Couverture de LCP_152

Article de revue

Le besoin de créer et la pensée de D.W. Winnicott

Pages 40 à 45

Notes

  • [1]
    Freud à Ferenczi « je vais te dire un grand secret, on ne renonce jamais à rien, il n’y a pas de deuil mais que du troc ».
  • [2]
    Dans ma recension et mon analyse des propriétés du médium malléable j’en suis à onze caractéristiques ou propriétés du médium malléable, mais bien sûr elles n’ont pas toutes la même importance, je me contente ici d’en évoquer quelques unes seulement.
  • [3]
    Il est clair que je cherche aussi à cerner ainsi quelque chose du travail du psychanalyste, du travail de psychanalyse.
English version

1Les rencontres BB/Ados ont toujours un parfum particulier pour moi, il y règne un climat de liberté, s’y déploie une parole sans langue de bois, sans effets de manches, qui crée une ambiance particulière et donne aux débats, car il y en a, une dynamique créative. C’est un bon lieu pour parler de la question de la création et de sa place dans l’économie psychique, voire dans l’économie de l’être. Je vous propose une réflexion, à partir de D.W. Winnicott mais dans la liberté de ma lecture de celui-ci, sur la place nécessaire de la création dans le processus de symbolisation et d’appropriation subjective de l’expérience vécue. Mon hypothèse de travail est qu’elle représente une condition sine qua non du processus de subjectivation.

Freud ou Winnicott ?

2L’une des caractéristiques de ma réflexion sur l’apport de D.W. Winnicott à la pensée psychanalytique contemporaine repose sur le souci de conserver en permanence la question de son articulation avec l’héritage freudien, ou une partie de celui-ci, à l’esprit. Plus j’avance dans cette réflexion et plus il m’apparaît, en effet, que la pensée de D.W. Winnicott ne s’oppose pas à celle de Freud mais qu’il permet d’explorer des problématiques qui sont en amont de celle de Freud, comme si, dans le mouvement en spirale qui caractérise le creusement des questions en psychanalyse, D.W. Winnicott invitait son lecteur à parcourir une boucle de plus, à creuser les conditions de possibilités de ce que Freud a si bien décrit. Très souvent ce qui apparaît dans la pensée de Freud comme une donne première, se découvre, dans l’exploration clinique de D.W. Winnicott tout autant que sur les conjonctures cliniques « aux limites » sur lesquelles il se penche, comme possédant une pré-histoire, comme conditionnel à un développement préalable.

3Il me semble qu’il en va de même pour la question de la création dans la pensée des deux auteurs. Pour Freud le point de départ, de fondement, est le sexuel, plus même que la procréation, et la création, singulièrement représentée alors par la question de la sublimation, n’apparaît le plus souvent que comme un palliatif aux impasses du sexuel infantile. Je sais bien qu’il évoque, une fois dans son œuvre dans son « Léonard », l’idée d’une « subli­­mation dès le début », mais je ne pense pas que cet énoncé soit organisateur de sa pensée sur la création, c’est un énoncé conjoncturel, pas essentiel. D’ailleurs pour lui la réalisation hallucinatoire du désir est menaçante pour la vie psychique, excepté dans l’espace du rêve, c’est bien pourquoi pratiquement jusqu’à la fin de sa vie, il opposera perception et hallucination, à la différence de D.W. Winnicott. Je reviendrais plus loin sur ce point essentiel.

4À l’inverse, pour D.W. Winnicott la création est le paradigme central de la vie psychique, et le sexuel qu’un cas particulier de cette problématique nodale. Particulièrement important certes, mais néanmoins second si ce n’est secondaire au besoin de créer qu’il situe au cœur des processus originels. Le sexuel apparaît comme sexualisation de la question de la création, comme un développement second de celle-ci.

