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Article de revue

Le traumatisme au psychodrame : du pire au meilleur...

Pages 93 à 102

Notes

  • [1]
    S. Freud, Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, coll. « Idées », Paris, 1948.
  • [2]
    Ibid., p. 103-104.
  • [3]
    S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, ocf xvii, Paris, Puf, 1992, p. 205-286.
  • [4]
    S. Freud, Études sur l’hystérie, ocf ii, Paris, Puf, 2009, p. 9-332.
  • [5]
    S. Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration », dans ocf xii, Paris, Puf, 2005, p. 185-196.
  • [6]
    S. Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile (l’Homme aux loups), ocf xiii, Paris, Puf, 2005, p. 118. (Je souligne.)
  • [7]
    S. Freud, Totem et tabou, ocf xi, Paris, Puf, 1998, p. 189-385.
I

1Nous sommes tous construits sur du traumatisme...

2Reportons-nous un siècle en arrière, en 1895-1896. Freud « découvre les sources du Nil », selon sa propre expression. Il fonde la psychanalyse en formulant sa théorie étiologique des névroses : toute névrose résulte d’un traumatisme infantile, c’est-à-dire du choc d’une « séduction », entendre de manœuvres sexuelles pratiquées par un adulte sur un enfant innocent, encore sans sexualité (ce n’est que plusieurs années plus tard que Freud admettra, d’ailleurs à reculons, l’idée d’une sexualité infantile), un enfant qui de plus n’a pas les mots pour le dire. La névrose est donc l’effet d’un événement réel, attestable par un témoin… Il s’agit toujours d’un événement réellement advenu, affirme d’abord Freud. Pourtant, ensuite, il se ravise : non, il n’est pas crédible que tant de pères (car c’est bien d’eux qu’il s’agit) abusent de leurs filles. « Je ne crois plus à ma Neurotica », écrit-il à Fliess, désolé, le 21 septembre 1897. Puis il va opérer un remarquable rétablissement. Événement réel ? Peut-être pas. Mais advenu en tant que fantasme, et c’est ce qui compte : la séduction est d’abord dans l’excitation qui accompagne le fantasme.

3Tout ceci est bien connu. Si je le rappelle, c’est pour souligner que, s’il a d’abord ainsi posé une théorie étiologique de l’hystérie, Freud en est vite venu à considérer qu’il s’agissait de l’étiologie de toute névrose, c’est-à-dire que cela valait aussi pour les deux autres « psychonévroses de défense », la phobie et la névrose obsessionnelle. La conséquence logique était que, névrose ou pas, cela devait valoir pour tout un chacun, car tout le monde fantasme…

4De sorte que, pour tout le monde, il y a traumatisme originel… C’est bien ce qui apparaît lorsque Freud généralise cette théorie traumatique en posant en organisateur le complexe d’Œdipe (formulé explicitement pour la première fois en 1910), et en postulant le jeu de trois fantasmes originaires : l’excitation de la scène primitive (c’est-à-dire de la scène de rapports sexuels entre les parents), le fantasme de séduction (« et alors… pourquoi pas moi ? »), et de castration (« mais si je désire ça, je serai puni par où j’ai péché »). Il apparaît alors clairement que, pour Freud, un état traumatique originel est, au cœur de la psychogenèse, organisateur du psychisme ; c’est ce qui permet la structuration « névrotique normale ». Il ne faut pas oublier cependant qu’il existe aussi des traumatismes originaires plus graves et évidemment pathogènes : ainsi, dans certains cas de psychose infantile, le traumatisme originel de dédifférenciation, de refonte fusionnelle, à l’étape délicate où s’amorce une différenciation sujet-objet encore fragile (selon Racamier, lorsque apparaît menacé un « unisson narcissique » mère-enfant trop maintenu faute de deuil originaire). Il y a donc de bons et de mauvais traumatismes.

