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Article de revue

Penser en images : qu'est-ce que les autistes nous apprennent sur le transfert ?

Pages 50 à 64

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend, en développant et précisant certains points, le thème de ma conférence au IVe Groupe du 13 février 2008 qui portait le même titre.
  • [2]
    F. Tustin, Vues nouvelles sur l’autisme psychogénétique, Paris, Éditions Audit, 1992.
  • [3]
    F. Tustin, « Le stade autistique primaire de l’enfant : une erreur qui a fait long feu », Le journal de psychanalyse de l’enfant, 2006 (souligné par moi).
  • [4]
    T. Grandin, Penser en images et autres témoignages sur l’autisme, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 19.
  • [5]
    Ibid., p. 26.
  • [6]
    M. Lemay, L’autisme aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 2004.
  • [7]
    Nous voyons comment la liberté est essentielle à la psychanalyse, que celle-ci soit celle de l’intérieur (cf. les difficultés de la psychanalyse dans ses rapports avec la psychose) ou de l’extérieur (pas de psychanalyse dans les pays totalitaires).
  • [8]
    Temple Grandin conçoit des équipements pour l’élevage industriel.
  • [9]
    Elle rejoint là F. Tustin quant à la terreur des autistes. La pensée visuelle peut être envisagée comme une pensée sous le régime de la terreur, qui nous mettrait dans une position comparable à celle des animaux, en nous déshistoricisant et en nous mettant dans une relation d’immédiateté au monde et aux autres ; autres qui, soit ne sont que des objets du monde plus ou moins menaçants, soit des doubles avec lesquels on ne fait qu’un.
  • [10]
    T. Grandin, op. cit., p. 166.
  • [11]
    J.-C. Rolland, Avant d’être celui qui parle, Paris, Gallimard, 2005, p. 189 (souligné par moi).
  • [12]
    M. Bonnet, « Transfigurations ! », Topique, n° 85, 2003 (souligné par moi).
  • [13]
    C. Castoriadis, « La construction du monde dans la psychose », dans Fait et à faire, Les carrefours du labyrinthe V, Paris, Le Seuil, 1997 (souligné par moi).
  • [14]
    J.-J. Goux, Les iconoclastes, Paris, Le Seuil, 1978.
  • [15]
    M.-J. Mondzain, Image, icône, économie, Paris, Le Seuil, 1996.
  • [16]
    V. Klemperer, lti : la Langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
  • [17]
    Nous avons vu par exemple l’écart entre la tolérance occidentale et l’intolérance de certains pays musulmans au cours du conflit autour des caricatures de Mahomet.
  • [18]
    Cette lecture m’a d’ailleurs permis de me réconcilier avec la fusion ou dyade mère-enfant chère à nos temps winnicottiens, que j’ai longtemps considérée comme un « gargarisme analytique », comme le dit Michel de M’Uzan de « la mauvaise mère ».
  • [19]
    F. Davoine, J.-M. Gaudillière, Histoire et trauma, la folie des guerres, Paris, Stock, 2006.
  • [20]
    Le savoir sur la désolation peut apparaître, à première vue, comme un savoir sur la mort, sauf que ceux qui sont revenus des camps ou de graves traumas sont vivants. Le caractère non partageable de ce savoir tient, de mon point de vue, à ce que cette expérience ressemble à ce que nous imaginons de la nature de la mort, dans la mesure où c’est une expérience de totale disparition des autres pour soi autant que de soi-même pour les autres ; même si c’est la tâche de ceux qui restent de continuer à faire exister le mort par leur témoignage, tâche que tous les régimes totalitaires se sont employés à empêcher voire à détruire activement. Cependant, cette expérience ne constitue pas un savoir sur la mort, et le croire malgré tout témoigne simplement d’une confusion entre mort et disparition. Je voudrais préciser avec Piera Aulagnier (1975) comment, dans sa conception de la pulsion de mort, Thanatos vise la disparition de l’existence et non la simple mort, même si l’emploi du mot Thanatos est là aussi source de confusion. Pouvoir mourir et penser consiste à accepter que la mort ne constitue pas un retour vers l’origine (au contraire de la disparition qui devrait le permettre), ni un savoir sur celle-ci confondu alors avec un savoir sur la mort. Cette confusion est par exemple à l’œuvre chez Heidegger, quand il conçoit l’anticipation de la mort comme existentielle, et qu’il voudrait penser le Soi dans une dissociation totale par rapport au fait d’appartenir à l’espèce humaine.
  • [21]
    F. Davoine, J.-M. Gaudillière, op. cit., p. 212.
  • [22]
    P. Aulagnier propose cette métaphore pour montrer, côté analysant, comment dans le transfert passionnel l’idéalisation de l’analyste est « doublement défendue contre toute possibilité de mise en cause : l’analyste, lui aussi, a été dépossédé de sa qualité d’être pensant, désirant, et par ce fait, de sujet pouvant se tromper. Produit d’une machine, héritier d’un programme auquel il s’est soumis, il est plus proche d’un ordinateur magique mais infaillible que d’un sujet pensant » (« De l’amour nécessaire à la passion aliénante », dans Les destins du plaisir, Paris, puf, 1979, p. 250). Dans les problématiques transférentielles dont je parle, il me semble que le risque existe aussi du côté de l’analyste et de son contre-transfert.
  • [23]
    Je remercie Stéphane Billard de me l’avoir signalé.
  • [24]
    U. Frith, L’énigme de l’autisme, Paris, Odile Jacob, coll. « Opus », 1992, p. 261 (souligné par moi).
  • [25]
    C. Castoriadis, « La construction du monde dans la psychose », op. cit. (souligné par moi).
  • [26]
    P. Aulagnier, op. cit., p. 114 (souligné par moi).
  • [27]
    C. Castoriadis, « Imaginaire et imagination au carrefour », dans Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Le Seuil, 1999, p. 96.
  • [28]
    « On peut penser que les animaux, en tout cas les animaux supérieurs, ont une certaine représentation de leur monde, mais cette représentation est réglée fonctionnellement et contient essentiellement ce qui est nécessaire pour la vie de l’animal et la continuation de son espèce. Mais chez l’être humain cette imagination est défonctionnalisée […] ce qui veut dire que ce que l’on imagine n’est pas déterminé par une fonctionnalité biologique, ce qui se combine avec la déliaison spécifiquement humaine entre plaisir d’organe et plaisir de représentation » (C. Castoriadis, « À nouveau sur la psyché et la société », dans Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Le Seuil 1999, p. 240).
  • [29]
    C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 398. La note qu’il associe à ce propos est éclairante (« Formulations… », op. cit., p. 232, note). Il faudrait citer in extenso cette note où Freud affirme (contre l’« objection de la réalité ») que le nourrisson, soins maternels ajoutés, constitue un système psychique sous l’entière domination du « principe de plaisir » ; qu’un bel exemple « d’un système psychique soustrait aux excitations du monde extérieur » et qui satisfait même ses besoins de nourriture « de manière autistique (selon une expression de Bleuler) » est fourni par le poussin dans sa coquille ; et que les dispositifs moyennant lesquels le système vivant selon le principe de plaisir peut se soustraire aux excitations de la réalité « ne sont que le corrélat du “refoulement” qui traite les excitations de déplaisir internes comme étant externes, et ainsi les repousse vers le monde extérieur ». Contrairement à ce qui a pu en être dit, le thème d’un « investissement narcissique originaire » de soi est là, chez Freud, jusqu’à la fin – comme on peut le constater dans l’Abrégé laissé inachevé (p. ex. GW, XVII, p. 115).
  • [30]
    C. Castoriadis, « Imaginaire et imagination au carrefour », dans Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Le Seuil, 1999, p. 97 (souligné par moi).
  • [31]
    A. Manier, Le jour où l’espace a coupé le temps, Paris, Diabase, 2006.
  • [32]
    Ros. Lefort, Rob. Lefort, La distinction de l’autisme, Paris, Le Seuil, 2003.
  • [33]
    H. Buten, Il y a quelqu’un là-dedans ?, Paris, Odile Jacob, 2003.
  • [34]
    F. Davoine, J.-M. Gaudillière, op. cit., p. 250.
  • [35]
    M. Lemay, op. cit., p. 383.
  • [36]
    En faisant cela, je ne fais qu’assumer les conséquences des découvertes de Frances Tustin et de Piera Aulagnier sur l’impossibilité de se fier à la régression pour travailler dans ce champ.
  • [37]
    H. Arendt La condition de l’homme moderne (1958), Paris, Presses Pocket, 1983.
  • [38]
    Cf. à ce sujet Piera Aulagnier, « Le concept conscient d’une petite partie détachable de la mort », dans Les destins du plaisir, Paris, puf, 1979, p. 201-212.
  • [39]
    Il faut noter là l’importance de proposer une expérimentation ici et maintenant dans le transfert comme une dimension investissable parce que partageable à égalité entre le patient et les soignantes : d’une certaine manière, c’est parce que les soignantes prennent le risque de se mettre à égalité avec le patient et de constater qu’il puisse avoir raison que lui accepte en retour de pouvoir s’être trompé, et du coup de céder sur la fascination liée à son modèle : c’est donnant-donnant.
  • [40]
    Elle indique (op. cit., p. 153) comment la différence de sa pensée en images avec celle des autres tient à son caractère d’extériorité. Contrairement à la plupart des gens qui se voient au centre de ce qu’ils imaginent, ce qu’elle imagine ressemble à une carte postale qu’elle observe de l’extérieur. Juste avant cette évocation, elle donne un exemple qui vient confirmer mon hypothèse d’une identification humaine troublée. Il s’agit d’un épisode de Star Trek dans lequel Mr Spock veut faire décoller la navette coûte que coûte alors qu’un des membres de l’équipage a été tué dehors par un monstre et que les autres veulent récupérer son corps pour l’enterrer décemment. Elle nous dit alors : « J’étais tout à fait d’accord avec Spock, mais j’ai compris que les réactions émotionnelles l’emportaient souvent sur le raisonnement logique, même si elles conduisaient à prendre des décisions dangereuses. » J’ajouterai, en particulier, dès lors qu’il s’agit de phénomènes humains, car au contraire l’identification aux animaux est directe. Extériorité à l’image et logique de survie s’opposent ici à l’intériorité engagée dans le rêve, qui coïncide avec la possibilité de s’identifier aux autres humains autour de l’enterrement possible.
  • [41]
    J. Peuch-Lestrade, « L’analyse des transferts sur l’institution », rfp, n° 4, 2006.
  • [42]
    Cité dans J. Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Paris, Grasset, 2006.
  • [43]
    Je remercie toute l’équipe de l’hôpital de jour sans laquelle ce travail n’aurait pas eu lieu, ainsi qu’Henri Ogier, le psychologue, pour sa lecture et ses critiques préalables. Les membres de l’équipe qui ont été plus directement en scène dans le cas d’Auguste sont l’infirmière, Marie-Luce Catanèse, la psychomotricienne, Germaine Rouvière, et l’orthophoniste, Caroline Gentile. Les autres membres de l’équipe sont Joëlle Arnaud, Delphine Bidaud, Jean-Yves Buffard, Bernard Chatelet, Nicole Fabre, Sylviane Figueredo, Omar Khettal, Nicole Laget, Françoise Odrat, Anne-Marie Oger, Thérèse Piégay, Martine Valloire et Suzanne Thiébaud, ainsi que les internes et stagiaires psychologues, infirmiers, éducateurs ou secrétaires que nous accueillons régulièrement.
I

