussi – le plus souvent par des voix ou des rêves – faire des remarques ou des objections parfaitement raisonnables [41]. »

19On se rappelle l’anecdote rapportée par Jung dans son autobiographie, lorsque Freud lui rendit visite à Zurich, en 1909. Jung lui présenta Babette dont le cas intéressa Freud. Mais celui-ci aurait rajouté : « Comment avez-vous fait […] pour avoir la patience de passer des heures et des jours avec cette femme qui est un phénomène de laideur ? » Cette pensée, note Jung, « ne m’avait jamais traversé l’esprit. Pour moi, Babette était, dans un certain sens, une vieille chose un peu amicale, parce qu’elle avait des idées délirantes si belles et parce qu’elle disait des choses si intéressantes. Et puis finalement apparut chez elle un profil humain qui émergea petit à petit des brouillards de l’insensé et du grotesque [42]. »

Esquisse d’une méthode

20C’est ce « profil humain » qui ressort du portrait que Théodore Flournoy dresse d’Hélène Smith, la medium dont il fait l’analyse dans Des Indes à la planète Mars. Il la présente comme « une grande et belle personne […] au teint naturel, à la chevelure et aux yeux presque noirs, dont le visage intelligent et ouvert, le regard profond mais nullement extatique, [éveillent] immédiatement la sympathie. Rien de l’aspect émacié ou tragique qu’on prête volontiers aux sibylles antiques, mais un air de santé, de robustesse physique et mentale, faisant plaisir à voir [43] ». Flournoy, pourtant, se trouve en désaccord complet avec elle. Ses visions spontanées et ses romans sont, à ses yeux, « une œuvre d’imagination pure ». Il recherche donc obstinément « le fond caché d’où toutes ces données surgissent [44] ». Pour Hélène Smith et son entourage, au contraire, tout est supranormal et Flournoy « dénature à plaisir, par une critique savante et voulue, les cas les plus intéressants de sa médiumnité [45] ». Flournoy reçoit tranquillement cette critique, la commente et conclut en remerciant sincèrement sa medium qui « aura […] plus fait, écrit-il, pour la découverte du vrai, quel qu’il puisse être, en se soumettant avec désintéressement à [ses] libres critiques, que tant de beaux mediums inutiles, apeurés du grand jour, qui […] voudraient être crus sur parole [46] ».

21La « disposition d’esprit » de Flournoy, dont Jung s’inspirera, repose sur deux principes très clairement énoncés : le principe de Hamlet (« Tout est possible [47] ») et celui de Laplace (« Le poids des preuves doit être proportionné à l’étrangeté des faits »). C’est cette alliance paradoxale d’ouverture et de rigueur qui, en évitant le clivage auquel le moi est accoutumé, donne tout son sens à la critique vive, implacable, qui guide sa recherche. Le mot critique, écrit-il, étant pris « non dans le sens péjoratif de blâmer, mais dans son acception étymologique et philosophique d’examiner, discerner, trier ». Par cette critique qui tient bien ensemble les pôles contraires, Flournoy « s’oppose d’une part à l’attitude sceptique, qui lève les épaules et se désintéresse de problèmes qu’elle tient pour insolubles ; et d’autre part, à l’attitude dogmatique, qui tranche d’emblée et de haut, approuvant et condamnant sans autre forme de procès, en vertu d’une philosophie toute faite et de conceptions arrêtées d’avance [48] ». Une telle disposition n’est, en vérité, possible que si le médecin ou l’analyste, quelles que soient les projections faites sur lui, se situe sur un plan d’égalité absolue avec son patient [49]. Quitte à se mettre à dos certains analystes identifiés à leur persona médicale, Jung remarquera que, dans la relation transférentielle, « l’élaboration des conceptions est fonction non seulement des complexes de l’un des partenaires mais aussi des complexes de l’autre [50] ». Il cite, dans son autobiographie, une vignette clinique peu ordinaire, qui montre combien, dans l’échange thérapeutique, ce sentiment d’égalité est humainement mais aussi techniquement nécessaire. Le déroulement de l’analyse d’une de ses patientes « laissait à désirer », les échanges devenaient superficiels ; l’analyse était en panne. Il fit alors le rêve suivant : « Sur la plus haute tour [d’un château], une femme était assise sur une sorte de balustrade. Pour que je puisse la bien voir, il me fallait renverser la tête en arrière. Je me réveillai avec l’impression d’une crampe dans la nuque. Déjà dans le rêve, j’avais compris que cette femme était ma malade. » Jung interprète : « S’il me fallait, en rêve, regarder ainsi ma malade si haut placée, c’est que sans doute, dans la réalité, je l’avais regardée de haut. » Il parla de son rêve et de son interprétation à sa patiente. « Cela provoqua, dit-il, un changement immédiat dans la situation et le traitement fut remis à flot [51]. »