5Qu’est-ce qui les distingue ? À la fin de sa vie, en 1938, Freud écrit : « Les traumatismes ont deux sortes d’effets, des effets positifs et des effets négatifs [1]. » C’est parfois cité à l’appui de l’idée que je défendrai ici : le traumatisme peut avoir de bons effets. En fait, ce n’est pas exactement ce que veut dire Freud, car il écrit ensuite que les effets positifs « constituent des tentatives pour remettre le traumatisme en valeur, c’est-à-dire pour ranimer le souvenir de l’incident oublié ou plus exactement pour le rendre réel, le faire revivre. […] Les réactions négatives tendent vers un but diamétralement opposé. Les traumatismes oubliés n’accèdent plus au souvenir et rien ne se trouve répété ; nous les groupons sous le nom de “réactions de défense” qui se traduisent par des “évitements”, lesquels peuvent se muer en “inhibitions” et en “phobies” […] c’est tantôt l’une, tantôt l’autre des deux composantes qui prédomine [2] ». Autrement dit, on observe des effets « positifs » s’il y a déclenchement et entretien actif de la répétition ; et des effets « négatifs » si, au contraire, il y a évitement, inhibition, passivité comportementale. En fait, du point de vue du fonctionnement psychique, tous ces effets sont fâcheux (tous sont « négatifs » en ce sens de « fâcheux »).

6Y en a-t-il d’autres ? Oui. Cela dépend de la charge énergétique en jeu. Dans Inhibition, symptôme et angoisse[3], en 1926, Freud remanie profondément sa théorie de l’angoisse, celle qu’il avait posée dès les Études sur l’hystérie[4], en 1895. Selon cette première version, l’angoisse exprime sous forme d’un affect intense une accumulation de libido inemployée : la pulsion pousse à une satisfaction barrée par l’interdit (conscient ou inconscient, le résultat est le même), et l’accumulation d’énergie se traduit en angoisse. Au fond, le schéma est celui de l’autocuiseur, de la marmite-pression : si vous fermez totalement la soupape, la pression monte au point que cela risque d’exploser. L’angoisse est le résultat du refoulement (ce qui ferme la soupape). En 1926, Freud ajoute : oui, mais il y a une autre sorte d’angoisse : alors le Moi admet préventivement une petite dose d’angoisse, qui l’avertit de cette possible accumulation dangereuse d’énergie (il permet que s’ouvre un peu la soupape). Ainsi prévenu, il va pouvoir mettre en œuvre divers procédés qui parent au danger ; en particulier, il s’autorise des satisfactions substitutives possibles à la faveur de la méconnaissance, ce qui permet d’évacuer une partie de la pression. Cette « angoisse signal », qui agit préventivement à la façon d’un vaccin, est cause et non plus effet du refoulement. Elle est donc bien différente de l’« angoisse automatique », nouveau terme pour désigner la précédente.

7Quand nous parlons de traumatisme, nous pensons en général à l’angoisse automatique, effractive, disruptive, celle des traumas majeurs qui supposent une excitation très violente et une énorme quantité d’énergie, celle des traumas de guerre, qui avaient conduit Freud à reformuler sa théorie de l’angoisse après 1920, celle que sont supposés traiter aujourd’hui les psys des « cellules de crise ». Mais il y a aussi des minitraumatismes (par exemple, un échec scolaire ou professionnel douloureux), et des microtraumatismes (une remarque acerbe). Sur tout cet éventail, qui va du traumatisme massif, disruptif, jusqu’au microtraumatisme, y a-t-il de bons effets, de mauvais effets ? Sous quelles conditions, par quels processus ? Entendre ici par « bons effets » et « mauvais effets » ce qui améliore ou dégrade, plus ou moins durablement, le fonctionnement psychique (et dès lors le but est de comprendre pourquoi c’est temporaire ou durablement inscrit).

II

8Je discuterai cela sur quatre points, concernant : les relations du traumatisme et des processus de pensée ; les effets organisateurs ou désorganisateurs du traumatisme ; le marquage du temps par le traumatisme ; les rôles et fonctions du fantasme.

Traumatisme et processus de pensée

9Le traumatisme massif déclenche et répète une « angoisse automatique » envahissante, qui vide le psychisme de représentations et bloque la fonction symbolisante.

10Reprenons la distinction de Freud. Du côté de ce qu’il appelle « effets positifs » : il y a répétition indéfinie de l’événement traumatique, dans la représentation et l’affect : ainsi revient, par exemple, inexorablement, dans la vie vigile ou le cauchemar, le moment de l’explosion de la bombe. Il y a alors hyperperception et hyperfiguration : le trauma fige la pensée dans l’éclat du perceptif. C’est dominé par le mécanisme de la répétition [5]. La répétition massive, à l’identique, bloque toute élaboration. Cela s’accompagne de cette horreur du non-sens que Jean Guillaumin a bien décrite. À cet égard, la détresse infantile est un trauma ; lorsque l’enfant de 2 ou 3 ans s’agrippe aux jupes de sa mère en présence d’un étranger, on voit bien que le développement de l’angoisse signal joue alors comme un mécanisme qui vise à prévenir de l’envahissement par l’angoisse traumatique lors de l’abandon redouté.