1Je commencerai par citer Frances Tustin : « Après de nombreuses années de travail avec un certain type d’enfants autistes et après mes efforts pour digérer cette expérience en écrivant des livres et des articles, j’en suis venue à la conclusion que je faisais une erreur en suivant la tendance générale des psychanalystes qui utilisent le terme d’autisme pour désigner à la fois un stade précoce du développement infantile et une pathologie spécifique. Je me rends compte maintenant qu’il est plus correct et clair pour notre pensée de réserver le terme d’autisme uniquement à certains états pathologiques spécifiques, dans lesquels il y a une absence de relations humaines et un appauvrissement massif de la vie mentale et émotionnelle [...]. Aussi, considérer l’autisme comme un arrêt ou comme une régression à ce qui est conçu comme un stade d’ignorance autistique normal dans le développement infantile n’est plus soutenable pour moi. Je suis consciente du fait que, pour ceux qui ont fondé leur travail sur un tel schéma de compréhension, changer de point de vue sera difficile. [...] Le point central de ces nouveaux points de vue est que l’autisme consiste en une déviation précoce du développement pour faire face à une pure terreur [2]. »

2Elle apporte quelques précisions sur ce point dans un article de 1993, dont nous devons la traduction récente à Francis Drossart. Elle commence en citant Gillette : « La résistance à prendre en compte de nouvelles théorisations parce qu’elles sont considérées comme contraires aux hypothèses freudiennes constitue un obstacle majeur aux progrès scientifiques de la psychanalyse. Quelle que soit notre reconnaissance envers Freud […] une allégeance aveugle à toutes ses assertions constitue un obstacle épistémologique. À ce titre, cette adhésion perpétue une erreur quant à l’étiologie de l’autisme infantile psychogène [3]. »

II

3Temple Grandin décrit son mode de pensée comme caractéristique de la pensée autistique : « Je pense en images. Pour moi, les mots sont comme une seconde langue. Je traduis tous les mots, dits ou écrits en films colorés et sonorisés ; ils défilent dans ma tête comme des cassettes vidéo [4]. » Elle insiste sur le caractère hors langage, fragmentaire et donc profondément handicapant de ce mode de pensée : « Si je laisse errer mon esprit, les images vidéo qui défilent dans ma tête sautent, comme par association libre, et passent de la construction des clôtures à un atelier de soudure bien précis, celui où j’ai assisté à la découpe des piquets et où j’ai vu le vieux John, le soudeur, construire des barrières. Si je continue à penser au vieux John en train de souder une barrière, cette image fait place à une série de plans sur la construction des différentes barrières pour les projets pour lesquels j’ai travaillé. Chaque souvenir vidéo en déclenche un autre de façon associative, et ma rêverie peut m’écarter assez loin du problème initial […]. L’image suivante peut être celle d’un moment agréable que j’ai passé à écouter John et les ouvriers du chantier raconter leurs vieux souvenirs ; par exemple, l’histoire de la pelleteuse qui est restée en plan pendant quinze jours parce qu’elle était tombée sur un nid de serpents à sonnette et que tout le monde avait peur de s’en approcher. Ce fonctionnement par association est un bon exemple de la façon dont mon esprit s’écarte du sujet. Des autistes plus sévèrement atteints que moi ont du mal à arrêter la chaîne interminable des associations. Moi, j’arrive à l’arrêter et à remettre mon esprit sur les rails [5]. » Elle insiste sur le fait que la plupart des autistes pensent ainsi en images, même si les plus sévèrement atteints n’arrivent pas à expliquer leur mode de pensée qui reste « hautement associatif ».

4Tout cela pourrait faire dire que le modèle de pensée des autistes est particulièrement adapté à la psychanalyse, mais il me semble que, au contraire, le caractère très contraignant de l’association et l’impossibilité d’oublier ces représentations (soulignée aussi par Michel Lemay [6]) en marquent l’absence de liberté [7]. Elle précise plus loin que « d’autres pensent, comme moi, en images vives et précises mais, chez la plupart des gens, le langage se combine avec des images vagues et générales. […] Par exemple, chez moi le concept de chien est inextricablement lié à chacun des chiens que j’ai connus dans ma vie. C’est comme si j’avais un fichier avec la photographie de tous les chiens que j’ai vus, et il ne cesse de s’enrichir au fur et à mesure que j’ajoute de nouveaux exemples dans ma vidéothèque ». Mais elle ne peut pas construire d’image générique de chien. Là encore apparaît l’impossibilité pour la représentation de s’absenter.

5D’autre part, elle décrit comment elle tient à cette pensée visuelle : cela lui donne une capacité identificatoire aux animaux très importante dans son métier [8], malgré les inconvénients liés à l’absence de généralisation et à l’incompréhension des affects associés : « Quand je m’imagine à la place d’une vache, j’ai vraiment besoin d’être cette vache, et non une personne déguisée en vache. Je me sers de la pensée visuelle. Essayer de savoir ce qu’un animal entend ou voit dans telle ou telle situation. Je me mets à l’intérieur de son corps, j’imagine ce qu’il ressent. C’est un vrai système de réalité virtuelle. […] Les bovins ont un champ visuel très large, panoramique, parce qu’ils sont victimes des prédateurs, et sont toujours à l’affût de signaux indiquant un danger. Certains autistes ressemblent à des animaux effrayés [9] dans un monde peuplé de prédateurs dangereux. […] Comme le bétail, les autistes ont des sens hypervigilants. […] Mes schèmes de pensée visuelle sont en fait plus proches de ceux des animaux que des penseurs verbaux [10]. »

III

6Pour les psychanalystes, penser en images est un mode de pensée archaïque, précédant la pensée référée au langage et qu’on retrouve par le travail de la régression. C’est à la source de nombreux développements sur la question du rêve puis du fantasme ou, avec Piera Aulagnier, du fonctionnement des registres primaire et originaire. Ceci justifie que la recherche d’un sens soit maintenue, même si celui-ci n’est pas immédiatement accessible. Quand, au contraire, le penser en images est conçu du côté du handicap, à l’instar des cognitivo-comportementalistes, il s’agira de s’adapter de la manière la plus fine possible à celui-ci pour améliorer les possibilités de communication existantes.

