Notes
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[1]
Lecourt D., Humain, Posthumain, Paris, PUF, 2003.
-
[2]
Freud S., L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939, Paris, Gallimard, 1986, p. 131.
-
[3]
selon une expression de Marie-José Mondzain, philosophe, qui a utilisé cette expression à propos de l’évolution de l’art contemporain.
-
[4]
« Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque », Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (1953), In : Ecrits, Seuil, Paris, 1966, 321.
-
[5]
« … la butée logique de ce qui, du symbolique, s’énonce comme impossible. C’est là que le réel surgit », Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’envers de la psychanalyse, 1969-1970, Le Seuil, 1991, p. 143.
-
[6]
La confrontation avec ces points de butée déclenche Lacan parle de point panique : Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-1959, Paris, La Martinière/Champ Freudien, 2013, p. 108
-
[7]
« L’amnésie est notre origine en ce qu’elle concerne notre conception dans le croire des deux corps qui nous firent eux-mêmes dans le non-savoir de la conséquence de ce qu’ils étaient en train de faire en faisant tout autre chose ». Quignard P., « Petit traité sur Méduse », in Le nom au bout de la langue, Paris, Gallimard, 1993, p. 68.
-
[8]
Sterne L., La vie et les opinions de Tristam Shandy, Traduit de l’anglais par Guy Jouvet, Editions Tristram, 1998.
-
[9]
Notre propos est juste de poser que la GPA implique un nouveau clivage. Il ne s’agit pas d’ouvrir ici le débat sur la GPA, ce qui n’est pas l’objet de cet article. Voir cependant à ce propos la discussion pertinente de Muriel Fabre-Magnan, La gestation pour autrui, Paris, Fayard, 2013.
-
[10]
Voir à ce propos le rapport de Théry I, Leroyer AM., Filiation, origines, parentalité : le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle : rapport remis à la Ministre déléguée chargée de la Famille, Ministère des affaires sociales et de la santé. Paris, Odile Jacob, 2014.
-
[11]
de même qu’avec le don d’ovule.
-
[12]
cité dans Daumas C., « Deux camps distincts parmi les intellectuels », Libération, 6.8.2014.
-
[13]
Platon, Le Banquet, trad. de L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 152.
-
[14]
Fagniez P.L., Loriau J., Tayard C., « Du "bébé- médicament" au "bébé du double espoir" », Gynécologie, Obstétrique et Fertilité, 2005, 33, 10, p. 828-832.
-
[15]
On pourrait vouloir soustraire la procréation au hasard des rencontres et de cette loufoquerie qu’on appelle l’amour, comme l’énonce Lacan : « Vous êtes surgi de cette chose fabuleuse, totalement impossible, qu’est la lignée génératrice, vous êtes nés de deux germes qui n’avaient aucune raison de se conjuguer si ce n’est cette sorte de loufoquerie qu’on est convenu d’appeler amour. » Lacan J., « Le phénomène lacanien » [30 novembre 1974], Les cahiers cliniques de Nice, 1998, 1, p. 9-25.
-
[16]
Andrew Niccol (Réal.), Bienvenue à Gattaca, 1997, Boulogne-Billancourt, Columbia Tristar Home Video, 2008.
1Les biotechnologies périnatales semblent permettre de franchir toutes les limites. Jusqu’où faut-il aller ? Quelle position prendre ? Être du côté des techno-prophètes, pris par la fascination technologique, ou des bio-catastrophistes [1] qui dénoncent le pire, en prenant leurs exemples dans les situations les plus extrêmes. Les biotechnologies de la procréation débouchent sur un monde d’autant plus impossible à penser qu’il est issu d’une série de clivages qu’elles réalisent dans la réalité, qui font aller aux frontières de ce qui est pensable. Des clivages qui désarticulent les repères propres au symbolique. Allons-nous vers une abolition symbolique ? S’agit-il d’une crise du symbolique provoquée par les possibilités offertes par les biotechnologies ? Faut-il considérer que la science aurait irrémédiablement fait « un pacte avec la barbarie » [2]. Ou au contraire faut-il aller au-delà de toute position catastrophiste, en considérant plutôt que le curseur du symbolique se déplace plus vite que notre capacité de le suivre [3]. S’il y a un enjeu pour le psychanalyste, comme a pu le dire Lacan, c’est en effet d’être à la hauteur du temps qu’il vit [4]. Il s’agit de veiller à ne pas se laisser aller à glisser sur une pente conservatrice. On ne peut maudire son propre temps. Quoi qu’il en soit, il faut bien reconnaître que les possibilités offertes par les biotechnologies déconcertent. Si classiquement, la science visait d’abord à produire un savoir nouveau, pour en déduire des techniques, aujourd’hui la science opère d’abord sur le monde à travers ses techniques, qui produisent un monde nouveau, un monde inventé, dont on ne sait pas ce qu’il est. À travers les avancées contemporaines des biotechnologies, on bute sur ce qu’il est impossible à penser, impossible à dire. Les biotechnologies confrontent inévitablement à une « butée logique » [5] : c’est une butée qu’on peut dire logique, parce qu’elle est issue du défaut structural du symbolique à dire, à penser, à traiter tout le réel.
