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Article de revue

Érotisme anal et inscriptions précoces de la bisexualité

Pages 31 à 33

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1À 5 ans, Nael est aux prises avec une pulsionnalité débordante et non canalisée, particulièrement en ce qui concerne les entrées et sorties du corps. Son jeu préféré, qui scande le début de chaque séance, c’est « la bataille des animaux ». Tigrou le tout-puissant, l’invincible, se livre à un combat féroce avec tous les animaux de la boîte dont aucun n’est épargné de la mort assurée. Dès que les combats qui se déroulent sur le plan de l’oralité dévoratrice dégénèrent en analité destructrice, Nael devient incontrôlable, l’excitation est à son comble, les animaux vaincus atterrissent de plus en plus loin dans la pièce. Ça déborde et ça se traduit corporellement par une activité anale. Depuis peu, quand l’excitation est trop forte, il stoppe de lui-même et dit qu’on va faire un autre jeu : « on arrête », « on range ». La disparition visuelle des animaux dans leur boîte semble éloigner l’excitation. Auparavant il lui était impossible de ranger quoi que ce soit, les choses restaient très éparpillées, Nael passant de l’une à l’autre au gré des débordements.

Découverte de l’attente dans le transfert, inscription du masculin et des fonctions du regard

2Cette maîtrise toute-puissante s’est transformée lorsqu’il m’a demandé de choisir pour lui les adversaires de Tigrou, et de lui faire la surprise (il ferme alors les yeux et se cache le visage pour ne pas voir). C’est devenu une partie importante du jeu, où non seulement Nael peut attendre mais il prend un vif plaisir à découvrir l’animal que j’ai choisi, à le deviner lorsque je ne fais dépasser de la caisse qu’une patte ou un bout de queue, de corne, d’oreille ou de museau. La jubilation de Nael est au rendez-vous, et en parallèle les débordements ont quasiment disparu. Dernièrement le combat me semble presque un peu expédié, le plaisir du jeu étant pris davantage dans ce coucou-caché qui module les quantités d’excitation. Parfois c’est lui qui veut choisir. Je dois fermer les yeux, et c’est à moi qu’il fait la surprise. Il prend son temps, choisit consciencieusement parmi tous les animaux, guette ma réaction quand je vais rouvrir les yeux. Depuis peu également, certains animaux sont l’objet de blagues entre nous, et j’accueille avec plaisir l’apparition de l’humour : ainsi, les petites grenouilles, minuscules, ne sont pas vraiment des adversaires de taille, et Nael anticipe en s’exclamant en riant « oh non, pas la grenouille ! ». Il n’en fait qu’une bouchée, l’écrase d’un simple coup de patte ou la balance d’une pichenette à l’autre bout de la pièce : « trop fastoche ! ». Le mépris narcissique que Tigrou-le-mégalo affiche lorsqu’il juge que l’adversaire n’est pas à sa hauteur me semble cependant moins dans la toute-puissance indifférenciée qui met tous les animaux dans le même sac, que dans la différence de traitement qu’il leur réserve maintenant. D’ailleurs Tigrou prend aussi des coups, et cette possibilité d’être blessé dans la bataille est inaugurale. Avant cela tout le monde meurt inexorablement sans que le tout-puissant ne soit jamais touché ni menacé dans son intégrité.

3Questionnée sur les relations que Nael entretient avec ce qui entre et ce qui sort de son corps, la mère m’apprend que la fonction orale est particulière chez lui, puisqu’il ne peut pas mordre ni mâcher ce qui est mou, qui est alors avalé tout rond-englouti, mais qu’il croque par contre avec une grande activité ce qui est dur et sec. Au niveau des fonctions excrémentielles, elle m’explique que dernièrement Nael stocke des matières au point d’avoir parfois un ventre énorme, alors même qu’il défèque, au prix cependant d’efforts considérables et très bruyants, qui n’auraient pourtant rien à voir avec une quelconque difficulté réelle d’évacuer des selles trop dures. On peut entendre cette disproportion comme l’expression de la nécessité d’une maîtrise extrêmement active pour parvenir à se défaire d’une part de soi, par la défécation. L’activité musculaire est telle que la fonction sphinctérienne est pervertie : il pousse tellement fort qu’il bloque les sphincters, même partiellement. L’expulsion est paradoxale, puisqu’il évacue tout en conservant. Le pédiatre a parlé d’inversion du réflexe de défécation. « Il est quelque fois nécessaire de déployer une grande activité pour atteindre des buts passifs » (Freud, 1932, p. 199). Quel serait le but passif ici, dans ce que Freud qualifiera de « complexe excrémentiel » ?

La scène intérieure : de l’œuf anal à la scène primitive

4Le mécanisme de la défécation fait intervenir un système complexe d’ouverture et de fermeture des sphincters interne et externe, chacun de ces temps et mécanismes faisant l’objet d’investissements et d’inhibitions divers, allant du jeu érotique sur une muqueuse sollicitée par un objet fécal de plus en plus consistant à des sensations de réplétion ou de déplétion avec relâchement musculaire et vacuité. Lorsque « la selle est “pondue” dans l’ampoule rectale » (Soulé et al., 1985, p. 1774), une lutte active peut alors bloquer l’ouverture de l’anus et dès lors la selle au lieu d’être exonérée à l’extérieur, est déféquée à rebours dans le sigmoïde et le côlon. On parle de défécation à l’envers, puisque la contraction n’aboutit pas à l’exonération mais à la rétropulsion de la selle.

5Une érotisation secondaire complexe accompagne un tel mécanisme masturbatoire, qui concerne à la fois la contraction maintenue du sphincter, les sensations sur les muqueuses du passage des selles, mais aussi la sensation de « plein » du colon. Ce mécanisme auto-érotique produit ainsi une situation bisexuelle où l’enfant est à la fois actif et passif (Freud, 1917). En exerçant sa pulsion d’emprise, l’enfant se rend maître de sa musculature interne segment par segment, jusqu’à créer une cavité interne (« méga »-côlon), où se masturber et stocker ses bébés-anaux-maman en secret. Freud disait dans les Trois essais que « c’est avant tout la muqueuse érogène intestinale qui fait figure d’organe sexuel à but passif » (Freud, 1905, p. 135).

6Nael joue ainsi à faire apparaître-disparaître « magiquement » une selle, la faire descendre et remonter. Ce plaisir masturbatoire d’excitation des muqueuses dans un va-et-vient peut évoquer ce qui est en jeu dans le mérycisme, sur le plan oral. Or c’est un œuf que Nael joue aussi à cacher dans mon bureau. Un œuf bien particulier qu’il découvre un jour : un œuf gigogne, avec dedans un œuf qui a dedans un œuf et ainsi de suite jusqu’à un petit poussin en son sein. Nael dit que toutes les coquilles sont ses mamans, et que sinon le petit poussin a froid. Les mamans-peaux-coquilles figureraient les préformes des enveloppes psychiques. Ce jeu de cache-cache consiste à d’abord s’assurer que le petit poussin y est bien toujours au centre, puis à le cacher et le chercher, à tour de rôle.

7C’est bien un œuf que Nael fabrique analement, « pond » et conserve à l’intérieur de lui, dans son ventre : un œuf-lumpf-bébé-pénis. Mais c’est aussi l’ensemble maman-bébé-emboîtés (un ensemble symbiotique en feuillets) qu’il garde ainsi à l’intérieur de lui (le « petit » poussin dans le ventre-sein de toutes ses mamans). « Le petit », c’est le pénis selon l’équation freudienne ; le pénis du père incorporé par la mère, dirait M. Klein, dans un Œdipe précoce d’objets partiels. Ce serait donc une scène primitive kleinienne que Nael réalise dans son espace interne, incarnant tous les rôles et toutes les positions. Dans le « fantasme de masturbation anale », Meltzer décrit d’ailleurs l’aspect de « zone commune » du claustrum rectal dans le fantasme omnipotent de contrôle tyrannisant de l’objet d’amour. On peut penser également que cette pratique auto-érotique qu’est le jeu solitaire de va-et-vient du bâton fécal joue un rôle compensatoire aux aléas de la relation objectale, pour éviter l’angoisse de perte. Comme dans le jeu de la bobine, la maîtrise des présences-absences de l’objet (par le contrôle ainsi exercé sur l’objet interne) permettrait d’éviter la position passive. Je précise ici que le travail de la mère fait qu’elle s’absente souvent plusieurs jours. Etonnamment, Nael semble s’en accommoder, même s’il lui fait payer ses absences en étant dans un contrôle tyrannique à son retour. J’y vois à l’œuvre un travail de séparation venant illustrer comment l’émergence du sentiment de séparation corporelle accompagne la formation d’un Moi corporel suffisamment sphinctérisé.

Exploration et réunification des principes masculin et féminin

8Il y a peut-être aussi un fantasme d’auto-engendrement présent dans cette fabrication et cette ponte interne d’une maman-bébé-pénis. D’abord parce que ce faisant Nael se passe de l’objet : il substituerait cette activité solitaire aux fluctuations de l’objet externe, dans un déni de la dépendance, ce qui expliquerait sa « tolérance » étonnante aux absences prolongées de la mère. Ensuite parce qu’il peut choisir de « donner naissance » à l’extérieur en lâchant une selle ou bien de garder à l’intérieur de lui, dans un système qui pourrait se clore sur lui-même. Tout comme le petit Joey, chez qui Bettelheim décrit un pareil fantasme, mais qui annonce la sortie hors de l’autisme. Joey invente une poule-poussin (là où Nael la trouve dans mon bureau), qu’il va incarner et mettre en scène en se pondant lui-même. Sous la table, Joey « avait mis au monde un œuf dont il était sorti à coups de bec pour entrer, nouveau-né, dans le monde : « Je me suis pondu en œuf », dit-il, « je me suis éclos et j’ai donné naissance à moi » (Bettelheim, 1967, p. 589). Face au danger d’un fonctionnement en vase-clos, on peut peut-être se rassurer du fait que Nael fasse « profiter toute la maison » de son activité masturbatoire anale, à grand bruit et porte ouverte. On peut y voir aussi le premier mensonge de l’enfant concernant la défécation. L’espace du secret signe bien la propriété d’un espace psychique interne disponible et suffisamment enveloppé, où stocker des choses en secret.

9Il me semble que la rétention chez Nael apparaît non pas tant avec le sens d’une opposition et de la maîtrise toute-puissante, que comme signe d’un assouplissement de cette maîtrise justement. Cette activité illustrerait le modèle de la « déprise » (au double sens de « lâcher prise » et de se « déprendre »), avec le gain ou la compensation auto-érotique qui l’accompagne et qui fabrique de l’espace interne. L’effort fourni étant justement ce qui permet une érotisation secondaire liée à la rétention partielle, où se joue alors un montage interne mettant au travail la bisexualité, n’excluant pas la position passive. Des éléments en parallèle vont dans le sens de ce lâcher-prise, mais aussi de la symbolisation secondaire, comme l’affect porté au langage de façon inaugurale, qui va permettre à Nael de dire au lieu d’agir, mais aussi de s’auto-contrôler, de s’apaiser, se pare-exciter. Ainsi ce qu’on pourrait penser du côté de la rigidité (rétention-maîtrise) montre ici a contrario un gain de souplesse et de fluidité (et toute une dynamique du sexuel infantile), à l’opposé des réactions d’une extrême rigidité avec lesquelles Nael réagit aux frustrations jusqu’alors.

10En conclusion, si la rétention est associée à une forte maîtrise active, chez Nael j’y vois davantage un travail d’appropriation de la passivité, voire l’aménagement d’un espace interne. L’habitat possible d’un intérieur façonné et perçu comme espace interne pourrait-il correspondre à une « création topique » ? A l’image d’une « chambre supplémentaire » à l’intérieur de soi, ou une « réserve », où conserver bien au chaud une imago combinée de la mère et de l’enfant-pénis en son sein. Ce faisant, c’est aussi un renforcement de la fragilité de la contenance que réaliserait l’hyper-sphinctérisation (Haag, 2004), permettant une lutte contre une angoisse de castration destructurante, qui ramène vers des angoisses de morcellement et de perte. L’aménagement d’une expérience de passivité (il est lui-même les deux pôles, dans une intrication possible) serait au fondement d’une capacité de réceptivité par l’espace creux ainsi aménagé (féminin primaire que M. Klein décrit dans les deux sexes, 1945). M. Schneider (2004) développe ce « paradigme féminin » de la réceptivité et de l’hébergement premier en creux comme métaphore même de l’espace psychique. L’auto-érotisme anal intrique ici des positions bisexuées : pénétré-pénétrant, actif-passif, expulsif-rétentif, emprise-déprise, donner-recevoir. Cette bisexualité s’incarne de façon intracorporelle, dans le théâtre du ventre, et se condense dans le fait d’accoucher analement d’un œuf.


Date de mise en ligne : 08/10/2019

https://doi.org/10.3917/lcp.228.0031

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