5Cette différence d’inflexion dans la pensée des deux auteurs, doit aussi être mise en lien avec une différence dans la manière de problématiser les questions majeures de la vie psychique et de l’infantile. Pour Freud l’organisateur fondamental, en lien avec le sexuel et lui-même organisé par celui-ci, est l’articulation de la différence des sexes et de la différence de générations, articulation qui place le concept de « scène primitive » en position d’être l’horizon élaboratif du travail de symbolisation et d’appropriation subjective. La « scène originaire » est bien une scène de « création », mais c’est d’abord une scène sexuelle, une scène de « conception ».

6Chez D.W. Winnicott, la scène « originaire », la scène première, fondamentale, est celle par laquelle mère et bébé se rencontrent et vont devoir se différencier, et la question de la différence prioritairement impliquée est la différence moi / non moi, ou moi /autre, voir moi / autre-sujet. Non pas que la question du plaisir ne soit pas d’emblée aussi impliquée par cette différence, mais elle se donne autant dans un effet de double et de miroir - cf. la question du visage de la mère comme « premier miroir » - que dans un effet de différence ou de différenciation, marqué chez lui par la question dite de l’utilisation de l’objet (ou selon les nouvelles traductions sans doute plus justes, de « l’usage de l’objet »).

Winnicott avec Freud

7À examiner de plus près la question, on s’avise que Freud pose le problème de la création alors que D.W. Winnicott pose celui de la créativité et aussi de son rapport avec l’illusion, l’illusion en général mais singulièrement l’illusion créatrice. La créativité concerne un potentiel créateur, la création un accomplissement, entre les deux il y a tout l’écart du processus de production tout ce qui permet de passer de l’élan premier, du « projet », de l’intuition, à sa réalisation achevée, et bien sûr entre les deux il y a un monde. Pas de création possible sans introjection pulsionnelle, pas de création possible sans travail de renoncement, sans « troc [1]» d’un mode de satisfaction en échec, ou potentiellement dangereux, contre un autre plus adéquat même si plus partiel, plus restreint.

8J’ai évoqué plus haut l’une des causes de l’écart entre la position de Freud et celle de Winnicott : pour Freud hallucination et perception s’opposent, pour Winnicott elles se conjoignent dans le processus dit en « trouvé / créé ». Il est vrai que l’opposition de la perception et de l’hallucination, opposition typique du moi et de ses impératifs de « catégorisation » des processus, est la position dominante de Freud pendant la majeure partie de son œuvre. Cette opposition bât son plein en 1915 dans les Essais de métapsy- chologie, elle le conduit à souligner la place des processus d’hallucination négative pour expliquer l’effacement perceptif préalable au processus hallucinatoire. Il faut bien que la perception soit effacée pour laisser la place à l’hallucination. Mais à partir des années 1924, et il s’agit sans doute d’un premier effet des remaniements théoriques qui accompagnent les propositions de 1920 sur « l’au-delà du principe du plaisir », la position de Freud semble se complexifier. Elle ne basculera vraiment que dans Constructions en analyse texte dans lequel il va commencer à pouvoir penser qu’il peut y avoir co-incidence d’une perception et d’une hallucination. Un fragment d’expérience archaïque (« événement précédant l’apparition de l’appareil de langage ») est réactualisé de manière hallucinatoire, il se mêle, « et se déguise » ainsi, au présent du sujet qui « délire » pour l’intégrer dans celui-ci. Freud retrouve un énoncé des tous premiers temps de sa théorisation de 1895 et l’appui qu’il trouvait alors sur les propositions de Moreau de Tours. L’article est conclu sur la généralisation de la formulation de 1895, « l’hystérique souffre de réminiscence », et pousse à préciser que, de l’hystérie à la psychose, en passant par toutes les formes de psychopathologies, ce qui change c’est le type de réminiscence, le mode et le « lieu » de retour de l’histoire en souffrance d’intégration, pas le processus du retour de cette expérience non intégrée.

