Notes
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Dans Actes du colloque interdisciplinaire : « La crise de l’école : du sens manifeste au sens latent », Paris, 21-22 mars 1992, sous la direction de Jacques Lévine.
Jacques Lévine
1Né le 3 juin 1923 à Eu en Seine-Maritime, mort à Paris le 24 octobre 2008, il fut assistant et disciple de Wallon, docteur en psychologie et psychanalyste. Sa thèse de psychologie Contribution à l’étude de la conscience de soi chez l’enfant de 6 à 12 ans en 1965 préfigurait déjà son œuvre ultérieure, œuvre qui allie rigueur expérimentale, dispositifs didactiques et projet philosophique, le tout adossé à des questions éthiques.
2De sa rencontre avec Robert Désoille naît en 1967 le Groupe international du rêve-éveillé en psychanalyse (girep) et la revue Études psychothérapiques dont il est membre du comité de rédaction. En 1982 il fonde avec quelques collègues le Collège international psychanalytique et anthropologique du rêve-éveillé (cipare), puis le Collège international de psychanalyse et d’anthropologie (cipa) et enfin l’Association de psychanalyse et d’anthropologie : recherche, transmission, échanges (aparté).
3Son engagement dans la résistance à 23 ans l’a rendu vigilant sur les questions de la liberté de pensée et l’éthique, de la relation à l’autre dans le respect de la singularité de chacun et l’aspiration à l’universalité. Son œuvre est celle d’un homme chaleureux, enthousiaste, passionné et entièrement dévoué à la formation et à la transmission de la psychanalyse, associant le sens de la métaphore, le jeu de mots et l’humour à une rigueur conceptuelle et méthodologique à toute épreuve. Avec l’Association des groupes de soutien au soutien (agsas), association de groupes Balint pour enseignants dont il était le président, il a mis la psychanalyse à la portée des enseignants et au service de la pédagogie, une pédagogie centrée sur l’élève et son monde intérieur rendu accessible à l’enseignant.
4Bon nombre de collègues, aussi bien analystes qu’enseignants, ont trouvé dans cette œuvre des points d’appui décisifs pour orienter leur travail.
Rencontre et itinéraire
5Ma présente contribution doit être considérée comme un premier effort, difficile et partiel, pour tenter de cerner ce que ma pratique doit à ma rencontre avec Jacques Lévine et à son œuvre. Son œuvre est celle d’un homme que j’ai connu en 1982, codirigeant une institution psychanalytique, le cipare, et la centrant par un enseignement tout à fait novateur.
6Il est toujours difficile de parler d’une pratique, surtout de celle de l’analyse, en raison du décalage entre la théorisation et tout ce qui s’en dérobe dans la pratique. La théorie fonde les principes généraux d’une pratique, mais celle-ci est affaire de singularité. Ici, il s’agit de repérer les effets de transmission d’un enseignement théorico-pratique, tel celui de Jacques Lévine, sur l’orientation d’une pratique. La tâche est d’autant plus ardue qu’il me manque le recul nécessaire pour pouvoir montrer l’effet de l’œuvre sur moi, les points d’appui décisifs pour mon travail d’analyste, ceux qui l’ont orienté et qui m’ont permis d’en rendre compte et de formuler des questions essentielles.
7Au moment où je me suis installé comme psychanalyste, je me sentais parfois techniquement démuni, notamment quant à l’opportunité de certaines interventions ou interprétations, et surtout par rapport au champ d’application de la psychanalyse.
8Mais l’essentiel était de permettre au patient de parler, sans le forcer, tout en lui donnant les moyens de continuer. Et ces moyens dépendaient de l’écoute d’analyste, de ma capacité en quelque sorte à repérer les manifestations de l’inconscient. S’il y avait une théorie à apprendre, c’était celle de cette écoute, en tant qu’elle s’adressait à chaque fois à des cas singuliers.
9Cet apprentissage de l’écoute, je l’ai fait petit à petit auprès de Jacques Lévine. D’abord comme analyste en formation au cipa puis comme co-animateur avec lui du « Séminaire de supervision de groupe d’analystes en formation » à l’aparté et de certains groupes de soutien au soutien dont il m’a fait l’honneur de me confier l’animation. Il avait une qualité d’écoute et une vivacité d’esprit qui impressionnaient son auditoire et ce jusqu’à la fin de ses jours.