2C’est ainsi qu’on entre dans un cercle sans fin : plus on intervient sur la réalité, plus on la force, moins on sait sur quoi on débouche. Plus la panique augmente. D’où les questions qu’on adresse, comme en urgence, aux comités d’éthique, qui deviennent du même coup des observatoires de la perplexité contemporaine, des observatoires de l’angoisse contemporaine.
Entre disjonctions et clivages
3On pourrait faire l’hypothèse que les bouleversements introduits par les inventions biotechnologiques passent aussi par une série de clivages qu’ils introduisent. Avant d’aller plus avant dans leur énumération, la première question est de se demander si ces clivages sont vraiment nouveaux ? Sont-ils créés par les biotechnologies ? Ou sont-ils propres à toute vie psychique ? On pourrait faire en effet l’hypothèse que les biotechnologies périnatales réalisent concrètement des clivages qui existent déjà subjectivement.
4Origine, sexualité, procréation, gestation, naissance et filiation sont en effet des univers subjectifs disjoints. On pourrait faire l’hypothèse que les biotechnologies de la procréation transforment ces disjonctions déjà existantes sur le plan subjectif en les transformant en des clivages concrets, en les mettant en acte matériellement dans la réalité. Par l’impact des biotechnologies, on passerait ainsi de la disjonction au clivage. Repérons donc les clivages introduits par les biotechnologies, en prêtant attention à leurs conséquences. [6]
Clivage entre sexualité et procréation
5Les procréations médicalement assistées permettent de cliver concrètement sexualité et procréation. Mais on pourrait dire aussi que ce clivage ne fait que révéler une disjonction majeure propre à la vie psychique qui ne fait pas le lien entre ces deux registres. L’enquête que l’enfant fait autour de savoir d’où il provient court-circuite en effet le sexe : les théories sexuelles infantiles impliquent tous les orifices du corps, sauf les parties sexuelles. Le lien sexualité et procréation est certainement le plus difficile à penser. Comme a pu l’écrire Pascal Quignard : nos parents faisaient autre chose en nous faisant [7]. On vient d’une scène où on n’était pas, qui était une scène sexuelle. Il n’y a peut-être que dans Tristram Shandy de Laurence Sterne [8] où l’on peut lire le récit de celui qui a assisté à la scène sexuelle dans laquelle il a été conçu - un clivage extrêmement avancé, encore non réalisé par les technologies contemporaines ! On pourrait retrouver ce clivage dans les romans familiaux, où un enfant imagine tout sauf être le fils ou la fille de cet homme-là ou de cette femme-là. Il reconstruit son origine sur la base de son désir, de ses idéaux, de rêveries, qui peuvent évacuer l’évidence du couple de l’homme et de la femme. Finalement, le seul couple dans l’inconscient est le père et la mère et non pas l’homme et la femme.
6Le clivage entre sexualité et procréation peut donc être réalisé aujourd’hui par les procréations médicalement assistées. Avec l’aide de ce type de bio- technologies, on peut désormais procréer hors sexualité. Finalement, elles réalisent scientifiquement, technologiquement, ce qui était visé par les théories sexuelles infantiles. Finalement, sur le plan fantasmatique, on serait tous issus de procréations médicalement assistées. C’est peut-être d’ailleurs un mode de procréation plus rassurant que la procréation sexuelle. Et on pourrait même aller jusqu’à dire que paradoxalement les procréations médicalement assistées, court-circuitant matériellement la sexualité dans la procréation (même si cela reste une procréation sexuée), montrent paradoxalement la place de la sexualité dans les procréations. C’est ce qui explique peut-être l’intensité de certains débats politiques, parlementaires, sociaux ou éthiques qui entourent ces technologies.