Un autre degré de complexité

22Ce qui rend si proches Jung et Théodore Flournoy, outre leurs références communes à Kant et à William James (Flournoy a donné plusieurs cours sur Kant et écrit un livre sur James), c’est le renversement radical qu’ils opèrent dans leur façon de comprendre les imaginations de leurs patients (pour Jung) et des personnes observées (pour Flournoy qui n’est pas thérapeute). Dans l’observation de leurs rêves, visions ou hallucinations, la référence à Freud ne constitue qu’un premier temps. Un temps où l’analyse, tournée vers le passé, doit se faire « réductrice ». Ils s’en distinguent ensuite par une autre analyse, dite « constructive », orientée, elle, vers le devenir du sujet. Or, d’un temps à l’autre, l’imagination n’a pas la même fonction : on passe de simples fantasmes, qui tentent de combler idéalement les désirs du moi et ne sont qu’un leurre, à une imagination que Flournoy qualifie de « créatrice », qui n’a donc rien de pathologique et qui trouve sa source et son développement dans un fond inconscient, dont le moins qu’on puisse dire est qu’il n’est pas constitué par le seul refoulement d’idées incompatibles. Tous les grands créateurs témoignent par leurs œuvres de la réalité de cette seconde imagination et de la confrontation qu’elle exige, même si elle leur demeure souvent obscure, avec cet espace intérieur inconscient qui n’a plus rien de personnel, et que Jung nommera, vers la fin de sa vie, pour rendre justement compte de son autonomie, « psyché objective », ou « non-moi de l’âme ».

Interprétation analytique

23Flournoy et Jung, cependant, ont bien lu Freud, en particulier les Études sur l’hystérie et Interprétation des rêves, que Jung cite, à plusieurs reprises, dans sa thèse de médecine, Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes, soutenue en 1902. Thèse consacrée, dans l’esprit du livre de Flournoy publié deux ans plus tôt, à l’étude psychologique d’un cas de somnambulisme. La medium observée étant sa cousine Hélène Preiswerk, âgée de 15 ans et demi, qu’il nomme, pour les besoins de la thèse, Mlle S. W. Dans son interprétation des « romans » de celle-ci, – où une « personnalité seconde », nommée Ivenès, tient une place importante –, Jung reprend à son compte la définition que Freud donne du rêve et la place qu’il accorde à la sexualité : « Toute la personne d’Ivenès, écrit-il, n’est rien de plus que la réalisation d’un rêve de désir sexuel qui se distingue du rêve d’une nuit parce qu’il s’étend sur des mois et des années [52]. » L’opposition extrême des deux autres personnifications apparues pendant les séances de somnambulisme : celle du grand-père bigot et de Ulrich de Gerbenstein, « le grave-religieux et le gai-libertin », est une telle cause de souffrance pour la medium qu’elle est conduite à les refouler et à se concentrer sur la personnalité plus idéale d’Ivenès, qui représente « une voie moyenne entre les deux extrêmes [53] ».