IV

7Pour Jean-Claude Rolland, penser en images est à la source du transfert : plutôt que d’images, il s’agit de « sensorialité du corps » dont « Psyché, par dérivation, [alimente le] cours pour en faire l’étoffe d’une pensée première […]. Une pensée dont la pente est de s’échanger, une copensée, et qui serait la matrice la plus originaire du lien intersubjectif et que le transfert manifeste de façon paradigmatique. De cette pensée, une seule chose est sûre : elle demeure étrangère à la langue, même si celle-ci lui coexiste. Non pas pensée sous les mots […] mais système parfaitement indépendant et autosuffisant […] en tant qu’elle est la substance même d’un certain fonctionnement de l’appareil psychique, son contenu n’étant pas traduisible dans le système de la langue, mais seulement transférable […]. Le transfert consiste originellement en cet échange d’images[11] ».

8C’est précisément sur ce point de la possibilité de l’échange que repose la différence avec la position de Temple Grandin. L’articulation de ces images entre elles dans un système qui peut faire sens ne passe-t-elle pas forcément par leur échange possible avec un autre ? Ne serait-ce pas ce qui pourrait libérer l’association des images entre elles ? Nous voyons bien comment, chez Temple Grandin et chez les autistes en général, c’est cette dimension de l’échange qui reste très problématique (que ce soit d’ailleurs au niveau de l’image ou des mots). De même, l’associativité des images entre elles s’effectue sous le régime de la contrainte, sans qu’un sens puisse émerger, et le caractère pénible et handicapant des effets de cette contrainte prévaut. Elle peut cependant investir cette pensée en images qui contribuent à sa compréhension si particulière du monde, elle peut même y tenir, pour des raisons d’investissement personnel ou professionnel, mais elle reste profondément convaincue de leur caractère incompréhensible, inéchangeable, incommunicable, si ce n’est dans une visée informative.

9Birger Sellin, autre autiste célèbre, insiste quant à lui sur cette barrière de la communication, y compris au niveau de pensées construites et d’émotions éprouvées, alors que Temple Grandin insiste plutôt sur la peur et la terreur.

V

10Cette dimension de l’échange, du partage d’une image, au cœur du transfert pour Jean-Claude Rolland, je voudrais la préciser avec le point de vue de Marc Bonnet, qui m’a fait découvrir la richesse du travail sur l’icône de Marie-José Mondzain. Marc Bonnet propose, « à l’opposé de la rigide séparation des registres de l’imaginaire et du symbolique qui a cours dans nos contrées psychanalytiques depuis Lacan », de penser le registre de l’icône comme étant « celui où une production imaginaire de l’analysant peut faire écho à une autre chez l’analyste, l’icône permettant de saisir cette immanence possible du symbolique au cœur même de l’imaginaire […]. Ainsi, la notion de sens ou de signification implique la représentance qui comprend icône, image et symbole, et pas uniquement les seules catégories de signifiant et signifié du langage. L’icône est à la fois en lien avec la mise en scène que suppose l’activité fantasmatique du sujet, mais aussi avec les symboles qui concourent à sa mise en sens [12] ».

11Et là, Bonnet rejoint Castoriadis dans une de ses critiques de la pensée d’Aulagnier : si, pour elle, la matrice de toute image est le pictogramme, elle considère que le propre de la psychose est le court-circuit de l’activité fantasmatique du primaire, comme si mise en scène et mise en sens étaient séparables. Du point de vue de Castoriadis, elles ne le sont jamais radicalement du côté de l’imagination, même s’il présente le fantasme, en tant que mise en scène d’un désir, non pas supprimé mais plutôt désactivé par la psychose [13]. Nous voyons là que Rolland et Aulagnier sont du côté d’une séparation entre image et sens, au contraire de Bonnet et Castoriadis.

VI

12Cette notion d’icône éclaire le statut de l’image et permet un décentrement par rapport à la référence culturelle biblique centrale de Freud : l’Ancien Testament. En effet, la non-différenciation que nous opérons d’ordinaire entre les différentes sortes d’images (et même si cela s’est radicalisé avec Lacan) tient d’abord à ce que Freud nous laisse dans son testament, Moïse ou le monothéisme. Il nous transmet que le registre de la parole, de la loi, de la raison – classé du côté du paternel – doit être préféré, quoi qu’il en coûte, à celui de l’image, et du sensoriel qui lui est associé, ou à celui de la passion pour des croyances fausses et des idoles – du côté du maternel. La scène de la destruction du Veau d’or par Moïse est souvent considérée comme la preuve que la psychanalyse est iconoclaste [14]. En réalité, Moïse est un destructeur d’idoles plutôt que d’icônes, dans le sens où l’idole est une image qui détruit le langage (d’ailleurs, toute image a cette potentialité dès lors qu’elle n’est pas partagée). Car c’est une image, nous dit Marie-José Mondzain, « qui nous ressemble tellement en voulant qu’on l’aime et en se sachant mortelle, qu’il nous faut la tuer [15] ». Elle tient de là son incompatibilité avec la Loi et son caractère destructeur du langage. Elle est du côté du double et de la fatalité, de la ressemblance et non de la similitude.

13Nous voyons ce registre à l’œuvre dans notre monde contemporain à chaque fois que l’image se propose dans un rapport direct qui « désole l’humain », au sens de Hannah Arendt, et le coupe d’une communication avec les autres. Ainsi en est-il de la propagande totalitaire (le bel ordonnancement du défilé convainc Victor Klemperer [16] de la destruction du langage ici à l’œuvre), de la pornographie, ou encore des effets de fascination de la télévision sur les enfants quand elle fonctionne comme une baby-sitter. Or, la véritable histoire du conflit entre iconophiles et iconoclastes se situe à l’époque byzantine et se réfère au Nouveau Testament. La résolution de ce conflit, qui oppose les Pères de l’Église à l’empereur byzantin Constantin V, au viiie siècle, permet de sortir de cette dichotomie entre la parole, tout entière référée à la symbolique du vrai Dieu unique, et l’image menaçante du fait de son rabattement au statut d’idole. Les iconoclastes dénonçaient toute figuration de Dieu ou des saints comme étant une idole, car il n’y a pas de possibilité de représenter le divin, toute ressemblance recherchée ne pouvant être que trompeuse. Les iconophiles défendaient au contraire l’icône en tant que figuration de la présence de l’invisibilité du divin, sur le modèle du Christ qui est non seulement Dieu fait homme mais encore image de son père invisible.

14Marie-José Mondzain souligne combien notre civilisation occidentale baigne dans l’image, et tient sa grande tolérance [17] à son égard de la victoire des iconophiles, qui détoxiquent la potentialité idolâtre de l’image en soutenant le statut de l’icône en tant que signification sociale. Elle nous montre aussi comment la figure de la Vierge [18] à l’enfant est le paradigme de l’icône, en tant qu’elle met en scène la possibilité de cette incarnation et sert ainsi de modèle à l’Église en tant qu’institution. Cette figure est aussi à l’origine de la manière dont le maternel et le féminin participent du symbolique dans l’Occident chrétien.

VII

15Je reviens après ce détour à la question de la régression du penser en images pour constater que, quand on réfère cette pensée en images à cette dimension de l’icône, elle n’est pas forcément du côté de la régression. Elle apparaît au contraire comme étant une dimension complexe de la communication interhumaine ; car cette dimension de transmission et de partage ne se réfère pas uniquement à l’institution du langage et au code de la langue comme modèle obligé, mais à une signification sociale qui construit le statut de l’image dans notre société.

16La dimension du transfert que Jean-Claude Rolland postule du côté de l’image se précise pour moi avec cette conception de l’icône. Car, dans ce partage des images hors langage qu’il postule, c’est lorsque l’image devient une icône que le transfert est à l’œuvre (soit dans le partage et l’écho des productions imaginaires de l’analyste et de l’analysant). Lorsqu’au contraire l’image fonctionne comme une idole, nous sommes plutôt dans la répétition du trauma, qui reste dès lors inélaborable, et nous restons dans l’aliénation que cette répétition peut induire. N’est-ce pas aussi de ce côté que se situe l’autiste ? Mais peut-être passons-nous définitivement avec lui du côté du handicap, et devons-nous faire le deuil d’un possible accès au registre du transfert. Ce serait donc cette immanence du symbolique – ou plutôt du sens possible dans un partage avec un autre ou plusieurs autres – qui se loge au cœur du transfert. Si c’est l’immanence du symbolique qui permet la rencontre de ce penser en images chez l’analyste et chez l’analysant, c’est sa potentialité de mise en sens qui pourra être le moteur de la dimension associative, dont Temple Grandin remarque qu’elle n’est pas investissable pour elle en tant que porteuse d’un plaisir à penser, de par son caractère envahissant et obligatoire.

