1 Ce qui importe pour la compréhension de la nature humaine, ce sont les conditions spécifiques de l’existence humaine. L’homme est et n’est pas un animal. L’homme est inclus dans la nature et transcende la nature. L’homme est, si vous voulez bien, une curiosité de la nature. Il est la seule vie consciente d’elle-même. Et cette situation particulière d’être inclus dans la nature et de la transcender, d’avoir conscience de soi et d’avoir un minimum de développement instinctuel, crée chez l’homme une situation étrange qui est la situation de l’humain. Ce sont essentiellement ses instincts qui guident la vie et les actions de l’animal. La vie animale est vécue au moyen de l’équipement et des dons que lui a donné la nature. L’homme a très peu de tout cela.
2 L’homme doit vivre sa propre vie et depuis le jour de sa naissance est confronté à une question à laquelle il doit répondre. Une question qui résulte des dichotomies de l’existence humaine, des conditions particulières de l’existence humaine.
3 Je ne peux pas trop approfondir ce domaine, mais je voulais cependant l’évoquer brièvement.
4 1. L’homme doit être en relation avec d’autres. Si l’homme est sans lien à l’autre, il est fou. Et, de fait, ceci est la seule définition valable de la folie : une personne absolument coupée de toute relation, une personne – comme l’a montré Ibsen dans Peer Gynt – qui est lui-même, et uniquement lui-même. L’homme, pour autant qu’il ne soit pas fou, doit être en relation, mais il peut l’être de diverses façons. Présentons-en juste deux : il peut être en relation de façon symbiotique, à savoir en se soumettant à quelqu’un ou en prenant le pouvoir sur quelqu’un, mais cette autre personne lui étant nécessaire pour vivre. D’autre part il peut être en relation par amour, je veux dire être un avec une autre personne dans des conditions qui respectent leur séparation et leur intégrité à tous deux. Être en relation d’une façon ou de l’autre, fait la différence entre santé et absence de santé. Mais, pour être bien portant, il doit absolument être en relation d’une manière ou d’une autre. De la même façon vous pourriez dire que l’homme peut manger toutes sortes d’aliments, certains bons, d’autres mauvais pour lui, mais s’il ne mangeait pas du tout, il mourrait. Et la mort, dans la sphère physiologique est la même chose que la folie dans la sphère mentale.
5 2. Le deuxième besoin de l’homme, là encore en s’appuyant sur les conditions de l’existence humaine, est qu’il a besoin d’être enraciné quelque part. Nous venons tous des entrailles de la mère. Nous venons tous de la nature. Que signifie le fait d’être nés ? Actuellement nous surestimons énormément l’acte de naître, l’acte physiologique de la naissance, car le bébé après sa naissance ressemble par maints côtés bien plus au fœtus qu’un adulte ne ressemble à un bébé. La seule différence est qu’il est maintenant physiquement et physiologiquement séparé de la mère : il se nourrit par son propre système et il doit respirer. Pour que la séparation de la mère ait lieu, la respiration est la première activité requise. Mais, pour un long moment encore, le bébé reste, comme avant, complètement dépendant de la mère, bien plus longtemps que n’importe quel animal ; puis il y a un lent processus de développement.
6 La naissance est un acte qui se poursuit tout au long de la vie ; en particulier, les liens à la mère et à la nature se défont, afin que l’individu devienne une personne indépendante. La tragédie de la vie est que la plupart d’entre nous meurent avant que de naître complètement. Le psychotique est arrêté dans sa venue au monde dès le début, puisque ce à quoi il aspire c’est de retourner dans le sein, dans les entrailles, de retourner à la mort, de retourner à la période d’avant la conscience et d’avant l’individualisation. La personne réceptive qui vit une vie de dépendance, attendant toujours quelqu’un pour la nourrir, est arrêtée dans le processus de la naissance : elle en est restée au sein de la mère ; et ainsi de suite.
7 Il y a un processus continu au cours duquel nous nous dégageons de certains liens au passé, de liens à la mère, et émergeons au sein d’une situation nouvelle que nous pouvons gérer par nos propres moyens. C’est pourquoi respirer est si important, non seulement au plan physiologique mais aussi psychologique et symbolique. Juste comme au moment de la naissance, où l’acte de séparation de la mère n’est possible qu’à partir du premier geste actif, celui de la respiration ; tout acte de naissance, toute séparation, n’est possible physiologiquement qu’en assumant une nouvelle activité personnelle.