Clivage entre procréation et gestation
7Par le fait de la gestation par autrui, pour autant qu’on l’admette [9], le lien entre procréation et gestation ne serait plus un lien obligé. On peut le contourner en confiant la gestation à une autre femme, en dehors des protagonistes de la procréation, que celle-ci soit autologue ou hétérologue. Un nouveau tiers pourrait donc intervenir dans la procréation, la femme qui porte la grossesse pour une autre, pour d’autres géniteurs, pour ceux qu’on désigne désormais comme les parents d’intention [10].
8Pourtant, l’origine utérine est encore la seule qui est reconnue juridiquement. On a une date de naissance et pas une date de procréation, c’est le ventre dont on est issu qui représente le critère principal de la provenance d’un enfant. Et c’est la mère qui certaine, laissant le père à l’incertitude. Le père, c’est celui que la mère désigne comme étant le père. Avec la gestation pour autrui [11], la mère peut devenir aussi incertaine pour le père. Quelles sont les conséquences de ces disjonctions en série sur l’idée même de la filiation et de la généalogie. Tout cela est à explorer. Faut-il voir la gestation pour autrui comme une exploitation du corps de l’autre, débouchant sur une marchandisation de la femme, voire une forme nouvelle d’esclavagisme. Ou bien s’agit-il au contraire de nouveaux modes de fabrication des enfants, dans un monde en mouvement, ce qui amènerait à considérer avec Maurice Godelier, que les mères porteuses ne sont finalement qu’un élargissement de la parenté [12]. Dans la même série, mais un peu décalée, il y aussi le don d’utérus, qui a même pu être réalisé entre mère et fille. Que veut dire de porter son enfant, là où on a été soi-même porté ? Entre procréation et gestation et naissance, tout peut être clivé, disjoint, réalisé par d’autres protagonistes. Cette disjonction entre procréation et gestation disjoint aussi l’origine génétique et l’origine utérine. Mais comment savoir de quel ventre maternel on provient : cette question sur l’origine ne trouve pas encore un test biologique, même si la grossesse peut laisser son empreinte à travers la dimension épigénétique, en particulier significative par rapport aux stress prénataux ou périnataux.
Clivages hétérologues
9Le don de sperme, le don d’ovules ou le don de zygotes introduisent à une clinique des procréations hétérologues, marquées par le clivage entre la lignée génétique et la filiation. Ce fait est d’autant plus significatif que la représentation contemporaine de la filiation donne une place majeure au biologique, qui l’emporte sur d’autres repères anthropologiques, culturels ou sociaux. Cette prééminence de la représentation biologique se retrouve dans l’insistance à rechercher sa filiation à travers des tests de paternité. Ceux-ci pourraient aujourd’hui évoluer vers des tests de maternité relatifs au don d’ovules, ou des tests de parentalité procréative lorsqu’il s’agit de don de zygotes. Les procréations médicalement assistées hétérologues, en rompant le lien biologique, révèlent encore plus la place prépondérante des repères symboliques et imaginaires dans la filiation, les rendant encore plus nécessaires que dans les procréations autologues, où la correspondance entre la transmission génétique et la filiation est conservée. Les procréations hétérologues obligent à penser comment s’établissent une généalogie et une filiation au-delà des explications biologiques. Les dimensions imaginaires et symboliques doivent être paradoxalement redécouvertes au delà des clivages introduits par les procréations hétérologues.
Clivages des différences
10Les biotechnologies périnatales permettent de réaliser encore un autre clivage, celui de la différence des sexes et de la différence des générations. Elles permettent à ces différences de suivre chacune leur destin, indépendamment, sans plus se trouver nouées, croisées. On pourrait prendre comme exemple le cas d’un transsexuel - FtM (Female to Male) - qui, ayant conservé ses organes génitaux internes, a porté un enfant suite à une insémination. Que faire lorsqu’il demande ensuite à être reconnu en tant père, tout en étant concrètement la mère biologique de cet enfant ? Ou à l’inverse, comment penser la situation introduite par une femme transsexuelle -MtF (Male to Female) – qui, ayant procréé avec ses propres spermatozoïdes, fait ensuite des démarches pour être reconnue père en tant que femme ? Bref, on pourrait aujourd’hui être femme et père, mais aussi homme et mère.