11Du côté de ce que Freud appelle les « effets négatifs » joue le refoulement, ou pire, le déni. Ce n’est pas arrivé. Seule reste alors l’angoisse flottante, pure souffrance sans cause, sans objet. Les grandes crises d’angoisse, réminiscences d’une catastrophe impensable, sont de ce type.

12Dans le premier cas il y a traumatisme inoubliable, dans le second, traumatisme oublié… Peut-être vaut-il mieux qu’il soit oublié, car alors toute la dynamique psychique reste fonctionnelle ; tandis que s’il est inoubliable le sujet risque bien d’être livré à d’incessantes et infructueuses tentatives de déni (« non, ça n’est pas arrivé… si, regarde, la preuve ! »).

Les effets organisateurs ou désorganisateurs du traumatisme

13Le traumatisme peut avoir des effets réellement positifs lorsqu’il déclenche une défense organisatrice. L’angoisse signal fonctionne préventivement, comme un vaccin. Lorsque Freud dit cela, en 1926, il reprend des notions déjà bien connues sur l’homéostasie et le stress. Ces notions sont dues à Cannon, un physiologiste qui les a développées dans les années 1920. Au sein de l’organisme jouent des systèmes régulateurs dont la fonction est de maintenir un état stable (homéostasie) réglé sur un certain type de constante, par exemple la température corporelle. S’il fait très chaud, il y a vasodilatation, la sudation abaisse la température ; s’il fait très froid, il y a vasoconstriction, alimentation plus calorique… Mais il peut arriver que l’organisme soit soumis à des conditions de vie qui risquent de déborder la capacité régulatrice de ces mécanismes (par exemple une température extérieure très basse ou très chaude) ; il y a danger vital de rupture de l’homéostasie. Alors, en situation d’urgence, sont mis en jeu des mécanismes correcteurs exceptionnels, où est sacrifié tout ce qui par ailleurs n’est pas vital. En particulier, survient alors ce que Canguilhem avait décrit comme l’instauration d’un nouveau « régime de vie », où l’organisme se cantonne dans des conditions de vie autorisant une rétrécie, mais on survit. C’est certainement une assez bonne définition de la névrose…

14C’est dans le cadre de cette approche qu’a été défini le terme de « stress », d’abord purement physiologique. Ce terme est d’emblée d’une polysémie remarquable, puisqu’il désigne à la fois l’agent extérieur responsable, le processus, le résultat. Cette polysémie se retrouve dans la notion de traumatisme. Selye, un physiologiste canadien qui a développé et popularisé cette notion dans les années 1940, distinguait les bons et les mauvais stress. Le bon stress stimule l’organisme et le rend plus fort, plus capable de résister à des attaques ultérieures (c’est ainsi qu’agit un vaccin) ; le mauvais stress désorganise. Nombreux sont les psychanalystes qui ont pensé le traumatisme dans cette perspective.

15Alors, le trauma : tumeur pathologique, ou abcès de fixation salvateur ? Les deux, l’un ou l’autre selon l’amplitude de la charge de l’excitation et de la coexcitation libidinale, et selon les moyens de défense mis en œuvre par le Moi.

Le traumatisme marqueur du temps

16La répétition du vécu du traumatisme est commémoration de l’événement traumatique. Est-ce forcément fâcheux ? Non… Parce que le traumatisme est un marqueur temporel (« c’est le jour, l’heure, la minute, où c’est arrivé… »). Cette marque inscrite dans l’espace de la perception et de l’action a pour fonction de réactiver, indéfiniment, son inscription dans l’espace intrapsychique. D’où le double sens du terme « traumatisme », qui désigne à la fois l’événement réellement advenu et ses répercussions psychiques.