VIII

17Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière insistent sur l’importance qu’il y a, dans le transfert avec les psychotiques, à partager avec l’analysant en paroles énoncées certaines de ces pensées en images qui apparaissent chez l’analyste, afin de faire émerger une dimension retranchée de l’inconscient : « Le maniement du transfert de cette manière tend à inscrire des bouts d’histoire retranchés au carrefour du plus singulier et du plus général [19] », au carrefour de la petite et de la grande histoire. Ils restent à ce niveau convaincus de la nécessité d’en passer par le langage pour qu’une symbolisation s’effectue. Ce modèle ouvre une dimension d’égalité dans le transfert de l’analyste et de l’analysant : ils précisent que ces enjeux sont de même nature que dans une problématique de survie ou dans des vécus de catastrophe, qu’ils soient liés à la guerre, à la mort ou à l’expérience totalitaire.

18Ces sujets sont dépositaires d’un savoir sur la désolation [20], indispensable à la survie, mais impropre à la communication… Cette catastrophe témoigne d’une zone réelle de danger qui ne renvoie ni à une problématique intrapsychique, ni au registre du handicap, mais à une perte des limites entre dedans et dehors par rapport à quoi « les symptômes cherchent à faire limite et peuvent atteindre tout un chacun dans des situations semblables. Car ils constituent des réactions normales à des situations anormales [21] ». L’analyste qui s’engage dans cette aventure du transfert de catastrophe reste cependant souvent en relation avec une communauté analytique, une institution d’appartenance et une théorie de référence. Car le risque est pour lui de se retrouver isolé, « désolé » au sens de Hannah Arendt, c’est-à-dire de faire fonctionner sa théorie comme seul repère, qui devient alors immanquablement une idéologie au sens où seule fonctionne alors la logique des idées. L’analyste est alors en risque de devenir « une machine analytique [22] ».

19S’il est nécessaire de partager ces pensées en images qui surgissent dans le transfert, la question est bien de savoir avec qui, et, à ce sujet, les positions divergent. Françoise Davoine et Jean-Max Gaudillière proposent de le faire avec le patient quand il est psychotique. La pratique habituelle est plutôt soit de ne rien dire, soit de le partager avec quelques amis analystes ou au sein de la communauté analytique, à travers l’exposition d’un cas clinique et de sa théorisation, ou encore d’en parler en supervision. Ma conviction reste que ce partage est indispensable pour qu’on puisse continuer à parler de transfert et que, bien sûr, ce partage passe par le langage. Mais c’est un enjeu qui concerne aussi un transfert sur l’institution, y compris celle de la cure, et non un simple rapport interpersonnel, parce que c’est inconsciemment le rapport commun à l’institution du langage qui est en cause.

IX

20Revenons à l’autisme. Il s’agirait d’abord d’une catastrophe de l’interaction précoce parents-enfant ; sa prise en compte et son traitement seront radicalement différents selon qu’on y intègre cette dimension de transfert ou pas.

21La méthode teacch ne l’intègre pas puisqu’elle privilégie une approche éducative de l’autisme. Cette méthode, comme d’autres, comportementales, associe deux dimensions hétérogènes [23] :

  • une technique comportementaliste d’apprentissage sans erreur avec des évaluations régulières, qu’on peut retrouver dans la prise en charge d’autres pathologies, cette dimension n’a donc rien de spécifique pour l’autisme ;
  • une théorie de la communication avec l’autiste qui, elle, est spécifique (communication par « pictogrammes » avant de passer au langage, privilégier les échanges avec une seule ou quelques personnes, utiliser un seul canal sensoriel à la fois pour communiquer, isoler l’enfant pour lui permettre de travailler, entre autres).
La manière dont est prise en compte la catastrophe que je postule est faite paradoxalement par l’annonce du diagnostic et celle du handicap que constitue cette pathologie, dont l’étiologie est posée d’emblée comme organique, dans un registre d’indifférenciation des deux dimensions, le plus souvent. Le caractère étayant de l’équipe éducative avec les parents, la proposition qu’ils interviennent en tant que « cothérapeutes » en appliquant la méthode à la maison, en particulier pour ce qui concerne les outils de communication, leur information permanente sur l’évolution de l’enfant et leur possibilité d’être formés à la prise en charge de l’autisme avec les professionnels, tout ceci favorise l’investissement d’une action solidaire qui met en place une reconnaissance réciproque des parents et des professionnels comme partenaires dans un combat commun. Le fait de ne pas pouvoir ainsi sortir du registre de l’urgence et de l’action qu’elle implique, permet d’éviter celui du sens des symptômes, qui n’est investi ni dans son lien à l’histoire de l’enfant ou de sa famille, ni du côté des effets interpersonnels au sein de l’institution. L’adaptation prévaut et la garantie du modèle est trouvée dans sa caution scientifique, d’autant plus que, de mon point de vue, l’autisme est au cognitivisme ce que l’hystérie est à la psychanalyse, soit une pathologie qui vient faire preuve de la justesse de la praxis et de la théorie behaviouriste. Ceci tient à l’écho que la pathologie rencontre dans la théorie : car, comme le dit Uta Frith, selon son hypothèse que ces enfants manquent de théorie de l’esprit (soit la possibilité de penser la pensée de l’autre), cela implique que « les individus autistiques sont des behaviouristes naturels et que, contrairement aux individus normaux, ils ne se sentent pas obligés d’entretisser la pensée et le comportement pour engendrer de la cohérence [24] ».

22Tous ces éléments se proposent comme un modèle de prise en charge de la catastrophe en la partageant sans l’analyser, qui évacue en même temps la question du sens et avec elle celle de la folie, ce qui ne peut que susciter un soulagement, au moins dans un premier temps.

X

23Mais si, à l’inverse, on souhaite prendre en compte cette dimension du transfert, il nous faut reconnaître avec F. Tustin que le modèle de la régression vers un proto-stade autistique de la vie psychique ne fonctionne pas. La proposition de Daniel Widlöcher de penser la cure comme un espace de copensée, et celle de J.-C. Rolland de penser le transfert comme échange d’images témoignent à mon avis du même changement de paradigme dans les représentations de l’origine du fonctionnement psychique. Et c’est à partir d’une remise en cause similaire que Piera Aulagnier a repensé la psychose : « L’idée que la psychose livrerait l’inconscient dans sa transparence, qu’elle relèverait d’une non-progression, régression ou répétition d’une première phase de l’activité psychique est un mythe aussi faux que résistant. » Au contraire, pour elle, le délire nous livre « des productions psychiques hautement élaborées [25]. »

24Dans cette hypothèse, la psychose qui intéresse Piera Aulagnier, essentiellement celle où il y a création délirante, « est un conflit […] entre ce qui fait sens pour la pensée du sujet et ce qui fait sens pour l’ensemble. Si l’on admet cette définition, la psychose a à faire essentiellement avec le Je. C’est la création de pensées délirantes, de pensées qui contredisent le discours de l’ensemble […] mais qui font sens pour le sujet, bien qu’elle soit la plupart du temps source de souffrance pour celui-ci et bien qu’en conflit non seulement avec ce que pensent les autres, mais aussi avec ce qui est su par le sujet comme faisant sens pour les autres [26] ». Nous voyons là encore que la psychose se situe au carrefour du fonctionnement psychique individuel et de sa rencontre avec le monde (ce que Castoriadis conceptualise de son côté comme construction et création d’un monde propre).

XI

25Pourtant, Castoriadis n’échappe pas, comme les autres, à ce que F. Tustin dénonce de la confusion possible, sur le modèle de la régression, entre origine du fonctionnement psychique et pathologie. Rappelons brièvement sa théorie de l’imagination : l’imagination, qui n’a rien à voir avec l’imaginaire que Lacan a réduit au spéculaire, est, pour lui, l’essence de la psyché humaine. Il la conçoit comme radicale – au sens d’un « flux ou flot incessant de représentations, de désirs et d’affects. […] Ce flot est émergence continue. Cette chose se passe “dedans” : des images, des souvenirs, des souhaits, des craintes et “états d’âme” surgissent de façon que parfois nous pouvons comprendre ou même “expliquer” et d’autres fois absolument pas. Il n’y a pas là de pensée “logique”, sauf exceptionnellement et discontinument [27] ».

26Une autre de ses caractéristiques est sa défonctionnalisation, sur le modèle de la déliaison de la sexualité et de la reproduction dans l’espèce humaine, contrairement à ce qui se passe pour les animaux. Castoriadis postule de même une absence de lien prédéterminé ou de relation obligatoire entre la pulsion et son représentant psychique, là encore sur le modèle de la sexualité humaine [28]. Mais il confond, comme la plupart des psychanalystes, cette essence de la psyché avec son origine en la postulant comme caractéristique d’une phase d’identification autistique primordiale, mettant à l’œuvre une monade psychique sur le modèle freudien. Il reprend en effet l’énoncé de Freud « je suis le sein », dans le sens où cet énoncé signifierait l’identité simple, non médiatisée, d’abord intransitive du sujet et du sein. Il précise encore : « On devrait utiliser ici le terme de Bleuler, expressément approuvé par Freud dans ce même contexte et à propos du même problème, d’autisme[29]. » C’est cela, la clôture sur elle-même de la monade psychique, de l’étape monadique. Et c’est de cet état de monade psychique, état de folie primordiale de la psyché, d’où le sujet devra émerger par sa socialisation obligée, socialisation mise en œuvre en premier lieu par la violence de l’interprétation maternelle qui impose ainsi à l’infans le monde commun. Son imagination radicale s’en trouvera alors, « jusqu’à un certain point, étouffée dans ses manifestations les plus importantes, son expression [étant] rendue conforme et répétitive [30] ».

