“Je suis, et comme irrésistiblement, reporté à une scène de mon enfance : je voyais le clavier du piano, devant lequel je me tenais, partir, s’éloigner indéfiniment, comme observé à travers des jumelles renversées, sans pour autant rien en perdre de la précision de son dessin. Fasciné mais tranquille, j’entretenais l’expérience cependant qu’un espace de silence absolu se déployait alentour implacablement et que les minutes cessaient de s’engendrer.”
1Dominique Cupa : Cher Michel de M’Uzan, merci d’avoir accepté cet entretien pour notre dossier sur “La psychosomatique contemporaine”. Vous êtes à l’origine de l’Ecole de Psychosomatique française avec P. Marty et M. Fain, pouvez-vous m’expliquer d’abord ce qui vous a conduit à la psychosomatique ?
2Michel de M’Uzan : C’est au cours de ma formation analytique, après la scission de 1953. A cette époque, P. Marty et M. Fain avaient en charge l’enseignement de la psychosomatique à l’Institut de Psychanalyse. J’ai fréquenté leur séminaire alors que j’avais commencé parallèlement, et peu de temps auparavant, à travailler avec S. Bonfils qui était l’assistant du Pr. A. Lambling, chef du service de gastro-entérologie de l’hôpital Bichat à Paris. Il souhaitait coopérer avec un “psy”. Je suis entré dans le service en tant que chercheur au CNRS. C’était intéressant dans la mesure où deux voies en psychosomatique s’ouvraient à cette occasion, d’une part, celle qui nous est assez familière à nous analystes, c’est-à-dire une psychosomatique “ambulatoire” et d’autre part, la voie d’une psychosomatique que nous saisissons dans les services hospitaliers et que j’appelle une psychosomatique lourde, comme nous parlons de psychiatrie lourde. Les malades avec lesquels nous travaillons à l’hôpital n’ont presque aucun rapport, au stade où ils en sont, avec ceux que nous observons dans notre clientèle privée ou institutionnelle. Les patients hospitalisés dans ce service souffraient de pathologies très graves, voire mortelles, justifiant souvent la chirurgie. Par ailleurs, le service était flanqué d’une Unité de recherche de l’INSERM où nous disposions d’un certain nombre de lits destinés à poursuivre avec des cas particulièrement difficiles des prises en charge psychosomatiques.
3J’ai ainsi publié des cas tout à fait exemplaires de rectocolites hémorragiques gravissimes. Un des cas les plus spectaculaires, je le cite à titre d’exemple, a été celui d’une jeune fille de 18 ans encore présente et souriante qui venait de sa province, atteinte d’une rectocolite flamboyante et pour laquelle une colectomie d’urgence avec un anus artificiel définitif était envisagée. S. Bonfils et moi-même pour des raisons qui sont facilement compréhensives étions émus par cette jeune fille, très jolie par ailleurs, qui allait se retrouver avec un anus artificiel définitif à 18 ans. Nous avons difficilement convaincu le patron et l’équipe qui pensaient que nous étions criminels de tenter une prise en charge psychosomatique proche d’une thérapie anaclitique. J’étais présent tous les jours pendant la première phase qui n’a pas duré longtemps, la main simplement posée sur son avant-bras, n’ayant aucune réponse. Ma présence cependant a été tout à fait essentielle car la patiente a commencé à sortir un jour de la sorte d’autisme dans lequel elle était plongée pour me reconnaitre et établir une certaine relation. A partir de ce moment-là, je ne l’ai jamais quittée sans lui laisser un objet m’appartenant, un crayon, une gomme, par exemple. Je le faisais dans le cadre d’une relation duelle, cependant que des complications graves apparaissaient, par exemple une bactériémie avec des suppurations diffuses des membres inférieurs, etc. Un transfert massif, très archaïque, dont j’ai pu me rendre compte après quelques semaines s’est mis en place. Pour permettre une évolution, dès lors, je ne venais plus seul, mais avec une infirmière, très maternelle. S’est ainsi constituée une relation triangulaire. Ce qui n’a pas empêché la patiente de développer un transfert, non pas une névrose de transfert, mais un transfert littéralement amoureux. Elle était persuadée que l’issue de la thérapie serait le mariage avec moi. Comme elle avait commencé des études dans le domaine du dessin, je lui apportais des cahiers Canson, des crayons pour qu’elle commence à dessiner. J’ai introduit ainsi une activité de représentation. L’hospitalisation a duré à peu près 10 mois et notre travail s’est transformé en une psychothérapie classique. La patiente s’est rééquilibrée au point de vue médical et elle a échappé à la colectomie. Elle est revenue me voir de temps en temps maintenant le contact par lettres et, elle s’est mariée et est devenue mère. Elle a été suivie très régulièrement dans le service pendant environ 20 ans. Les poussées limitées étaient rares, mais l’intestin n’était pas guéri. Une dégénérescence carcinomateuse a finalement conduit à une colectomie, mais elle a gagné 20 ans. Après cette longue expérience, je suis revenu à une population de névrotiques tout en continuant à travailler avec Pierre Marty, Michel Fain et Christian David.