17En fait, tout phénomène de mémoire est conservation dans l’espace intrapsychique de la trace d’un événement d’abord perçu et agi. Si je plie un papier en marquant le pli, tout trajet dans le plan du papier pour aller d’un bord à l’autre rencontrera ce pli, c’est-à-dire rencontrera la trace d’un événement antérieur. Le temps s’est inscrit dans l’espace… Il en va de même s’il s’agit du formatage d’un disque d’ordinateur, des marques de repérage sur une vidéo, des bits d’arrêt dans la transmission codée d’une information, de l’espace entre deux mots écrits, et même du zéro, cette invention géniale qui marque la place de rien… Dans tous ces cas, il y a marquage du temps dans l’espace.

18Au niveau des processus psychiques, l’événement traumatique survenu dans l’espace de la perception opère un marquage du temps dans l’espace intrapsychique des représentations et des affects ; et le traumatisme, qui dès lors vit sa vie propre, s’y nourrit de sa reviviscence.

19Cela, c’est le premier schéma de Freud. Les choses se sont beaucoup compliquées lorsqu’il a dû admettre que l’événement supposé originel n’est peut-être pas réellement advenu, que le fantasme lui a préexisté et l’a produit à titre de faux souvenir. Mais, même en ce cas, il faut qu’un événement « réel » (entendre : advenu dans l’espace de la perception et de l’action) ait fourni l’épine cristallisatrice du fantasme. Ainsi, peut-être le petit Serguei (qui deviendra l’Homme aux loups) n’a-t-il pas réellement vu, à l’âge « incroyable » de 18 mois, ses parents pratiquer un coït more ferarum. Peut-être n’avait-il vu qu’un coït de chiens, qui l’avait vivement impressionné. Il avait transposé cela sur ses parents ; alors, « c’était vraiment par un après-midi d’été, l’enfant était malade de la malaria, les parents étaient là tous deux, vêtus de blanc, au moment où l’enfant se réveilla, mais la scène fut innocente. Le reste se trouva ajouté du fait du désir ultérieur qu’eut l’enfant plein de curiosité, désir basé sur son expérience des chiens, d’être aussi témoin des rapports amoureux de ses parents. Et maintenant la scène ainsi imaginée produisit tous les effets que nous avons énumérés, les mêmes absolument que si elle eût été entièrement réelle [6] ».

20Les choses se compliquent encore lorsque, manquant à trouver cette épine événementielle dans l’histoire personnelle du patient, Freud en est réduit à le postuler dans sa préhistoire : voici Totem et tabou[7]. Il y a bien, en ces origines mythiques, un événement fondateur, le meurtre du père de la horde primitive, fondant pour toujours une culpabilité qui inscrit en chacun les mêmes fantasmes originaires.

21Ainsi, le traumatisme scande la vie, du traumatisme de la naissance décrit par Rank comme premier marquage temporel jusqu’à l’angoisse de mort qui signale le marquage temporel ultime. La vie est temporalité entre ces deux bornes, jalonnée de points de repère dont certains sont des traumatismes.

22Voici une observation qui montre à quel point le clivage institué sur la base du traumatisme peut suspendre le temps. Claudette est une femme de 45 ans, menue, douce, à l’aspect fragile, qui s’habille comme une petite fille. Son véritable prénom est Claude, mais elle a toujours été « Claudette ». Elle a peur dans la rue, tout espace ouvert la panique, il lui est totalement impossible de prendre le métro, la foule l’oppresse. Tout va bien, dit-elle, sans ces angoisses qu’elle ne comprend pas. Son mari et ses enfants, pourtant, sont très compréhensifs ; on la taquine sur ses « manies », on en plaisante. « Dans huit jours, dit-elle, ce sera l’anniversaire. C’est un 1er octobre que ma mère est morte. Il y a longtemps. J’avais 11 ans. Pourquoi a-t-elle fait ça ? Dans ce cauchemar qui revient toujours, il y a une femme blanche, transparente, des ombres, le froid, la nuit, une plainte… J’avais 11 ans. Ma mère n’était pas rentrée. Mon père nous avait couchés, mon petit frère et moi ; il était inquiet. Il essayait de nous rassurer, en disant qu’elle allait venir. Je ne pouvais pas dormir. Je l’ai entendu téléphoner, mais je n’ai pas saisi les paroles. Le lendemain, il avait l’air bouleversé. Il ne savait pas comment le dire. Finalement, c’est ma tante qui est venue et qui nous a dit. On l’avait retrouvée dans un bois pas loin de chez nous. Elle avait avalé tout un tube de somnifères. Elle était morte là, seule, dans le froid, dans la nuit. Il pleuvait. Pourquoi, pourquoi a-t-elle fait ça ?… J’ai tout un album de photographies d’elle. J’ai toujours tenu mon journal pour elle, en lui parlant, en lui racontant ma vie. J’en ai cinq gros cahiers. Personne ne les a jamais lus, même pas mon mari.