27Mais les retrouvailles avec ce mode originaire du fonctionnement psychique resteront à l’horizon de la psyché comme un but, même s’il est inaccessible. Ce modèle montre encore une fois combien l’origine fonctionne pour nous comme un pôle d’attraction par rapport aux positions ultérieures, et vient prouver à nouveau l’évidence de la nécessaire régression vers l’archaïque, dans l’ontogenèse voire la phylogenèse. À ce niveau, elle se confond avec l’attractivité du transfert. Cette confusion confirme la nécessité de la régression pour rendre compte des effets thérapeutiques de la psychanalyse, ce que démontre par ailleurs l’efficacité de ce paradigme dans le champ de la névrose. Continuer à utiliser ce modèle dans la psychose ou dans l’autisme implique logiquement de remonter toujours plus loin vers l’origine, voire de passer aux générations précédentes.

28Mon hypothèse actuelle est que, contrairement à la névrose pour laquelle ces deux pôles d’attractivité (origine et transfert) peuvent rester confondus, la psychose et l’autisme nous amènent au contraire à les différencier. Ceci m’amène à soutenir l’idée d’un fonctionnement psychique en réseau plutôt qu’en strates organisées hiérarchiquement. La notion soulignée par de nombreux auteurs selon laquelle les stades précédents du fonctionnement psychique persistent même après évolution s’entend souvent comme permanence d’un fonctionnement par stades. Il m’apparaît au contraire que nous pouvons insister sur le conflit entre les instances, et que cela se comprend tout aussi bien si on supprime la dimension d’attracteur unique vers l’origine. Plutôt que de penser ces mouvements de clôture et de socialisation de la psyché dans des phases successives, il me semble plus juste de les penser ensemble comme des dimensions permanentes d’un travail psychique qui circule entre des pôles opposés, l’un rendant l’autre possible et vice versa. Nous retrouvons un lien possible avec ce qui se joue du côté du transfert comme penser en images, entre idole et icône.

XII

29Je préciserai comment je conçois désormais, à partir de ces développements, la différence entre autisme et psychose.

30En premier lieu, je ne situe pas la monade à l’origine du fonctionnement psychique mais à l’orée du fonctionnement subjectal. Sa fonction principale est la possibilité de clôture du fonctionnement psychique du sujet sur lui-même, ce que je considère comme une conquête du Je sur le monde. Mais il s’agit aussi du temps de son émergence que je conçois, avec Alain Manier, comme le résultat du fonctionnement du langage sur le Ça. Ainsi peut apparaître que le penser en images en œuvre dans le transfert, même s’il témoigne d’un fonctionnement psychique hors langage, tient son partage possible du côté de cette dimension iconique, l’immanence du symbolique à l’œuvre ici tenant au fonctionnement du stade du miroir tel que Alain Manier le propose en contre-pied à Lacan : « C’est la fonction du Je qui est génératrice de la dimension spéculaire du miroir (et non l’inverse) […]. Le spéculaire c’est ce qui advient “une seconde” après l’accès au fonctionnement du langage. C’en est le premier effet. C’est la première aventure de l’histoire d’un sujet qui […] va pouvoir développer le contrat passé avec les autres [31]. » Ce contrat, je le pense contrat narcissique au sens de Piera Aulagnier. Le rapport à la langue comme institution de la société ici en cause est d’emblée total, tant dans ses dimensions d’étouffement de l’imagination radicale, soulignées par Castoriadis, que dans ce qu’elle véhicule du côté des énoncés des fondements, inscrivant le sujet d’emblée dans un rapport au sacré en même temps qu’aux autres dans leur pluralité.

31D’autre part, je fais l’hypothèse que dans la psychose, c’est la dimension de socialisation de la psyché qui est entravée voire impossible, alors que dans l’autisme, c’est sa défonctionnalisation ainsi que sa clôture qui sont difficiles voire impossibles. Et sur le plan de nos identifications en tant qu’humains, l’autiste nous déconcerte quand nous le rencontrons, car justement il n’est pas « assez fou » pour rire avec nous ; pas assez fou au sens où Temple Grandin, quand elle compare sa pensée visuelle à celle des animaux, évoquerait pour moi une absence ou une difficulté à la défonctionnalisation, voire un mouvement d’incessante refonctionnalisation de la psyché.

XIII

32Je voudrais souligner maintenant comment la figure du double apparaît comme prévalente dans les enjeux transférentiels avec l’autisme et la psychose. Rosine et Robert Lefort [32] considèrent qu’au cœur de la structure de l’autisme, le double a pris la place de l’identification. Howard Buten [33], dans la mise en jeu de ce qu’il appelle « le personnage thérapeutique », où il va souvent jusqu’à la pantomime dans sa rencontre avec l’autiste, met lui cette dimension du double directement à l’œuvre à un niveau gestuel.

33Davoine et Gaudillière, dans leurs retrouvailles avec la psychiatrie de guerre pour penser le transfert dans la psychose, à la base selon eux des théories de Bion, proposent un modèle qui invite à partager la catastrophe dans le transfert. Leur modèle est là encore du côté du double, le compagnon de tranchées, car « le combat appelle entre ce qui les tient côte à côte, une passion de prendre soin de l’autre, physiquement et psychiquement […] qu’on ne peut comprendre si l’on ne connaît pas l’attachement que la guerre favorise et donc aussi ampute [34] ». Ce modèle se retrouve aux origines de l’identité du thérapeute car le therapon, en grec ancien, est à la fois le second au combat et le double rituel (comme Patrocle pour Achille) – celui qui s’occupe du corps et de l’âme de l’autre, pendant la vie et après la mort. Nous y retrouvons les dimensions caractéristiques qu’induit pour eux le transfert psychotique : l’inefficacité du recours à l’anamnèse, l’échec de la neutralité et la violence de la négativité.

34La rencontre clinique avec l’autiste suscite, quant à elle, un étrange questionnement du côté identificatoire – voire identitaire – chez les soignants, et les théories « scientifiques » qui cherchent une cause organique à l’autisme vont dans le même sens. Je rejoins ainsi Michel Lemay : « La rencontre avec l’enfant autiste est un scandale au sens du mot skandalon, obstacle, pierre d’achoppement, ce qui fait trébucher. Elle suscite au plus profond de nous-mêmes désir de comprendre, d’accompagner, d’éveiller, de bousculer et face aux difficultés rencontrées, nous oscillons entre l’indignation, le découragement, la toute-puissance et l’exaltation [35]. »

35Nous sommes donc très fortement mobilisés du côté du therapon, et nos armes sont nos théories que nous brandissons dans des enjeux héroïques contre tous ceux qui ne pensent pas comme nous, bien décidés à faire la preuve de leur nullité et de notre gloire, car c’est le rapport à notre propre folie qui est en jeu ! Car si l’analyse des névroses nous a appris l’intérêt de la prise en compte d’un mouvement régressif qui remonte le cours de la structuration de la psyché, la rencontre avec le monde de la psychose et le scandale de l’autisme [36] nous mobilisent au contraire dans une dimension transversale du transfert, où nous sommes convoqués d’abord en tant qu’être humain, au sens de l’inter-esse, caractéristique de la condition humaine d’un « être parmi les autres hommes [37] ». Cette dimension que je qualifie d’identification humaine est importante à dissocier d’une identification archaïque à un même père de la préhistoire personnelle. Car celle-ci reprend simplement du côté des origines ce que Freud postule du côté de l’identification entre les membres de la foule, ayant effectué la même identification au chef. Cette identification humaine qui nous égalise me semble s’ancrer non pas du côté des origines mais au contraire du côté de la mort, en tant qu’elle est instituée entre les hommes. En effet, la mort constitue une dimension commune et fondamentale à l’horizon du projet identificatoire, car c’est le moment où nous ne pouvons pas faire autrement que de nous en remettre totalement aux autres pour ce qu’il en sera du sens de notre existence [38].

36Elle fonde l’investissement de la pluralité humaine et ses enjeux se manifestent de manière prédominante dans la guerre et la politique. Et elle fait surgir la dimension du double à chaque fois qu’elle se mobilise comme dernier rempart dans des situations de catastrophe.

