1 Pour dire ce que « prendre soin » peut signifier, je ne pourrai m’avancer qu’en mettant mes pas dans ceux tracés par Donald Winnicott, pour qui le terme « soin » et son corrélat « prendre soin » avaient presque pris valeur de concept.
2 En effet, « soin » et « prendre soin » traduisent au mieux ce qu’en sa langue il signifiait en disant care et take care.
3 Il a lui-même rapporté comment une de ses analysantes avait inventé l’expression caretaker self, expression qu’il adopta pour désigner une partie de soi qui prend soin de soi-même, un self prenant soin. Cette partie avait été jusque-là nécessaire à cette femme pour veiller au grain et lui permettre de mener une vie sociale et professionnelle apparemment normale, c’est-à-dire adaptée au monde extérieur mais, en réalité, elle ne vivait pas vraiment et ne faisait que survivre. Vint enfin, au cours de l’analyse, le moment où elle put abandonner ce soin d’elle-même à son analyste, sans plus s’en préoccuper. Ce faisant, se libéra pour elle un espace où put peu à peu se développer et s’exprimer spontanément la part d’elle-même qui lui était propre, cette part que Winnicott cherchait à désigner quand il usait du terme self. Elle commença alors à sentir ce qu’était vivre.
4 Nous concevons ainsi l’importance que revêtait aux yeux de Winnicott la capacité de l’analyste à prendre lui-même soin de l’analysant, durant ces phases de l’analyse qu’il appelait « moments de régression à la dépendance ». L’inaptitude ou la négligence de l’analyste à prendre ainsi bien soin de l’analysant ne pourrait, en effet, qu’induire l’analysant à reprendre, comme auparavant, soin de soi. Ce dernier passerait ainsi à côté de l’opportunité qui semblait s’offrir enfin à lui de remettre en route un développement affectif congruent à son génie propre. De ce fait, il serait renvoyé à la nécessité, pour survivre, de recourir aux modes de défense antérieurement mis en place par le caretaker self pour protéger cette part intime de soi, laquelle serait malheureusement à nouveau mise en hibernation.
5 Une lecture quelque peu attentive de l’œuvre écrite de Winnicott laisse vite apparaître que ce souci du soin l’a habité du début de sa pratique jusqu’à ses derniers jours. Ce souci était, en effet, strictement corrélatif de la place, égale à celle des pulsions, qu’avait prise, dans sa théorie, le rôle de l’environnement : son insistance à rappeler l’importance majeure des caractères favorables ou défavorables de l’environnement primaire lui coûta cher. Elle lui valut d’être incompris et douloureusement rejeté tant par sa seconde analyste, Joan Riviere, que par Mélanie Klein et ses émules, sans pour autant être plus reconnu par Anna Freud et ses élèves. De ce fait, il ne lui fut jamais permis ni par les uns ni par les autres de donner un enseignement régulier dans le cadre de la formation des candidats analystes de la Société britannique de psychanalyse.
6 Du début de sa pratique jusqu’à ses derniers jours. Début d’une pratique qui fut celle d’un pédiatre que sa finesse d’observation, jointe sans doute à ce qui se révélait en lui de par son travail d’analysant, rendit extrêmement sensible aux modalités selon lesquelles les mères prodiguaient leurs soins aux nourrissons. Et jusqu’à ses derniers jours, comme en témoigne le fait que, nonobstant un état de santé bien fragile, il ne voulut pas se dérober aux sollicitations de soignants ou d’éducateurs l’invitant à venir leur parler. Il y alla. Pour parler de quoi ? Des soins, de care.
7 Ou plus exactement, il choisit pour la causerie demandée par des médecins et infirmières pour leur fête patronale, en l’église Saint-Luc, le 18 octobre 1970, le titre Cure, car ce terme pouvait, en anglais, être considéré comme dénominateur commun d’une pratique religieuse et d’une pratique médicale. Mais, avait-il aussitôt déclaré à son auditoire, il ne comptait pas profiter de l’occasion qui lui était offerte pour leur parler de la religion de l’expérience intérieure, mais plutôt de ce qu’il ne craignait pas d’appeler une sorte de religion de la relation extérieure.
« Si le mot cure avait la possibilité de parler, leur avait-il dit – non sans cette pointe d’humour qui lui était coutumière, nous pourrions nous attendre à ce qu’il nous raconte une histoire, les mots ont cette valeur-ci : ils ont des racines étymologiques, ils ont une histoire comme les êtres humains. Ils ont parfois un combat à mener pour établir et maintenir leur identité. Je crois que cure, en ses racines, signifie care. Vers 1700, il a commencé à dégénérer en devenant un terme remedy, dénommant un traitement médical. C’est ce passage de care à remedy qui m’occupe précisément ici. »
9 Il souhaitait transmettre aux soignants réunis en ce lieu, son souci de ramener cure du côté de care. Cure et care sont en anglais des termes très proches. Mais son intention était d’insister sur ce qui pouvait les distinguer. Certes, tous deux désignent les soins, mais alors que cure vise le traitement médical et l’éradication de la maladie, care met l’accent sur l’attention portée à quelqu’un et sur l’intérêt qui est pris pour cette personne.
10 Il leur avait fait part de sa crainte – cela se passait en 1970, qu’aurait-il pu dire aujourd’hui ? – que, dans l’évolution de la pratique médicale, le traitement dans sa gestion technique et son efficacité (cure) l’emporte à ce point sur le soin (care) que le soignant prend du malade et sur l’attention qu’il lui porte, que ces derniers finissent par être oubliés.
« Qu’est-ce que les gens attendent de nous, médecins, personnes soignantes ? leur avait-il dit. Qu’attendons-nous, nous-mêmes, lorsque nous sommes immatures, malades ou vieux ? Ces états – immaturité, maladie, vieillesse – engendrent la dépendance. Ce qu’on attend donc de nous, c’est qu’il soit possible de dépendre de nous. On nous demande d’être humainement fiables, on veut que cette fiabilité, cette possibilité de dépendre de nous, fasse partie de notre attitude générale. »
12 Pour cette raison, leur avait-il annoncé, le thème de sa causerie serait Reliability meeting dependence, la fiabilité allant à la rencontre de la dépendance. Je souligne, dans cette traduction que je propose, ce « allant à la rencontre », car elle signe d’une certaine manière toute la démarche de Winnicott, tant dans les cures de personnes qui s’étaient adressées à lui que celle qu’il préconisait aussi aux soignants quels qu’ils soient, comme il le fit ce jour-là. J’imagine qu’au centre Pierre Cazenave les accueillants ont bien acquis l’expérience qu’il ne suffit pas d’être là passivement. Il faut aussi savoir – d’un savoir puisé à l’intérieur de soi – aller à la rencontre de l’autre, de telle sorte que se réalise réellement une rencontre entre les deux personnes.
13 Ce jour de la Saint-Luc, il désirait donc traiter de la fiabilité allant à la rencontre de la dépendance.
14 « Fiabilité » est un terme émaillant nombre d’exposés de Winnicott qui, dans son enseignement, insistait sur la nécessité pour le patient d’avoir foi en la personne à qui il s’adresse. Ce jour-là, il avait dit de la psychanalyse qu’elle ne consistait pas simplement à interpréter l’inconscient refoulé mais plutôt à fournir à la confiance un cadre professionnel dans lequel un tel travail pouvait prendre place. En étant fiables dans notre travail professionnel, avait-il expliqué aux médecins et infirmières, « nous protégeons nos patients de l’imprévisible. Nombreux sont ceux qui souffrent du fait qu’ils ont été soumis à l’imprévisible. Aussi devons-nous, nous, soignants, nous garder d’être imprévisibles, car derrière l’imprévisibilité, il y a la confusion mentale, et derrière celle-ci, éventuellement un fonctionnement somatique chaotique, c’est-à-dire une inconcevable angoisse physique ».
15 Toute affection grave suscite chez la personne atteinte des besoins de dépendance. Pouvoir ressentir avec justesse ces besoins de l’autre demande aux soignants d’être capables de se livrer à ce que Winnicott appelait cross identifications, des identifications croisées, c’est-à-dire un mode d’identification semblable à celui qui se joue entre une mère et son nourrisson quand rien n’entrave pour la mère la relation à son enfant. Ce type d’identification est sous-tendu par cette sorte de maladie normale de la mère, au cours des semaines précédant et suivant l’accouchement, qui génère ce que Winnicott avait dénommé la préoccupation maternelle primaire. Et c’est elle qui engendre la capacité de holding.
16 Je dis bien « capacité de holding », car toutes les mères ne sont pas capables de porter leur bébé de telle manière que celui-ci puisse se sentir en sécurité. Winnicott avait tenu à faire une communication pour décrire un type d’angoisse de l’infans lié à cette insécurité. Or il avait soutenu que, faute d’avoir la capacité de s’ouvrir à une sensibilité analogue à celle de la préoccupation maternelle primaire, un analyste ne pourrait fournir le holding nécessaire aux analysants susceptibles d’entrer dans une phase de régression à la dépendance.
17 En ce 18 octobre 1970, il laissait clairement entendre à son auditoire que la tendance à la régression à la dépendance suscitée par la maladie était liée à celle vers laquelle les psychanalystes étaient sommés d’aller. Ce qui l’amenait naturellement à affirmer que ce care dont il traitait ce jour était une extension du concept de holding. Cette remarque est loin d’être anodine. Si nous devions développer tout ce qu’elle sous-entend, il nous faudrait aborder ce qui concerne les dimensions tant psychiques de l’ouverture réceptive, de la fonction contenante et portante, que celles qui concernent la délicatesse et l’attention dans les soins corporels que sont amenés à donner les soignants.