8 Réellement je crois que nous pouvons observer en toute personne deux tendances : le souhait de régresser ou retourner en arrière et celui de naître. Nous pouvons l’énoncer différemment : une crainte à se dégager de ce qui est sûr, des liens au passé, et en même temps le souhait de se soustraire à cette certitude et au passé pour aller vers une nouvelle situation et dans une nouvelle activité. Je crois que ce que Freud a décrit comme pulsion de mort et pulsion de vie peut être décrit plus correctement par les deux dispositions : à savoir celle à l’agressivité et celle à la naissance.
9 Chaque acte de naissance, chaque pas vers la nouveauté sont incertains et redoutés. On peut dire qu’ils nécessitent une certaine foi. Seul le passé est certain ; et on peut dire que la seule chose certaine est la mort. Dans tout acte de naissance, dans tout progrès, toute évolution, toute émergence, il y a de l’incertitude, mais en même temps il y a également la tendance humaine à vouloir se dégager du passé car il apparaît aussi comme une chaîne. Cependant la névrose peut être définie, ainsi que la psychose, comme une incapacité à naître au-delà d’un certain point. Incidemment je crois que pour une large part ce que nous appelons névrose et psychose est déterminé culturellement. Ce qui revient à dire que nous appelons normal celui qui n’est pas plus fou que la moyenne, ou qui n’est pas plus individualisé ou développé que ne l’est la moyenne.
10 3. Un autre de nos besoins est celui de transcender. Nous naissons tels les animaux et cependant nous ne pouvons supporter l’idée d’être lancés dans la vie comme d’un cornet de dés. Nous voulons transcender notre animalité, notre nature animale, et nous pouvons le faire de deux façons. Nous pouvons créer la vie. Les femmes peuvent le faire, en tout cas, naturellement. Les hommes ne peuvent pas le faire ainsi et ils le font donc au moyen des idées ou de toutes sortes de façons. Nous pouvons transcender la vie par la créativité. Mais la création présente bien des difficultés et si nous ne pouvons transcender la vie par la création, nous pouvons la transcender par la destruction. Détruire la vie est tout autant la transcender que la créer. La destructivité est pour ainsi dire une seconde potentialité chez l’homme. Si nous ne pouvons faire face à la vie en créant, ou si nous ne pouvons transcender la vie en créant, nous pouvons essayer de la transcender en détruisant, et dans l’acte de destruction nous nous rendons supérieurs à la vie.
11 4. Un autre besoin est celui d’identité. Nous avons besoin de pouvoir dire « je ». Si nous ne pouvons pas dire « je » nous sommes, là encore, fous. Mais nous pouvons dire « je » de bien des façons. Dans les tribus primitives il peut arriver que le concept du je soit exprimé par le nous. Je, c’est nous. Il n’y a pas de sentiment d’individualité en dehors de l’appartenance à la tribu. Aujourd’hui nous ne vivons plus dans une tribu primitive. Nous vivons dans une époque où tous les liens originaires, organiques de la famille, de la tribu et du sang se sont considérablement délités. Aujourd’hui l’homme est confronté à la possibilité de développer le sens du « je » mais cela veut dire qu’il a développé sa propre créativité, sa propre productivité, qu’il est obligé d’être lui, de se percevoir, de se ressentir, comme centre et sujet de ses propres actions. S’il n’en est pas capable, il n’y a qu’une autre solution, celle du conformisme. Il doit se conformer aux autres et il se sent « je » tant qu’il n’est pas différent de son voisin. S’il s’en éloigne d’un mètre, il est déjà effrayé car le problème de son identité, – « qui suis-je ? » – lui devient alors vraiment perceptible. Tant qu’il reste absolument conforme, il n’a aucun besoin de se demander « qui suis-je ? » car à l’évidence « je suis comme tous les autres ».
12 5. Et finalement il y a le besoin d’un cadre quelconque d’orientation et de dévotion. Nous devons avoir une représentation de la vie, une image du monde, comme nous devons avoir une représentation de l’espace afin d’être capables de nous déplacer. Celle-ci peut être rationnelle ou irrationnelle. Partant de ce concept vous vous retrouvez dans les conditions réelles de l’existence humaine. Vous commencez par une analyse de ce qu’est l’homme, de ce qu’est sa nature, de ce que sont les conditions spécifiques de son existence. Puis vous essayez de découvrir ce que sont les besoins et les passions élémentaires qui découlent de cet état, de son existence, et de quelle façon il peut répondre à ces besoins. Ce que j’essaye de dire, c’est qu’il peut y répondre de diverses manières et ce sont ces manières qui font la différence entre la santé mentale et la maladie mentale.