XIV

37J’ai choisi de privilégier la dimension du travail à plusieurs au sein d’une institution pour aborder ce type de problématique transférentielle, dans laquelle l’occasion de chute est à la mesure de notre passion thérapeutique. Dans ma manière de théoriser le transfert sur l’institution, c’est l’équipe soignante qui, dans un premier temps, constitue un lieu de partage des éprouvés contre-transférentiels qui souvent, pendant longtemps, ne font écho à aucun éprouvé transférentiel chez les patients. Puis, dans les cas heureux, ils surgissent et nous pouvons alors les repérer et parfois même les analyser. Le handicap reste l’une des hypothèses à envisager comme issue possible des enjeux de transfert, mais je reste très préoccupé par le choix de le poser comme un préalable à la rencontre, tant avec l’enfant qu’avec sa famille, comme il devient désormais presque obligatoire de le faire au vu des recommandations du ministère de la Santé.

XV

38Auguste présente un tableau que, après coup, je qualifierai de psychose infantile mais qui, avec le dsm iv, aurait été diagnostiqué comme autisme atypique, d’autant plus au départ puisqu’il a attendu de longues années avant de parler… S’il est toujours heureux de venir à l’hôpital de jour, il nous laisse souvent perplexes voire inquiets sur la pertinence de notre proposition de soin, du fait de la stagnation de son évolution tant générale que scolaire. Il dit clairement à tous son refus de grandir et d’apprendre, son projet de voler comme Peter Pan et n’investit aucune rencontre véritable, que ce soit avec les adultes ou les enfants. Il présente d’autres symptômes préoccupants comme une encoprésie et une énurésie primaire qui ne cèdent pas, et il nous fait parfois penser à un gros « patapouf » inébranlable, en train de se débiliser à grande vitesse malgré l’impression qu’il donne d’être intelligent.

39Cet enfant a mis au travail, de manière exemplaire au sein de l’équipe, cette question de la possibilité ou de l’impossibilité de partager, dans le transfert sur l’institution, des images avec d’autres et avec nous. Je fais l’hypothèse que ceci a été rendu possible par le long travail préalable de contre-transfert institutionnel entre nous, bien qu’il semblât ne pas y réagir. Après quatre ans et demi d’hospitalisation de jour, il va commencer à entrer dans des enjeux de transfert (dans ce sens de pouvoir partager des images), quasi simultanément dans trois lieux de l’institution :

  • d’abord dans son groupe de vie, avec l’infirmière référente, à laquelle il confie : « Je vois des choses que les autres ne voient pas. » Elle lui propose alors de me rencontrer, puisque je suis le médecin responsable, et un temps de travail individuel est alors instauré entre lui et cette infirmière autour d’un cahier pour écrire ses « visions » ;
  • ensuite, dans les entretiens mensuels au cours desquels je reçois ses parents avec cette infirmière, il parlera de transmission de pensée et de voyance ;
  • et c’est enfin ce qu’il mettra aussi en scène dans une prise en charge individuelle avec la psychomotricienne et l’orthophoniste, dans un travail où il est proposé de manière active de représenter les questions qui le préoccupent, d’abord dans une mise en jeu corporelle, puis en s’essayant à un travail cognitif, avec ces deux soignantes ensemble, mais en changeant de bureau successivement selon l’axe envisagé. Difficile de décrire ce genre de prise en charge issue de l’imagination créatrice des soignants. Il dit, là encore, qu’il est « voyante ». Le chauffeur de taxi qui l’accompagne à l’hôpital de jour est lui aussi en cause puisque la première vision d’Auguste concernait le bébé que sa fille attendait : Auguste en avait prédit le sexe et le chauffeur voulait en savoir davantage !
Plusieurs choses apparaissent au fil du temps : d’abord, Auguste découvre que nous ne connaissons pas ses pensées en images, ni en mots d’ailleurs, et son plaisir est de plus en plus grand à nous les faire partager. Il séparera ainsi progressivement des espaces dans lesquels son rapport à l’image est engagé de manière différente, et c’est lui qui choisit de les investir dans cet écart.

40Schématiquement :

  • L’espace des entretiens familiaux deviendra progressivement celui où se traite la question de la voyance qui le relie à sa mère et à sa grand-mère, ainsi qu’au secret de famille dont ce don est l’objet. Un premier tournant est pris sur cette question au moment de la mort et de l’enterrement de la grand-mère auquel Auguste sera associé par sa mère. La position sceptique, rationnelle du père quant à ces visions a pu aussi s’exprimer, ainsi que l’ancrage culturel de la mère qui donne un sens très précis à tous ces phénomènes. Enfin, la mère expliquera qu’elle possède aussi ce don mais qu’elle a fait le choix de ne pas l’exercer. Un deuxième tournant est pris lors d’un entretien au cours duquel le père est venu seul et où Auguste dessine sa chambre et celle de ses parents avec un grand trait qui les sépare au milieu de la feuille : « Pour pas que ça se mélange » dira-t-il.
  • Dès qu’il commence à parler de voyance en entretien familial, l’espace du travail avec l’infirmière devient un espace où se met en jeu son imagination à partir d’un film, Les quatre fantastiques, dont il s’inspire pour réécrire l’histoire à sa manière. On peut penser que les quatre protagonistes de l’histoire reprennent, en le symbolisant vers une unification possible, l’éclatement de sa personnalité, ce qu’il avait pu d’abord dessiner puisqu’il y avait six Auguste différents au départ. Au fur et à mesure que la pensée magique cède, même si c’est difficile parce qu’il y tient, il passe progressivement d’un jeu sur ses prémonitions au constat de leur échec, pour investir une dimension d’apprentissage. L’histoire se termine par ces mots : « L’oracle dit : seul Dieu sait où il a caché un tombeau avec d’étranges pouvoirs. »
  • Enfin, dans le cadre de sa prise en charge individuelle, c’est plus la dimension de l’incorporation de l’image, au sens où elle est porteuse d’une absence et donc de sa possible icônisation, qui se met en jeu, et dont la difficulté apparaît particulièrement importante. Il sera confronté d’abord à l’échec du dispositif de voyance, par exemple dans sa connaissance supposée de la couleur d’un objet caché [39]. Cet échec le fait passer par plusieurs étapes : déni d’abord, puis colère et tristesse. Il essayera malgré tout de maintenir ses pouvoirs magiques en faisant des détours par d’autres hypothèses et il lui faudra du temps pour accepter la réalité de l’échec. Il abandonne ainsi progressivement, bien que ça lui coûte, les procédures magiques qui lui permettaient cet accès direct au savoir.
Plus Auguste partage combien il est impensable pour lui que le savoir ne reste pas à l’extérieur, plus il apparaîtra combien le fait de se l’approprier ou de grandir le met en danger de mort. C’est pourquoi il préfère que rien ne bouge. C’est sur le registre de ces procédures magiques, par lesquelles il attend un passage direct de ce savoir extérieur à l’intérieur de son corps, sans passage par sa pensée, que le transfert va se mettre en jeu de manière privilégiée. Parallèlement à un travail corporel sur des métaphores, comme « avoir l’estomac noué » ou « avoir les yeux plus gros que le ventre », ils s’attellent tous ensemble à la lecture d’un texte dicté par Auguste. Puis les soignantes lui proposent un jeu à la Perec. En découpant progressivement les mots qu’Auguste choisit d’enlever, il s’agit de repérer le moment où le texte devient incompréhensible. Mais Auguste les surprend car il se met à mâcher les bouts de papier enlevés, sur lesquels sont écrits ces mots, et demande aux soignantes de les remâcher à leur tour.

41Le conflit que sa demande a suscité dans l’équipe est une illustration de ce travail transversal du transfert. D’emblée sont mobilisés des enjeux identificatoires : Jusqu’où accepter d’être son double ? À partir de quand le refuser, mais comment va-t-il le supporter ? Cette demande est-elle à comprendre dans la continuité du système magique (auquel cas, il faudrait ne pas y accéder) ? Ou s’agit-il au contraire d’un acte nécessaire à poser par les soignantes dans la logique du transfert pour que le symbolique se mette en place ? Ces questions se sont dans un premier temps déployées entre elles deux. Puis elles m’ont demandé de les rencontrer pour que nous en parlions à trois. Mais ça n’a pas permis de sortir de la confusion. Si elles n’ont finalement pas accédé à sa demande, c’est seulement après avoir affronté le conflit que cela a suscité entre tous les membres de l’équipe : à cette occasion, les enjeux de mort en cause pour Auguste dans l’apprentissage de la lecture ont pu se déployer à partir de ce simple détail répugnant par rapport auquel chacun, tour à tour, pouvait imaginer accéder à sa demande ou bien la refuser. Car il ne s’agissait pas simplement de savoir, extérieurement, à notre tour, ce que nous savions depuis longtemps, puisqu’il nous l’avait dit et répété : apprendre, c’est grandir et grandir, c’est mourir.