9Dans les petits écrits rédigés à Londres lors de son dernier exil, Freud précise encore les choses, il propose un complément à la conception de la contrainte de répétition en soulignant que les expériences qui tendent le plus à se répéter sont celles de la première enfance (celles donc qui, comme dans Constructions, précédent l’apparition du langage verbal, disons donc celles des deux premières années de la vie) et ceci en raison de la « faiblesse de la synthèse » (Freud 1939). Nous ajouterions maintenant, à la lueur de nos connaissances actuelles sur la mémoire, qu’il s’agit d’évènements non susceptibles d’être remémorés comme tels, non en raison de l’amnésie infantile mais en fonction de l’immaturité neurobiologique, et qui donc ne peuvent « revenir » ou rester actives que sous une forme processuelle : l’actualisation voire la somatisation.

10De ce point de vue D.W. Winnicott apparaît comme l’héritier des propositions terminales de Freud, sa conception de l’objet trouvé/créé suppose en effet la co-incidence d’un processus hallucinatoire, l’objet est « crée », et d’un processus perceptif, l’objet est « trouvé », co-incidence à l’origine de l’illusion matricielle du sentiment narcissique d’être à l’origine de sa propre satisfaction. Toute la pensée de D.W. Winnicott est fondée sur cette convergence de processus, sur cet amalgame d’hallucination et de perception, à l’origine des processus de la création, qui, dès que reconnue comme fondamentale, pose immédiatement la question de ses conditions de possibilités. C’est à partir du relevé des conditions de possibilités des processus en trouvé/crée que la place de l’environnement, celle des « besoins du moi » sera rencontrée et explorée dans le parcours de son œuvre.

Conditions de la mise en place du trouvé/crée

11Pour D.W. Winnicott, c’est d’abord à l’environnement de créer ces conditions de possibilité, et singulièrement à la mère et à ses capacités de repérage des processus et besoins du bébé et à ses capacités d’adaptation à ceux-ci. L’état de « préoccupation maternelle primaire », qui se met en place sur la fin de la grossesse et prolonge la préoccupation « biologique » du corps de la mère pour le fœtus (les besoins biologiques du fœtus passent avant ceux de la mère), rend la mère apte à sentir avec une acuité particulière ce qui se produit chez son bébé et la pousse à l’adaptation la plus parfaite à ceux-ci, au détriment, s’il le faut, de la prise en compte de ses propres besoins et désirs. Elle se met au service du bébé et de son développement : c’est ce qui a été appelé, sans doute en partie à tort, « instinct maternel », en partie car ce n’est pas un instinct, dans la mesure où il peut manquer chez certaines mères, en partie aussi car sans doute des déterminants biologiques doivent venir « se mêler à la conversation » des processus psychiques de la mère et de la mise en place des premières relations.

12On peut remarquer que lorsque en 1921 Freud s’interroge sur ce qui est requis d’un chef pour maintenir la cohésion d’un groupe, il fait aussi appel à un processus d’effacement des désirs et mouvements personnels pour cerner la condition de possibilité d’une règle commune : le chef aime (ou déteste) également chaque membre du groupe. Pas de jaloux, telle est la règle, mais pour que celle-ci soit établie il ne faut pas faire de préférence, et pour ne pas faire de préférence, il ne faut pas avoir de désir propre, il faut se mettre au service du collectif. Nous touchons là sans doute à une nécessité du processus de symbo­lisation qui suppose l’effacement d’un pan de la subjectivité, un désir d’effacement ou un renoncement à une part de soi.

13Mais une telle description vaut surtout au niveau de ce qui est manifeste des processus. Pour ce qui concerne les enjeux inconscients ou latents, on a pu avancer que cette « position sacrificielle » (M. Edrosa) de la mère témoignait d’une relative indifférenciation de la mère d’avec son bébé : en se mettant au service de celui-ci, elle reste au service d’une partie d’elle. Dans une perspective moins « narcissique » on peut penser que cette aptitude maternelle ou plus généralement « parentale » ou « symbolique » résulte d’une complexification du fonctionnement psychique qui suppose la tolérance à certains paradoxes du processus de symbolisation. C’est plutôt vers cette voie que s’est tournée la pensée de D.W. Winnicott qui souligne différents paradoxes impliqués dans les situations subjectives rencontrées dans le maternage précoce.