23Pendant toute mon adolescence, à la maison, la vie a été insupportable. J’en voulais à mon père. Il aurait dû empêcher ça. Peut-être même c’était sa faute, ils se disputaient parfois. J’ai remplacé maman de mon mieux. Mais avec mon père pendant toute mon adolescence, ça a été très difficile. Et il a ramené cette femme… Il a dit : c’est ta nouvelle maman. Je me suis demandé si mon père et elle, avant… Je ne veux pas y penser. »

24L’analyse a longtemps buté sur cet accrochage à une mère qui ne veut pas mourir, sur cette conviction fondamentale : « Ma vie s’est arrêtée à 11 ans. »

Rôles et fonctions du fantasme

25Il y a répétition, certes, mais de quoi ? Non pas, bien sûr, de l’« événement réel », celui du monde extérieur ; il y a répétition de l’événement psychique qui l’a accompagné et qui en porte la trace. Cet événement « réel », celui qui est survenu dans le monde extérieur, peut souvent paraître minime au regard de l’intensité du traumatisme vécu et inscrit, sans commune mesure avec l’énormité de ses effets, au point qu’on puisse douter qu’il s’agit bien de ses effets.

26On peut cependant comprendre cette disproportion en se référant aux théories du chaos : l’inscription de l’événement dans la vie psychique, où il va pouvoir prospérer, est comparable à ce qui se passe si vous jetez négligemment une cigarette mal éteinte dans des broussailles. Suivant la température, la proximité d’herbe sèche ou au contraire d’humidité, selon que souffle ou non une brise orientée ainsi ou autrement…, alors ou bien vous l’oublierez et personne ne s’en souciera, ou bien vous aurez déclenché un incendie catastrophique : cela dépend de l’enchaînement pas à pas de causes quasi aléatoires, sans que soit remis en cause le principe déterministe. Il en va ainsi des relations entre l’événement déclencheur et sa prolifération fantasmatique. De plus, il arrive que ce qui va devenir traumatique, c’est qu’un événement ne se produise pas, que manque à se produire l’événement désiré, si, par exemple, le regard de la mère se dérobe à la sollicitation du regard du bébé, ou que, plus tard, la mère ne protège pas de l’inceste paternel…

27Ainsi, ce qui définit le traumatisme, c’est son développement dans la vie psychique. Ce développement est nourri par le fantasme et nourrit le fantasme.

28Rappelons brièvement ce qu’est le fantasme. Dans sa forme achevée, il est caractérisé par sa structure ternaire. Tout fantasme comporte en effet trois éléments, articulés autour d’une représentation d’action : l’agent de cette action, l’action représentée et l’objet de cette action. Sur la base de cette structure ternaire se développent de multiples variantes :

  • par vicariance des actions représentées (battre, attaquer, ingérer, expulser, etc.) ;
  • par vicariance des agents de l’action : l’agresseur peut être moi, mon frère, mon père, un bandit, un policier, etc. ;
  • par vicariance de l’objet de l’action : l’agressé peut être moi, mon père, mon frère, etc. ;
  • par renversement de la voie active en voie passive, et réciproquement (j’attaque, je suis attaqué) ;
  • par pivotement de l’agent et de l’objet autour de la représentation d’action (je bats mon frère/mon frère me bat) ;

III

29Ces transformations qui caractérisent le fantasme, ce sont exactement celles que nous utilisons dans la technique du psychodrame, où, comme dans le fantasme, il s’agit toujours d’actions représentées. Les transformations sont constamment mises en œuvre, quand le meneur de jeu :

  • change l’agent de l’action (le père devient un juge impitoyable) ;
  • change l’objet de l’action (le puni est le frère du patient, puis le patient lui-même) ;
  • intervertit l’agent et l’objet (la mère gronde la fille, on reprend la scène en changeant de rôles) ;
  • provoque un basculement du passif à l’actif (à une scène où le patient subit une agression succède une scène où il agresse ; le patient est accusé par son père/le patient accuse son père) ;