Clivages temporels
11La cryoconservation – que ce soit du spermatozoïde, de l’ovule à travers la vitrification, du zygote ou de l’embryon - crée un clivage temporel. La cryoconservation permet de suspendre le temps. Elle sépare les temporalités du spermatozoïde et de l’ovule quant à leur utilisation dans la procréation, ouvrant un hiatus temporel entre leur prélèvement et leur utilisation. Ce clivage temporel trouve une actualité particulière autour de la conservation ovocytaire. Pour encourager le don d’ovocytes, certains proposent que les femmes puissent en conserver pour elles-mêmes, pour être implantés à leur convenance, réalisant ainsi des conditions nouvelles du don, avec la possibilité de faire une sorte de don à soi-même à travers le temps. Suite à cette possibilité nouvelle, on pourrait craindre par contre que des entreprises forcent les femmes à ne pas avoir de grossesse et à reporter leur projet en les poussant à cryoconserver leurs ovocytes : c’est ce qu’ont tout de suite introduit, plus vite qu’on ne pouvait le penser, Facebook et Apple en offrant à leurs employées, la possibilité de réaliser des cryoconservations ovocytaires, financées par l’entreprise. Autrefois, l’esclave était celui dont on possédait le corps, mis à disposition pour le travail, avec un droit de vie et de mort. Aujourd’hui, l’esclavagisme est reporté sur la généalogie, en gardant en otage des ovocytes cryoconservés par contrat à travers l’entreprise.
12Un autre clivage est introduit par la cryoconservation : c’est celui d’une procréation au-delà de la mort. La cryoconservation des gamètes rend possible leur utilisation posthume. C’est pourquoi les législations tendent à programmer aussi la destruction des gamètes, et surtout aussi des zygotes ou des embryons cryoconservés - après un certain temps, on demande en effet au couple s’ils veulent les implanter, les détruire, ou dans certaines sociétés les donner pour la recherche médicale, en particulier afin de produire des cellules souches. On mesure à quel point la cryoconservation touche à la mort dans la procréation. La procréation introduit au registre de la mort. Cette présence de la mort dans la procréation est une des raisons de l’irreprésentabilité de ce type de démarche. La mort est irreprésentable, l’origine est irreprésentable, la mort avant l’origine est encore plus irreprésentable - ceci d’autant plus que la procréation en elle-même, comme le disait Platon, vise la part d’immortel dans le vivant mortel [13]. On retrouve le projet d’immortalité dans les perspectives du clonage, comme si on pouvait se survivre à soi-même en tant qu’autre, ce qui est évidemment illusoire, puisque même si un clone était rendu possible, il serait autre que celui dont il provient. Que un vienne de un - et pas de deux, comme c’est le cas dans toute procréation - ne veut pas dire que un est égal à un. Bref, la cryoconservation touche au différentiel temporel, permettant de bouleverser la succession dans le temps des étapes qui suivent la procréation, amenant à des clivages qui prennent des aspects radicaux, au-delà de la mort, ou au-delà de la succession des générations, permettant même potentiellement d’en sauter certaines, et de donner à une femme son arrière grand-oncle comme fils, pour prendre un exemple impossible sur le plan juridique, mais rendu possible sur le plan biotechnologique.
Du clivage à une conjonction inédite
13Tous les clivages introduits par les procréations médicalement assistées ouvrent la voie à une potentielle conjonction entre prédiction et procréation. Au-delà du traitement de la stérilité, au-delà des débats sur les indications sociétales des procréations médicalement assistées pour permettre la procréation homosexuelle ou transsexuelle, le véritable enjeu des biotechnologies de la procréation est en effet aujourd’hui celui d’une conjonction concrète entre procréation et prédiction, rendue possible à l’époque du séquençage du génome humain. On peut en effet déchiffrer aujourd’hui les potentialités génétiques de deux géniteurs. Le patrimoine génétique pourrait devenir un critère nouveau dans le choix des conjoints, comme l’a été autrefois le patrimoine financier ou d’autres critères touchant au pouvoir.