14Deux « sujets » sont impliqués, mais l’un est « seul » (ou se croit seul) en présence de l’autre, l’autre s’efface (ou efface un pan de lui) pour se mettre au service du besoin ou du désir du premier, il « désire » s’effacer, là est le paradoxe, il se constitue dans un effort pour refléter à l’autre ses mouvements, il se constitue en « miroir » de celui-ci, miroir de ses états internes et de ce qu’il peut en partager par empathie. L’environnement « suffisamment bon » exerce la « fonction réflexive » que le bébé ne peut encore assumer, le narcissisme du bébé constitue le mode de présence des objets investis comme des modes de « réponses » à ses mouvements internes, il « interprète » ce qui se produit comme une « réponse » à ses mouvements internes, comme un « interprétant » de ses mouvements.

Le miroir et la mère « médium malléable »

15Pour bien comprendre la manière dont l’illusion de création première se met en place et s’organise, il nous faut préciser d’abord la fonction réflexive de l’environnement premier, ce que D.W. Winnicott évoque quand il parle du visage de la mère comme « miroir » du bébé et de ses états internes. Il faut souligner tout d’abord que le rôle de miroir que D.W. Winnicott confère au visage, s’il est en effet particulièrement significatif au niveau du visage, miroir privilégié des états d’âme, définit en fait une fonction exercée par l’ensemble du corps de la mère et de son mode de présence. Non seulement les mimiques mais l’ensemble des attitudes, gestuelles, postures de la mère sont traitées comme des « miroirs » de soi par le bébé, comme autant de messages à partir desquels il se sent identifié et défini par l’environnement. Le holding ou le handling, chers à D.W. Winnicott et à de nombreux auteurs après lui, ne sont pas à comprendre « matériellement » mais bien comme des messages qu’ils adressent au bébé, messages qui portent sur le mode de rapport que l’autre entretien avec lui, avec son corps, avec sa subjectivité, ses « droits » de sujet singulier. Porté comme un « sac de patates » le bébé se sentira « sac de patates » et réagira au message que cette manière de le porter lui adresse, porté comme une « petite chose fragile tout le temps menacé de se casser » il se sentira fragile, « cassant » etc. Le corps « parle » il adresse un message au bébé, un message « au-delà » du langage verbal, un message avec lequel il va devoir se construire et construire son image de lui, son identité.

16Ce premier niveau concerne le « corps à corps » premier et un premier fond corporel de l’identité, il souligne que si la sensorialité et même la sensori-motricité est importante dans la construction des premières formes de l’identité et les régulations premières du narcissisme, c’est aussi par le fait que sensation et motricité sont déjà « messagères » qu’elles portent des « proto-représentations » (M. Pinol-Douriez) de soi et de l’être avec l’autre sujet, de soi en relation avec un autre considéré comme « miroir » de soi.

17Au-delà de ce premier niveau c’est l’ensemble du mode relationnel de la mère ou des objets primaires qu’il faut considérer, c’est l’ensemble des caractéristiques plastiques et malléables de ce mode relationnel qui est impliqué. Disponibilité [2], saisissabilité, réceptivité de l’objet, sensibilité des réponses qu’il apporte aux élans du bébé, résistances « survivance » et constance face au caractère impitoyable de ces élans, vivance, cohérence, patience et plaisir présents dans ces réponses, etc., forment un ensemble qui reflète au bébé des premières représentations de ses mouvements pulsionnels et affectifs. C’est dans la réponse de l’objet et par celle-ci que place sera faite aux mouvements pulsionnels du bébé, par les capacités de transformation dont fait montre l’objet, que la transformabilité de ceux-ci s’évalue. Un détournement face à une tentative d’expression tend à néantiser celui-ci dans les âges premiers, un rejet de son élan lui « dit » que celui-ci est destructeur et doit être réprimé, même si l’élan premier était amoureux, un bon accueil fait à cet élan lui signifie, à l’inverse, qu’il peut se déployer, le « qualifie » dans le rapport à l’objet, ouvre à son exploration et à son introjection.