30Le jeu de ces processus de transformations est essentiel à la subjectivation. C’est bien pourquoi le psychodrame est thérapeutique : les figurations que nous faisons apparaître font travailler des représentations jusque-là figées, en s’attachant à développer leur plasticité. Rien ne peut plus satisfaire le psychodramatiste que de voir des patients qui d’abord protestaient « Non, ce n’est pas arrivé comme ça ! Ma mère n’est pas comme ça ! » en venir à admettre : « Ça aurait pu être comme ça… ma mère est peut-être aussi comme ça… »

31Pour illustrer ces propositions, j’évoquerai le cas de Claire, que nous avons suivie pendant quelque temps en psychodrame individuel au centre Jean-Favreau. Il s’agit d’une séance où la patiente a rejoué avec nous un événement traumatique de son enfance, dans une mise en scène qui nous a impliqués de façon réellement traumatique pour nous, acteurs-thérapeutes.

32Claire a 23 ans. Les parents sont tous deux pharmaciens. Le père souffre d’une maladie chronique grave, découverte quand Claire avait 4 ans, au moment même où naissait une petite sœur. Selon la patiente, la mère régente toute la maison et « porte la culotte ». Claire se plaint de n’avoir jamais pu vraiment parler avec ses parents, elle évoque ses sentiments de solitude, d’angoisse, parle de ses inhibitions, de ses difficultés dans ses études (licence d’anglais). Elle fait allusion à des ruminations, avec peut-être des idées mystiques, elle a la sensation d’une présence menaçante. Une expérience de théâtre amateur récente semble très investie.

33Je suis meneur de jeu. La première séance démarre très fort… Nous voyons arriver une sorte de petit clown de style animation de quartier, pantalons bouffants à carreaux, chaussures bizarres, casquette retroussée devant-derrière… Elle évoque le souvenir d’une scène où, dit-elle, elle avait tenté d’empoisonner sa petite sœur en lui faisant absorber les médicaments de la grand-mère ; elle avait 8 ans, la petite sœur, 4… Elle distribue les rôles. La scène se situe dans la salle de bains de la grand-mère, là où celle-ci range ses médicaments dans l’armoire à pharmacie. Claire joue le rôle de la petite sœur. On joue, assez banalement, le groupe familial anxieux de ce qui vient de se passer. La patiente s’adosse au divan qui occupe un angle de la salle ; brusquement ses yeux chavirent, elle bascule en arrière et tombe, inerte, sur le divan. Nous sommes sidérés, silencieux. Qu’arrive-t-il ? Joue-t-elle ? Ou bien, hors des conventions qui lui ont été proposées, s’agit-il d’une crise hystérique ? Ou d’un grave malaise somatique qui demanderait une intervention médicale d’urgence ? Que faire ? On hésite, entre la crainte de ne pas porter secours et le ridicule d’une intervention inadéquate. Trois ou quatre minutes s’écoulent ainsi, on se regarde, on attend la décision du meneur de jeu. Trois ou quatre minutes dans cette situation, c’est long… Brusquement, elle jaillit du divan, elle est debout, elle rit, enchantée de l’effet qu’elle a produit, et dit : « Je vous ai bien eus ! » Effectivement, elle nous a « bien eus », elle a été bien meilleure comédienne que nous.

34Disant ainsi « Je vous ai bien eus ! », elle s’adresse peut-être aux personnages familiaux que nous jouions, mais certainement aussi à nous en tant que thérapeutes, en direct, à nous en tant que personnes et non plus en tant que personnages. Elle veut nous en remontrer en installant la situation comme un atelier d’improvisation théâtrale où elle nous prouverait qu’elle est meilleure que nous. Ceci conduira, dans les séances suivantes, à lui signifier qu’elle utilise défensivement le « faire semblant » que nous avons proposé.

35Deux mois plus tard, Claire propose une scène où elle est confrontée à ses parents ; elle choisit de prendre son propre rôle. Dans cette scène, elle revendique vivement son indépendance face à une mère autoritaire. La collègue qui joue le rôle de sa mère dit : « Tu vois dans quel état est ton père, il faut que je m’occupe de lui, va jouer avec tes sœurs… » Elle semble très touchée par cette scène ; je lui dis que cette fois « c’était du vrai », elle acquiesce. Dans les semaines suivantes, elle nous inflige plusieurs absences non annoncées, à quoi succède de notre fait une interruption pour vacances de Pâques. Ceci m’oblige à lui écrire pour lui demander si elle compte continuer. À la suite de ce rappel, elle revient début juin, et demande à jouer une scène avec son père malade (je rappelle qu’il est atteint depuis vingt ans d’une maladie grave). Dans cette scène, elle a 15 ans. Elle joue son propre rôle, deux thérapeutes jouent le père très atteint et la mère autoritaire. Cette séance, très chargée d’affect, a une véritable valeur cathartique, et c’est très émue qu’elle acquiesce lorsque je lui dis que, ici encore, « c’était du vrai ».