14La conjonction entre prédiction et procréation ouvre aussi à la possibilité d’une sélection de l’enfant à venir. Celle-ci pourrait être introduite dès la conception, sur la base de données préconceptionnelles concernant le spermatozoïde ou l’ovule, ou en sélectionnant un embryon au moment de la conception, comme dans le diagnostic préimplantatoire, jusqu’à maintenant réservé uniquement à des problématiques de prévention de maladies, ou pour créer un bébé médicament - que René Frydman désigne plutôt comme un bébé du double espoir [14] - permettant de faire vivre un enfant déjà présent qui est atteint d’une maladie qui nécessite des greffes, à réaliser depuis l’enfant à naître. Ce lien possible entre procréation et prédiction, qui est une conséquence directe des procréations médicalement assistées, pose évidemment des questions éthiques majeures. Les démarches de prédiction pourraient se généraliser et même se banaliser. Avec le développement de la médecine prédictive et les possibilités du séquençage du génome, il est possible de déterminer des facteurs de risque. On pourrait en venir à une exigence de plus en plus fréquente de prédiction procréative dans les situations à risque. On pourrait même utiliser la conjonction entre la procréation et la prédiction à des fins préventives. La crise économique, la décroissance, la dénatalité, tout cela pourrait aboutir à l’exigence d’obtenir un enfant non malade, un enfant parfait, un enfant répondant à certains critères.
15Un usage généralisé de la prédiction autour de la conception d’un enfant pourrait conduire à une stratification des populations - qui pourrait faire éclater le financement du système de santé. Celui-ci est en effet basé sur la solidarité et la réciprocité qui tiennent au fait d’une impossibilité de savoir ce qui va se produire. Avec le savoir procréatif, on introduit par contre un risque ségrégatif. Si des géniteurs veulent prendre le risque de procréer un enfant malade, à eux d’assumer les coûts qui en résultent en contractant des assurances spécifiques. On voit donc se profiler de nouveaux clivages, cette fois économiques, avec en perspective une marchandisation du champ de la santé en fonction des risques encourus.
16Paradoxalement, une telle évolution pourrait être facilitée par les indications dites sociétales des procréations médicalement assistées. Le fait de devoir passer par une intervention médicale pour procréer, comme chez les homosexuels, pourrait amener à demander de passer par des démarches prédictives afin de s’assurer qu’il n’y a pas de risque génétique en jeu. Indirectement, tout le champ de la procréation pourrait s’en trouver totalement bouleversé. Peut-être au point de faire que ceux qui procréent sans assistance médicale à la procréation pourraient être progressivement considérés comme des sujets irresponsables par rapport à la communauté. Si on force le trait, on pourrait imaginer assister à une sorte de renversement : les hétérosexuels qui peuvent procréer sans démarche médicale et sans prédiction, deviendraient les nouveau marginaux, par rapport aux homosexuels qui eux procréeraient sous contrôle médical prédictif. On pourrait en venir à ne plus vouloir laisser le choix procréatif au hasard des rencontres, au seul gré de l’amour et du désir [15].
17Comme dans le film « Bienvenue à Gattaca » [16], on pourrait vouloir se soustraire au hasard, en contrôlant au contraire les potentialités génétiques du spermatozoïde, de l’ovule, et en sélectionnant le zygote en fonction de critères, pour laisser le maximum de chance à l’enfant, loin des incidences de la contingence de la rencontre improbable entre un spermatozoïde et un ovule.
Pour une clinique du devenir
18Faut-il vraiment s’alarmer ? On ne peut tout ramener à ces clivages. Ceux-ci n’empêchent pas un devenir singulier, toujours possible au-delà de toutes ces contraintes. Globalement, la série des clivages qu’on a défini va vers un clivage entre origine et devenir. On aurait donc deux destins à ces clivages. Un destin fermé, celui qu’implique la conjonction entre la procréation et la prédiction. Un destin ouvert, du fait de la disjonction entre origine et devenir - un clivage qu’on pourrait voir comme positif, libérateur. Se dessine donc, au-delà des clivages biotechnologiques, une voie possible vers un devenir qui reste ouvert, au-delà de toute prédiction. Parier sur le devenir, c’est l’envers de la prédiction. Parier sur le devenir, c’est parier sur un choix toujours possible du sujet au-delà de ce qui le détermine, au-delà de ses conditions d’origine.