13 C’est là, en fait, la différence entre un concept physiologique, où vous prenez l’individu isolé avec ses processus chimiques internes qui créent certaines tensions qu’il faut réduire, et l’homme en relation avec les autres comme un moyen mutuel au service de cette satisfaction, une opposition entre une conception biologique et une conception existentialiste. Dans cette dernière, vous ne partez pas d’abord d’un modèle de l’homme comme une machine dont certaines tensions doivent être réduites, mais vous partez des conditions effectives de l’existence humaine, et des besoins qui en découlent, et de l’homme en relation aux autres hommes et au monde extérieur comme la donnée primaire à partir de laquelle vous pouvez comprendre et expliquer certaines passions, certaines peurs et certaines nécessités.
14 Un autre point, de nature plus sociologique, a une pertinence immédiate par rapport à l’ensemble du sujet en question. Freud pensait toujours à la société, à la manière caractéristique du xixe siècle, comme une société en soi. Évidemment, il savait qu’il y avait différentes formes de société, mais Freud pensait la société essentiellement en termes d’agent répressif, et, pour lui, les sociétés ne différaient qu’en fonction du degré de la répression. D’après lui, la société primitive n’était pas du tout répressive – ce qui est objectivement tout à fait faux – et la société moderne était très répressive ; les sociétés différaient selon le degré avec lequel elles réprimaient la destructivité et l’égocentrisme innés des humains.
15 Ce que Freud ne voyait pas, et ce qui ne faisait pas partie de l’atmosphère intellectuelle dans laquelle il vivait, bien que d’autres voyaient ces choses, c’est qu’il n’y a pas de société « en soi ». Il y a des sociétés très différentes avec des structures différentes et avec des rôles différents tenus par les hommes et les femmes. Ce n’est pas seulement une affaire de quantité plus ou moins grande de répression, mais une différence de qualité d’une structure entièrement différente.
16 Du point de vue de la société, un individu doit remplir certains rôles qui s’intègrent à la structure de la société. Au xixe siècle les gens devaient être gestionnaires et économes, et ne pas gaspiller l’argent, car dans cette société il était important d’accumuler du capital. Au xxe siècle, les gens doivent dépenser et consommer beaucoup, car c’est une économie fondée sur une production constamment croissante. Dans une société de guerriers, vous devez être un individualiste, défier la mort et être fier de votre renommée. Dans une société tribale d’agriculteurs qui a sa propre méthode de production et de coopération, vous devez agir tout à fait autrement.
17 Le fait est que les gens ne choisissent pas ces rôles. Ils ne décident pas consciemment « je veux être ceci ou cela ». De fait c’est une question de caractère. Économiser, ou le plaisir de consommer, ou le plaisir de la gloire et de la guerre, ou le plaisir de coopérer paisiblement, ce sont autant de traits de caractère. Le but de la société, si elle veut survivre selon sa structure particulière, est que chacun veuille bien faire ce qu’il doit faire. Le rôle social et le comportement qui lui sont assignés ne dépendent pas à chaque fois de sa décision mais relèvent de son caractère. Chacun assume un caractère qui garantit, pour ainsi dire, que la plupart des gens vont agir dans le sens où ils doivent agir pour l’existence et la survie de cette société, sans se poser de questions.
18 Au Moyen Âge la ponctualité était inconnue. Au Mexique, c’est toujours un peu le cas. Personne ne va s’inquiéter particulièrement de savoir s’il est huit heures ou huit heures trente. De fait l’horloge qui sonnait la demi-heure est apparue pour la première fois au xvie siècle. Pourquoi ? Parce que pour le travail à faire il importait peu que ce soit cinq minutes plus tôt ou une demie heure plus tard. Il est évident que dans notre organisation industrielle moderne la ponctualité est terriblement importante. Vous ne pouvez tout simplement pas fonctionner sans un sens du temps et un sens de l’ordre. La ponctualité et l’ordre sont devenus des traits de caractère. Vous ne décidez pas d’être ordonné ou ponctuel, mais vous l’êtes, par ce que c’est dans votre caractère.