42Dans sa proposition de remâcher (Temple Grandin nous donne un exemple similaire [40]), il s’agit en fait de nous convaincre du bien-fondé de cette autre proposition (abandonner le travail d’identification au mort, et du mort à l’humain). Cette tentative est d’autant plus légitime qu’il nous a montré accepter de plus en plus de partager avec nous sa pensée en images. C’est bien une dimension de symétrie du transfert qui est ici à l’œuvre, comme nous le signalent Davoine et Gaudillière. En « consommant » le mot, Auguste tente encore une fois d’éviter le savoir de l’entre-deux, propre au travail de l’icônisation en jeu dans le transfert, préférant la certitude du tout-dehors (du fait de son caractère dangereux et mortifère) versus tout-dedans (ingéré magiquement sur le modèle des visions) qui évite la rencontre avec les autres. Ce travail de l’icônisation qui construit un écart porteur de sens se fait ici dans un partage et portage complexe et fragile à plusieurs, qui se parlent, en son absence, à son sujet. Et ce n’est pas par la mise en jeu d’un simple principe de tiercéité, comme cela aurait pu être le cas si la discussion en direct avec moi avait résolu les problèmes, mais par une mise en œuvre de la pluralité au sein de l’équipe.

43Une autre dimension est à souligner ici : celle d’une communion, car c’est tous ensemble que nous consommons inconsciemment un mot absenté. C’est cette dimension unanime et inconsciemment religieuse, tricotée avec la scène politique que constitue la mise en scène de nos divergences individuelles, qui me semble porteuse de l’efficace du soin. Chacun requestionne le contrat narcissique qu’il a passé avec les autres et avec l’ensemble pour faire une place à ce nouveau venu. Et si nous pouvons faire partager l’interdit constitutif du langage, ce n’est pas du côté d’une vérité immanente qu’on lui transmettrait, mais comme issue du conflit de parole qui nous a opposés à son sujet. Le vivre ensemble, en mettant en jeu nos identifications réciproques successives aux deux soignantes et à l’enfant, construit une matrice pour l’autonomisation d’une scène psychique qu’il pourra s’approprier dans un second temps.

44Cette dernière prise en charge s’est ensuite poursuivie hors de l’hôpital de jour, ce qui a confirmé sa possibilité de passer désormais d’une logique de transfert sur l’institution à une logique de transfert sur les personnes. Il a pu ainsi prendre à son compte sa sortie de l’hôpital de jour ; et l’objet qu’il a fabriqué à cette occasion pour s’en souvenir en témoigne : c’est un collage de bonne facture qui représente un bonhomme… Avec un troisième œil au milieu du front. Une icône donc ?

XVI

45Je terminerai en revenant à la question de départ : que nous apprennent les autistes sur le transfert ? Je propose de distinguer schématiquement trois pôles entre lesquels circule le transfert :

  • le transfert amoureux dans la névrose avec ses caractéristiques connues, les registres sont clairement séparés entre imaginaire et symbolique, l’institution du langage est solidement établie dans le sujet, la problématique est celle du tiers dans un registre d’asymétrie, et son objet est la personne de l’analyste. Le mouvement induit la névrose de transfert et la scène est familiale ;
  • le transfert de catastrophe dans la psychose, voire l’autisme parfois. À des degrés divers, il témoigne qu’une destruction a eu lieu du côté de l’immanence du symbolique. C’est lui qui permet qu’à nouveau s’établissent le partage des images et le passage de l’idole à l’icône. Il mobilise spécifiquement la figure du double dans un registre de symétrie, et son objet en est l’institution plutôt que les personnes. J’ai montré ailleurs [41] comment cette symétrie, cette égalisation amène des mouvements spécifiques de perversion du contre-transfert, à travers le déploiement d’enjeux de pouvoir entre les membres d’une équipe autour des patients, et de remise en cause du contrat narcissique de chacun dans son lien à l’ensemble. La scène est politico-religieuse. Le transfert de catastrophe, comme mouvement vers l’icônisation, pose la question de son pôle d’attraction. Si nous abandonnons l’hypothèse classique d’une phase autistique normale, il faut bien trouver un lieu où cette catastrophe va pouvoir se rejouer. Et j’ai fait l’hypothèse que c’est entre les soignants d’une équipe, du côté de l’attaque des contrats narcissiques de chacun dans son lien aux autres et à l’ensemble. J’ajouterai que la catastrophe en cause est tout simplement la mort prochaine de chacun et de tous, seule certitude partageable à la base de tout énoncé des fondements. Cette mort est là à envisager du côté de ce qu’elle égalise radicalement tous les humains, d’où la symétrie du transfert. Le transfert est sur l’institution car le traitement culturel des morts est une des premières voire la première institution humaine. Les génocides s’attaquent tout particulièrement à cette dimension institutionnelle. Un rescapé du Rwanda a cette phrase limpide : « On ne pouvait rien entreprendre pour les morts [42]. » C’est sur un enjeu inconscient de cette nature qu’Auguste nous a sollicités collectivement ;
  • enfin, la conviction qu’il n’existe pas de transfert possible avec les autistes va justifier toutes les prises en charge behaviouristes. Je situerai à un niveau comparable le fait que certains des patients autistes que j’ai rencontrés ont pu me faire penser qu’ils n’avaient pas d’inconscient. Cette question n’est pas tant à considérer d’un point de vue diagnostique ou phénoménologique qu’à un niveau contre-transférentiel, du côté d’une remise en cause radicale du rapport que nous avons à notre théorie de référence. Les images sont là dans un registre d’idoles non partageables.
À ce niveau, nous sommes convoqués du côté du contre-transfert dans l’institution entre les membres de l’équipe, et c’est pendant bien longtemps le seul indice que nous avons qu’un transfert a lieu. Mais cette position n’est pas facile à tenir sur le long terme, même avec l’appui de la théorie. Car il est parfois bien difficile de considérer comme des éléments contre-transférentiels ce qui nous apparaît souvent à première vue comme de légitimes enjeux de conflit entre les soignants. Et même si, dans l’après-coup, nous pouvons parfois trouver confirmation de nos hypothèses, il n’y a pas d’autre moyen, pendant la majeure partie du temps effectif du soin, que d’y croire… à plusieurs [43].


Mots-clés éditeurs : autisme, régression, hôpital de jour, transfert, icône, image