19Au-delà de l’origine, le devenir reste ouvert. Tout dépend de ce que l’enfant fera et pas seulement de comment il a été fait. D’une origine biotechnologique, il s’agit de ne pas en faire un destin. Et à cette fin, être d’abord attentif aux réponses du sujet, plutôt qu’aux causes déterminantes auxquelles il a été soumis. Qu’un enfant soit même atteint dans son organisme ne dit pas quel sujet va en résulter. On ne peut ramener un enfant seulement à ses conditions de fabrication. L’enjeu est au contraire de suivre ses solutions, ses bricolages, ses inventions, qui souvent vont bien au-delà des inventions de la science et des clivages biotechnologiques qui les accompagnent.
Notes
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[1]
Lecourt D., Humain, Posthumain, Paris, PUF, 2003.
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[2]
Freud S., L’homme Moïse et la religion monothéiste, 1939, Paris, Gallimard, 1986, p. 131.
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[3]
selon une expression de Marie-José Mondzain, philosophe, qui a utilisé cette expression à propos de l’évolution de l’art contemporain.
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[4]
« Qu’y renonce donc plutôt celui qui ne peut rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque », Jacques Lacan, Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse (1953), In : Ecrits, Seuil, Paris, 1966, 321.
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[5]
« … la butée logique de ce qui, du symbolique, s’énonce comme impossible. C’est là que le réel surgit », Lacan J., Le Séminaire, Livre VII, L’envers de la psychanalyse, 1969-1970, Le Seuil, 1991, p. 143.
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[6]
La confrontation avec ces points de butée déclenche Lacan parle de point panique : Lacan J., Le Séminaire, Livre VI, Le désir et son interprétation, 1958-1959, Paris, La Martinière/Champ Freudien, 2013, p. 108
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[7]
« L’amnésie est notre origine en ce qu’elle concerne notre conception dans le croire des deux corps qui nous firent eux-mêmes dans le non-savoir de la conséquence de ce qu’ils étaient en train de faire en faisant tout autre chose ». Quignard P., « Petit traité sur Méduse », in Le nom au bout de la langue, Paris, Gallimard, 1993, p. 68.
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[8]
Sterne L., La vie et les opinions de Tristam Shandy, Traduit de l’anglais par Guy Jouvet, Editions Tristram, 1998.
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[9]
Notre propos est juste de poser que la GPA implique un nouveau clivage. Il ne s’agit pas d’ouvrir ici le débat sur la GPA, ce qui n’est pas l’objet de cet article. Voir cependant à ce propos la discussion pertinente de Muriel Fabre-Magnan, La gestation pour autrui, Paris, Fayard, 2013.
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[10]
Voir à ce propos le rapport de Théry I, Leroyer AM., Filiation, origines, parentalité : le droit face aux nouvelles valeurs de responsabilité générationnelle : rapport remis à la Ministre déléguée chargée de la Famille, Ministère des affaires sociales et de la santé. Paris, Odile Jacob, 2014.
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[11]
de même qu’avec le don d’ovule.
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[12]
cité dans Daumas C., « Deux camps distincts parmi les intellectuels », Libération, 6.8.2014.
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[13]
Platon, Le Banquet, trad. de L. Brisson, Paris, GF Flammarion, 2000, p. 152.
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[14]
Fagniez P.L., Loriau J., Tayard C., « Du "bébé- médicament" au "bébé du double espoir" », Gynécologie, Obstétrique et Fertilité, 2005, 33, 10, p. 828-832.
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[15]
On pourrait vouloir soustraire la procréation au hasard des rencontres et de cette loufoquerie qu’on appelle l’amour, comme l’énonce Lacan : « Vous êtes surgi de cette chose fabuleuse, totalement impossible, qu’est la lignée génératrice, vous êtes nés de deux germes qui n’avaient aucune raison de se conjuguer si ce n’est cette sorte de loufoquerie qu’on est convenu d’appeler amour. » Lacan J., « Le phénomène lacanien » [30 novembre 1974], Les cahiers cliniques de Nice, 1998, 1, p. 9-25.
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[16]
Andrew Niccol (Réal.), Bienvenue à Gattaca, 1997, Boulogne-Billancourt, Columbia Tristar Home Video, 2008.