Interprétation constructive

24Pour Jung, cette analyse freudienne centrée sur le passé du sujet est, dans la plupart des cas, un préalable indispensable à tout autre type d’analyse. Mais il se distingue nettement de Freud en constatant, avec Flournoy, l’insuffisance de cette méthode quand elle n’est pas complétée par une analyse constructive, ou symbolique, qui tienne compte du devenir de l’image et de ses métamorphoses. « Il n’est pas de fait psychologique, note Jung, qu’on puisse expliquer à fond par sa seule causalité ; chacun est un phénomène vivant pris indissolublement dans la continuité du processus vital, de sorte qu’il est toujours à la fois un devenu et un devenir, un devenir qui va être lui-même créateur [54]. » Dans « La fonction transcendante » de 1916, Jung donne un exemple très clair de cette double analyse. Une patiente avait rêvé « que quelqu’un lui tendait une épée très ancienne, somptueusement ornée, exhumée d’un tumulus [55] ». Il fournit les associations de sa patiente : c’est la dague du père, mais aussi une épée de bronze celtique. Ses ornements évoquent une sagesse antique ramenée au jour… L’interprétation analytique fait apparaître un important complexe paternel. La patiente a tissé autour du père qu’elle a perdu très tôt « un riche réseau de fantasmes érotiques » qui nourrit sa passivité. L’interprétation constructive, ou finaliste, permet de voir en l’épée le symbole d’une valeur et d’un vouloir qu’elle n’attribuait qu’à son père et qu’elle a la possibilité maintenant de reconnaître en elle.

Le rêve et sa « compensation »

25L’expérience que Jung tire de ses propres rêves et de ceux de ses patients névrosés ou psychotiques s’opposera bientôt – et plus radicalement que la découverte de leur orientation finaliste – à la définition que Freud donne du rêve : réalisation d’un désir inconscient refoulé, ainsi qu’à la technique d’interprétation qu’elle implique. « Je n’ai jamais pu accorder à Freud, note Jung dans son autobiographie, que le rêve fût une “façade” derrière laquelle sa signification se dissimulerait. […] Pour moi les rêves sont nature, qui ne recèle la moindre intention trompeuse et qui dit ce qu’elle a à dire aussi bien qu’elle le peut – comme le fait une plante qui pousse ou un animal qui cherche sa pâture [56]. » Le rêve, dit-il encore, comme s’il s’adressait à Freud et essayait de le convaincre, représente « la réalité intérieure telle qu’elle est ; non pas telle que je la suppose ou que je la désire, mais bien telle qu’elle est[57] ». Par le rêve ainsi rendu à sa nature, nous pouvons, enfin, observer et comprendre l’activité créatrice inconsciente – ce qui le rend si précieux en général et si utile dans la cure analytique.

26Cette conception ne rend pas l’interprétation plus facile, bien au contraire, car elle postule une très grande autonomie du rêve par rapport aux représentations et aux vouloirs du moi conscient, et nécessite un long apprentissage des symboles et des situations oniriques, comme s’il s’agissait d’une langue inconnue dont il faut, peu à peu, décrypter les signes. Confrontée à une telle obscurité, l’interprétation finaliste est une aide efficace, mais, plus encore, l’hypothèse très tôt formulée par Jung, d’une compensation (entendue dans le sens d’un rééquilibrage) de l’attitude du moi par des images ou idées venues de l’inconscient. « Les rêves n’ont pas de signification générale. […] Ils viennent compenser une situation particulière, consciente et inconsciente, chez un individu particulier [58]. » « L’âme, conclut-il, pareille à un système autorégulateur, est en équilibre, comme est en équilibre la vie corporelle. À tout excès répondent, aussitôt et par nécessité, des compensations sans lesquelles il n’y aurait ni métabolisme normal, ni psyché normale [59]. »