10Il parlait vrai, en tout cas à nous, jeunes professionnels aux prises avec les interrogations de notre pratique quotidienne. Il ne nous parlait pas par clichés comme nombre de nos contemporains. Il s’impliquait avec nous, comme il s’impliquait avec les enseignants. Il n’est pas resté drapé dans des concepts théoriques figés une fois pour toutes. Il mettait sans cesse sa pratique à l’épreuve du terrain. Il a su promouvoir la psychanalyse auprès des enseignants et la mettre à leur portée en la rendant vivante, sans oublier l’élève et son monde intérieur. Rendant ainsi les moments insupportables de la profession supportables par sa capacité d’ouvreur de perspective, il a montré la voie d’une vraie psychanalyse appliquée au monde de l’éducation, et ce dans le respect de la spécificité disciplinaire et dans la coréflexion à égalité. Il a ainsi prouvé par son action que la psychanalyse pouvait faire l’objet de transpositions sans pour autant transformer les bancs de l’école en divans, ni les enseignants en patients soumis à des interprétations psychanalytiques sauvages.
11Il faisait maintes fois remarquer à quel point l’ensemble des préoccupations métapsychologiques de Freud repose sur une logique de « l’intermédiaire ». Les mots de représentation, formation et pensée « intermédiaires » se trouvent déjà dans les Études sur l’hystérie (1895) et dans L’interprétation des rêves (1900).
12Le parallèle avec l’enseignement s’impose. L’école, quant à elle, est le lieu de passage obligatoire entre la famille d’une part, le monde du travail et le milieu professionnel, d’autre part. Lorsque l’enfant entre à l’école, il doit faire face et dépasser l’une des premières expériences de séparation d’avec la mère, et l’école peut alors remplir son rôle de socialisation. L’éducation est « l’apprentissage du renoncement », renoncement à la satisfaction immédiate des pulsions entre autres. L’école est aussi un espace de médiation entre la famille et la société, entre modes de vie et de culture hétérogènes, et société.
13Bien qu’aucune pédagogie ne mette le sujet à l’abri des leurres et de l’angoisse, l’école peut être une chance pour les enfants qui manquent d’interdits et de repères identificatoires dans la famille. À condition toutefois que le maître fonctionne comme un médiateur et que la culture elle-même fonctionne comme force de développement depuis une place qui représente la présence d’un tiers symbolique médiateur. J’ajouterai que la culture jouera d’autant mieux son rôle médiateur qu’elle se situera à l’intersection de la « pluriculturalité ». La pluriculturalité joue un rôle dans le fonctionnement structurant de l’école. Jacques Lévine, à l’instar de Freud, était lui-même un « polymorphe culturel ». Son œuvre montre la fécondité d’une place où l’on peut bénéficier de la richesse des autres cultures et s’en étayer pour créer son identité.
14Jacques Lévine aurait été vraisemblablement d’accord avec moi pour dire qu’il serait souhaitable que l’école s’instaure plus fermement et plus lucidement comme espace intermédiaire où les adultes assureraient une fonction d’aiguilleurs. Mais cela revient à prendre en compte, comme c’est la fonction du père, les origines et les différences des enfants en matière de façon de grandir, de former leurs projets, leurs images de soi. Cette attitude est loin d’être adoptée parce qu’elle confronte à l’inquiétante étrangeté de l’autre [1]. Mais cette préoccupation de l’autre est nécessaire pour donner sens au savoir et à la culture, pour garantir à chacun une croissance à sociabilité plus universelle.
15J’ai appris avec lui la qualité d’une psychanalyse appliquée aux laissés-pour-compte de la psychanalyse orthodoxe, à savoir les populations des quartiers dits « sensibles » ou « difficiles », aux jeunes de ces quartiers et à ceux qui leur assurent la prise en charge et l’accompagnement au quotidien.
16Mon travail avec lui m’a aidé à théoriser et à asseoir cette pratique.