18La créativité et les futures capacités de création du sujet dépendent du rapport qui va s’établir au sein de cette relation « en miroir » réflexif premier, entre les potentiels du bébé, ce qu’il apporte dans son patrimoine génétique, et la malléabilité des réponses de l’objet, c’est-à-dire la place que celui-ci lui accorde. L’objet opère une sélection des potentiels du bébé par la réponse qu’il leur apporte, l’investissement en positif ou en négatif de ceux-ci leur donne une place et précise quelle place ils peuvent avoir, le non-investissement ou le retrait d’investissement leur refuse une place et pousse à leur désinvestissement, la réponse de l’objet préfigure ainsi les premières formes de surmoi-idéal du moi. Tout semble se passer pour le bébé comme si, quand il pouvait trouver dans la réponse de l’environnement matière à actualiser et à développer l’un de ses potentiels, quand donc il pouvait « trouver » ce qu’il est capable de créer, il avait l’illusion de l’avoir créé, et l’illusion de création est le premier temps de celle-ci, c’est le premier temps du processus d’appropriation subjective.

19Quand un potentiel a pu trouver place dans le rapport premier à un objet suffisamment malléable pour l’accueillir ou en accueillir une certaine forme, alors il peut commencer à être transféré et rejoué de la relation à l’objet premier en direction des objets « pour jouer », les « objeux ». J’emprunte ce terme à F. Ponge mais avec un sens qui m’est propre au moins en partie. Si la « vivance » de l’objet premier - c’est-à-dire son degré propre de créativité, son âme au sens de l’animisme, au sens ou celle-ci traduit le vivant en tant qu’il est créatif, potentiel de création- a été suffisante, alors l’infans peut transférer cette propriété aux objets inanimés pour leur donner vie dans son jeu, il peut les « animer », leur donner vie et donner place en eux à sa vitalité créatrice, comme force créatrice. Il peut alors rejouer avec les « objeux » ce qu’il a pu jouer avec les objets autre-sujets premiers, mais il peut aussi jouer ce qu’il n’a pu jouer avec les objets autre-sujets, il peut compléter et parfaire la « malléabilité première » des autre-sujets par son activité propre.

Etre créatif

20Nous pouvons alors commencer à ressaisir les conditions du déploiement de la créativité potentielle et de sa transformation en création. Tout d’abord il est nécessaire que les potentialités premières du bébé trouvent dans les réponses et réactions de son environnement matière à s’actualiser et prendre forme, qu’elles se constituent ainsi en une expérience subjective et à subjectiver. Cette condition est sine qua non, c’est la base de tout, les potentiels qui n’ont pas pu s’actualiser dans les rencontres humaines premières restent lettres mortes, ils tendent à dégénérér, sont à l’origine de formes de souffrances psychiques à la fois harcelantes et en même temps insaisissables.

21Il faut ensuite que soient éprouvés des moments et expériences subjectives dans lesquelles les expériences premières vont pouvoir être « reprises », resaisies dans l’expérience subjective. D.W. Winnicott a souligné qu’une des conditions de cette saisie subjective était de pouvoir éprouver en soi une forme d’état, sans doute la première forme du vécu postérieur de « liberté », indéterminé ou, en reprenant le terme de D.W. Winnicott, « informe », alors considéré comme le préalable à toute mise en forme créative de l’expérience. L’informe ce n’est pas le chaos, ni l’anarchie d’une pulsion débridée, c’est l’éprouvé d’une attente de forme, le degré zéro de celle-ci. Sur ce fond une autre expérience subjective peut prendre sens et place, celle d’un éprouvé non-intégré /à intégrer. La non intégration précède l’intégration, elle n’est pas la désintégration défensive ou catastrophique décrite dans les états pathologiques du narcissisme, elle est l’état de ce qui, déjà éprouvé, est en attente de place, en attente de liaison, et comme en suspens, dans une position atopique.