27Alors qu’il travaillait, en 1911, sur les Métamorphoses et symboles de la libido, le livre de la rupture avec Freud, Jung fit le rêve suivant, qui est un bon exemple de cette compensation de l’attitude consciente par l’inconscient : « C’était vers le soir, je voyais un homme d’un certain âge revêtu de l’uniforme des douaniers de la monarchie impériale et royale. Un peu courbé, il passa près de moi sans m’accorder attention. Le visage avait une expression morose, un peu mélancolique et agacée [60]. » La douane lui fit penser à la « censure » et le douanier à Freud, dont il se sentait toujours dépendant, tout en éprouvant de fortes résistances. Leurs travaux respectifs sur la mythologie lui faisaient clairement apparaître l’antagonisme de leurs points de vue. Il lui fallait maintenant choisir – ce à quoi semblait l’inciter ce rêve – entre cette dépendance au père, qui le fixait dans une position confortable mais infantile, et l’affirmation risquée de son propre jugement.

28Quarante ans après qu’il eut fait le choix de la rupture, et qu’il eut vécu le sacrifice et la solitude qui lui furent imposés, Jung confiait à un théologien protestant, à propos de Réponse à Job, « à quel point [il aurait] préféré rester, tel un enfant, sous la protection du Père et éviter la problématique des opposés [61] ». Ainsi vont les sentiments ; certains deuils, même longtemps « travaillés », ne finissent jamais… Mais la critique de Freud, assumée par Jung jusqu’à ses conséquences tragiques, lui aura peut-être paradoxalement permis, comme il le pense lui-même vers la fin de sa vie, de poursuivre « selon l’esprit […] l’étude des deux problèmes qui ont le plus intéressé Freud : celui des “résidus archaïques” et celui de la sexualité [62] ».

