Notes
-
[1]
D.W. Winnicott, L’Enfant et sa famille, Payot, p. 91.
-
[2]
F. Dolto, Au jeu du désir, « Personnologie et image du corps », Le Seuil, 1981, p. 60-95.
-
[3]
M. Pérez-Sanchez, dans Kinderanalyse, n° 4, 3. Jahrgang, Dezember 1995, Klett Cotta, Stuttgart, p. 343.
-
[4]
Op. cit., p. 14.
-
[5]
F. Dolto, L’Enfant du miroir, Rivages, 1987, p. 343.
-
[6]
J. Lacan, Séminaire, L’Angoisse, inédit, lecture du 5 juin 1963.
-
[7]
J. Lacan, Séminaire, La Logique du fantasme, inédit, lecture du 10 mai 1967.
-
[8]
Bertrand Cramer et Francisco Palacio-Esposa, La pratique des psychothérapies mère-enfant, puf, 1993.
-
[9]
R. Debray, Bébés/mères en révolte, Le Centurion, 1987.
-
[10]
F. Dolto, L’Image inconsciente du corps, Le Seuil, 1984, p. 58.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
F. Dolto, Au jeu du désir, Le Seuil, 1981, p. 72.
-
[13]
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 226.
-
[14]
J.-L. Austin, Quand dire c’est faire, Le Seuil, 1970.
-
[15]
J. Lacan, Séminaire, L’Identification, inédit, lecture du 21 février 1962.
-
[16]
A. Didier-Weill, Invocation, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 31.
-
[17]
Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, puf, 1979, p. 159-171.
-
[18]
J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 46.
-
[19]
Marie-Christine Laznik-Penot, Vers la parole, Denoël, 1995.
-
[20]
F. Dolto, Au jeu du désir, op. cit., p. 22.
-
[21]
Imre Hermann, L’Instinct filial, Denoël, 1972.
-
[22]
Maurice Merleau-Ponty, op. cit., p. 169.
-
[23]
Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Band XIV, Fischer, 1925, p. 15.
-
[24]
M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 179.
-
[25]
J. Lacan, Séminaire, L’Identification, inédit, lecture du 28 février 1962.
-
[26]
J. Lacan, Séminaire, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Seuil, p. 194.
-
[27]
J. Lacan, Écrits, « Le stade du miroir… », Le Seuil, p. 97.
-
[28]
F. Dolto, L’Image inconsciente du corps, Le Seuil, p. 151.
-
[29]
J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 94.
-
[30]
M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 274.
« Les pleurs de tristesse sont une chose très compliquée, une chose qui signifie que votre bébé a déjà gagné sa place dans le monde.
Il n’est plus une écorce qui flotte sur les vagues. Il a déjà commencé à se sentir responsable de son environnement. »
1 Le lecteur lacanien a quelques difficultés à entrer dans la théorisation de Françoise Dolto, lui reprochant d’être très approximative, voire quelquefois un peu fantaisiste. Pour ceux qui sont habitués au style de Dolto, Lacan paraît trop abstrait, manquant de lien avec la clinique. Il n’est pas facile de trouver un biais qui soit opératoire. Le défaut de ces deux approches critiques réside dans la perspective adoptée. Tenter d’interroger la clinique des tout-petits avec les outils des deux permet de faire des découvertes tout à fait intéressantes. Certes, les approches respectives de Dolto et de Lacan parlant de l’identification ont peu de choses en commun. Et pourtant. Sans la témérité avec laquelle Françoise Dolto écoutait parler les tout-petits et leur répondait, notre travail d’analyse serait privé d’un apport essentiel. Mais c’est la rigueur du repère structural lacanien qui démontre, si besoin est, la justesse de ses intuitions. Dolto était freudienne avant tout, mais on sent bien toute l’influence de la phénoménologie, qui, comme nous le verrons peu à peu, lui a fourni un outil de réflexion extrêmement pointu pour élaborer son concept de l’« image inconsciente du corps ». Dans la pratique de la psychanalyse avec les bébés, elle nous a appris, à tous ceux qui avons eu la chance d’assister à ses séances à Trousseau pour les uns ou rue Cujas pour les autres, ce qu’écouter un tout-petit veut dire. Elle nous a montré de quelle façon, dès le départ, le bébé « travaille » le langage et est travaillé par lui. Mais il m’a fallu reprendre ce qu’elle nous en disait à la lumière de la théorie lacanienne pour sortir de la dimension personnologique [2] qui était la sienne et qui donnait à sa théorisation une limite à mon sens regrettable.
2 Dolto ne s’est jamais départie de sa position évolutionniste, dans le sens où elle estimait qu’on pouvait éclairer le développement d’un enfant dans son rapport à l’autre et au langage à l’aide de repères temporels, tels que Freud les avait abordés en parlant de stades. C’est cette position qui lui a permis de parler des castrations au pluriel, chacune ayant son impact et sa justification en fonction du développement d’un enfant. L’impasse théorique devient seulement patente, lorsqu’il est question du dernier des stades, le génital, avec comme corollaire la castration génitale comme visée d’un accomplissement de maturité adulte. Le poids idéologique d’une telle position est dommageable à sa théorisation. C’est pour cette raison que j’ai délibérément choisi de me servir de ses élaborations théoriques uniquement jusqu’au stade du miroir, laissant de côté tout ce qu’elle a pu dire par ailleurs sur la question œdipienne.
3 Lacan a toujours pris des distances par rapport à une théorisation génétique, et pourtant, à lire le séminaire sur l’identification, on découvre la difficulté à échapper aux repères temporels. Il y a bien un début, une origine pour un sujet. Il y a bien une différence entre la demande d’un enfant de neuf mois et celle d’un adulte. Comment se plier aux données de l’évolution du corps, à une certaine chronologie dans la rencontre de l’enfant avec l’autre et l’objet, sans expliquer les différences de la manifestation subjective exclusivement par celles-ci ? C’est l’aporie que Lacan n’a pas redoutée et il ne serait pas inintéressant de parcourir ce séminaire à l’envers, ne serait-ce que pour s’apercevoir que tout ce qui peut se dire de l’identification n’est possible que dans un après-coup.
4 J’ai choisi un exemple clinique qui est emprunté à une étude de babywatching, très en vogue actuellement aux États-Unis et en Allemagne. Je l’ai, autant que faire se peut, raccourci de tous les développements théoriques, pour n’en garder que l’observation à proprement parler. Il est question de Juana, un bébé de deux mois et demi, observée par une analyste brésilienne selon les principes du babywatching d’Esther Bick. L’auteur essaie d’y démontrer la naissance de la pensée [3].
5 « La mère et la fille attendent l’observatrice dans la rue. Dans la scène de salutation, celle-ci relève certains comportements du bébé et de la mère. La mère remarque à propos de sa fille : “Regarde, comme elle te regarde. Elle est jolie, n’est-ce pas ?” L’observatrice acquiesce. L’enfant se tourne en direction de l’observatrice et vomit.
6 « La mère se plaint : Juana ne va pas bien. C’est déjà la deuxième fois qu’elle a vomi. Elle-même est triste ce matin ; c’est l’anniversaire de la mort de son père et elle vient d’en parler avec sa mère au téléphone. D’ailleurs, c’est à ce moment-là que Juana a vomi pour la première fois. Le bébé regarde sa mère, plisse le front et se met à pleurer. La mère, tout inquiète, demande : « Elle a mal où ? », la serre contre elle et continue : « Elle a bien bu ce matin. On va rentrer. » L’observatrice décrit les vêtements de l’enfant en détail. Les trois montent en ascenseur vers l’appartement. La mère baigne le bébé, lui redonne le sein. Une fois de plus, l’enfant crache et la mère devient de plus en plus inquiète, se plaint du mari qui est moins bien que son propre père. Elle exprime son sentiment de solitude avec le bébé, sa difficulté à le prendre en charge sans l’aide du mari. Elle demande à la femme de ménage de baigner l’enfant et lui redonne le sein, tout en continuant à parler de ses soucis. Le bébé s’endort calmement après la tétée et continue à dormir, pendant que les deux femmes mangent du gâteau et discutent. Lorsque l’observatrice veut partir, la mère la retient : “Tu me donnes ta sérénité, ne pars pas.” »
7 La chose la plus étonnante dans cette observation est certainement le fait que ni l’observatrice, ni la mère, ni Pérez-Sanchez ne remarquent que le bébé réagit directement aux paroles de la mère. Le problème de cette observation est la position de l’auteur par rapport à la question du langage : selon lui, il ne peut être question de langage dans la première année de la vie, mais simplement d’une « activité subhumaine », ce qui signifie que le processus de naissance de la pensée précède celui du langage. Comportement et langage n’auraient donc pas de lien direct. Il reste bien évidemment la question de savoir comment un enfant passe de l’un à l’autre.
8 Toute observation, même la plus objective, est fondamentalement influencée par la perspective de l’observateur, mais force est de reconnaître que, malgré le désir évident de prouver qu’il ne peut y avoir de langage dans la première année de la vie, l’auteur a décrit avec une honnêteté scrupuleuse le déroulement de cette petite séquence. Le lecteur découvre ainsi avec sidération que l’enfant a entendu, même si les deux femmes ne s’en sont pas rendu compte.
9 Nous voyons clairement, ici, à quelles limites se heurte l’hypothèse de l’auteur. L’observatrice observe l’enfant sans jamais lui parler. Elle la trouve jolie, le dit à la mère, mais se comporte envers Juana comme si elle était un objet. La mère dit qu’elle est jolie, se demande ce qui pourrait lui faire mal, etc., tout cela toujours à la troisième personne, chose que l’observatrice ne souligne pas, peut-être parce qu’elle aussi pense qu’à cet âge, il n’y a ni je, ni tu, ni langage tout court. Mais en arrière-plan se passe autre chose : un enfant se calme, de la parole circule. Tout cela échappe aux protagonistes. L’enfant est agitée, vomit plusieurs fois. La mère parle de la mort de son père, l’enfant pleure. La mère se demande pourquoi et parle de son malaise, du père de l’enfant, du grand-père, de sa solitude avec son enfant, du fait que le mari est loin d’avoir les qualités de son propre père. Des choses comme on les dit chez l’analyste. Les deux femmes ne se rendent pas compte de ce que fait l’enfant, mais Juana entend. L’expression du malaise est reprise par la mère après quelques tentatives infructueuses par l’intermédiaire du vomissement. Juana ne s’est pas seulement exprimée, elle s’est aussi fait entendre. Maintenant, elle peut dormir tranquille.
10 En consultation avec les tout-petits, on observe souvent ce genre de phénomènes fulgurants où un bébé s’endort paisiblement, quand la mère parle de ses difficultés. Au lieu de trouver confirmation d’une validité théorique, nous découvrons une mère singulière et un bébé singulier. Si nous interprétons en plaquant un contenu sur des observations, nous ne retrouvons que ce que nous y mettons nous-mêmes. Si nous nous laissons surprendre par l’inconnu, nous découvrons du nouveau, de la singularité.
11 C’est ici que se pose la question du symptôme. De quoi s’agit-il dans les consultations avec les nourrissons ? À partir de quand peut-on parler de symptôme ? Quelle place occupons-nous en tant qu’analystes ? Quand il s’agit de tout petits enfants, il peut être difficile de parler de « symptôme », et encore davantage d’« interprétation ». Et pourtant, il se passe des choses qui aident l’enfant à se sortir de sa difficulté. Nous pourrions presque dire que nous avons ici une illustration impressionnante de la manière dont une mère peut éviter à son enfant de fabriquer un symptôme.
12 Chez l’enfant qui ne parle pas encore, il s’agit de mécanismes fondamentaux du langage dont l’exemple de cette petite fille montre les points d’ancrage. À cet âge, l’enfant a d’abord besoin de trouver un enracinement dans la structure par l’intermédiaire d’une dynamique qui donne au corps et à son « expressivité » un rôle déterminant.
13 En y regardant de plus près, nous y découvrons les éléments que Freud décrit dans son article sur le mot d’esprit, dans lequel il parle de la dritte Person, la troisième personne. C’est par le passage par un « tiers auditeur » en nous, quelqu’un qui pourrait entendre « autrement », qu’un bon mot fait rire par le glissement de sens : « à bon entendeur salut », comme on dit. Subitement quelque chose se clive dans l’écoute qui fait qu’on peut entendre deux fois la même chose, mais différemment. Ce même clivage est à l’œuvre ici. Pendant que d’un côté la jeune femme se donne toute la peine du monde pour faire cesser les vomissements, de l’autre côté, elle dit avec des mots juste ce qu’il faut pour soulager sa fille. Son faire et son dire sont contradictoires, faire taire, accepter que l’enfant « parle ». Du reste, la mère entend sans s’en rendre compte, mais l’enfant entend et se calme. La seule qui n’entend rien, c’est l’observatrice, trop occupée à observer. Juana est sujet là où son vomissement n’est pas interprété comme comportement pathologique, mais où il est, de façon inconsciente, bien sûr, entendu par la mère. Le lieu où l’on entend, c’est le lieu que Lacan appelle le lieu de l’Autre avec un grand A, lieu de l’appel, tandis que le lieu où l’autre réagit au comportement, au vomissement, par un autre comportement, c’est le lieu de l’autre avec un petit a.
14 Au plan structural, le processus que nous observons ici est le même que celui d’une interprétation en analyse. Cet autre, avec un petit a, est pour Juana la mère dans la réalité de la relation duelle, mère nourricière, référence dans le corps-à-corps quotidien. Si la relation de nourrissage s’était limitée à une réponse au besoin, il n’y aurait pas eu vomissement puis arrêt de vomissement consécutif à la parole de la mère. Une correspondance instinctuelle laisse la place à des réactions physiologiques sans lien avec la parole. C’est ce qui se passe chez les animaux. Mais pour Juana, il y a davantage : elle a besoin d’autre chose. Et, sans même le savoir, la mère dit ce qu’il faut à Juana pour se dégager du collage à l’angoisse de la mère. En effet, comme le note très justement celle-ci, l’interlocutrice « lui donne » la sérénité. Il y a déplacement. Dans le transfert, la mère adresse sa demande, imaginaire, d’apaisement, de complétude – « ne t’en va pas » –, à laquelle l’enfant n’a pas répondu ou n’a correspondu qu’insuffisamment. Le résultat n’est pas qu’elle rétablit cette complétude manquante, mais elle met en place une relation de parole qui lui permet de rattacher son sentiment de frustration à un manque qui dégage l’enfant de l’impératif de satisfaction. Il y a de l’histoire subjective qui peut se dire. L’autre, avec un petit a, cède sa place à l’Autre, avec un grand A, lieu de la parole. Lacan ne dit pas autre chose quand il souligne que dans le transfert l’analysant suppose un savoir à l’Autre. Ce savoir supposé fonctionne dans les deux registres de l’imaginaire et du symbolique, savoir imaginaire comme réponse à la demande d’apaisement et symbolique comme possibilité simplement de dire. Cette dernière ne peut se faire qu’à condition que l’interlocuteur ne réponde pas à la demande. À travers ce qu’elle dit de son angoisse, la mère se dégage en tant que sujet d’une histoire singulière du collage avec sa fille, l’articulation de la parole se situe au niveau du symbolique. Il y a un effet de réel, dans le sens lacanien du terme, par tout ce qui, dans cette petite histoire, s’exprime par la négative. L’enfant n’apporte pas la satisfaction demandée à la mère, l’interlocutrice n’apporte pas l’apaisement demandé par la dernière (elle s’en va), le mari n’égale pas en qualité l’image du père idéalisée, le père n’est plus. Ce qui perdure, c’est le travail sur un « praticable » : travail sur la parole, dans laquelle un sujet reprend inlassablement son questionnement du manque. C’est ce que fait cette maman.
15 Ce mot de « praticable » est un terme utilisé dans ce sens au théâtre : un « praticable » est une construction qui supporte à la fois les projecteurs et le personnel qui s’en occupe. Il suppose une réflexion autour de ce qu’on souhaite mettre en lumière ou laisser dans l’ombre. Le praticable qu’on croit mettre en place, et celui qu’on découvre au décours d’une expérience analytique ne se ressemblent que de loin. Ces déplacements, dont l’expérience analytique nous fait découvrir l’opacité imaginaire, nous apparaissent de manière privilégiée dans ces moments de sidération liés à l’interprétation. La maman de Juana n’en est pas là : elle ne semble pas avoir compris ce qu’elle a fait. Le positionnement de son « praticable » lui a complètement échappé. C’est bien ce qui nous arrive la plupart du temps.
16 Pour Juana, cette expérience est essentielle. Ce ne sont pas les « bonnes » expériences qui se révèlent être les plus formatrices. On en a besoin, certes, mais davantage pour nous constituer nos « réserves » de signifiants et notre « sécurité de base », comme dirait Dolto, qu’en tant qu’éléments de nouage. C’est quand les choses ne vont pas comme on attend qu’on se met au travail, dès tout petit. Pour qu’il y ait constitution subjective, il faut qu’il y ait manque dans l’Autre. Ici la maman de Juana réagit complètement « à côté », elle insiste, redonne le sein, comme si l’essentiel était que Juana soit remplie, un objet de soin, de besoin. Juana se désespère, la maman la remplit, Juana se vide, et ainsi de suite. Chez certains bébés, cela peut durer des mois. En tout cas, pour l’instant, c’est tout ce qu’elle peut faire pour manifester son désaccord. Quelque chose bute dans la relation avec sa mère et c’est paradoxalement là qu’elle trouve sa place en tant que sujet. Avec le matériel dont elle dispose, elle s’exprime – mieux que cela : par ses vomissements, elle amène sa mère à parler.
17 Ces affirmations un peu lapidaires méritent quelques précisions : Juana se manifeste, mais en quoi cela est-il une expression subjective, en quoi est-ce du langage ? Spitz, dans les années cinquante, décrivait bien ces phénomènes en rapport avec l’hospitalisme. Il constatait qu’il fallait un certain temps avant qu’un enfant cesse de manifester son malaise par des cris ou par d’autres moyens corporels. L’enfant est patient, il insiste et, pendant ce temps, il fait appel. C’est certainement la relation la plus rudimentaire qui plonge ses racines dans le domaine de l’instinct. L’animal se comporte de manière semblable, à ceci près que son comportement est même plus « adapté » que celui de l’enfant, pour la simple raison que l’interprétation instinctive d’un signal suppose l’univocité et que le langage implique la polysémie.
18 Mais Juana ne cède pas. C’est l’équilibre de son monde qui est en jeu. Un enfant fait tout ce qui est en son pouvoir pour rétablir la continuité de l’être. Dans les premiers mois, cela se limite à l’appel et aux manifestations fonctionnelles dominantes. De quoi d’autre dispose-t-il pour parler ?
19 C’est à partir d’ici qu’il est important de maintenir la double lecture qu’imposent les théories de Dolto et de Lacan. « À partir du moment où l’enfant se situe dans un lieu, il entre en échange avec un autre », dit Dolto [4]. Ou encore : « La douleur fait partie de l’image du corps, comme lieu sensible où le sujet peut tenir son moi, ou même son corps, car pour nous, le corps est à la fois une partie inconsciente du moi et le lieu d’où le sujet peut dire moi [5]. » À cela Lacan répond : « La communication comme telle n’est pas ce qui est primitif, puisqu’à l’origine, S (le sujet non encore barré par l’objet de son désir) n’a rien à communiquer, pour la raison que tous les instruments de la communication sont de l’autre côté, dans le champ de l’Autre, et qu’il a à les recevoir de lui [6]. » Alors de quoi est-il question, de « je » ou de « moi » ?
20 On aurait tort de vouloir faire dire à la théorie de l’un ce que la théorie de l’autre affirme. On peut cependant situer très clairement le point de départ des deux théorisations. Dolto est phénoménologue, lorsqu’elle situe le corps comme lieu sensible de la constitution subjective. Au décours de ce genre de formulations, quelque chose d’une fonction multiple du corps apparaît très nettement ici. Quand elle souligne que le « sujet peut dire », elle est du côté du symbolique, dans le sens lacanien, alors que lorsqu’elle affirme que « le sujet peut dire “moi” », elle est du côté de ce que Lacan appelle l’imaginaire. Ajoutons « la part inconsciente du corps » et nous retrouvons quelque chose de la tripartition qui inclut le réel. Pour Lacan, le corps, c’est l’Autre. « L’Autre, à la fin des fins, et si vous ne l’avez pas encore deviné, l’Autre, là tel qu’il est là écrit, c’est le corps ! » Ou encore : « C’est d’abord notre présence de corps animal, qui est le premier lieu où mettre des inscriptions. » Et encore : « Quand le un (mythique, du rapport sexuel) fait irruption au champ de l’Autre, c’est-à-dire au niveau du corps : le corps tombe en morceaux [7]. » Le corps est le lieu de l’inscription d’une structure, alors que pour Dolto, le corps est le lieu de la présence sensible d’un sujet. Elle ne fait pas la distinction radicale entre sujet et moi. Elle ne parle de sujet divisé autrement que pour dire sa dimension conflictuelle en regard du désir. Mais pourtant, ces deux approches sont des « praticables » qui ne s’excluent pas. Du moins pas jusqu’à la question œdipienne. Le tout est de préciser chaque fois le positionnement théorique qu’on adopte.
21 Dolto n’a jamais fait la distinction entre les trois registres du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Elle reste à une position personnologique. Lorsqu’elle parle de l’Autre, elle ne le distingue pas de l’autre imaginaire, mais l’utilise indifféremment dans leur dimension imaginaire et symbolique : tout est langage. L’objet est défini de manière freudienne et ou kleinienne et n’a rien à voir avec la définition lacanienne de l’objet (a). Cependant, si l’on admet ces différences théoriques comme données de base et qu’on accepte de lire Dolto comme phénoménologue, force est de constater qu’elle nous rend un service inestimable par la précision avec laquelle elle affine l’unique outil dont nous disposons pour aborder le travail avec les tout-petits : la lecture des phénomènes entendus comme langage articulé à un objet perçu et adressé à un autre. C’est, pour le dire en termes lacaniens, l’outil du registre imaginaire qu’elle développe ainsi, articulé à celui du symbolique.
22 La question que posent Dolto et Lacan n’est pas la même. Dolto demande : « Qu’est-ce qui se passe ? » et : « Comment le sujet est-il engagé dans ce qui se passe ? » « Quelle est la synthèse qu’il semble faire de sa relation avec l’autre ? » La réponse pourra toujours se faire de manière descriptive, c’est-à-dire phénoménologique ou bien métapsychologique. Lacan a essayé de dégager l’implication d’un autre/Autre, d’un sujet et d’un objet dans une dynamique singulière qu’il a cherché jusqu’à la fin de sa vie à articuler dans une structure dont l’abstraction mathématique a rebuté plus d’un. Accepter qu’il y ait plus d’un praticable pour le travail analytique m’a été cependant d’une grande utilité : les laisser se disputer entre eux, Lacan et Dolto, dans mon esprit, m’a évité probablement quelques égarements et m’a obligée à formuler ma position personnelle le plus clairement possible.
23 Quelle est la lecture doltoïenne de l’histoire de Juana ? C’est une lecture qui tient compte du lieu d’où parle l’enfant. Comment un bébé de deux mois et demi peut-il faire entendre son désir ? Les seuls moyens expressifs dont il dispose sont les mêmes que ceux par lesquels il satisfait les besoins de son corps. C’est là que bien des théories analytiques butent, avec comme conséquence un positionnement tendant à centrer les interventions sur les mères, soit en interprétant les symptômes de l’enfant comme expression d’une problématique maternelle, comme une sorte d’extension transférentielle d’une cure d’adulte [8], soit en prescrivant des ajustements comportementaux de la part de la mère [9]. Leur difficulté réside dans le fait qu’elles ne prennent pas en compte l’expression de l’enfant comme celle d’un sujet à part entière, mais qu’elles traitent la dyade mère-enfant comme un système. L’intérêt du travail de Dolto est de mettre en lumière que dès la naissance, il y a une intentionnalité, dans le sens que les phénoménologues donnent à ce concept, dans l’expression du bébé, mais que l’adulte n’entend pas forcément comme un langage, faute d’outils épistémologiques appropriés. Dolto a repris ce concept d’intentionnalité lorsqu’elle développe son idée de l’image dynamique du corps, qu’elle définit comme correspondant au « désir d’être et de persévérer dans un advenir [10] ». Écoutons-la : « Ce désir, en tant que fondamentalement frappé de manque, est toujours ouvert sur l’inconnu. L’image dynamique n’a donc pas de représentation qui lui soit propre, elle est tension d’intention ; sa représentation, ce serait le mot “désir”, conjugué comme un verbe actif, participant et présent au sujet, en tant qu’incarnant le verbe aller au sens d’allant désirant, accolé à chacune des trois images en communication actuelle ou potentielle avec les deux autres [11]. »
24 Dolto définit le corps comme support de lecture et d’expression du désir avec les moyens que l’évolution physiologique et fonctionnelle permet à l’enfant. Sa distinction entre image du corps de base, fonctionnelle, érogène et dynamique permet de cerner les points de nouage de la dynamique subjective greffée sur l’échange avec le premier autre, la mère ou son substitut. Si elle reprend les stades freudiens, c’est pour les lire comme ce qui donne à l’enfant les outils d’expression de son désir. Ainsi, Juana se sert-elle de ce qu’elle reçoit de sa mère pour répondre. Elle « rend », au propre et au figuré, ce qu’elle ne peut pas prendre à son compte : le malaise maternel. Au moment de développement où elle se trouve, sa bouche et son tube digestif sont des supports de manifestation privilégiés. Pleurs et vomissements s’articulent de manière tout à fait spécifique au discours de la mère, un peu comme un contrepoint au discours maternel, mais dans l’acte même de répondre au malaise de sa mère, Juana se construit elle-même en tant que sujet. Le médiateur de ces présentifications dans les représentations allégoriques (pour l’enfant plus grand) s’est montré être spécifique : c’est la référence au corps, qu’il soit directement ou indirectement impliqué dans son anecdotique existence actuelle. « Ce médiateur, nous proposons donc de l’appeler l’image du corps », dit Dolto. « Le corps matériel, lieu du sujet conscient, à tout instant le spatialise et le temporalise. L’image du corps, au contraire, est hors lieu et hors temps, pur imaginaire et expression des investissements de la libido [12]. » Il est la synthèse vivante de l’expérience du sujet dans la relation avec l’autre. Merleau-Ponty parle d’un acte de transcendance, par lequel le corps humain s’approprie des noyaux significatifs qui dépassent ses pouvoirs naturels. Du coup, le comportement et le geste deviennent des ouvertures vers une conduite nouvelle, dans laquelle l’homme entre en communication avec un autre. Un système de pouvoirs définis se brise ainsi et, dans la réorganisation qui en résulte, se révèle une loi qui est inconnue au sujet qui la subit [13]. À entendre Merleau-Ponty, on repère bien la parenté de la démarche. Le corps est lecteur soumis à une loi qui le décentre par rapport au fonctionnement instinctuel : c’est la loi de la parole. Ce que Dolto appelle l’image fonctionnelle du corps se met directement au service du langage du fait de la rupture que l’enfant vit dans son sentiment de sécurité d’être. Elle le dit très clairement : l’image inconsciente du corps est liée à l’imaginaire ; mais ne nous y méprenons pas, ce n’est pas l’imaginaire tel que le définit Lacan. En tant que synthèse de l’expérience émotionnelle avec l’entourage, il est articulé à la dimension symbolique du langage sans laquelle il n’aurait aucune consistance propre. C’est déjà, comme nous le verrons plus tard, le noyau de la représentation dans le sens freudien du terme.
25 C’est à cet endroit précis que l’analyse structurale de Lacan nous est indispensable. On ne peut certainement pas soupçonner Lacan d’une quelconque vue génétique sur la question. Il n’en demeure pas moins que dans le séminaire sur l’identification, il s’en tient strictement à un développement linéaire pour décrire les trois façons d’être confronté à la castration. Qu’on le veuille ou pas, un enfant doit d’abord se positionner comme sujet dans le champ de l’Autre, doit ensuite faire l’expérience de la frustration qui situe l’objet comme celui dont on est privé, pour enfin être amené à reconnaître que l’objet quel qu’il soit n’est que ce qui permet de masquer le manque-à-être fondamental, c’est-à-dire être confronté à la castration. Seulement, ces trois étapes structurales, quand bien même l’enfant ne peut pas les parcourir dans un autre sens que celui que lui permet le développement de son corps et sa maturation affective, ne sont pas exclusivement attachées au développement. Tout au long de notre vie, elles sont présentes en tant qu’expérience de la structure du langage dans le sens lacanien du terme. Simplement, selon le moment, c’est l’une ou l’autre dimension qui prédomine. Ici se trouve probablement la différence la plus radicale entre les deux théorisations, dans la mesure où Lacan affirme très clairement qu’il n’y a qu’une castration, articulée à l’impossible du réel, alors que Dolto dit qu’il y a plusieurs castrations, en fonction des étapes du développement, et qui deviennent symboligènes grâce à l’interdit prononcé par l’autre tutélaire. Ce que Juana vit la confronte au « manque dans l’Autre ». La première expérience qu’un enfant fait de l’absence est celle de l’absence de l’Autre, dans le sens de « présence-absence » : il s’en va, il revient. Ici, l’Autre, la mère, est là, et pourtant, ça ne marche pas : il n’y a pas concordance entre appel et réponse. Il y a absence dans la présence de l’Autre. L’Autre n’entend pas, ne comprend pas, quelque chose rate. Mais Juana ne lâche pas vite. Elle recrache obstinément ce que la mère lui donne. Ce n’est pas cela qu’elle veut. Dans son désespoir, en réaction aux vomissements, de quoi parle la mère ? Du père. Un père insuffisant, bien évidemment, comme pouvait l’être le père du petit Hans, l’enfant phobique dont Freud relate le travail analytique effectué en 1905, mais un père quand même. C’est ainsi que, dans la béance créée par le malaise de la mère et de l’enfant, surgit la référence au tiers. C’est en tant que tel, même imparfait, insuffisant, que ce père fait coupure entre la mère et l’enfant. C’est ce que Lacan entend par « père réel », agent de la castration. Là où la mère n’est pas-toute pour Juana, il y a de la place pour un autre. C’est ainsi que la simple écoute de la tierce personne, l’observatrice en l’occurrence, prend toute son importance : c’est parce qu’il y a interlocution que le face-à-face difficile entre mère et enfant trouve une issue autre que le désespoir ou la violence. Ici, les trois registres de l’imaginaire (la plainte, les fausses interprétations du côté de la mère), du symbolique (le vomissement devient langage, les ratages maternels sont référés à une souffrance) et du réel (la coupure, dans laquelle la mère parle de son manque et dans laquelle l’enfant parle avec son corps) apparaissent chacun dans l’incidence qu’ils ont dans la relation intersubjective.
26 « Ma chienne attend des signes de moi, dit Lacan dans le séminaire sur l’identification, mais elle ne sait pas qu’elle est chienne et moi homme. » Les animaux comprennent des signes, pas des signifiants. Pleurer et vomir sont des signes, des signaux. Mais comment un signe devient-il un signifiant ?
27 Si le vomissement n’avait eu lieu qu’une seule fois, on ne l’aurait pas remarqué particulièrement. Ici, cela se déroule trois fois et met la mère hors d’elle. La répétition a quelque chose de pragmatique dans le sens d’Austin [14] : ce qu’il y a de performatif dans le comportement amène l’autre à agir et crée un lien entre mère et enfant. À y voir de plus près, on peut constater que ce qu’Austin appelle la dimension performative a cette même double participation du corps et du signifiant que la pulsion. Elle aussi est un concept limite qu’utilise le linguiste pour parler de ce basculement du « corps-viande », comme dirait Dolto, vers le corps qui parle, dans un premier temps, puis grâce à l’autre qui met des mots sur ce qu’il entend, vers le corps parlé. Par la répétition, la manifestation acquiert un sens, même s’il n’est pas décodable tel quel. Par le fait que l’enfant vomit plusieurs fois, « vomir » devient signifiant. Par la recherche mammifère de soulagement en direction de la mère, Juana établit une nouvelle relation avec elle. Winnicott souligne qu’à ce moment de la vie, les mères sont dans cet étrange état presque psychotique qui leur permet d’entendre intuitivement cette expression minimale du langage. Le vomissement est comme une façon de frapper à la porte, un martèlement, un appel que Juana doit répéter trois fois pour être entendue. Un martèlement vain laisse la place ouverte au symptôme… tant qu’un sujet ne peut pas se faire entendre. Combien d’enfants « cracheurs » sont traités contre le vomissement, alors qu’ils se trompent simplement de « tuyau », comme le dirait Dolto, pour faire conversation ? Par la répétition, le vomissement devient signifiant « vomissement », se détache du corps en tant que langage. La signification se noue d’abord dans le lieu de l’Autre, la mère qui entend, avant de pouvoir être appropriée par l’enfant. La première fois qu’apparaît un signifiant, dit Lacan, il n’est pas reconnaissable comme tel. Il n’est repérable en tant que tel que dans l’après-coup. Il en est ainsi de toute manifestation. La première fois, on ne la remarque pas, ou l’on est un peu étonné, au contraire, mais rien de plus. La deuxième fois, on dresse l’oreille et la troisième fois, on se dit qu’il se passe quelque chose qui doit avoir un sens.
28 L’inscription minimale, Lacan l’appelle le trait unaire, un emprunt fait à Freud, qu’il transforme considérablement. Il souligne tout le temps que le trait unaire n’est pas unité, si ce n’est une unité comptable, mais unicité et qu’en tant que tel, il est au centre de la subjectivation. Le sujet n’est ni « vomir », ni « nourrir », il est entre, de même que l’enfant, dans le jeu de la bobine dont parle Freud, ne s’identifie pas à la bobine, mais se constitue en tant que sujet dans l’acte de jeter et de rattraper. Il est littéralement entre le « fort » et le « da », entre deux fois « vomir », il « n’est pas », il est dans le réel.
29 L’exemple de la petite Juana illustre bien ce que Lacan entend par le concept de « privation », qu’il appelle la première expérience de la structure. Par « privation », il entend ce détachement du signifiant du corps, cette autonomisation du langage par rapport à l’expression corporelle première. Le symbolique a un ascendant sur le réel du corps, transforme les phénomènes corporels en langage, « fait du langage » avec les phénomènes corporels. « Donc, cet Un, dit Lacan, son paradoxe c’est justement ceci, c’est que plus il se ressemble, je veux dire, plus tout ce qui est de la diversité des semblances s’en efface, plus il supporte, plus il un-carne dirai-je, si vous me passez ce mot, la différence comme telle. Le renversement de la position autour de l’Un fait que, de l’Einheit kantienne, nous considérons que nous passons à l’Einzigkeit, à l’unicité exprimée comme telle [15]. » Le martèlement répété du signifiant fait apparaître l’élément rythmique comme l’un des plus archaïques. Dans la privation se croisent l’élément rythmique de l’enfant et l’élément sonore de la mère. Au centre de cette étape structurale il n’y a pas encore l’objet, mais d’abord le sujet. Il faut d’abord que celui-ci trouve sa place dans la structure, dans le lieu de l’Autre, dit Lacan, avant qu’il puisse se poser la question de l’objet. Il le doit à la répétition du signifiant en train de se constituer en tant que tel. Il est, à proprement parler, « expulsé » du corps de l’enfant en devenant acte de parole, signifiant, par le martèlement duquel le sujet peut naître. « L’enseignement que la psychanalyse reçoit de la psychose, dit Alain Didier-Weill, nous autorise à dire que le commencement absolu de la chose humaine peut, en cas de forclusion, ne pas se produire. Sa productibilité implique la transmission par la mère de l’“esprit” du signifiant (“esprit” est employé là au sens de “mot d’esprit”). Ce que nous avons dit jusque-là nous autorise à dire que cet esprit peut passer aussi bien à travers le son, par l’intermédiaire de la sonate maternelle, qu’à travers les gestes d’une mère sourd-muette. S’il y a, comme nous le supposons, continuité entre le réel inouï de l’inconscient et le réel du corps, cela implique que les gestes du corps maternel détiennent le pouvoir, en transmettant la part d’invisibilité de ce corps, de transmettre, en même temps, le réel inouï de l’inconscient : la “troisième oreille” – celle du sujet de l’inconscient – entend aussi bien le son qui est dans le mouvement que le mouvement qui est dans le son [16]. » Juana est en plein dans ce travail-là.
30 Avec les bébés, nous sommes confrontés à des situations presque in vitro. Consoler en prenant dans les bras amène peut-être un soulagement immédiat… à l’adulte, mais aurait certainement empêché l’évolution de la manifestation corporelle vers une expression signifiante. Le nouage entre le réel du corps et le sens supposé par l’autre et transmis, comme le dit Alain Didier-Weill, par la sonate maternelle, suppose ce passage par la surprise de la mère qui finit par faire ce qu’il faut pour sortir de l’impasse. Sans savoir ce qu’elle était en train de faire, elle se comporte comme si elle supposait un sujet en face d’elle. C’est intuitif, les mères qui vont bien le font tout le temps. Le travail analytique avec le tout-petit est fondé sur cette donnée.
31 Ce qui peut être troublant, c’est le fait qu’il soit question de signifiants, alors que Juana ne parle pas, du moins elle ne dit rien en mots. La confusion entre signifiant et mot est courante. C’est elle qui fait dire même à des analystes qu’il n’y a de langage qu’à partir du moment où l’enfant dit des mots. Lacan souligne à plusieurs endroits que le signifiant n’est ni un mot ni une représentation de mot. Il fait référence au schéma que Freud commente dans la lettre 112 (en France on la cite sous le numéro 52) à Fliess, de décembre 1896, dans laquelle celui-ci insiste sur le fait qu’il faut radicalement séparer la perception et la conscience. « W sont les neurones, dans lesquels naissent les perceptions avec lesquelles se noue la conscience, mais qui ne gardent aucune trace de ce qui s’est passé. Événement et conscience s’excluent réciproquement. Wz (signes de perception) est la première inscription des perceptions, inaccessible à la conscience, organisée selon la simultanéité. »
32 Ce schéma, repris tel quel de Freud [17], illustre les différentes étapes entre la perception et la conscience :
33 P signifie perception (Wahrnehmung), sP signifie signe de perception (Wahrnehmungszeichen), ics, l’inconscient (Unbewusstes), pcs, le préconscient (Vorbewusstes) et cs le conscient (Bewusstes). Un parcours est nécessaire par toutes ces étapes entre la perception et la conscience pour qu’une représentation puisse s’inscrire et devenir consciente. À y regarder de près, l’inconscient est donc déjà une deuxième inscription, organisée selon des lois comme la causalité, une inscription qui, pour reprendre la terminologie freudienne, correspondrait à la représentation de chose. Le préconscient est la troisième transcription, liée à des représentations de mots, correspondant à notre moi officiel.
34 Ici, on se rend compte que le processus de la parole ne commence pas seulement au moment où l’on parle, mais qu’il s’appuie sur des perceptions qui sont des inscriptions dans le corps. Des signes de perception doivent être articulés selon les lois de la simultanéité, souligne Lacan avec Freud. « Qu’est-ce que c’est ? – si ce n’est la synchronie signifiante […] Nous pouvons tout de suite leur donner leur vrai nom de signifiants [18]. » Brusquement, ce temps de la première trace, lorsqu’une perception se répète et devient signe de quelque chose pour un percevant, s’avère être un temps crucial dans le devenir du sujet. Le travail sur l’autisme s’appuie utilement sur cette étape, dans laquelle le signe précède le sujet [19].
35 Ce n’est pas un corps qui vomit, mais un enfant qui se sert de son corps pour s’exprimer.
36 « L’analyste opère en faisant caramboler et entremêler ses propres images du corps avec les images du corps de l’enfant [20] », dit Dolto et, le disant, elle ne parle pas d’empathie, mais de ce qui en nous réagit inconsciemment à ce qui se dit et se vit. Il va de soi qu’une telle affirmation suppose que l’analyste ait fait un travail sur lui-même, lui permettant d’être averti des pièges tendus par l’identification imaginaire à celui qu’il écoute. Ce n’est que de cette façon qu’il se distingue du fonctionnement des mères avec leur bébé. Là, un tiers est parfois nécessaire. Dans la scène avec Juana, c’est la présence de l’observatrice qui a permis à la mère de sortir de sa relation duelle, transitiviste avec sa fille : en parlant de ce qu’elle vivait, elle donnait à ce qui se passait une autre dimension qu’un simple comportement.
37 Lacan parle de l’assomption jubilatoire de l’image spéculaire par l’enfant. Avant cette période, dans les premières étapes, le repérage de la subjectivité est bien plus souvent lisible dans un de ces regards profonds que seul les tout-petits ont ou dans un apaisement soudain. Quelque chose de ce tourbillon dont parle Imre Herman [21] en rapport avec l’inquiétude et l’angoisse du tout-petit se pose. Le martèlement du signal corporel contre l’Autre s’articule en langage avec la musique de celui-ci. La jubilation est plus tardive. Pour l’instant, il est question d’un ancrage qui met fin à l’agitation interne que déclenche l’angoisse. L’enfant n’est pas encore dans une compréhension intellectuelle de ce qui se passe. C’est par son corps qu’il effectue ce travail. Merleau-Ponty parle d’un « accord entre ce que nous visons et ce qui est donné, entre intention et effectuation ». Notre corps n’est pas un objet pour nous-mêmes, mais il est à proprement parler notre ancrage dans le monde [22].
38 La séparation première entre le réel du corps et le symbolique se fait ainsi, comme l’illustre l’histoire de Juana, par l’intermédiaire de « rejet », du « jeter dehors », comme le souligne Freud dans son article de 1925 sur la « Verneinung » [23]. Ce jet dont le cri est le prototype, lorsqu’il se répète, est la première manifestation du langage du bébé. Et quelquefois, aucune consolation n’aide. D’ailleurs, au nom de quelle hypothétique consolation lui dénierions-nous droit de cité ? Ne refuserions-nous pas les pleurs de l’enfant parce qu’ils parlent de notre impuissance ? Bien au contraire, il s’agit de supporter que l’enfant cherche et que, tant qu’il n’a pas trouvé, il manifeste son désarroi. Melanie Klein dit la même chose lorsqu’elle affirme qu’au départ, le bébé introjecte le bon objet et projette à l’extérieur le mauvais objet. Ce en quoi la théorie lacanienne innove, c’est dans l’affirmation que ce clivage concerne le rapport au langage. « Vomir » et vomir ne sont pas la même chose. Le signifiant qui s’introduit dans le rapport mère-enfant devient un des premiers points d’ancrage dans la vie de ce bébé. Il y a un sujet qui, dans le champ de l’Autre, à travers cette manifestation corporelle, a trouvé un lieu. « Système de puissances motrices ou puissances perceptives, notre corps n’est pas un objet pour un “je pense” : c’est un ensemble de significations vécues qui va vers son équilibre », dit Merleau-Ponty [24]. Juana se situe dans le langage en tant que sujet. Pour autant, peut-on dire qu’elle a « compris » ? Peut-être qu’à ce niveau-là, il serait plus juste de dire qu’elle a « entendu ». Ce phénomène d’ancrage du signifiant se joue entre le registre symbolique et le registre du réel. On peut dire qu’à ce niveau de la structuration, l’enfant entend du dehors ce qu’il sent à l’intérieur de lui-même. C’est une première coupure/nouage entre deux registres de perception. Pour qu’il y ait « compréhension » à proprement parler, il faut un deuxième nouage : celui du symbolique à l’imaginaire. Il faut qu’il voie ce qu’il entend. La différence est de taille.
39 La première articulation signifiante noue le registre du réel au registre du symbolique. Le troisième registre, l’imaginaire, est en quelque sorte « en attente ». Le sujet vient se loger dans cette place de l’objet qui manque à l’Autre. « Seul le sujet peut être ce réel négativé d’un possible qui n’est pas réel. Le (– 1) constitutif de l’ens privativum, nous le voyons ainsi lié à la structure la plus primitive de notre expérience de l’inconscient, pour autant qu’elle est celle, non pas de l’interdit, ni du dit que non, mais du non-dit, du point où le sujet n’est plus là pour dire qu’il n’est plus maître de cette identification au (1), ou de cette absence soudaine du (1) qui pourrait le marquer. Ici se trouvent sa force et sa racine [25]. »
40 Ou encore : « Dans l’intervalle coupant les signifiants, qui fait partie de la structure même du signifiant, est le gîte de ce que, en d’autres registres de mon développement, j’ai appelé la métonymie. » […] « Le désir de l’autre est appréhendé par le sujet dans ce qui ne colle pas, dans les manques du discours de l’Autre, et tous les pourquoi ? de l’enfant témoignent moins d’une avidité des choses qu’ils ne constituent une mise à l’épreuve de l’adulte, un pourquoi est-ce que tu me dis ça ? toujours re-suscité de son fonds, qui est l’énigme du désir de l’adulte. Or, à répondre à cette prise, le sujet, tel Gribouille, apporte la réponse du manque antécédent, de sa propre disparition, qu’il vient ici situer au point du manque aperçu dans l’Autre. Le premier objet qu’il propose à ce désir parental dont l’objet est inconnu, c’est sa propre perte – veut-il me perdre ? Le fantasme de sa mort, de sa disparition, est le premier objet que le sujet a à mettre en jeu dans cette dialectique – nous le savons par mille faits, ne serait-ce que par l’anorexie mentale. Nous savons aussi que le fantasme de sa propre mort est agité communément par l’enfant dans ses rapports d’amour avec ses parents [26]. » Ce « que me veut l’autre ? » vient résonner avec la question que Dolto pose dans son livre Au jeu du désir : « Où-est-ce-par-quoi-j’aurai-l’être ? », par laquelle elle définit le travail que le bébé effectue avec son corps pour tendre vers l’objet qui apaisera sa tension. En effet, dans ces deux questions fondamentales apparaît en filigrane la différence radicale de la théorisation de l’originaire des deux auteurs. Lacan situe le point d’ancrage dans le champ du grand Autre, tandis que Dolto souligne l’importance d’une complémentation où l’objet tient une place primordiale. Rien d’étonnant à cela, puisque pour Lacan, il n’y a pas de sujet à l’origine, alors que pour Dolto, il y a du sujet dès avant la naissance.
41 C’est cette différence-là qui amène les deux auteurs à aborder le stade du miroir sous des auspices opposés. Lacan parle de jubilation, de libération, alors que Dolto parle de tristesse et de sentiment de trahison du sujet perdant l’illusion que l’image qu’il voit de lui puisse encore répondre de son être. Pour le premier, l’imaginaire vient donner corps à la pensée, « l’armure enfin assumée » au moment du stade du miroir et donne au sujet une « forme orthopédique de sa totalité [27] » lui permettant de surmonter les entraves du corps encore immature. Pour la seconde, l’expérience du miroir vient produire « un irréparable dommage narcissique », un trou symbolique dans l’imaginaire [28]. Pour le premier, il y a division du sujet et méconnaissance de sa vérité, alors que pour la seconde, il y a un possible savoir de l’intégrité subjective. C’est là que leurs théorisations se séparent définitivement.
42 Il n’en reste pas moins que d’avoir abordé l’image inconsciente du corps sous son aspect imaginaire, d’avoir affirmé qu’avant l’expérience du miroir, le corps est le support et l’outil de la perception de l’autre, Dolto a montré par quel biais se fait l’ancrage subjectif avant qu’il n’y ait langage parlé. Elle circonscrit ainsi de manière magistrale le point d’enracinement de la « souche des identifications secondaires [29] », appelé par Lacan le « Je-Idéal ». C’est un terme qu’il n’utilise nulle part ailleurs – et pour cause –, mais qu’il désigne comme ce qui situe l’instance du moi. C’est donc très nettement ce qui permet à l’objet (a) de devenir l’objet du désir articulé à la parole, c’est-à-dire de devenir, par l’ouverture à la dimension œdipienne, objet phallique (?) et (– ?). Pour ce faire, le passage par i(a), c’est-à-dire par l’imaginarisation possible, est rendu possible par le repérage de ce « Je-Idéal », première étape de l’expérience de l’altérité dans le miroir.
43 Pour parler, l’imaginaire est nécessaire. Et si racines de l’imaginaire il y a, c’est bien dans le corps qu’elles plongent. Du coup, cette « image inconsciente du corps », qui est tout sauf une image perçue, montre bien que l’aporie que Dolto a osé traiter avec le bonheur qu’on sait, vient précisément à cette place dont Lacan parle à propos de la privation dans laquelle l’agent est imaginaire, le sujet réel et l’objet symbolique. C’est Merleau-Ponty qui fait le lien entre les deux, lorsqu’il appelle le corps, « cet étrange objet qui utilise ses propres parties comme symbolique générale du monde [30] », objet qui nous permet de « fréquenter » le monde, de le « comprendre ». L’« imaginarisation » de l’agent « corps », dans la privation, arrache celui-ci à sa dimension de chair, de « viande », comme dirait Dolto. Pour qu’il y ait langage parlé, il faudra ce deuxième pas accompli au stade du miroir, où dans l’acte de reconnaissance de l’image extérieure à lui, le sujet se sépare une fois pour toutes du savoir de lui-même devenant capable de nommer l’objet en face de lui.
44 Lire Dolto et Lacan ensemble, sans chercher à éliminer l’un par l’autre, nous oblige à nous questionner en tant que lecteurs. Si nous tenons à une fidélité absolue aux textes, nous risquons de buter contre les différences manifestes entre les deux auteurs. Si nous acceptons l’idée que l’un est résolument parti d’une vision théorique et l’autre d’une perspective clinique, alors leur controverse peut devenir utilisable pour nous… et nous encourager à développer les questions qu’ils ont laissées ouvertes.
45 Colmar, le 16 septembre 2001.
Notes
-
[1]
D.W. Winnicott, L’Enfant et sa famille, Payot, p. 91.
-
[2]
F. Dolto, Au jeu du désir, « Personnologie et image du corps », Le Seuil, 1981, p. 60-95.
-
[3]
M. Pérez-Sanchez, dans Kinderanalyse, n° 4, 3. Jahrgang, Dezember 1995, Klett Cotta, Stuttgart, p. 343.
-
[4]
Op. cit., p. 14.
-
[5]
F. Dolto, L’Enfant du miroir, Rivages, 1987, p. 343.
-
[6]
J. Lacan, Séminaire, L’Angoisse, inédit, lecture du 5 juin 1963.
-
[7]
J. Lacan, Séminaire, La Logique du fantasme, inédit, lecture du 10 mai 1967.
-
[8]
Bertrand Cramer et Francisco Palacio-Esposa, La pratique des psychothérapies mère-enfant, puf, 1993.
-
[9]
R. Debray, Bébés/mères en révolte, Le Centurion, 1987.
-
[10]
F. Dolto, L’Image inconsciente du corps, Le Seuil, 1984, p. 58.
-
[11]
Ibid.
-
[12]
F. Dolto, Au jeu du désir, Le Seuil, 1981, p. 72.
-
[13]
Maurice Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, Gallimard, 1945, p. 226.
-
[14]
J.-L. Austin, Quand dire c’est faire, Le Seuil, 1970.
-
[15]
J. Lacan, Séminaire, L’Identification, inédit, lecture du 21 février 1962.
-
[16]
A. Didier-Weill, Invocation, Paris, Calmann-Lévy, 1998, p. 31.
-
[17]
Sigmund Freud, La Naissance de la psychanalyse, puf, 1979, p. 159-171.
-
[18]
J. Lacan, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1973, p. 46.
-
[19]
Marie-Christine Laznik-Penot, Vers la parole, Denoël, 1995.
-
[20]
F. Dolto, Au jeu du désir, op. cit., p. 22.
-
[21]
Imre Hermann, L’Instinct filial, Denoël, 1972.
-
[22]
Maurice Merleau-Ponty, op. cit., p. 169.
-
[23]
Sigmund Freud, Gesammelte Werke, Band XIV, Fischer, 1925, p. 15.
-
[24]
M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 179.
-
[25]
J. Lacan, Séminaire, L’Identification, inédit, lecture du 28 février 1962.
-
[26]
J. Lacan, Séminaire, Les Quatre Concepts fondamentaux de la psychanalyse, Le Seuil, p. 194.
-
[27]
J. Lacan, Écrits, « Le stade du miroir… », Le Seuil, p. 97.
-
[28]
F. Dolto, L’Image inconsciente du corps, Le Seuil, p. 151.
-
[29]
J. Lacan, Écrits, op. cit., p. 94.
-
[30]
M. Merleau-Ponty, op. cit., p. 274.