19 Aussi longtemps que les conditions économiques et sociales qui ont existé dans le passé continuent d’exister, il n’y a pas de problème. Le trait de caractère traditionnel est produit par le caractère parental, par les idées, les livres, les écoles et ainsi de suite, et s’adapte aux besoins de la société. Quand des changements considérables surviennent dans la société, lorsque de nouvelles attitudes humaines deviennent nécessaires parce que la société le requiert, alors vous avez très souvent un conflit profond car votre caractère social traditionnel ne correspond plus aux exigences plus récentes de la société. Nous sommes aujourd’hui dans cette situation. Notre caractère traditionnel reste marqué par l’individualisme et nos nécessités sociales actuelles, enracinées dans notre vie sociale, sont tout à fait différentes.
20 Puis fréquemment vous avez des changements soudains qui mènent à une sorte d’anarchie, de vide, de vacuité, parce qu’il n’existe pas encore une intégration suffisante, ou une tradition suffisante, pour créer ce nouveau type de caractère social qui est exigé. Au cours de certains siècles le processus de changement est si lent que les deux courants, celui du développement social et économique d’une part, et celui du développement caractériel d’autre part, peuvent s’adapter l’un à l’autre. Il n’y a pas alors de périodes violentes de chaos. Mais parfois cela ressemble beaucoup à ce qui se passe aujourd’hui et l’on a de vrais problèmes.
21 Mais ceci est un regard sur l’homme du point de vue de la société, à partir des besoins d’une société donnée et de la survie de celle-ci. Je ne veux pas dire qu’une société pense ou qu’une société fait quelque chose, mais un système social a sa propre logique, ses propres dynamiques, et il exige, pour fonctionner, une certaine sorte de comportement et de sensibilité. Et si on considère l’homme du point de vue de son besoin de société, comme c’est le cas pour un bon nombre, alors tout ce qui importe c’est que son comportement et son caractère s’adaptent aux besoins de la société.
22 Je pense que ce n’est qu’un aspect de la question. L’homme n’est pas seulement un membre de la société. L’homme est un membre du genre humain. L’homme a des besoins qui lui sont propres et qui existent tout à fait indépendamment de toute société. Il est vrai que l’homme doit vivre de façon à répondre aux demandes de la société, mais il est vrai aussi que la société doit être construite et structurée de façon à répondre aux besoins de l’homme. Les besoins de l’homme sont ceux que j’ai tenté d’esquisser brièvement plus haut. Si vous avez une société telle que la société stalinienne ou nazie dans lesquelles l’homme perd le sens de l’amour et de la solidarité humaine, vous faites à l’homme quelque chose qui va à l’encontre de ses besoins en tant qu’homme ; c’est-à-dire à l’homme en tant que membre du genre humain. Vous pourriez définir comme étant une bonne société celle qui se rapproche le plus de la satisfaction des besoins de l’humanité, des besoins de l’homme, et comme une mauvaise société celle où la distance est grande entre les besoins humains et ceux de la société. Je pense qu’il y a un point où, soit l’homme sombre dans la pathologie et s’effondre, et la société aussi s’effondre ; soit, dans une telle société, il essaye de la changer de façon à la rendre plus humaine. Cependant le conflit existe toujours.
23 Le conflit se situe entre le besoin historique pour une société de faire en sorte que l’homme soit capable de fonctionner, et les besoins humains enracinés dans l’essence de l’existence humaine pour faire en sorte que la société fonctionne, et c’est à chacun de décider en conscience ce qui est à Dieu et ce qui est à César, ce qui appartient à la société et ce qui appartient à l’homme. Toute société peut être analysée et jugée dans les termes de ce conflit et il appartient à chaque individu de voir ce qu’il doit à la conformité et ce qu’il doit à la santé. Parfois le conformisme peut être folie et je ne l’entends pas seulement comme une métaphore.
24 J’ai essayé de montrer un point de vue différent de celui de Freud en ce qui concerne l’homme et la société. Freud voyait la société comme essentiellement répressive. Je vois la société comme partiellement répressive et partiellement créative. Hors de la société, hors de la vie sociale, hors des contacts sociaux, l’homme ne pourrait pas du tout se développer. Et la société n’a pas seulement pour fonction de réprimer les mauvais instincts qui existent dans l’homme. Elle a aussi, et même davantage pour fonction, de développer les potentialités humaines qui sont données dans le genre humain.
25 Traduit de l’anglais par Nicole Frey