18 Pour compléter, je voudrais brièvement évoquer cette autre conférence, la dernière qu’il fit, cinq jours plus tard, à un auditoire de l’association des travailleurs sociaux auprès d’enfants dits inadaptés. Dans l’édition française de ce texte, le titre en est Le placement en institution considéré comme thérapeutique, mais je préfère traduire par « Les soins en internat comme thérapie », pour mettre en relief le terme care dans le titre anglais, Residential Care as Therapy.
19 Il avait débuté son allocution par ces mots d’humour, cette fois-ci presque prémonitoires, un dernier infarctus devant l’emporter moins de trois mois plus tard : « L’humilité vient avec la maturité. Si je vis assez longtemps, j’espère pouvoir rapetisser et devenir suffisamment petit pour passer par le petit trou qu’on appelle la mort. »
20 L’humilité qui vient avec la maturité était une manière d’évoquer son propre parcours : celui d’un homme qui, dans les années 1930, apprenant son métier de psychanalyste, avait le sentiment qu’avec une formation un peu plus poussée, un peu plus de technique et de chance, « il pourrait déplacer des montagnes s’il faisait la bonne interprétation au bon moment ». Mais vient, tôt ou tard, le moment où on commence à se faire plus petit, « processus douloureux auquel on finit pourtant par s’habituer ». Pour lui, ce processus avait débuté lors de sa rencontre avec David Wills. Aussi avait-il dédié à ce dernier cette conférence, en l’appelant The David Wills Lecture.
21 David Wills était le directeur d’un de ces foyers qui recevait des enfants et dont l’évacuation hors de Londres, pendant les bombardements par la Luftwaffe, avait posé des problèmes. Winnicott avait, de 1939 à 1946, visité chaque semaine plusieurs de ces foyers d’accueil en tant que psychiatre consultant. Mais, disait-il aujourd’hui, ce n’était pas lui le véritable thérapeute de ces enfants mais David Wills et tous les membres de l’équipe, y compris le cuisinier. Ils étaient les véritables thérapeutes, car dans ces foyers, ils procuraient aux enfants le type d’environnement qui leur était nécessaire.
22 Serait-il déplacé de ma part de rapprocher ces foyers d’accueil du Conté d’Oxford, pendant la guerre, d’un lieu d’accueil comme le centre Pierre Cazenave ? Peut-être pas si nous considérons ce que Winnicott disait de ces enfants dont la confusion mentale recouvrait le souvenir d’une angoisse intolérable, celle ressentie quand le noyau central de la personnalité, le cœur du self, a été atteint et blessé. Ces enfants, de par un passé traumatique ranimé par les effets des bombardements et la séparation liée à l’évacuation, étaient obligés de faire constamment face à une menace cachée en eux. Ce qui pour eux était thérapeutique dans le cadre fourni par les foyers d’accueil était la fiabilité de toute l’équipe, qui atténuait leur profond sentiment d’imprévisibilité.
23 N’y aurait-il pas là quelque analogie avec ce qui peut arriver de par l’effet traumatique provoqué par la survenue d’une pathologie somatique grave ? L’irruption de la maladie ne peut-elle réveiller des terreurs anciennes, des angoisses destructurantes qui semblaient avoir été surmontées et reléguées dans le passé ? La capacité réceptive, la faculté de contenir, le holding fiable de toute une équipe n’auraient-ils pas alors la même fonction thérapeutique que celle évoquée par Winnicott parlant de care au cours de la David Wills Lecture ?
24 L’impact psychique déstructurant de l’irruption de la maladie est susceptible de délier les pulsions destructrices, de les désintriquer des pulsions de vie. Pour les soignants, prendre soin d’un patient, tout comme le font les parents avec leurs enfants, vise à lier la destructivité potentielle des uns et des autres, à faire obstacle à la désintrication, intrapsychiquement et intersubjectivement, en liant les pulsions destructrices à un objet capable de reconnaissance et de sollicitude.
25 Voilà l’essentiel de ce que je souhaitais évoquer à propos de ce que « prendre soin » peut signifier. Les psychanalystes en charge d’analysants qui, au cours de la cure, accèdent à des phases de besoin de régression à la dépendance, rejoignent, me semble-t-il, ce que, de leur côté, les soignants sont amenés, à devoir soutenir, toutes catégories confondues, quand ils doivent s’occuper tant des patients souffrant de cancer que de leur traitement.
26 Les uns comme les autres ne doivent jamais oublier que toute écoute, toute parole, tout silence, tout geste, tout acte, aussi technique qu’il puisse être, doit toujours s’inscrire dans un processus gouverné par le care, l’attention à l’autre, le prendre soin de la personne qui s’est remise entre leurs mains, qui leur a fait confiance au point de s’en remettre à leurs soins.