17Sa qualité d’écoute et sa bienveillance à l’égard des jeunes analystes en formation étaient telles que dans ces groupes de supervision, aux dires des participants, « on arrivait déprimé et on repartait avec des ailes ». Il y avait un trop-plein de pulsion de vie pour faire face à la violence et à la dépression ambiante qu’elle générait.
18Avec Jacques Lévine, durant ces vingt-sept années, nous avons appris à connaître nos limites ; ainsi, ce qui faisait l’essentiel de notre collaboration professionnelle pour fonder l’aparté reposait sur la confiance, le partage des valeurs et des utopies communes, mais aussi et peut-être nos origines de l’ailleurs, de migrants ou enfants de migrants ouverts à l’altérité et à l’universel.
19Jacques Lévine a toujours été dans ses prises de position d’un courage et d’une dignité exemplaires qui forcent notre admiration. C’est avec cette dignité qu’il a affronté sa maladie, assurant la cosupervision du groupe jusqu’au bout, payant de sa personne. Il était d’une grande intransigeance au niveau éthique, pour nous prémunir contre les intégrismes et les idéologies frelatées qui exercent une emprise sur les plus fragiles de nos concitoyens.
20Son parcours de résistant l’a rendu vigilant vis-à-vis de toute forme de dérive sectaire ou intégriste des psychanalystes, d’où la création du cipa puis enfin de l’ aparté. Son parcours de résistant l’a rendu sensible et ouvert à l’altérité, et allergique à tous les systèmes ou groupes totalitaires.
21Confronté au sectarisme ambiant dans certaines institutions d’analystes, il a donné l’impulsion nécessaire pour que puisse être créé un groupe de psychanalyse ouvert au-delà des censures et surmontant autant que faire se peut les limitations de la pensée. Il était à la recherche des principes d’action, mais refusait les dogmes ; il était pour des repères conceptuels, mais contre un savoir clôturé, constitué une fois pour toutes.
22Il aspirait à un esprit de collégialité au service de l’approfondissement de la théorie, de la pratique et de la clinique. Il n’y a de clinique individuelle qu’articulée au social. D’autre part, le malaise du sujet s’articule au malaise civilisationnel. Dans ce cadre, la culture est promue comme tiers symbolique contre l’agir, garantissant une croissance à socialisation plus humaine et plus ouverte sur l’universel. La civilisation ou la culture, c’est les règles qu’on a mis autour de la pulsion (par exemple, se serrer la ceinture pendant le Carême pour se relâcher à Pâques, jeûner pendant le Ramadan pour se « goinfrer » le jour de l’Aïd…).
23Ceci prend tout son sens dans ma pratique auprès des jeunes des quartiers, auprès de leurs parents et de leurs accompagnateurs. J’ai appris avec lui qu’en portant la parole, le psychanalyste est un médiateur de la fonction symbolique, sans laquelle la vie ne serait pas humaine. Sans oublier, comme l’estimait Jacques Lévine, l’essor de la culture et des arts sans lesquels il n’y a pas de devenir pour la civilisation.
Jacques Lévine nous a transmis, en même temps que son expérience de la clinique psychanalytique, tout simplement son expérience de la vie, tout court, avec l’humour qui lui était propre enraciné dans le souci d’une humanité moins divisée, ce qui implique, comme il avait l’habitude de le dire, une lutte permanente pour des hommes au psychisme moins divisé.
L’emprise est un déjà-là alors que la liberté de penser et de dire est un combat sans cesse renouvelé. Ceci est fondamental à notre époque où tout le monde s’engouffre dans le faire pour éviter le dire. Faire est à portée de toute créature, le dire est purement humain…
Mots-clés éditeurs : coréflexion à égalité, polymorphisme culturel, psychanalyse appliquée, espace intermédiaire
Date de mise en ligne : 01/01/2010.
https://doi.org/10.3917/cohe.199.0055Notes
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Dans Actes du colloque interdisciplinaire : « La crise de l’école : du sens manifeste au sens latent », Paris, 21-22 mars 1992, sous la direction de Jacques Lévine.