4Dominique Cupa : C’est avec eux que vous avez créé l’Institut de Psychosomatique de Paris ?
5Michel de M’Uzan : Oui, c’est ensemble que nous avons créé l’IPSO ainsi qu’avec Catherine Parat et Denise Braunschweig. C’était dans une sorte de dispensaire dont l’autre aile était réservée aux maladies vénériennes. L’Institut de Psychosomatique de Paris est donc la création de quelques analystes. Dans le même temps nous avons entrepris notre travail sur “l’investigation psychosomatique”. Nous fréquentions, C. David et moi-même la consultation de P. Marty à Sainte Anne. J’avais été frappé par sa technique d’investigation - un peu “tauromachique”- et je lui ai dit un jour : “Vous devriez faire un livre avec cela. Nous mettrions les observations d’un côté et les commentaires de l’autre”. Nous nous sommes réunis régulièrement, le dimanche matin, pendant plusieurs années avec P. Marty et C. David pour étudier les enregistrements et retenir dans tout ce matériel ce qui figure dans L’investigation psychosomatique.
6Dominique Cupa : Comment pouvez-vous définir ce qu’est “une investigation psychosomatique” ?
7Michel de M’Uzan : C’est ce que devrait être un premier entretien préliminaire pour n’importe quel patient venant voir un analyste. Dans l’échange même, dans un climat initial de frustration, étaient évaluées les modalités relationnelles du patient, la relation d’objet qui était la référence autour de laquelle gravitaient toutes les informations qu’on pouvait retenir dans la biographie. Simplement, nous ajoutions à cela, un regard vers les activités de représentation qui n’étaient pas spécialement explorées. Cela ne venait que dans la dernière partie de l’entretien. Nous cherchions à savoir de façon systématique ce qu’il en était des rêves, des souvenirs de la première enfance de façon à avoir un regard supplémentaire sur les activités de représentation du patient.
8Dominique Cupa : Lorsque vous dites “ Marty était tauromachique” vous manifestez un certain désaccord car je crois savoir que vous n’aimez pas la tauromachie.
9Michel de M’Uzan : Nos styles étaient totalement différents. Lorsque je dis “tauromachie”, je veux dire qu’en suivant les déplacements du patient dans son fonctionnement, il était un peu dans la gestion de la relation à la façon du toréador dans l’arène avec le taureau. P. Marty était un grand amateur de tauromachie ce que je ne lui pardonnais pas ! Cela étant, nous avons travaillé ensemble, nous n’avons jamais cessé d’ailleurs d’être de bons amis, mais des divergences doctrinales sont apparues et on peut dire, en schématisant, qu’il n’a pas pris les mêmes distances que moi par rapport à la pulsion de mort et que son orientation était une orientation phénoménologique et jacksonienne, centrée sur la reconnaissance des différents niveaux d’organisation et de désorganisation du fonctionnement psychique, alors que mon orientation est plus métapsychologique. C’est largement pour cela que lorsque l’IPSO s’est installée à la Poterne des Peupliers, je n’ai pas suivi.
10J’ai quitté l’IPSO et nous avons conservé de très bons rapports. Certains ont pu dire “On ne met pas deux crocodiles dans le même marigot”, l’image est un peu forte ! Nous ne nous sommes jamais affrontés en ce qui concerne nos oppositions théoriques d’autant que nous avions la même base, la même référence doctrinale et clinique qui est la pensée opératoire que nous avons repérée ensemble et correspond au texte publié et que nous avons présenté en 1960 lors du Congrès des psychanalystes de langue romane à Barcelone. Ce travail représente le point de départ de la psychosomatique de l’Ecole psychosomatique de Paris. Mais nos théorisations de la pensée opératoire ont différé et en 1973, j’ai présenté au deuxième Congrès international de psychosomatique à Amsterdam un point de vue qui est purement métapsychologique.
11Dominique Cupa : Pouvez-vous me préciser vos principales divergences ?
12Michel de M’Uzan : P. Marty a évolué en avançant que la pensée opératoire s’insère dans une vie opératoire du sujet. Nous sommes là-dessus assez d’accord, mais sa théorisation s’étaye à la notion de désorganisation progressive, ce qui est une perspective phénoménologique jacksonienne. Pour ma part, je suis parti de la pensée opératoire, puisque c’était le phénomène nucléaire, correspondant à un surinvestissement du factuel. Pour qu’il en soit ainsi, j’ai avancé que le sujet devait redouter que quelque chose d’hallucinatoire ne vienne s’infiltrer, exigeant la mise en œuvre de la forclusion d’un signifiant. La pensée opératoire est donc à considérer comme une défense contre les conséquences d’une défense psychique, la forclusion ou “verwerfung”.
13La psychosomatique est devenue maintenant quelque chose de tout à fait différent. Pour moi, ce qu’on observe chez ces patients permet d’envisager une vue unitaire de l’ensemble de la pathologie, au-delà même de la pathologie du fonctionnement de l’esprit. Il faut penser la mise en place d’un être -à partir de ce qu’on continue d’appeler l’autoconservation- qui gagne en “psychisation” dans le cadre de négociations extrêmement difficiles entre le soma et la psyché.
14Dominique Cupa : Lors du Colloque interne de la SPP en 2006 sur “l’inquiétante étrangeté”, que vous considérez comme un phénomène nucléaire puisqu’il permet de lier ce qui a trait à l’identitaire et ce qui a trait au psychosexuel, vous avez utilisé la formule provocante “comment l’esprit vient à la quantité”, cela ne synthétise-t-il pas votre pensée actuelle ?
15Michel de M’Uzan : Je crois que je suis assez proche du terme de ma réflexion avec la notion de psychisation d’une énergie non-qualifiée qui me rapproche beaucoup de J. Laplanche et de sa théorie de la séduction généralisée. Pour lui, la séduction maternelle met le petit d’homme dans une position herméneutique où il doit décoder les messages altérés énigmatiques en provenance de la mère. Pour ma part, je pense que ces messages inconscients délivrés par la mère mobilisent sur le programme génétique, un “bourgeonnement”, les zones érogènes dont l’activité va interpeller l’appareil psychique pour exiger de lui un travail. On rejoint ainsi les définitions économiques de la pulsion par Freud. Pour 98%, l’énergie vient des petites usines intracellulaires qu’on appelle les mitochondries. C’est une énergie sans qualité qui va par le biais de l’intervention de la séduction, se qualifier, devenir libidinale. La pulsion est donc, une fabuleuse invention de l’appareil psychique. L’énergie non qualifiée est au service du programme que je nomme “vital identitaire” auquel s’oppose le “sexual” de J. Laplanche que je reconnais comme ordre psychosexuel. Lorsqu’on oppose la première théorie des pulsions ou la première topique à la seconde théorie des pulsions et à la seconde topique, en général pour dire que la seconde remplace quasiment la première, on fait une erreur de jugement parce que, quand quelque chose a fait ses preuves, cela ne saurait arrêter la réflexion et ce qui vient après, on doit mesurer de quelle manière et à quelle condition cela peut s’intégrer à ce qui a fait ses preuves déjà. Or, on en vient à la pulsion de mort, c’est autre chose que je partage avec J. Laplanche, nous ne reconnaissons pas la pulsion de mort.
16Dominique Cupa : C’est alors “une pulsion sexuelle de mort” comme le propose J. Laplanche ?
17Michel de M’Uzan : C’est ce qu’il nomme “la sexualité démoniaque”, le débat est situé entièrement dans le psychosexuel. J’essaie, de mon côté, d’unifier, d’articuler l’actuel (l’ordre du vital) et le psychosexuel, par là je pense être fidèle à Freud, puisqu’il a dégagé lui-même un ordre autoconservatif (auquel appartiennent les névroses actuelles) et un ordre psychosexuel. Ce n’est donc pas équivalent à la notion de J. Laplanche “la pulsion sexuelle de mort”. Le terme de pulsion répond en effet à des critères métapsychologiques précis, à savoir, la source, l’objet, le but, etc.. Avec la pulsion de mort cela ne marche pas. La pulsion est psychosexuelle. Je récuse au reste la notion de pulsion d’autoconservation.
18Dominique Cupa : Freud parlait de la pulsion d’autoconservation sur laquelle la pulsion sexuelle va s’étayer …
19Michel de M’Uzan : Oui, mais voici comment je considère le “montage”. Au moment où les gamètes mâles et femelles se rencontrent et où se forme l’oeuf, un programme, qu’on peut dire d’essence génétique se met en place. C’est un programme de développement qui a plusieurs tâches. L’une, c’est, certes l’autoconservation, l’autre c’est la prévision d’étapes tout au long de ce programme. De plus ce programme, comme toute chose vivante, est prévu dans sa durée, il est flanqué d’une finitude qui n’implique pas l’intervention d’une force spécifique, la pulsion de mort.
20Dominique Cupa : Mais alors quand même, tout ce qui est manifestation de destructivité, la compulsion de répétition, quelqu’un qui se suicide ou qui tue son voisin, qu’est-ce que c’est pour vous ?
21Michel de M’Uzan : C’est le dérapage péjoratif d’un instrument qui foncièrement est au service de l’accomplissement d’un programme de vie et de durée de vie. Il s’agit d’un instrument vital, mais il arrive, lorsqu’il y a une dégradation qualitative des forces engagées, qu’il soit mal employé ou qu’il soit -si j’ose dire- trop employé. Les mécanismes, le clivage par exemple, qui ont mauvaise presse, considérés comme appartenant à la destructivité, sont en fait des dégradations fonctionnelles et qualitatives d’instruments qui foncièrement sont donc au service de l’accomplissement du programme pendant un temps. Pour ce qui est de la pulsion de mort et de ce que Freud en dit, reportez-vous aux premiers paragraphes du chapitre VI d’Au-delà du principe de plaisir, il y range l’autoconservation du côté de la mort.
22Dominique Cupa : Oui, c’est quelque chose qui m’a frappé et avec lequel je suis d’accord, mais Freud abandonne cette idée ensuite.
23Michel de M’Uzan : La rigueur de sa pensée n’implique pas de pareille hésitation. Le programme génétique comprend la mort. La mort est programmée au départ de la vie. Quand vous mettez un enfant au monde, vous le condamnez à mort. L’énergie mise au service de l’accomplissement du programme peut être gérée par des mécanismes d’auto-destruction cellulaire -l’apoptose- pour assurer la réalisation du programme auquel participe, grâce à la séduction maternelle ( J. Laplanche), la germination des zones érogènes, lesquelles activées, vont commencer à interpeller l’appareil psychique et faire que cette énergie devienne libidinale. Elle se sexualise, se qualifie. C’est ce travail que je nomme pulsion. Une invention de l’appareil psychique. Lors d’une régression libidinale, au fur et à mesure que celle-ci s’aggrave, il devient de plus en plus difficile de distinguer les valeurs agressives des valeurs libidinales. Lorsque le processus s’aggrave, une déqualification sévère advient, dès lors l’entité est gérée à un niveau “actuel”. Ce n’est plus le principe de constance, c’est le principe d’inertie qui gère la situation. C’est-à-dire que cette énergie sans qualité qui était au service de la construction de l’organisme peut elle-même se dégrader et ressembler à une libido dégradée.
24Dominique Cupa : Dans Aux confins de l’identité, vous remarquez que la rencontre analytique avec la mort d’un être a retenu souvent votre attention. Votre expérience à ce sujet m’a beaucoup aidée dans ma pratique. Pouvez-vous nous en parler un peu ?
25Michel de M’Uzan : Parmi les patients que j’ai suivi qui étaient mortellement atteints, à brève échéance, j’ai distingué deux catégories : il y a d’une part ceux qui ne veulent pas mourir, et d’autre part ceux qui veulent continuer à vivre. Ainsi, un homme souffrant d’un cancer de l’oesophage dont l’issue était fatale, ce qu’il savait, m’a demandé si j’acceptais de le prendre en psychothérapie analytique, mais par téléphone car il habitait à l’étranger. La cure a duré trois mois. Eh bien songez que, à la toute fin de sa vie, alors que sa femme devait tenir le combiné pendant nos échanges, il s’interrogeait avec moi sur le sens du souvenir d’un soulier à boucle d’argent.
26Je pense à tel autre patient. Il savait qu’il allait mourir. A un certain moment où il exprime son désespoir, je lui ai dit : “Mais on n’est pas là pour geindre, on est là pour travailler !” et il m’a confirmé : “C’est vrai !”. Dans le “travail du trépas” je cite encore une patient qui me dit : “Ce n’est pas moi qui suis malade, c’est l’autre, mais ne croyez pas que je suis schizo”. Nous avons là, l’illustration de la mise en œuvre d’un clivage qui se met au service du psychosexuel. Je pense encore à une patiente souffrant d’un cancer inopérable. Elle venait avec en tête son refus de mourir. Il était parfois difficile de faire évoluer le “je ne veux pas mourir” en “je veux continuer de vivre”.
27Dominique Cupa : J’aimerais pour finir que vous me parliez de vous aussi comme écrivain, cela a été votre premier métier, vous avez créé avec d’autres une théorie psychosomatique de très grande importance mais vous êtes aussi l’auteur de nouvelles qui sont de toute beauté.
28Michel de M’Uzan : J’ai fait des lettres classiques, et je me suis trouvé dans un milieu littéraire. Mon univers privé n’avait rien à voir avec la médecine, c’était un univers littéraire ou de peintres. Mes amis proches étaient Arthur Adamov, Roger Gillibert, Roland Barthes. J’ai bouclé mes études de médecine en même temps que je m’engageais dans une activité littéraire qui est devenue mon activité principale. Je faisais des remplacements de médecin parce qu’il fallait bien vivre, mais mes journées se passaient ou à la Bibliothèque Mazarine ou au Café de Flore où “stationnaient” Jean-Paul Sartre, Simone de Beauvoir et d’autres encore. Mon activité littéraire était consacrée à ce que les Allemands appellent die kleine Prosa. J’ai donc écrit un certain nombre de textes à cette époque sans chercher à les publier. Pour moi ce qui m’importait c’était de les écrire. Ces textes se trouvent dans le premier recueil finalement publié sous le titre Les Chiens des rois qui est aujourd’hui introuvable. Mes amis proches m’encourageaient dans cette voie qui, au reste, était ma voie principale, c’est par là que je commençais vraiment mes journées. Et puis à peu près en 1954, je me suis rendu compte que mon genre n’avait en France qu’un public limité. Parallèllement j’ai commencé à m’intéresser à la psychanalyse, d’abord en tant que phénomène culturel, puis de plus près, puisque j’ai postulé pour une formation analytique. J’ai même rencontré à cette occasion Lacan. La rencontre avec Lacan a été tout à fait curieuse. A l’époque comme vous le savez on engageait une psychanalyse didactique. L a c a n m’accueille. Je commence à parler et il me marque ostensiblement tout le mépris dans lequel il me tient en continuant de lire tranquillement dans son coin un journal. Comprenant la situation, au bout d’un moment, je lui ai dit que j’avais par ailleurs d’autres activités, que j’écrivais et qu’un de mes textes devait être publié dans la Nouvelle Nouvelle Revue Française. Du coup il a posé son journal et il a commencé à s’intéresser à moi.
29A cette époque là, sur le conseil du peintre Henri Atlan, j’avais montré mes textes à Marcel Arland qui était co-directeur avec Jean Paulhan de la NRF. M. Arland s’est montré très enthousiaste et les a montrés à Paulhan qui m’a aussitôt demandé un texte pour la Revue. C’est La chasse. Parallèlement, il m’a demandé le recueil pour sa collection “Métamorphoses” de Paulhan. C’est ainsi que Les Chiens des rois ont été publiés. J’ai continué à écrire tout en commençant la formation psychanalytique avec comme prétexte que littérature et psychanalyse s’enracinent dans le même humus et que la fréquentation des deux domaines pouvait être possible. Ce en quoi je me trompais. C’est une histoire de créativité compliquée. J’ai écrit des shorts stories qui figurent dans le deuxième recueil, Le Rire et la poussière qui est également difficile aujourd’hui à trouver. J’écrivais ces textes et je ne voulais pas publier parce que j’avais en tête de résoudre des problèmes techniques qui assureraient un texte plus long qu’une short story. La résolution de ces problèmes techniques était un préalable à la publication. J’ai cru à plusieurs reprises avoir trouvé la solution dans Les Chiens des rois et surtout dans Le Rire et la poussière. J’entrevoyais disons une solution “technique”- entre guillemets-. Bernard Privat qui était le directeur des éditions Grasset a souhaité voir les textes pour conseiller leur publication.
30C’est à ce moment-là que les choses ont commencé à se compliquer dans la mesure où la psychanalyse prenait de plus en plus de place et que le poids de la séance se substituait à celui de la page blanche. J’étais beaucoup plus requis par l’analyse, il s’avérait que le rapport avec le patient s’imposait en quelque sorte sans réserve, il était clair que l’adhésion profonde exigible, exigée dans une activité littéraire était beaucoup plus fragile. On n’a pas besoin d’écrivains, on a besoin de boulangers. Donc j’ai continué d’écrire, d’une façon un peu erratique. Cela me permet de mieux poursuivre les réflexions que je nourris à propos de la créativité. Pour moi, l’esprit de la chose, je ne sais pas très bien comment le dire, ce n’est pas le poème, mais la poésie dans la prose. C’est de la poésie dans de la prose. L’instant de saisissement qui est au creux de la chose elle-même ne se déclenche pas comme ça. C’est dire que la créativité n’est pas, à mon avis, naturelle, tout au moins dans le monde contemporain. Presque tous les artistes ont recours à un préalable : la provocation d’un état propice, sauf structure d’ailleurs assez proche du psychotique, comme par exemple avec Antonin Artaud qui était un de mes familiers au lendemain de la guerre. Nous avons été très proches quand il est revenu de l’asile de Rodez ; il est mort très vite après, mais on se voyait beaucoup. Ainsi, à moins d’être paraphrène, on ne dispose pas facilement de l’état propice. Les recours à des artifices servent souvent. Au XIXème siècle, c’était l’absinthe, J.P. Sartre, lui, marchait au corydrane, etc.
On se demande parfois si l’enfant est créatif ? Enfant, j’ai assisté au phénomène initial de la sublimation. J’habitais dans le XIVème au fond d’une impasse, les gens venaient promener là leurs chiens et il y avait des crottes partout et des petits voisins, hollandais bien sûr, décoraient les crottes de chiens en y plantant des bouts d’allumettes, des petits graviers pour en faire des petites œuvres. Entre la décoration des crottes de chiens et le sourire de la Joconde, il y a l’idée de tout un parcours, celui de la sublimation. La sublimation - là c’est de la théorisation - ne porte que sur les pulsions sexuelles partielles. La génitalité ne se sublime pas, elle se vit dans le rapport sexuel. Corrélativement, pour mobiliser les pulsions partielles il faut que s’engage une régression. C’est là qu’intervient l’addiction. Il m’est apparu aussi que du point de vue économique la sublimation vaut moins qu’un symptôme. Freud le dit lui-même, aussitôt après l’acte sublimatoire effectué, les pulsions destructrices sont remises en route et il faut recommencer. Alors qu’un symptôme névrotique “tient la route” !
Dominique Cupa : Quelle est alors la différence entre un addicté et un créateur ?
Michel de M’Uzan : Dans Aux confins de l’identité, dans l’avant dernier chapitre “Addiction et problématique identitaire”, j’écris que je ne reconnais l’addiction, au sens plein du terme, que pour l’addiction à l’héroïne, celle qui provoque une dépendance rigoureuse. L’addiction c’est un déficit de ce que j’appelle “le tonus identitaire de base”. C’est une problématique identitaire, disons un déficit à ce niveau, le toxicomane est contraint d’avoir recours à un apport extérieur de toxique pour pouvoir établir un niveau de fonctionnement propice. L’addicté souffre d’une carence existentielle, d’un défaut “d’être”. Une défaillance présente dès avant que la libido s’étaye sur les pulsions dites d’autoconservation, “le vital”. Chez les écrivains, certains peuvent accéder spontanément à cet état mais chez d’autres c’est, artificiellement qu’ils sont comdamnés à provoquer l’état propice. Un état qui est proche de la dépersonnalisation, associé à une régression libidinale. Dépersonnalisation d’une part et régression libidinale d’autre part, pour mobiliser les pulsions partielles à sublimer, faute de quoi “la matière première manque”.
Dominique Cupa : Dans vos “short stories”, vous n’arrêtez pas de revenir sur la problématique identitaire, vous êtes dans les confins de l’identité là où les limites s’effacent, sont mouvantes, vos lecteurs sont pris dans des jeux d’effacements, de passages d’un monde en un autre. Par ailleurs le titre de votre d e rnier ouvrage est Aux confins de l’identité, il y a donc pour vous continuité entre le travail littéraire et le travail psychanalytique. De plus, je trouve que vous avez un style très littéraire dans vos travaux techniques.
Michel de M’Uzan : Quand vous parlez de continuité entre mon travail littéraire et psychanalytique, je pense qu’il faut entendre la parenté des mécanismes qui sont à l’œuvre et de surcroît le rôle de l’état psychique de l’écrivain et du psychanalytique. L’écrivain au sens où je l’entends lutte pour accéder par n’importe quel moyen au saisissement alors que l’analyste du fait qu’il est en rapport avec le discours d’un autre résiste à cet infléchissemnt de la conscience qui pourtant serait nécessaire pour le faire accéder au plus obscur. En ce qui me concerne et pour répondre à votre question du style littéraire de mes travaux psychanalytiques, je sais qu’on l’évoque parfois, la chose peut s’entendre dans certains textes comme “L’informe” et “Urgence et destin” mais la situation est quand même différente. Le souci d’écriture dans les textes analytiques n’implique pas la mise en œuvre d’états particuliers, on pourrait peut-être dire que si la remarque sur ces écrits est pertinente, il s’agirait d’une retombée du littéraire.
Bibliographie
Bibliographie (extrait)
Livres
- De M’Uzan M. et coll. (2008), La chimère des inconscients, Paris, Puf, Collection Petite bibliothèque de psychanalyse.
- De M’Uzan M. (2005), Aux confins de l’identité, Paris, Gallimard, Collection Connaissance de l’inconscient.
- De M’Uzan M. (1977), De l’art à la mort, Paris, Gallimard, Collection Connaissance de l’inconscient et Tel, 1994.
- De M’Uzan M. (1977), La bouche de l’inconscient, Paris, Gallimard, Collection Connaissance de l’inconscient et Tel, 1994.
- De M’Uzan Michel, Marty P., David C. (1963) L’investigation psychosomatique. Sept observations cliniques, Paris, Puf, 1974.
Articles
- De M’Uzan Michel (2003), “La séance analytique, une zone érogène ?” in La Revue Française de Psychanalyse, Paris, Puf, n°2, p. 431-439.
- De M’Uzan Michel, Gagnebin Murielle (2003), “L’homosexualité : un instrument ?” in La Revue Française de Psychanalyse, Paris, Puf, vol. 67, n°1, p. 166-179.
- De M’Uzan Michel (2002), “Malaise dans la nosographie” in Psychanalyse et psychose, Paris, n°2, p. 15-19.
- De M’Uzan Michel (2001), “Séparation et identité” in La Revue Française de Psychanalyse, Paris, Puf, vol. 65, n°2, p. 355-360.
- De M’Uzan Michel (2001), “Urgence et destin” in Le fait de l’analyse, Paris, Autrement, n°11, p. 11-17.
- De M’Uzan Michel (1998), “Impasses de la thèorie, thèories indispensables” (58è Congrès des Psychanalystes de langue française) in La Revue Française de Psychanalyse, Paris, Puf, vol. 62, n°5, p. 1459-1463.
- De M’Uzan Michel (1972), Un cas de masochisme pervers, La sexualité perverse, ouv. coll., Paris, Payot, p. 13-47.
Fictions
- De M’Uzan Michel (1954), Les chiens des rois, Paris, Gallimard.
- De M’Uzan Michel (1962), Le rire et la poussière, Paris, Gallimard.
- De M’Uzan Michel (1994), Celui-là, Paris, Grasset.