36La semaine suivante, Claire parle de la « relation sexuelle » qu’elle a eue à 8 ans, dit-elle, avec sa petite sœur Anne, 4 ans, à peu près au même moment, donc, que l’épisode de l’empoisonnement. Elle voudrait jouer cela. Je flaire le danger d’une scène trop crue, spectaculaire et provocatrice comme celle de l’empoisonnement. Je lui suggère donc une scène où elle en parle plus tard avec Anne. Dans cette scène, elle a 15 ans et choisit son propre rôle, elle désigne Mme A. pour être Anne, qui a 11 ans.

37Elles s’assoient. La patiente dit : « Tu te souviens de ce qui s’est passé dans la salle de bains quand on était petites ? » Mme A. joue l’amnésie infantile : non, elle ne se souvient de rien… Claire, un peu désemparée, insiste. Mme A. lui dit à plusieurs reprises : « Ne me regarde pas comme ça, tu me fais peur… » Mais Claire insiste, elle dit qu’elle se sent coupable, qu’elle pense lui avoir fait du mal. Progressivement, Mme A. admet, mais banalise : « On s’amusait bien, et puis les parents nous laissaient toutes seules, il fallait bien » (ceci référé à la scène de la semaine précédente où la mère disait : « Laissez votre père tranquille, ne le fatiguez pas, allez jouer »).

38J’arrête là la scène, je lui demande ce qu’elle en pense. Elle répond que dans cette scène, Anne ne disait pas « les vraies choses ». Je lui suggère donc de reprendre la scène en inversant les rôles, pour que, dans celui d’Anne, elle puisse dire « les vraies choses ». Mme A., dans le rôle de la patiente, demande : « Tu te souviens de ce qui s’est passé dans la salle de bains quand on était petites ? » Claire, dans le rôle de la petite sœur, répond « oui… », puis elle reste figée, muette, incapable d’ajouter quoi que ce soit. J’envoie alors, dans le rôle de la troisième sœur, une collègue qui se plaint d’être exclue, elle est toujours toute seule, etc. Claire s’anime, fait front dans la complicité avec sa grande sœur pour rejeter cette intruse : « Ce sont nos secrets… » Mme A. approuve : les parents, eux, font des choses à eux dont ils excluent les enfants. J’envoie alors deux autres collègues qui interviennent dans les rôles des parents et demandent : « Alors les filles, vous vous amusez bien ? De quoi vous parlez ? » La troisième sœur se plaint auprès des parents d’être exclue ; Claire et Anne renforcent leur complicité. Claire est cette fois tout à fait ranimée. Pendant deux ou trois minutes, elle assiste avec plaisir à une scène très animée jouée par les parents et ses deux sœurs : elle est au spectacle.

39Si je cite cette observation, c’est parce qu’elle met bien en évidence ce qui peut se jouer et se rejouer du traumatisme en psychodrame. Claire avait bien senti d’emblée qu’elle ne pouvait éviter, dans la situation que nous lui proposions, de revivre et de remettre en actes des épisodes traumatiques de son enfance. Elle a d’abord tenté d’en réduire l’impact en « surjouant », en quelque sorte, la scène de l’empoisonnement de la petite sœur, en se comportant comme s’il s’agissait d’un travail théâtral analogue à celui dont elle a l’expérience par ailleurs, en nous en imposant les règles et, si possible, en faisant apparaître qu’elle y est meilleure que nous. Mais dès qu’elle est privée de ce subterfuge, la charge de la remémoration devient si intense que, dans les scènes qu’elle joue, elle reste très près de la répétition. C’est pourquoi elle rejoue l’événement traumatique autant avec la personne réelle du thérapeute qu’avec le personnage que celui-ci joue. La visée du psychodrame, dès lors, va être de l’amener à contrôler l’angoisse par de meilleures voies et à élaborer les représentations et les affects qui en surgissent.

40Mais si la charge traumatique est si intense, c’est que ces scènes jouées avec nous répètent des événements du passé qui sont eux-mêmes des répétitions d’événements antérieurs. En effet, lorsque, à 8 ans, elle tente de tuer sa petite sœur, puis lorsqu’elle mime avec elle un coït (quoi qu’il se soit passé, en fait, ce qu’elle nous dit, c’est bien qu’elle se remémore cela comme une tentative de meurtre et un inceste), c’est en fait déjà la répétition, la mise en actes, d’un traumatisme originel : la menace de mort sur le père lors de la révélation de sa maladie. Cet événement traumatique originel avait animé une coexcitation libidinale qui conjuguait l’angoisse de mort, les souhaits de mort et la scène primitive (la mère qui « porte la culotte » et le père très malade s’isolent). C’est lorsque Anne a 4 ans, l’âge qu’elle avait elle-même lors de la découverte de la maladie du père, qu’en mettant en scène le meurtre et l’inceste, Claire rejoue ce traumatisme. Il ne s’agit pourtant pas alors d’une répétition pure et simple, à l’identique : l’angoisse ainsi massivement ravivée tente de s’alléger en s’écoulant vers la petite sœur (et en effet, lorsqu’elle rejouera cela avec nous, elle insistera beaucoup sur l’idée qu’elle lui a fait du mal).

41Aujourd’hui, quand dans la situation du psychodrame elle propose de rejouer cela, c’est pour elle une répétition de cette répétition ; et elle tente de se décharger de l’angoisse en nous y faisant participer, exactement comme elle l’avait fait avec la petite sœur. Dès lors, cela reste tout proche de la répétition agie – non pas en actes simulés, mais, presque, en actes réels, d’où notre incertitude : s’agit-il d’un vrai malaise ou non ? Nous sommes sidérés, puis elle triomphe : « Je vous ai bien eus ! » Dans la scène de l’inceste, Mme A., dans le rôle de la petite sœur, lui dit « je ne me souviens pas », puis « ne me regarde pas comme ça, tu me fais peur… » ; elle témoignera ensuite qu’elle se sentait en effet à mi-chemin d’un affect réel et de sa simulation, qu’elle se sentait mal à l’aise face à ce que Claire lui adressait trop directement. Il ne fait donc guère de doute que pour Claire ces scènes, en réactivant violemment une charge traumatique en latence, ont eu une fonction tout à la fois cathartique et élaborative. L’effet cathartique a été immédiatement sensible, pour nous et pour elle. Elle a utilisé le jeu pour « détoxiquer » cette charge traumatique en nous l’adressant, en nous en faisant cadeau en quelque sorte, et nous avons épongé son angoisse…

42Dans cette histoire marquée par la répétition, une nouvelle répétition, dans l’espace ouvert par la convention psychodramatique, a permis un redémarrage de l’histoire personnelle. Déblocage de l’histoire, reprise du cours du temps, sur le plan économique, par ce cadeau d’angoisse adressé aux thérapeutes ; mais aussi redémarrage sur le plan de la dynamique ; cela nous a fait réfléchir, cela, je crois, lui a permis aussi de réfléchir…


Mots-clés éditeurs : stress, fantasme, angoisse, psychodrame, temps, traumatisme

Mise en ligne 18/07/2014

https://doi.org/10.3917/cohe.217.0093

Notes

  • [1]
    S. Freud, Moïse et le monothéisme, Paris, Gallimard, coll. « Idées », Paris, 1948.
  • [2]
    Ibid., p. 103-104.
  • [3]
    S. Freud, Inhibition, symptôme et angoisse, ocf xvii, Paris, Puf, 1992, p. 205-286.
  • [4]
    S. Freud, Études sur l’hystérie, ocf ii, Paris, Puf, 2009, p. 9-332.
  • [5]
    S. Freud, « Remémoration, répétition et perlaboration », dans ocf xii, Paris, Puf, 2005, p. 185-196.
  • [6]
    S. Freud, À partir de l’histoire d’une névrose infantile (l’Homme aux loups), ocf xiii, Paris, Puf, 2005, p. 118. (Je souligne.)
  • [7]
    S. Freud, Totem et tabou, ocf xi, Paris, Puf, 1998, p. 189-385.
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