Mise en ligne 28/06/2012

https://doi.org/10.3917/cohe.209.0050

Notes

  • [1]
    Ce texte reprend, en développant et précisant certains points, le thème de ma conférence au IVe Groupe du 13 février 2008 qui portait le même titre.
  • [2]
    F. Tustin, Vues nouvelles sur l’autisme psychogénétique, Paris, Éditions Audit, 1992.
  • [3]
    F. Tustin, « Le stade autistique primaire de l’enfant : une erreur qui a fait long feu », Le journal de psychanalyse de l’enfant, 2006 (souligné par moi).
  • [4]
    T. Grandin, Penser en images et autres témoignages sur l’autisme, Paris, Odile Jacob, 1997, p. 19.
  • [5]
    Ibid., p. 26.
  • [6]
    M. Lemay, L’autisme aujourd’hui, Paris, Odile Jacob, 2004.
  • [7]
    Nous voyons comment la liberté est essentielle à la psychanalyse, que celle-ci soit celle de l’intérieur (cf. les difficultés de la psychanalyse dans ses rapports avec la psychose) ou de l’extérieur (pas de psychanalyse dans les pays totalitaires).
  • [8]
    Temple Grandin conçoit des équipements pour l’élevage industriel.
  • [9]
    Elle rejoint là F. Tustin quant à la terreur des autistes. La pensée visuelle peut être envisagée comme une pensée sous le régime de la terreur, qui nous mettrait dans une position comparable à celle des animaux, en nous déshistoricisant et en nous mettant dans une relation d’immédiateté au monde et aux autres ; autres qui, soit ne sont que des objets du monde plus ou moins menaçants, soit des doubles avec lesquels on ne fait qu’un.
  • [10]
    T. Grandin, op. cit., p. 166.
  • [11]
    J.-C. Rolland, Avant d’être celui qui parle, Paris, Gallimard, 2005, p. 189 (souligné par moi).
  • [12]
    M. Bonnet, « Transfigurations ! », Topique, n° 85, 2003 (souligné par moi).
  • [13]
    C. Castoriadis, « La construction du monde dans la psychose », dans Fait et à faire, Les carrefours du labyrinthe V, Paris, Le Seuil, 1997 (souligné par moi).
  • [14]
    J.-J. Goux, Les iconoclastes, Paris, Le Seuil, 1978.
  • [15]
    M.-J. Mondzain, Image, icône, économie, Paris, Le Seuil, 1996.
  • [16]
    V. Klemperer, lti : la Langue du IIIe Reich, Paris, Albin Michel, 1996.
  • [17]
    Nous avons vu par exemple l’écart entre la tolérance occidentale et l’intolérance de certains pays musulmans au cours du conflit autour des caricatures de Mahomet.
  • [18]
    Cette lecture m’a d’ailleurs permis de me réconcilier avec la fusion ou dyade mère-enfant chère à nos temps winnicottiens, que j’ai longtemps considérée comme un « gargarisme analytique », comme le dit Michel de M’Uzan de « la mauvaise mère ».
  • [19]
    F. Davoine, J.-M. Gaudillière, Histoire et trauma, la folie des guerres, Paris, Stock, 2006.
  • [20]
    Le savoir sur la désolation peut apparaître, à première vue, comme un savoir sur la mort, sauf que ceux qui sont revenus des camps ou de graves traumas sont vivants. Le caractère non partageable de ce savoir tient, de mon point de vue, à ce que cette expérience ressemble à ce que nous imaginons de la nature de la mort, dans la mesure où c’est une expérience de totale disparition des autres pour soi autant que de soi-même pour les autres ; même si c’est la tâche de ceux qui restent de continuer à faire exister le mort par leur témoignage, tâche que tous les régimes totalitaires se sont employés à empêcher voire à détruire activement. Cependant, cette expérience ne constitue pas un savoir sur la mort, et le croire malgré tout témoigne simplement d’une confusion entre mort et disparition. Je voudrais préciser avec Piera Aulagnier (1975) comment, dans sa conception de la pulsion de mort, Thanatos vise la disparition de l’existence et non la simple mort, même si l’emploi du mot Thanatos est là aussi source de confusion. Pouvoir mourir et penser consiste à accepter que la mort ne constitue pas un retour vers l’origine (au contraire de la disparition qui devrait le permettre), ni un savoir sur celle-ci confondu alors avec un savoir sur la mort. Cette confusion est par exemple à l’œuvre chez Heidegger, quand il conçoit l’anticipation de la mort comme existentielle, et qu’il voudrait penser le Soi dans une dissociation totale par rapport au fait d’appartenir à l’espèce humaine.
  • [21]
    F. Davoine, J.-M. Gaudillière, op. cit., p. 212.
  • [22]
    P. Aulagnier propose cette métaphore pour montrer, côté analysant, comment dans le transfert passionnel l’idéalisation de l’analyste est « doublement défendue contre toute possibilité de mise en cause : l’analyste, lui aussi, a été dépossédé de sa qualité d’être pensant, désirant, et par ce fait, de sujet pouvant se tromper. Produit d’une machine, héritier d’un programme auquel il s’est soumis, il est plus proche d’un ordinateur magique mais infaillible que d’un sujet pensant » (« De l’amour nécessaire à la passion aliénante », dans Les destins du plaisir, Paris, puf, 1979, p. 250). Dans les problématiques transférentielles dont je parle, il me semble que le risque existe aussi du côté de l’analyste et de son contre-transfert.
  • [23]
    Je remercie Stéphane Billard de me l’avoir signalé.
  • [24]
    U. Frith, L’énigme de l’autisme, Paris, Odile Jacob, coll. « Opus », 1992, p. 261 (souligné par moi).
  • [25]
    C. Castoriadis, « La construction du monde dans la psychose », op. cit. (souligné par moi).
  • [26]
    P. Aulagnier, op. cit., p. 114 (souligné par moi).
  • [27]
    C. Castoriadis, « Imaginaire et imagination au carrefour », dans Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Le Seuil, 1999, p. 96.
  • [28]
    « On peut penser que les animaux, en tout cas les animaux supérieurs, ont une certaine représentation de leur monde, mais cette représentation est réglée fonctionnellement et contient essentiellement ce qui est nécessaire pour la vie de l’animal et la continuation de son espèce. Mais chez l’être humain cette imagination est défonctionnalisée […] ce qui veut dire que ce que l’on imagine n’est pas déterminé par une fonctionnalité biologique, ce qui se combine avec la déliaison spécifiquement humaine entre plaisir d’organe et plaisir de représentation » (C. Castoriadis, « À nouveau sur la psyché et la société », dans Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Le Seuil 1999, p. 240).
  • [29]
    C. Castoriadis, L’institution imaginaire de la société, Paris, Le Seuil, 1975, p. 398. La note qu’il associe à ce propos est éclairante (« Formulations… », op. cit., p. 232, note). Il faudrait citer in extenso cette note où Freud affirme (contre l’« objection de la réalité ») que le nourrisson, soins maternels ajoutés, constitue un système psychique sous l’entière domination du « principe de plaisir » ; qu’un bel exemple « d’un système psychique soustrait aux excitations du monde extérieur » et qui satisfait même ses besoins de nourriture « de manière autistique (selon une expression de Bleuler) » est fourni par le poussin dans sa coquille ; et que les dispositifs moyennant lesquels le système vivant selon le principe de plaisir peut se soustraire aux excitations de la réalité « ne sont que le corrélat du “refoulement” qui traite les excitations de déplaisir internes comme étant externes, et ainsi les repousse vers le monde extérieur ». Contrairement à ce qui a pu en être dit, le thème d’un « investissement narcissique originaire » de soi est là, chez Freud, jusqu’à la fin – comme on peut le constater dans l’Abrégé laissé inachevé (p. ex. GW, XVII, p. 115).
  • [30]
    C. Castoriadis, « Imaginaire et imagination au carrefour », dans Figures du pensable, Les carrefours du labyrinthe VI, Paris, Le Seuil, 1999, p. 97 (souligné par moi).
  • [31]
    A. Manier, Le jour où l’espace a coupé le temps, Paris, Diabase, 2006.
  • [32]
    Ros. Lefort, Rob. Lefort, La distinction de l’autisme, Paris, Le Seuil, 2003.
  • [33]
    H. Buten, Il y a quelqu’un là-dedans ?, Paris, Odile Jacob, 2003.
  • [34]
    F. Davoine, J.-M. Gaudillière, op. cit., p. 250.
  • [35]
    M. Lemay, op. cit., p. 383.
  • [36]
    En faisant cela, je ne fais qu’assumer les conséquences des découvertes de Frances Tustin et de Piera Aulagnier sur l’impossibilité de se fier à la régression pour travailler dans ce champ.
  • [37]
    H. Arendt La condition de l’homme moderne (1958), Paris, Presses Pocket, 1983.
  • [38]
    Cf. à ce sujet Piera Aulagnier, « Le concept conscient d’une petite partie détachable de la mort », dans Les destins du plaisir, Paris, puf, 1979, p. 201-212.
  • [39]
    Il faut noter là l’importance de proposer une expérimentation ici et maintenant dans le transfert comme une dimension investissable parce que partageable à égalité entre le patient et les soignantes : d’une certaine manière, c’est parce que les soignantes prennent le risque de se mettre à égalité avec le patient et de constater qu’il puisse avoir raison que lui accepte en retour de pouvoir s’être trompé, et du coup de céder sur la fascination liée à son modèle : c’est donnant-donnant.
  • [40]
    Elle indique (op. cit., p. 153) comment la différence de sa pensée en images avec celle des autres tient à son caractère d’extériorité. Contrairement à la plupart des gens qui se voient au centre de ce qu’ils imaginent, ce qu’elle imagine ressemble à une carte postale qu’elle observe de l’extérieur. Juste avant cette évocation, elle donne un exemple qui vient confirmer mon hypothèse d’une identification humaine troublée. Il s’agit d’un épisode de Star Trek dans lequel Mr Spock veut faire décoller la navette coûte que coûte alors qu’un des membres de l’équipage a été tué dehors par un monstre et que les autres veulent récupérer son corps pour l’enterrer décemment. Elle nous dit alors : « J’étais tout à fait d’accord avec Spock, mais j’ai compris que les réactions émotionnelles l’emportaient souvent sur le raisonnement logique, même si elles conduisaient à prendre des décisions dangereuses. » J’ajouterai, en particulier, dès lors qu’il s’agit de phénomènes humains, car au contraire l’identification aux animaux est directe. Extériorité à l’image et logique de survie s’opposent ici à l’intériorité engagée dans le rêve, qui coïncide avec la possibilité de s’identifier aux autres humains autour de l’enterrement possible.
  • [41]
    J. Peuch-Lestrade, « L’analyse des transferts sur l’institution », rfp, n° 4, 2006.
  • [42]
    Cité dans J. Hatzfeld, La stratégie des antilopes, Paris, Grasset, 2006.
  • [43]
    Je remercie toute l’équipe de l’hôpital de jour sans laquelle ce travail n’aurait pas eu lieu, ainsi qu’Henri Ogier, le psychologue, pour sa lecture et ses critiques préalables. Les membres de l’équipe qui ont été plus directement en scène dans le cas d’Auguste sont l’infirmière, Marie-Luce Catanèse, la psychomotricienne, Germaine Rouvière, et l’orthophoniste, Caroline Gentile. Les autres membres de l’équipe sont Joëlle Arnaud, Delphine Bidaud, Jean-Yves Buffard, Bernard Chatelet, Nicole Fabre, Sylviane Figueredo, Omar Khettal, Nicole Laget, Françoise Odrat, Anne-Marie Oger, Thérèse Piégay, Martine Valloire et Suzanne Thiébaud, ainsi que les internes et stagiaires psychologues, infirmiers, éducateurs ou secrétaires que nous accueillons régulièrement.
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