Notes

  • [1]
    E. Kant, Œuvres philosophiques, vol. 1, sous la direction de Ferdinand Alquié, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1980, p. 515-516.
  • [2]
    C.G. Jung, Ma vie. Souvenirs, rêves et pensées, trad. R. Cahen, Paris, Gallimard, 1973, p. 39-40.
  • [3]
    Ibid., p. 90.
  • [4]
    A. Schopenhauer, Le monde comme volonté et comme représentation, trad. A. Burdeau, Paris, Puf, 1966, p. 278.
  • [5]
    L. Kapani, « Schopenhauer et son interprétation du “Tu es cela” », L’Inde inspiratrice, Réception de l’Inde en France et en Allemagne, études réunies par M. Hulin et C. Maillard, Presses Universitaires de Strasbourg, 1996, p. 45 à 69.
  • [6]
    W. James, Philosophie de l’expérience, trad. E. Le Brun et M. Paris, Paris, Flammarion, 1924, p. 31.
  • [7]
    Ibid., p. 142.
  • [8]
    F. Alquié, Leçons sur Kant, La morale de Kant, Paris, La Table Ronde, 2005, p. 224.
  • [9]
    E. Kant, op. cit., p. 796.
  • [10]
    W. James, op. cit., p. 18-19.
  • [11]
    F. Nietzsche, Par-delà le bien et le mal, trad. C. Heim, Paris, Gallimard, 1971, p. 25.
  • [12]
    C.G. Jung, « L’opposition entre Freud et Jung » (1929), dans La guérison psychologique, trad. R. Cahen, Genève, Georg, 1976, p. 184.
  • [13]
    W. James, op. cit., p. 32.
  • [14]
    Ibid., p. 38.
  • [15]
    C.G. Jung, « Psychothérapie pratique » (1935), dans La guérison…, op. cit., p. 105.
  • [16]
    W. James, op. cit., p. 281.
  • [17]
    F. Nietzsche, op. cit., p. 39.
  • [18]
    C.G. Jung, Psychogenèse des maladies mentales, Paris, Albin Michel, 2001, p. 191.
  • [19]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 171.
  • [20]
    W. James, op. cit., p. 44.
  • [21]
    F. Alquié, op. cit., p. 276.
  • [22]
    W. James, op. cit., p. 42.
  • [23]
    M. Leiris, L’Afrique fantôme, Paris, Gallimard, 1981, p. 311.
  • [24]
    C.G. Jung, Psychologie et philosophie, Conférences Zofingia (1896-1899), tr. A. Lefaucheux, Paris, Albin Michel, 2013, p. 122.
  • [25]
    F. Alquié, op. cit., p. 256.
  • [26]
    C.G. Jung, Psychologie et philosophie, op. cit., p. 78.
  • [27]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 108.
  • [28]
    Ibid., p. 65-66.
  • [29]
    Ibid., p. 366.
  • [30]
    C.G. Jung, Les racines de la conscience, trad. Y. Le Lay, Paris, Buchet/Chastel, 1971, p. 561.
  • [31]
    S. Krakowiak, « Symbole », dans A. Agnel (sous la direction de), Dictionnaire Jung, Paris, Ellipses, 2008, p. 175.
  • [32]
    C.G. Jung, Types psychologiques, tr. Y. Le Lay, Genève, Georg, 1968, p. 474-475.
  • [33]
    C.G. Jung, Psychologie et philosophie, op. cit., p. 114.
  • [34]
    S. Freud, « Deuil et mélancolie » dans Métapsychologie, trad. J. Laplanche et J.-B. Pontalis, Paris, Gallimard, 1968, p. 147-174 ; J. Laplanche, J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, Paris, Puf, 1971, « Introversion », p. 211.
  • [35]
    C.G. Jung, Psychogenèse des maladies mentales, op. cit., p. 121.
  • [36]
    Ibid., p. 162.
  • [37]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 425.
  • [38]
    C.G. Jung, Psychogenèse des maladies mentales, op. cit., p. 179.
  • [39]
    Ibid., p. 153.
  • [40]
    Ibid., p. 179-180.
  • [41]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 152.
  • [42]
    Ibid., p. 154.
  • [43]
    Th. Flournoy, Des Indes à la planète Mars (1900), Paris, Le Seuil, 1984, p. 27.
  • [44]
    Ibid., p. 156-157.
  • [45]
    Ibid., p. 362.
  • [46]
    Ibid., p. 364.
  • [47]
    Ibid., p. 303 : « Il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre, Horatio, que n’en rêve ta philosophie ! » (Hamlet, Acte I, scène V).
  • [48]
    Th. Flournoy, Esprits et médiums, Genève, Librairie Kündig, 1911, p. 210.
  • [49]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 157 : « Le fait décisif c’est que, en tant qu’être humain, je me trouve en face d’un autre être humain. »
  • [50]
    C.G. Jung, L’homme à la découverte de son âme, trad. R. Cahen, Paris, Albin Michel, 1996, p. 194.
  • [51]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 160.
  • [52]
    C.G. Jung, « Psychologie et pathologie des phénomènes dits occultes », dans L’énergétique psychique, Genève, Georg, 1956, p. 196.
  • [53]
    Ibid., p. 205.
  • [54]
    C.G. Jung, Types psychologiques, op. cit., p. 444.
  • [55]
    C.G. Jung, « La fonction transcendante », tr. R. Bourneuf, dans L’âme et le soi, Paris, Albin Michel, 1990, p. 159-160.
  • [56]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 189.
  • [57]
    C.G. Jung, « Signification individuelle du rêve » (1931), dans L’homme à la découverte…, op. cit., p. 250-251.
  • [58]
    C.G. Jung, L’analyse des rêves, t. 2, tr. J.-P. Cahen, Paris, Albin Michel, 2006, p. 212.
  • [59]
    C.G. Jung, L’homme à la découverte…, op. cit., p. 262.
  • [60]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 190.
  • [61]
    C.G. Jung, « À propos de “Réponse à Job” », dans Psychologie et orientalisme, Paris, Albin Michel, 1985, p. 284.
  • [62]
    C.G. Jung, Ma vie…, op. cit., p. 196. « L’erreur est très répandue de penser que je ne vois pas la valeur de la sexualité. Bien au contraire, elle joue un grand rôle dans ma psychologie, notamment comme expression fondamentale – mais non pas unique – de la totalité psychique. »
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions