Notes
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Une première mise en forme de ces réflexions a été publiée dans la revue en ligne aspasia.fr. Elles sont ici largement remaniées.
1Pour aborder certaines particularités des attentats terroristes récents, et notamment ceux qui sont survenus à Paris en novembre 2015, une élaboration proprement métapsychologique serait beaucoup plus ambitieuse que ce que je peux dire aujourd’hui. Pour que nos réflexions soient pertinentes, il faut qu’elles restent partielles - ce que je peux entendre et observer - sans oublier que tout le reste existe : ainsi mon article vaut pour le Bataclan et les terrasses des cafés parisiens plus que pour les attentats dans les aéroports. Les attentats parisiens ont été ciblés d’une façon spécifique : pas seulement le plus de gens possible mais la rédaction de Charlie, l’hypermarché Casher, la salle de concert ou les restaurants... C’est cette particularité qui m’a interrogée, car elle indique un facteur passionnel, une logique de vengeance ou de revanche et pas seulement la violence-symptôme de l’explosion meurtrière.
Psychanalyste et citoyenne
2En voulant souligner le rapport à des doubles-frères dans la religion et frères d’armes d’un côté, victimes de l’autre-, qui contribue à organiser les réactions à l’humiliation et l’investissement de la mort, c’est un aspect de l’expression sadique et cynique du déploiement des pulsions de mort dans la cité que je veux mettre en évidence : l’intrication minimale qui fonde le sadisme est déjà une libidinisation. Ici l’investissement objectal est du côté du nihilisme dévastateur -mais il existe- tandis qu’un certain investissement du double exalté se retrouve dans le rapport au frère d’armes. Certes, je n’utiliserai pas les outils de la psychanalyse classique : psychologie des masses et meneurs, sadisme et pulsion de mort, racisme des petites différences, analyse de la perversion et de la paranoïa. En effet, je vise à décrire des éléments d’une réalité sociale dans un propos qui ne prend pas directement appui sur une pratique clinique. En psychanalyse, on ne peut réfléchir que par fragments -c’est ce qui opposait Freud à Lou Salomé- qui lui demandait de poursuivre dans sa logique globale d’élucidation du narcissisme. Car je pleure sur ma ville Lumière. Je pleure sur ma banlieue grise. Ainsi que sur toutes les villes, à Bruxelles, Orlando, Istambul, Bagdad, Nice et tant d’autres, touchées par le terrorisme. Non que je pense que tout le déroulement des meurtres de janvier et de novembre 2015 soit réductible à la ghettoïsation de certaines banlieues : il y a aussi des logiques de départ en Syrie dans certaines petites villes de province, et il n’est pas simple de déterminer qui passe à l’acte, ou non, dans ceux qui sont entraînés dans des logiques de radicalisation. On l’a vu à Nice. Mais Saint-Denis ou le Bourget, Aubervilliers et Drancy sont bien mon monde, mon ancrage. Et si dans Paris, mes propres repères sont plutôt le 5e ou le 6e arrondissement, nombre d’amis, jeunes et moins jeunes se retrouvent dans les abords de la place de la République pour manger ou boire, écouter de la musique, sortir. Et ensuite pour discuter, lutter, et tenter de réinventer le monde. Si je peux comprendre quelque chose aux évolutions récentes, écouter, construire, essayer de penser, c’est bien à partir de ce que je connais depuis longtemps.
3Je tiens à préciser qu’il ne s’agit pas ici d’un travail de recherche, ni même d’un article de psychanalyse au sens technique du terme. C’est plutôt une réaction de citoyenne, qui utilise son histoire et sa formation professionnelle pour penser ce qu’elle peut, mais sans élaboration véritablement technique ou scientifique. Bref, simplement un « petit papier » pour clarifier mes idées et permettre de réfléchir et discuter avec d’autres. Un essai de mise en forme d’une idée, nécessairement partielle, venue à l’esprit de la psychanalyste que je suis, avec sa longue histoire en banlieue parisienne populaire, simplement parce que cette perspective me semblait manquer dans les commentaires de journalistes, de politologues, de philosophes ou de psychanalystes que je lisais. Je ne prétends donc pas mêler ma voix à ceux qui sont des spécialistes ni aux élaborations compétentes, mais simplement suivre un fil que l’on n’entend pas très souvent évoquer : le meurtre de soi à l’œuvre dans le meurtre de l’autre, pas seulement à cause des actes à la fois meurtriers et suicidaires, mais à cause du déni d’une gémellité fondamentale entre les meurtriers et les victimes.
La rage de tuer
4Dans la froide détermination des meurtriers, dans leur façon d’interpeller leurs victimes, notamment au Bataclan, on ne perçoit pas de capacité à prendre en compte ce que vit et ressent l’autre, sinon sous la forme d’une jouissance à faire éprouver la peur. Rien ne doit résister. Ce n’est pas la même logique que l’assassin des dessinateurs de Charlie Hebdo hurlant dans la rue : j’ai vengé le prophète Mohammed. Dans la logique de vengeance, l’ennemi est identifié comme tel, et le triomphe ne va pas sans satisfaction libidinale. La haine est au premier plan. Dans les actes de novembre, au contraire, on a le sentiment qu’il s’agit de faire le plus de dégâts possibles, non pas tant à cause d’une haine ou d’une vengeance envers ceux que l’on extermine, mais dans une affirmation radicale d’être tout-puissant, de pouvoir agir sans limites. La destructivité semble régner pour elle-même, rappelant ce que faisait apparaître aussi Hatzfeld, interviewant au Rwanda les exterminateurs hutus.
5La violence-symptôme est une explosion désorganisatrice non préméditée ni voulue. La violence-révolte reconnaît un ennemi et l’attaque avec agressivité ou haine. Ici, la révolte est elle-même désubjectivée : si elle peut être mûrement prévue et organisée, elle ne prend pas en compte l’objet de sa haine, mais seulement le fait de balayer l’obstacle. La violence-symptôme existe depuis longtemps dans les conduites individuelles comme dans des réactions collectives : ainsi Sami, 15 ans, tué à Drancy d’un coup de couteau un soir de Téléthon, il y a 15 ans, par un autre jeune du même âge, de la cité voisine, de même origine algérienne, de même type de famille. Mais aussi les émeutes de banlieue de 2005, que beaucoup de commentateurs voient comme un moment tournant : l’absence de réponse adéquate au mal-être a contribué à susciter les radicalisations.
6Sommes-nous passés à une violence-révolte ? Oui et non : s’il y a un ennemi identifié, ce n’est pas pour obtenir de lui quelque chose, mais pour mettre en œuvre une capacité de destruction. Rien de révolutionnaire, ici, même sur un mode régressif, car il ne s’agit pas de construire un nouvel ordre social, ni de restaurer des traditions. Ce sont les logiques de guerre qui sont mises au premier plan, dans une recherche de la destruction pour elle-même. Sur fond d’une déception fondamentale. Le meurtrier de Nice attaque à la fois le symbole de la fête nationale française et la soirée festive, et des témoins soulignent qu’il a ciblé tout particulièrement des familles accompagnées de jeunes enfants (de manière analogue, Mohamed Merah s’en était pris à de tout petits enfants dans une école). C’est la vie elle-même qui est visée, la douleur de l’autre qui est recherchée.
Révolte ou nihilisme ?
7Dans les actes meurtriers de janvier et novembre 2016, les cibles sont manifestement significatives. L’attaque de la rédaction de Charlie Hebdo se donne comme une exécution punitive contre des blasphémateurs, l’attaque de l’hyper Casher est clairement antisémite. On est apparemment dans une logique de vengeance : à qui m’a fait du tort je fais tout le mal possible, en le traitant en ennemi, sans égard à une évaluation de sa faute. Le dessin satirique ne peut valoir la mort, sinon pour qui refuse la pensée au nom d’un sacré intouchable. La politique d’Israël n’est pas mise en œuvre par les clients du supermarché. On voit comment la condamnation dérive de la vengeance vers une destructivité disproportionnée : de la vengeance (contre des agresseurs) à la guerre (contre tout un groupe ou tout un peuple, sans épargner les innocents), jusqu’à une destructivité généralisée qui relève d’un nihilisme : rien ne doit nous résister, nul n’a le droit de vivre s’il s’oppose à nous ou s’il est différent, rien n’a plus de sens sinon donner la mort. Y compris en se détruisant soi-même.
8C’est bien ce qui se déploie en novembre à Paris -les attaques à Bruxelles contre les moyens de transport visent davantage à paralyser le plus de choses possibles et à semer l’effroi ; de plus elles semblent avoir été une ligne de repli par rapport à des projets visant à nouveau Paris. En novembre, le fait de viser des lieux de détente et de loisir -concert du Bataclan, terrasses de restaurants et de café- fréquentés par des jeunes, témoigne de la volonté d’atteindre des forces vives au cœur de leur plaisir de vivre. Il ne s’agit pas seulement de frapper l’opinion, mais de frapper des gens, notamment des gens de l’âge des meurtriers. Et de frapper en défiant, en interpellant, en regardant dans les yeux ceux que l’on assassine. On sait que les terroristes sont le plus souvent des convertis récents à l’islam radical. Ce qui signifie, comme leurs biographies le montrent, que deux ou trois ans auparavant, nombre d’entre eux pouvaient aussi fréquenter à l’occasion les terrasses de café (sans hésiter à boire de la bière ou d’autres alcools) ou les lieux de concert. Ils tuent ceux qu’ils n’ont pas voulu demeurer ou ceux qu’ils n’ont pas pu être, des jeunes capables de s’insérer socialement, de s’amuser ou de réfléchir ensemble, des gens qui acceptent et réussissent à faire leur vie dans ce système libéral. Ils attaquent la possibilité de vivre, et voulant un sens exclusivement religieux, ils détruisent tout sens en arrachant aveuglément la vie. Sans doute ne faut-il pas minimiser ce qu’ils obtiennent ainsi en semant la terreur et la désolation : détenir la toute-puissance, le pouvoir de vie et de mort sur autrui ; au seuil de la mort quand ils se font exploser eux-mêmes, s’être senti tout puissant, revanche suprême.
Des signes avant-coureurs
9De ce point de vue, ne faut-il pas se rappeler des signes avant-coureurs du fond nihiliste actuel qui permet aujourd’hui l’efficacité de la propagande de Daesh ? Je repense à Richard Durn et à la tuerie de Nanterre en 2002. Dans la nuit du 26 au 27 mars, à 1h15, à l’hôtel de ville de Nanterre, au terme d’une séance du conseil municipal, un homme installé dans le public, Richard Durn, se lève et tire trente-sept fois sur les élus, un à un. C’est un acte individuel, qui n’est pas orchestré par une adhésion et une propagande terroriste, chez un homme dont l’équilibre psychique est peu solide, mais il relève d’un même type de désespoir forcené animé par une haine qui semble désintriquée, délibidinalisée. Dans une lettre-testament envoyée à une amie avant son passage à l’acte, Richard Durn décrit son projet : « /…/ Puisque j’étais devenu un mort-vivant par ma seule volonté, je décidais d’en finir en tuant une mini-élite locale qui était le symbole, et qui étaient les leaders et décideurs dans une ville que j’ai toujours exécrée… ». Il explique vouloir tuer la maire, puis « le plus de personnes possibles » avant de se tuer ou d’être tué. « Je vais devenir un serial killer, un forcené qui tue. Pourquoi ? Parce que le frustré que je suis ne veut pas mourir seul, alors que j’ai eu une vie de merde, je veux me sentir une fois puissant et libre ». De fait, il se suicide peu après son arrestation, en se défenestrant. Or cette ville qu’il a « toujours exécrée », Richard Durn avait tenté de s’y insérer, dans la vie associative, et comme animateur ; c’est l’échec de son attente (amplifiée par son repli et sa dépendance à sa mère), l’absence de la reconnaissance qu’il a d’abord activement cherchée, voire mendiée, qui le pousse à sa propre forme de radicalisation. Dans le désespoir, mais sans idéologie compensatrice.
Habillage religieux ou messianisme ?
10C’est pourquoi l’on peut se demander sérieusement quelle est la part de l’inféodation religieuse dans les actes terroristes. Il est incontestable que l’attirance de certains jeunes vers l’islam radical, en particulier de certains jeunes délinquants vers la pratique religieuse est une découverte de sens et de cohérence : remplacer par la rigueur d’une pratique l’absence de sens et de perspectives, c’est trouver un étayage qui remplace une solidité interne.
11Mais le débat entre l’interprétation nihiliste (Olivier Roy) et l’interprétation messianiste (Fehti Benslama sous une forme nuancée, d’autres de façon plus massive) mérite toute notre attention. Parmi les psychanalystes qui ont réfléchi sur ces passages à l’acte meurtriers, Julia Kristeva juxtapose pour ainsi dire les deux hypothèses : elle se réfère au mal radical selon Kant, soutenant la position d’une destructivité systématique, nihiliste. Mais elle souligne en même temps la force de l’idéalisation adolescente d’un absolu qui refuse tout compromis. Ce serait moins l’attrait d’un paradis après la mort promis aux martyrs du Djihad qui déterminerait la puissance de l’engagement de sa propre existence que la possibilité d’accéder à une stature de Héros de la religion. La notion proposée par Fehti Bensalma d’une attitude de « surmusulman » animé par un « furieux désir de sacrifice » précise cette perspective de façon saisissante (Seuil 2016).
12Image héroïque de soi ou toute-puissance du pouvoir de mort sur autrui ? Il est probable que d’un terroriste à l’autre, les accentuations ne soient pas les mêmes. Mais on est bien, tant dans la version de l’idéal héroïque négatif légitimé par la puissance divine que dans la version de la domination destructrice, dans la sphère d’un narcissisme perdu qui cherche à tout prix -et au prix de la vie d’autrui et du massacre- à retrouver une image de soi supportable, qui ne peut plus être, du fait de l’accumulation des traumatismes, qu’une toute-puissance incontestée, qui ne triomphe que par la mort.
Interrogations sur la notion de mal radical
13C’est ici que la référence au mal radical tel que le pensait Kant peut éclairer. L’homme est faillible parce qu’il y a un écart entre ce qui attire sa sensibilité et ce qui rationnellement fonde la loi morale qui lui dicte son devoir. La culpabilité naît de cet écart entre ses actes et ce que l’on juge moral. Mais de la tension entre culpabilité et morale naît aussi le sentiment d’une limite à ce que l’être humain, même coupable et immoral, peut supporter d’accomplir sans cesser de se sentir humain : il y a de l’inacceptable, il y a de l’inhumain.
14Lorsque le sentiment que l’on peut faire tout le mal qu’il est physiquement et matériellement possible de faire ne connaît plus cette limite (fluctuante certes, notamment en temps de guerre), lorsqu’il n’est plus de référence ni à l’exigence morale ni même à l’inhumain, alors le mal est sans limite, sans remède et sans recours : il est radical, en ce qu’il relève d’une liberté capable de pervertir les maximes de la loi morale. Non que l’homme recherche le mal pour le mal, ce qui est habituellement le fait du Diable (figure absolue du mal radical) plus que de l’humanité : les hommes peuvent toujours regretter leurs actes, revenir à des sentiments d’humanité. Mais ils peuvent aussi se leurrer eux-mêmes par le mensonge, en déniant l’exigence morale et sa logique (impératif catégorique universel, respect de soi et de l’autre). Déterminer ce qu’il est humain de faire ou de ne pas faire, mettre quelque part une limite à la violence possible, conserver un critère du respect de soi sinon de celui d’autrui, voilà ce qui nous garde du mal radical.
15En revanche, le mal radical s’origine là où l’on entre dans des logiques inversées : juger légitime ce qui ne l’est pas, considérer que faire du mal est un bien, justifier l’injustifiable. Ici l’investissement objectal est du côté du nihilisme dévastateur -détruire tout ce qui est autre- tandis qu’un certain investissement du double exalté se retrouve dans le rapport au frère d’armes. La jouissance peut-être inconsciente mais incontestable de la toute puissance sur la vie d’autrui manifeste que le sadisme est probablement plus déterminant que l’aspiration consciente à l’héroïsme. Si l’on entre dans une perversion du sens où c’est la destruction de l’autre (et notamment du semblable) qui fait le héros, il n’est plus de barrage au déferlement du mal.
16Mais Antoine Leiris, dont la femme Hélène est décédée dans l’attentat du Bataclan nous ouvre la voie « Vous n’aurez pas ma haine » proclame-t-il… Le journaliste parisien ajoute que c’est la culture qui permet de s’élever et de se démarquer des logiques de haine et de violence, et qu’il faut travailler à comprendre pour éviter la défaite de la pensée.
Logiques du double persécuteur
17Dans sa Lettre ouverte au monde musulman, le philosophe Abdennour Bidar interroge ce qui dans l’Islam a enfanté le monstre destructeur Daesh. Les musulmans « tiennent à leur religion historique parce qu’elle leur donne un lien puissant à l’infini ». Mais l’islam radical en réduisant ce lien à une vision binaire (bien/mal) agressive empêche de conserver un « rapport intelligent et libre à la religion de Mohammed ». L’influence de cette pratique religieuse « bornée et intolérante » qu’est le salafisme est aujourd’hui telle que l’islam se retrouve « trop souvent dans l’extrême inverse de celui où s’est égaré l’occident » : l’occident a tranché le lien sacré entre l’homme et l’infini, l’Islam salafiste « étrangle l’homme avec ce même lien de l’infini » (p. 48). A. Bidar poursuit, s’adressant à l’Islam : « Tu laisses des ignorants et des fous pendre tes peuples avec la corde du lien sacré qui devait les faire grimper jusqu’au ciel ! L’Occident a coupé le lien de la transcendance, toi tu t’en sers pour ligoter tes consciences et tes corps ». Ni les uns ni les autres ne savent plus réguler ce qu’Abdennour Bibar considère comme le lien sacré à l’infini et que je préférerais désacraliser et élargir à tout ce qui relève de la capacité de symbolisation vitale pour l’humanité - laquelle n’est pas nécessairement religieuse. La symbolisation religieuse a pour elle la force affective de ses traditions, et le décentrement normalement libérateur d’une référence à l’Unique qui mérite d’être adoré - donc aucun homme et aucune autorité ne sont absolus ; mais elle a contre elle cette tendance si forte à se pervertir pour assujettir, et comme le soulignait Freud, à poser un interdit de penser au nom du sacré…
18Reste qu’Abdennour Bidar saisit très bien la logique gémellaire qui est à l’œuvre actuellement : « Voilà pourquoi vous vous détestez à ce point. Vos deux crises sont en miroir, vous êtes des jumeaux de détresse qui s’accusent mutuellement pour éviter d’avoir à regarder en face leur propre responsabilité : toi, l’Islam, tu accuses l’Occident d’avoir basculé dans le matérialisme pour oublier que tu as fait du lien sacré un système de soumission, et en retour l’Occident t’accuse pour s’oublier tout autant… ». Il s’agirait donc d’une déresponsabilisation partagée, provoquant des réactions en chaîne indéfinies. Ce n’est sans doute pas par hasard si les fratries sont nombreuses dans les groupes terroristes qui ont été identifiés. A bien des égards, ces fonctionnements de groupe régressifs montrent des logiques de double : frères d’armes, admiration dans les yeux du semblable, cibles choisies parmi les frères ennemis, qui sont des doubles persécutés et persécuteurs dont on se démarque.
19Mais alors en tuant l’autre on détruit aussi ce que l’on refuse en soi-même, de même que le raciste ordinaire rejette l’autre parce qu’il refuse de reconnaître l’altérité en lui-même. C’est à ce conflit interne-externe que la propagande de Daesh vient donner une forme ravageuse, utilisant pour ses propres objectifs de puissance ceux qui, persuadés d’être trompés en permanence par le mensonge d’état (théories du complot), cherchent une boussole pour leur rage de vivre qui a été détournée, retournée, dévoyée en rage de tuer – tant par le poids des violences externes dont ils sont l’otage que par l’absence d’issue à leur conflit interne.
Penser à la hauteur des enjeux historiques actuels
20Dans ses Cahiers de prison, Gramsci invitait à faire l’inventaire de son temps, et soulignait l’importance de penser « large », à la hauteur des enjeux de son époque. Tout homme est philosophe, puisqu’il parle, mais selon une philosophie spontanée, qui mêle des héritages différents ; reste à rendre cette pensée cohérente et critique. Il est aujourd’hui difficile de penser nos sociétés : comment penser à la fois la mondialisation et ses effets de migration, les actes terroristes, les mouvements sociaux qui renaissent en même temps que les montées de l’extrême droite, etc. ? D’autant plus que la politique spectacle (cf. Guy Debord) perd sa distance et sa part d’autonomie par rapport aux puissances économiques et décide à la petite semaine, sans perspective d’envergure : le discours politique est un discours de flatterie (comme Platon le dénonçait dans le Gorgias) tandis que les décisions relèvent d’autres logiques.
21Et pourtant, il est nécessaire de penser ce que nous vivons pour que la recherche de sens ne soit pas confisquée et dévoyée, pour que le nihilisme et les récupérateurs de tout bord ne l’emportent pas. Les psychanalystes ont plus que d’autres le souci de penser. Mais parfois nous pensons pour survivre, à notre propre usage : nous nous expliquons les choses d’une façon qui nous permet de nous conforter dans nos convictions, malgré tout ce qui se passe et nous ébranle. Au risque que la pensée elle-même ne soit qu’une défense. Cela ne suffit pas : il faut penser pour tous ; penser pour que les autres trouvent la « nourriture spirituelle », dont ils ont besoin, c’est-à-dire pour qu’ils puissent reconnaître, nommer, symboliser, bref élaborer ce qu’ils rencontrent et subissent de non-sens, d’exclusion et de violence (dans une transformation d’éléments bêta en éléments alpha selon la pensée bionienne). Penser pour que la pluralité des visions et des traditions puisse dialoguer. Il importe que la symbolisation reste possible, le plus largement possible, pour le plus grand nombre de gens possible, afin que les logiques de vie l’emportent sur les logiques de mort.
22Il est clair que Daesh a de l’influence parce qu’une part des générations montantes n’a pu se reconnaître une place dans le monde qui leur est proposé ; qu’ils aient vécu des formes concrètes d’exclusion ou qu’ils aient perçu l’insuffisance de nos formes de vie et de pensée, ils peuvent être vulnérables aux sirènes intéressées de l’islamisme radical conquérant parce que celui-ci donne une issue apparente à leur détresse. C’est parce qu’ils ont été délaissés et méprisés qu’ils ont « besoin » d’un illusoire moment de toute puissance compensatrice… Par la destruction faute d’avoir trouvé comment construire.
23Car les djihadistes mettent au jour un malheur destructeur qui ne concerne pas qu’eux : « entre un terrorisme qui mitraille à bas coût et de qui, depuis longtemps déjà, nous éteint à petit feu, aucune illusion n’est plus tenable », écrit par exemple P. Garrone qui poursuit : « L’ombre menaçante du néant infini se déploie comme rarement. Nous souffrons de nihilisme, c’est un fait, non une simple vue de l’esprit ou une pathologie cancéreuse réservée aux massacreurs islamisés ou autres. »
24La comptine de notre enfance « Savez-vous planter les choux ? » le dit avec naïveté mais profondeur : on plante les choux avec les mains, les pieds, le nez, que sais-je ? Mais cela ensemble, en faisant quelque chose ensemble qui permet d’entrer dans une expérience partagée « à la mode de de chez nous » – qui n’est donc qu’une parmi d’autres possibles, mais qui a sa tradition et sa cohérence. Elle fait vivre et mérite de vivre, et doit pouvoir tolérer que d’autres modalités de vie existent en la laissant vivre. Alors la ronde peut se poursuivre, avec une autre comptine essentielle, où se libidinalise le lien social : entrez dans la danse, voyez comme on danse, chantez, dansez, embrassez qui vous voudrez…
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Mots-clés éditeurs : violence, double, terrorisme, nihilisme, symbolisation, religion
Date de mise en ligne : 06/12/2016
https://doi.org/10.3917/lcp.203.0031Notes
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Une première mise en forme de ces réflexions a été publiée dans la revue en ligne aspasia.fr. Elles sont ici largement remaniées.