22Voilà pour les conditions internes, mais bien sûr elles sont déjà étroitement dialectisées avec les propriétés d’un environnement facilitateur qui reste la condition sine qua non de tout le processus. Celles-ci peuvent être décrites comme celles d’un objet qui accepte d’effacer sa subjectivité propre, d’un objet qui creuse en lui un espace « malléable » pour accueillir et mettre en forme l’état accueilli, d’un objet qui « survit » à la rencontre avec l’autre et aux mouvements pulsionnels de l’autre [3]. Ce qui suppose et implique différentes « propriétés » ou caractéristiques ou différentes « tensions » ou « horizons » si l’on préfère penser en terme de processus plus qu’en terme d’état. L’objet doit pouvoir être trouvé quand créée par le bébé, quand potentiellement créable par celui-ci (ce qui suppose disponibilité, prévisibilité, saisissabilité etc. mais donc aussi que l’objet soit « consistant », « incarné », « réel » matérialisable… à la fois transformable et plastique et résistant pour être rencontré). Le bébé doit pouvoir transformer l’objet, l’objet doit pouvoir s’ajuster au bébé, accepter d’être transformé par lui.

23Mais cela implique aussi le mouvement complémentaire : que l’objet « trouvé » puisse être créé par le bébé, que ce à quoi l’objet dans son altérité, son mode de présence, ce qui fait qu’il est aussi « un autre sujet », confronte le bébé, puisse être assimilé par celui-ci, qu’il puisse le créer à son tour, l’intégrer dans « sa toute puissance narcissique » sans dommages excessifs pour celle-ci. Le bébé doit accepter d’être transformé par l’objet autre sujet, l’autre régulateur de soi (D. Stern), l’objet transformationnel (C. Bollas), il doit pouvoir intégrer l’objet et son altérité, ses particularités dans « sa toute puissance » narcissique, mais pour cela il ne faut pas que l’altérité de l’objet excède ses capacités d’assimilation.

24J. Piaget a tôt souligné la dualité des deux processus que nous venons de décrire : assimilation et accommodation. Cela implique enfin, car il ne suffit pas que les expériences soient vécues, il faut aussi qu’elles soient intégrables, c’est-à-dire libidinalisables, qu’un plaisir suffisant soit éprouvé et partagé dans les différentes facettes de la rencontre. On ne crée pas toujours dans le plaisir, dans le seul plaisir, la souffrance est parfois, souvent même, au rendez-vous, le monde du bébé n’est pas un monde « bisounours », il est traversé d’angoisse, de souffrance, d’inconnu, mais on n’intègre pas sans plaisir, sans qu’un aspect au moins de la situation ne procure de plaisir. Ne serait-ce que le plaisir du partage, fut ce d’une expérience de déplaisir, une expérience de déplaisir partagée n’est déjà plus seulement déplaisir, ne serait-ce, plus tard, que le plaisir de symboliser, de se rendre maître par la symbolisation et le jeu de ce qui a fait souffrir ou a été cause d’effroi, le plaisir est nécessaire. Reconnaître quelque chose de soi, de son expérience subjective, être reconnu dans quelque chose de soi, expériences fondamentales du processus d’intégration, provoque un affect de jubilation qui signe les processus d’appropriation en cours. La création apparaît alors dans l’un de ses aspects fondamentaux, elle comporte un processus d’intégration, elle est aussi création de soi, recréation de soi par l’intégration de pans de sa subjectivité jusqu’alors tenus hors soi.


Date de mise en ligne : 10/04/2011.

https://doi.org/10.3917/lcp.152.0040

Notes

  • [1]
    Freud à Ferenczi « je vais te dire un grand secret, on ne renonce jamais à rien, il n’y a pas de deuil mais que du troc ».
  • [2]
    Dans ma recension et mon analyse des propriétés du médium malléable j’en suis à onze caractéristiques ou propriétés du médium malléable, mais bien sûr elles n’ont pas toutes la même importance, je me contente ici d’en évoquer quelques unes seulement.
  • [3]
    Il est clair que je cherche aussi à cerner ainsi quelque chose du travail du psychanalyste, du travail de psychanalyse.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.9.173

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions