Philippe Jeammet, Pour nos ados, soyons adultes., Editions O. Jacob, 2008, 314 pages, 22,50 €
1Chacun connaît l’expérience exceptionnelle de Philippe Jeammet, psychiatreet psychanalyste dansle domaine de l’adolescence. Après de nombreux articles, de conférences, de directions ou de participations à des ouvrages collectifs, ce livre personnel était depuis longtemps attendu. Il est à la hauteur de cette attente.
2Depuis trente ans, de nombreux travaux ont été consacrés à l’adolescence et aux troubles qui peuvent surgir à cette période complexe de l’existence. Plusieurs modèles de compréhension du processus d’adolescence et de ses avatars ont évidemment été proposés. On pourrait résumer ainsi ces deux grands regroupements conceptuels : un regroupement à dominante structurale dans lequel le concept de crise a été prépondérant, un regroupement à dominante développementale dans lequel le concept de séparation-individuation ou plus récemment de construction de la subjectivation a pu éclairer les enjeux de la construction du psychisme dans ce passage de enfance à l’âge adulte. L’originalité de la réflexion de Philippe Jeammet, se situe comme ce livre le montre, au moins à trois niveaux : le souhait de se dégager de tout modèle théorique aussi construit soit-il afin de rendre compte le mieux possible de la complexité de la clinique de l’adolescence ; le souhait de ne pas isoler la compréhension de l’adolescent de celle de son environnement en particulier familial mais aussi social ; enfin le souhait d’engager une réflexion d’ensemble pour un intérêt certes théorique mais se doublant toujours de l’intérêt pratique.
3Dans ce livre personnel et de synthèse, Philippe Jeammet nous propose un cheminement répondant à ces trois objectifs. La première partie de ce livre répond à son souci de proposer une compréhension de ce que sont les vrais besoins de l’enfant et par là même de l’adolescent pour se développer, c’est-à-dire épanouir ses potentialités : “avec cette compréhension et la reconnaissance de ces besoins, c’est la réalité propre et spécifique de l’adolescent qui peut alors trouver sa place dans la relation d’amour qui l’unit à ses parents” et on pourrait ajouter au monde en général. Philippe Jeammet nous propose de réfléchir sur trois besoins essentiels habitant la vie intime de l’adolescent :
- celui d’affronter la puberté qui divise le sujet en un soi, personnel, intime, intérieur, et un corps, l’apparence physique, entraînant la peur de ne plus être soi. Cette puberté met à l’épreuve les ressources personnelles et profondes de l’adolescent,
- celui de s’appuyer sur des liens construits dans l’enfance, la puberté actualisant les conflits identiques à ceux à l’œuvre depuis la naissance et remettant en question, avec une intensité particulière, les assises narcissiques d’une personnalité en construction.
- celui de définir son identité : “un territoire à construire et à défendre”.
4La troisième partie de ce livre s’appuie évidemment sur les deux précédentes pour permettre de comprendre et de répondre à la tentation que certains adolescents plus que d’autres ont de tout gâcher. La fragilité de l’image de soi, prendre le risque d’être déçu, détruire pour retrouver une maîtrise, se confronter aux menaces d’intrusion, au clivage, au déni, à sa propre violence, le risque de relations addictives, les aménagements pervers de la relation sont tout autant des risques pathogènes que des menaces de passage à une dimension franchement pathologique d’un trouble organisé. Le dernier chapitre du livre de Philippe Jeammet est donc consacré, à partir de toute son expérience, à la manière de prendre soin des adolescents. Il cite en exergue de ce chapitre cette belle phrase d’Antoine de Saint-Exupéry : “Dans la vie, il n’y a pas des solutions. Il y a des forces en marche : il faut les créer et les solutions suivent”. Cela, comme le souligne souvent Philippe Jeammet, nécessite du temps, parfois beaucoup de temps. Je terminerai cette présentation du livre de celui qui m’a fait l’honneur de compter parmi ses compagnons de route par la première phrase de sa conclusion est : “ce fut une chance et un privilège d’avoir pu être ainsi un de ces passeurs, placé à un point d’accueil, celui du soin, et d’avoir pu rencontrer ces adolescents à la recherche d’eux-mêmes pour essayer de les aider à se trouver”.
5Ce livre permettra à tous ceux qui le liront de pouvoir sans doute mieux suivre ce chemin.
6Alain Braconnier
7Psychiatre, psychanalyste
ASM 13
Patrick Avrane, Drogues et alcool, un regard psychanalytique, Editions Campagne Première, 2008, 166 pages, 16 €
8Les éditions Campagne Première depuis plusieurs années publient essentiellement, mais pas exclusivement, des ouvrages de psychanalystes de toutes obédiences avec le souci d’offrir au lecteur des livres proposant des éclairages multiples. Ainsi, pour ne citer que quelques ouvrages, on a pu lire récemment une Histoire de la nostalgie d’André Bolzinger, Clinique de la servitude de Jacques Félician, et L’événement comme écriture, Cixous et Derrida se lisant, sous la direction de Marta Segarra.
9Le dernier livre sorti, Drogues et alcool, Un regard psychanalytique, de Patrick Avrane, s’inscit dans cette démarche de plus grande ouverture possible du champ de réflexion. Ce texte est en quelque sorte une autre face de l’étude que cet auteur vient de publier, Eloge de la Gourmandise (Ed. La Martinière, 2007). Dans Drogues et alcool, s’appuyant sur son ancienne expérience de travail avec ceux que l’on appelait alors drogués, pas encore toxicomanes, Patrick Avrane prend le parti, rarement soutenu, d’interroger l’usage des drogues à partir des substances elles-mêmes. “Il s’agit de se laisser guider par les paroles et les textes (…) qui rendent compte des aventures oubliées ou méconnues de ces substances. C’est à ce prix que la psychanalyse peut envisager d’entendre l’addiction, en se penchant aussi sur ses objets” (p.9) ; objets qui chacun ont leur histoire. Alcool, café, thé, tabac, coca, haschich, etc. sont compris comme des substances qui créent des adeptes. “L’adepte est considéré comme dangereux lorsqu’une addiction est conçue comme une rupture. Cette rupture peut être la séparation d’usages habituels ; le passage de l’ivrognerie à l’alcoolisme en rend particulièrement compte dans le discours de la civilisation occidentale. Cette rupture peut être aussi liée à l’introduction d’une nouvelle substance. Alcool distillé, thé, café, tabac ont pris leur place en Europe et ont désormais leurs rituels laïques ; ce n’est pas le cas pour l’opium (…) ni pour la coca malgré une tentative qui faillit réussir” (p.30).
10Après avoir fait le tour de l’ensemble de ces substances et résumé l’histoire de leur parcours dans notre monde, de leur découverte à, parfois, leur mise à l’index, Patrick Avrane se penche plus particulièrement sur trois expériences. La première concerne la coca et l’étonnante aventure du vin à la coca Mariani qui permit pendant quelques décennies à tous les grands personnages de la fin du XIXème et du début du XXème siècle d’en faire l’éloge. “Pas moins de trois papes, une vingtaine de rois et reines, quelques présidents de Républiques, un Shah de Perse, un Hospodar de Moldavie, suivis par des ministères entiers, accompagés du clergé -des cardinaux aux grands rabbins-, de la magistrature et de l’armée - rien en dessous de lieutenant-colonel, mais beaucoup de généraux - (…) apportent leur contribution à la gloire du vin Mariani à la coca” (p.60). Etonnant engouement, auquel n’échappa pas Marie Bonaparte, dont l’auteur démonte ici les ressorts.
11Les deux autres études concernent d’une part le phénomène de combustion spontané des ivrognes qui passe de vérité incontestable au statut de réalité littéraire (chez Zola, Dickens et Jules Verne notamment) au moment où, ainsi que le montre Patrick Avrane, le concept d’alcoolisme apparaît. D’autre part, l’auteur développe une étude qu’il avait déjà ébauchée dans un précédent ouvrage (Les Timides, Le Seuil, 2006) au sujet de la dynamique spécifique du groupe Alcooliques Anonymes dont il soutient un certain nombre d’hypothèses convaincantes et inédites quant à son efficacité.
12Dans le style agréable à lire qu’on lui connaît, puisque ce psychanalyste, écrivain désormais confirmé, ne cache pas son goût pour l’écriture ni son souci de s’adresser au plus grand nombre, cet ouvrage ouvre donc de nouvelles perspectives, non seulement à une compréhension de la toxicomanie, mais aussi à l’usage habituel de ces substances particulières que sont l’alcool et les drogues.
13Patrick Guyomard
Psychanalyste
Sebastien Dupont, Jocelyn Lachance(dir.), L’errance et la solitude chez les jeunes. Editions Téraèdre, 2007, 103 pages, 14 €
14Cet ouvrage collectif, pluridisciplinaire, coordonné par un psychologue, Sébastien Dupont, et un sociologue, Jocelyn Lachance, rassemble les textes de psychologues, psychanalystes, anthropologues, sociologues, etc., qui croisent leurs regards à l’endroit de cette thématique complexe de la solitude et de l’errance chez les jeunes. On y retrouve les contributions de Marie-Frédérique Bacqué, Thierry Goguel d’Allondans, Liliane Goldsztaub, Pascal Hintermeyer, Martin Julier, David Le Breton et Serge Lesourd. Ainsi sont évoquées des thématiques aussi diverses que les voyages de rupture, l’exil, les rites de deuils, les enjeux de la modernité, les sentiments de vacuité et de désœuvrement, etc.
15L’errance est autant immobilité que parcours. Sorte de songe au temps éclaté, elle évoque l’intemporalité de l’inconscient : l’intemporalité de ses traces et de ses investissements doués de mobilité, l’intemporalité de l’appareil psychique pris dans une double vectorisaton -l’avenir et le passé-, dans le pur présent du rêve. L’errance serait-elle une tentative de remémoration sans répétition, une tentative d’échapper à l’opposition temporelle entre le temps du sujet et le temps de l’Autre ? Si le sujet est plutôt pris dans la répétition plutôt que dans l’errance, celle-ci est normale à l’adolescence, à condition qu’elle ne s’éternise pas (S. Lesourd). L’errance s’accorderait-elle alors au temps du refoulé, qui est justement hors temps ? L’inconscient est une réserve de temps avec une potentialité d’accomplissement constituée de telle sorte qu’elle ménage la possibilité d’une réalisation ailleurs et autrement lorsque les conditions le permettront. Mais que se passe-t-il quand ces conditions tardent à se présenter ?
16Si l’abandon des figures d’autorité infantiles est normal à l’adolescence, l’isolement relationnel est parfois nécessaire, voire thérapeutique, pour certains jeunes qui ne parviennent pas à se séparer de leurs figures tutélaires, notamment de leurs parents (L. Goldstaub).
17La réponse autrefois trouvée dans le trans-générationnel, jonction entre deux temps appartenant chacun à une génération, ne trouve plus d’écho désormais car les adolescents postmodernes ont des difficultés à se repérer dans leur généalogie (D. Le Breton). En effet, de par son rallongement et l’intérêt qu’on lui porte depuis quelques décennies, l’adolescence est devenue un âge à part entière, entre deux âges bien définis - l’enfance et l’âge adulte - et non plus une simple étape de transition entre ces deux âges. Ayant perdu sa fonction de passage, elle s’est figée, avec une entrée, qui se signale au moins par les transformations corporelles de la puberté, et une fin qui, elle, n’est plus fixée d’aucune manière. En effet, l’apparition de ce nouvel âge est concomitante de celle du quatrième âge, jetant ainsi le trouble dans les esprits : l’adolescence suit l’enfance et précède l’âge adulte, mais lequel ? Quels sont ses fonctions, ses rôles sociaux, et comment ceux-ci sont-ils répartis ?
18Si les rites de passage servaient autrefois à symboliser l’entrée dans la maturité, ils permettaient aussi de signifier qui étaient les adultes et donnaient au sujet les signifiants des rôles sociaux (S. Lesourd). Ainsi une question se pose : le défaut de rites de passage s’explique-t-il par l’allongement de l’adolescence, ou provient-il d’un non repérage des adultes et du sens de leur place dans la société actuelle ? Le délaissement des rites entraîne un écrasement du temps (M.-F. Bacqué) et entraîne l’adolescent dans une quête identitaire avant tout individuelle, alors même qu’il est pris au piège de l’idéal post-moderne d’inachèvement et d’hyper-adaptation (J. Lachance) dont le risque est justement la perte identitaire.
19Les nombreux paradoxes de cette problématique de l’errance et la solitude chez les jeunes, unanimement constatés selon les différents points de vue des sciences humaines représentés dans cet ouvrage, ne sont pas sans évoquer une autre problématique reposant elle aussi sur un paradoxe : celle de l’exil. Les deux versants de ce paradoxe sont, d’une part une assignation à domicile, et d’autre part une prescription d’intégration à un nouveau pays avec un nouveau statut, de nouvelles normes et valeurs autant sociales que morales, souvent totalement différentes de celles du pays d’origine et parfois difficiles à repérer.
20L’injonction paradoxale adressée aux adolescents d’après le modèle de celle de l’exil se traduirait alors ainsi : “deviens un adulescent”, soit un premier versant intimant “devient un adulte responsable” et l’autre prescrivant “reste jeune”. L’errance et la solitude à l’adolescence seraient-elles le moyen de répondre ou justement de ne pas répondre à cette injonction paradoxale ? L’errance et la solitude chez les jeunes constitueraient-elles un refuge, temporel et spatial, “corporéïsé”, de cet exil ?
21Christel Girerd
22Psychologue clinicienne
Chargée d’étude au sein du laboratoire de psychologie clinique “Subjectivité, Connaissances et Lien Social”, U.L.P., Strasbourg.
Brigitte Mytnik, IVG, fécondité et inconscient., L’absence et la chair, Préface de François Richard Editions Erès, 2007, 256 pages, 25 €
23La question de la fécondité féminine est incontournable tant pour les individus que pour les sociétés. L’extraordinaire pouvoir des femmes de donner la vie qui a fait d’elles des dé essesdans l’antiquité la plus éloignée, des dea bona symbole de la fertilité et de la puissance vitale, se double du terrifiant désir d’en refuser le don, qui a aussi fait d’elles des êtres maléfiques, des “sorcières”, symbole de destruction et de mort. C’est sous cet angle du “négatif”, celui de l’interruption volontaire de grossesse, que Brigitte Mytnik, psychologue clinicienne a choisi d’étudier la fécondité des femmes. Dans l’essai qu’elle vient de publier sous le titre, IVG fécondité et inconscient. L’absence et la chair elle montre que loin d’être une expérience ordinaire pour les femmes et une pratique banale pour les praticiens qui en assurent la prise en charge, l’IVG est lourde d’une potentialité traumatique ignorée ou méconnue.
24L’écoute d’un grand nombre de femmes en demande d’IVG et de techniciens qui la pratique l’en ont convaincue. Elle voit de plus, dans la pauvreté de la littérature sur cette pratique comparée aux nombreux travaux concernant la périnatalité, une preuve de la culpabilité et de la honte inconsciente qui entoure encore, malgré sa légalisation, cette pratique immémoriale. La tirer de l’ombre dangereuse où elle est laissée, la sortir de son statut marginal est ainsi l’une des raisons de cet ouvrage. L’auteur ne cesse en effet de souligner que si la légalisation a rendu l’avortement moins menaçant, ayant levé le risque vital corporel qu’il représentait, elle a aussi paradoxalement, par sa banalisation même, aggravé la solitude des femmes et, par là, la menace du risque psychique pesant sur elles du fait du refoulement de ses composantes traumatiques. Elle voit dans l’arrêt des entretiens pré-IVG l’un des signes de cette volonté de banalisation par une collectivité soucieuse d’en faire un “non-évènement”, ce que dément son écoute des souffrances psychiques de femmes qui peuvent trouver dans ces situations de rejet de grossesse un mode d’expression corporel de leurs conflits psychiques en vertu de la capacité de l’espace utérin d’être un lieu subjectif électif du traumatique, et de la fécondité féminine d’être propre à interroger l’absence et la mort.
25La riche expérience clinique de l’auteur qui a écouté et su entendre ces femmes est la source et la matière de ce livre grave qui aborde, sans parti pris idéologique, sans passion prosélytique pour ou contre, la question controversée de l’avortement. Mais à leur contact, au contact de leurs souffrances, elle a considéré qu’il était : “urgent de l’envisager autrement que comme un droit à revendiquer ou comme un crime à bannir” (p.17). Ainsi si elle pointe les dérives mortifères de l’IVG, si elle montre ce qui se joue et se rejoue à travers certaines grossesses/symptôme et leur suppression, elle montre aussi que l’IVG peut être également résolutoire et initier un espace et un processus de deuil.
26Si les causes cachées de l’avortement et ses conséquences psychiques sont le point de départ des réflexions de l’auteur, toutes les pratiques médicales nouvelles en périnatalité (comme l’échographie, la procréation médicalement assistée, la césarienne, la péridurale, etc.) sont aussi étudiées du point de vue de leurs effets sur l’activité fantasmatique et le désir inconscient qui les anime. A ce sujet, faisant siennes les thèses de J. Cournut, elle attribue leurs développements à cet antique et universel désir des hommes de contrôler et maîtriser le féminin qui leur fait à la fois peur et envie. C’est l’objet du premier chapitre Bioéthique et périnatalité dans lequel elle s’efforce de montrer ce qui est en jeu dans cette main-mise des biotechnologies sur la fécondité féminine dont aucune n’est anodine ayant des effets : “parfois mortifères et imprévisibles” (p.36). Le cri d’alarme de l’auteur porte principalement d’une part sur les effets d’abrasion ou d’éradication de l’imaginaire et d’autre part sur les positions fantasmatiques particulières nées dans ce contexte de réalisation du désir humain de maîtrise du vivant, insistant sur le paradoxe de ces biotechnologies : “qui au nom du vivant mettent parfois en péril une partie de son essence même, le vivant non humain tel qu’il se manifeste dans les expériences brutes liées aux rythmes et à la sensorialité ”(p.54). Sa contribution aux débats sur la bioéthique est pertinente et courageuse car certains sujets abordés, tel celui de l’IVG, relèvent du “politiquement incorrect”.
27B. Mytnik dans Entre fusion et perte, la fécondité féminine dans ses rapports au deuil, le troisième chapitre de son livre, reprend la thématique de la vulnérabilité féminine au traumatisme, aux expériences de séparation et de perte exposant les femmes à des réactions dépressives et les confrontant au deuil. Elle présente la maternité (au sens large du terme) comme un terrain privilégié de ces expériences et comme une situation paradoxalement concernée par les deuils, ce qu’elle illustre par de courtes et éloquentes vignettes cliniques. Elle distingue ici clairement le désir d’enfant qu’elle rattache à la pulsion de vie, du besoin de grossesse pour lequel elle utilise le concept de “pulsion inconsciente de grossesse” pour en souligner le caractère de contrainte et de répétition (inhérent à toute pulsion) et désigner le mouvement psychique d’appétition d’un objet incorporé ou d’une présence intérieure venant combler un vide interne laissé en l’état par une perte n’ayant pu faire l’objet d’une élaboration réparatrice. L’auteur étudie les différentes fonctions de ce type de pulsion dans une économie psychique traumatisée, parlant de “colmatage narcissique”, “d’obturation de la question de la perte”, “d’antidote au trauma” et cite un fantasme propre à ce type de grossesses/symptôme, celui d’une “présence pure” permis par la potentialité féminine à le réaliser au vif de sa chair (p.119).
28La question de la chair qui court tout au long du travail de B. Mytnik vient en contrepoint de l’absence dans le sous-titre de l’ouvrage. Elle est l’objet du quatrième et dernier chapitre du livre. Ce concept qui n’appartient pas au vocabulaire habituel de la psychologie ni à celui de la psychanalyse qui lui préfère celui de soma ou de corps, mais plutôt à celui du religieux ou du philosophique est difficile à cerner. On le constate chez un philosophe comme Merleau-Ponty pour qui “la chair n’est ni matière, ni esprit, ni substance” et pour qui ce qui la désignerait le mieux serait “le vieux terme d’élément au sens où on l’employait pour parler de l’eau, de l’air de la terre et du feu, une chose générale”. Bien qu’elle n’en donne nulle part une définition, la chair semble désigner chez B. Mytnik la “matière vivante”, “le matériau”, premier, originaire, ce qu’elle dénomme parfois le “vivant non humain”, c’est-à-dire une “senso-rialité fondamentale”, fournie par l’ensemble des sensations corporelles mais principalement tactiles, émanant de la peau, des fluides, des sécrétions, des substances du corps.
29En appui sur les travaux de Winnicott et de R. Roussillon sur la transitionnalité et la créativité, elle pose l’hypothèse que l’utilisation de cette “matière vivante du corps propre” fondée sur la sensorialité serait le préalable à l’utilisation de médiums externes (les “médiums malléables” de R. Roussillon ) et constituerait un moyen de garder le contact avec le vivant et de maintenir ou retrouver un sentiment d’exister mis à mal par des expériences traumatiques. A la suite de F. Pasche, elle réhabilite d’une façon générale la réalité matérielle, corporelle, faisant sienne ses observations sur la fonction défensive protectrice du corps vis-à-vis des angoisses liés aux fantasmes inconscients et au pulsionnel. La dernière proposition sur laquelle se termine le livre est celle de l’existence d’un quatrième fantasme originaire, celui d’une “magmamatrice” mettant en scène l’origine d’un “vivant collectif” courcircuitant la question de la mort individuelle.
30Cet ouvrage contribue à rappeler les enjeux dont est porteur le corps féminin, à montrer les ressources dont il dispose pour soulager des douleurs impensables et à nous éclairer sur les diverses significations et fonctions des grossesses comme de leur interruption, volontaires ou non. B. Mytnik fait la preuve de la richesse d’une clinique de l’écoute psychanalytiquement orientée. Livre de femme sur les femmes et pour les femmes, ce livre s’adresse néanmoins à l’ensemble des praticiens qui œuvrent dans le champ de la péri-natalité comme à tous ceux et à toutes celles qu’intéresse le renouvellement de l’approche du féminin dans ses liaisons et déliaisons avec le maternel.
31Jacqueline Lanouzière
32Professeur émérite de l’Université Paris 13
Docteur en Psychopathologie et Psychanalyse
Psychologue Clinicienne
Claude Boukobza, Les écueils de la relation précoce mère-bébé, Editions Erès, 2007, 176 pages, 9 €
33Ce petit volume publié sous la direction de la psychanalyste Claude Boukobz a retrace les interventions d’une journéede travail organiséeentre la PMI de Saint-Denis, l’hôpital Delafontaine et l’Unité d’ Accueil Mère-Bébé de Saint-Denis (UAMB), créée en 1992. L’enjeu de ce petit volume est clair : étudier les dysfonctionnements de la fonction maternelle et les modalités d’intervention auprès des mères et des bébés. La compréhension en est rendue possible par les différents exposés des participants qui interviennent chaque jour au sein de l’UAMB, du psychologue à la puéricultrice. Nous connaîtrons ainsi par exemple l’impact d’un atelier de massages mère-bébé, d’un atelier guitare, où la gravité et la tristesse s’effacent dans une chanson entonnée, dans un rire commun. Tous ces éléments qui font la singularité d’une institution et son efficacité. Ce livre permet d’apprécier comment l’institution occupe à la fois une fonction de holding et de séparation, de lieu tiers permettant une respiration des liens.
34Le recueil commence par une présentation très éclairante de Claude Boukobza, directrice de l’UAMB, qui replace dans un contexte historique et psychiatrique ce qu’il en est de cette fameuse “dépression port-partum” - à distinguer du baby blues appelée par certains psychiatres “dépression souriante”- tant les mères ont du mal à accepter leur souffrance. Le tableau est ainsi brossé : angoisse, plaintes vis-vis de l’enfant, craintes de maltraitance, conséquences diverses sur le nourrisson (sommeil, poids, balancements, problèmes dermatologiques…). Ce qui est mis en valeur dans cet article, et dans l’ensemble du livre, ce sont les enjeux fantasmatiques de la venue au monde de l’enfant et de sa présence réelle. Ainsi, passant du terrain psychiatrique au terrain psychanalytique, Claude Boukobza place les deux points essentiels dans lesquels se joue la relation précoce mère-bébé : à un niveau fantasmatique où chaque parent est amené à rejouer sa position oedipienne et sa position dans la filiation et à un niveau plus observable, celui de la relation des corps de la mère et du bébé, des échanges entre eux. Le développement de cet article est peutêtre l’un des points les plus importants, il s’agit du narcissisme de la mère mis à l’épreuve par la naissance de l’enfant, il apparaît sans conteste que la position narcissique de la mère joue un rôle décisif dans la capacité d’accueillir l’enfant et “cette gueule ouverte sur la vie” (Lacan) qu’il représente pendant ses premiers mois d’existence. La présence repétée de la mère pour accorder les soins et désigner, en les devinant, en les inventant, les demandes de l’enfant permettra l’organisation des pulsions de ce dernier et lui donnera le sentiment d’une existence continue. Un cas clinique vient illustrer ces propos à la fois clairs et essentiels.
35L’article suivant est celui de Henri Bentata, à l’écriture vive et surprenante. Il choisit de traiter avec beaucoup d’efficacité la question suivante : la névrose obsessionnelle estelle un écueil dans la relation précoce mèrebébé ? Il répondra avec beaucoup d’humour (et de vérité) que la chance d’une mère obsessionnelle qui se rend à l’UAMB, c’est l’hystérie qui peut se développer dans la rencontre avec les autres mères et dans les groupes de parole. Il présente un cas clinique : une mère anxieuse, vérifiant chaque bouton, chaque voyant, est saturée d’angoisse à l’idée que son fils puisse se blesser, sa vie est devenue un enfer. Cet enfant né d’une PMA (Procréation Médicalement Assistée), alors que le mari et la femme ne connaissent plus d’échanges sexuels depuis leur mariage, ne représente pour ce couple aucun enjeu dans leur propre désir. La mère n’a pas eu le sentiment d’être l’objet d’un désir en donnant naissance à l’enfant, il n’y a pas de trace de l’Autre. Ce cas clinique permettra ensuite à l’auteur de poser la question des conséquences des techniques modernes de fécondation sur la subjectivité et l’essor du sujet désirant.
36Deux articles sont ensuite à retenir, celui de Françoise Biermann sur la régression, étudiée dans l’histoire de son concept et dans ses variations cliniques ; elle est illustrée dans l’UAMB où la mère est en effet autorisée à régresser, à devenir celle que l’on secourt et non plus celle en charge de secourir l’enfant. Le principal est souligné : le danger n’est pas dans la régression des mères qui peuvent dès lors rejouer les failles de leur narcissisme primordial, mais le danger réside dans la plus ou moindre capacité du psychanalyste à faire face à cette régression.
37Bernard Golse signe également un article fort intéressant où il choisit de traiter le thème de la narrativité: comment l’enfant dans ses premiers échanges avec le monde se fait le narrateur de l’histoire familiale. Bernard Golse expose le concept “d’histoire intergénérationnelle” où se joue à double sens la mise en histoire parents-enfants. Ce double sens permet de comprendre l’enjeu de la mise en récit comme acte thérapeutique. Cet article très détaillé, illustré à la fois par des cas et des études ouvre de nouvelles pistes de réflexion. Ainsi, ce volume permet de montrer l’ampleur des mouvements de pensée et des mouvements cliniques qui soutiennent une institution. Au-delà de l’acte quotidien de la présence et de l’accueil, ce sont des sujets avec une culture commune, celle de la psychanalyse, qui sont au travail et que nous pouvons saluer.
38Laurence Joseph
Psychologue clinicienne
Colloques
Criminologie et phénoménologie
39Journée scientifique organisée par Mareike Wolf-Fedida et Philippe Bessoles, Université Paris 7, 17 novembre 2007, Paris.
40La journée scientifique organisée par Mareike Wolf-Fédida, professeur à Paris VII et Philippe Bessoles, maître de conférences à Grenoble II, a réuni dans un climat chaleureux de collaboration entre chercheurs français et belges des criminologues, phénoménologues, psychanalystes et juristes qui ont fait le point des travaux en cours susceptibles de répondre à la multiplicité des formes de l’agir criminel. Le survol historique des grands moments psychopatho-cliniques, Durkheim, Jaspers, Bleuler, Kraepelin, Binswanger, Clérambault et autres par le Pr Mareike Wolf-Fédida, et l’intervention de la présidente de séance, Pr. Sophie de Mijolla-Mellor, directrice de l’Ecole Doctorale Recherches en psychanalyse, ont situé les enjeux épistémologiques de cette journée de travail, en soulignant la mission pluridisciplinaire de l’Ecole Doctorale et ses réseaux de collaboration scientifique dans le monde, tout particulièrement en matière de crime et de génocide. Mareike Wolf-Fédida expose un cas clinique de l’absence de sentir corporel chez le patient, compensé par un faux self inquiétant, comme phénomène prédisposant au passage à l’acte. L’intropathie (Einfühlung), propre à l’approche phénoménologique, se révèle essentielle dans la gestion de l’inquiétant et de l’imprévisible dans le cadre d’une psychothérapie. Le délit criminel, exprime un mouvement de rupture, qui suscite constamment une remise en question des postures théoriques des sciences humaines et questionne en profondeur la nosologie psychiatrique. Le professeur Jean Guyotat ( Lyon) analyse les agirs criminels sous l’angle de sa célèbre psychopathologie du lien de filiation, lien qui relie l’individu à ses descendants et ascendants, réels ou imaginaires, dans lequel le biologique et le lien de corps à corps avec la mère sont essentiels. L’étude des structures, des marques, des déformations du lien de filiation autour du secret -d’enfants morts-nés, filiation autre, maladies héréditaires- facilitent une nouvelle approche de la psychopathologie aux manifestations extrêmes et diverses, telles que la psychose puerpérale, le délire de substitution de nourrisson ou encore la paranoïa du meurtrier. L’approche du lien de filiation narcissique éclaire, sous le sceau de traumas intergénérationnels, le suicide et le meurtre à l’intérieur des groupes familiaux.
41Claude Van Reeth, psychanalyste (Bruxelles ) nous introduit à l’œuvre de Szondi en soulignant son importance pour repenser la théorie des affects dans la thérapie. Si la psychanalyse freudienne, en tant que psychopathologie du langage, rencontre des difficultés à travailler avec le “pathique” et à penser la violence impromptue des décharges affectives, la Schicksalsanalyse szondienne permettrait de penser le patient dans son débordement, ou son absence de sentir, et relancer le processus inachevé d’humanisation. À travers la destinée de Moïse et de Caïn, deux figures paradigmatiques, C. Van Reeth illustre la langue première des affects.
42Anne Auret, avocate de droit pénal à Grenoble, souligne les déviances dans la procédure juridique qui règle les expertises pénales - distorsion du sens par les parties et utilisation abusive du rapport de l’expert par le juge- et propose la refonte des expertises par la constitution d’une liste d’experts avec critère de formation et d’expérience, et par la mise en place d’une expertise mentale unique, réunissant les efforts des psychologues et celle des psychiatres.
43Philippe Bessoles avance une hypothèse psychogénétique de l’acte criminel fondée sur la notion de complexe criminogène, qui serait à la violence ce que le complexe d’Oedipe est à la sexualité. Constatant la fonction apaisante du passage à l’acte criminel, il propose d’envisager le crime comme une défense -pharmakon et exil du sens dans l’acte- face à une représentation psychique insupportable pour un être fragilisé dans sa vacuité fantasmatique paradoxale. Philippe Bessoles propose une thérapie de face à face qui doit promouvoir, dans un maniement subtil du transfert et du contre-transfert, la confrontation avec l’affect dans un tissage de la violence sur les registres de l’imaginaire, du symbolique et du réel afin de vider le vécu du criminel de la violence agie.
44Patrick Ange Raoult, psychanalyste, maître de conférences à Grenoble II, conclut cette journée en explorant l’hétérogénéité des modes de fonctionnement psychique sousjacents à l’acte criminel. Il différencie la mise en acte, le acting out, le passage à l’acte et le recours à l’acte. Ces modalités de l’agir renvoient à des distorsions spécifiques du travail d’appropriation subjective du temps, qui marque l’impossible historicité des faits par le sujet, alors même que restent irrepré-sentables les traces affectives qui traversent son corps. Trois vignettes cliniques marquent ces distorsions de la temporalité.
45Les intervenants de cette journée, ont voulu cerner l’essence de l’agir criminel dans la question fondamentale du travail d’inscription et de représentation psychique. C’est par la force de la réflexion d’ensemble autour des affects et du temps vécu, paramètres essentiels de la subjectivation, qu’ils ont montré combien est fertile la collaboration interdisciplinaire.
46Marlène Sayssac-Sainte Marie Perrin
47Psychologue, doctorante à Paris 7
48Mattia Antonini
Psychologue, Genève
Doctorant à Paris 7
Comment sortir de la maltraitance ?
49Colloque organisé par le Collège de psychanalyse groupale et familiale, 4 mai 2007, Lille.
50La question “Comment sortir de la maltraitance?” est une des plus ardues aujourd’hui, et l’idée de la soumettre à la réflexion de plusieurs acteurs qui comptent dans notre paysage sociétal contemporain est déjà une prise de position en soi. Si la maltraitance de l’enfant continue d’être un enjeu de santé publique, la plupart d’entre nous y sommes confrontés sous l’angle de la singularité de celui qui vient nous consulter parce qu’il en souffre, soit en tant que parent ou proche, soit en tant qu’adolescent ou adulte concerné antérieurement dans son existence, soit l’enfant lui-même lorsqu’il a pu franchir les nombreuses étapes qui séparent les actes dont il est la victime et le moment auquel il pourra en parler à la première personne. Les progrès réalisés dans sa reconnaissance, sa compréhension, son traitement et sa prévention sont notables en ce qui concerne les formes physiques, mais restent souvent en retard pour les formes psychiques. L’exemple donné dans l’argument de ce colloque de la perversion narcissique montre à quel point l’enfant maltraité et sa famille peuvent être confrontés à la défense majeure induite par cette pathologie, le déni sous toutes ses formes. Les approches individuelles, groupales, familiales et institutionnelles dans ce domaine permettent incontestablement de faire progresser la compréhension et les prises en charge des enfants maltraités.
51Cinq exposés ont contribué à cette tentative de synthèse ouverte. C’est Véronique Lemaître qui ouvre la journée avec La violence en période périnatale : l’emboîtement des différents cadres de contenance. C’est une réflexion centrée sur les conditions dans lesquelles surgit la violence très tôt dans la vie d’un bébé, et sur ce qu’elle entraîne dans son sillage pour le développement de l’enfant, le processus de parentalité qui y préside et aussi pour ceux qui accueillent cette souffrance particulière en tant que soignants et sont appelés à se préparer pour ne pas passer à côté de l’essentiel. Véronique Lemaître nous incite à réfléchir aux emboîtements des cadres de la contenance, l’individuel, le groupal, le familial et l’institutionnel. Mais ce travail psychique ne peut se faire sans l’intériorisation des représentations d’expériences partagées, et pour tout dire “transféro-contre-transfé-rentielles”. Et c’est la consultation thérapeutique telle qu’elle l’a apprise auprès de Lebovici, entre énaction et empathie méta-phorisante, qui lui sert de fil rouge dans cet exercice. Voilà de quoi redonner des lettres de noblesse à la pédopsychiatrie de liaison entendue comme celle qui s’intéresse surtout aux mouvements libidinaux réinstaurés lors de telles consultations thérapeutiques, plutôt qu’au seul passage dans les services de médecine somatique d’un “psy de liaison” pour répondre “de” toutes souffrances humaines qui surgissent en de tels lieux. La politique de périnatalité gagne à s’inspirer de cette réflexion sur la famille, et inversement la dynamique familiale bénéficie de cette prévention bien comprise.
52C’est ensuite André Carel qui aborde les situations limites de la maltraitance et la problématique des soins à domicile. Pour lui, face à de telles détresses, l’enfant en désaide connaît l’effroi et la menace dans sa vie quotidienne ordinaire. Il y a donc lieu de s’appuyer sur les formations qui permettent de modifier en profondeur le dispositif thérapeutique quand le travail à domicile devient nécessaire. Dans cette formation exemplaire qu’André Carel nous décrit avec le dispositif qu’il a mis en œuvre avec son équipe lyonnaise, les trois forces vives de la méthode d’observation directe des bébés selon Esther Bick, de la thérapie familiale psychanalytique et de la psychothérapie d’enfant se conjuguent pour rendre possible un exercice, la thérapie à domicile, qui ne pourrait se satisfaire des seuls bons sentiments professionnels. D’autant que les dangers du milieu visité sont nommément cités et constituent les deux lignes à ne pas franchir : le trop d’attachement de l’incestuel et le pas assez (le mortel) de l’abandon. Et c’est tout le processus de la “familialisation” du thérapeute qui peut surgir comme un effet contre-transférentiel insuffisamment analysé. La fréquence des pathologies perverses narcissiques soumet le thérapeute aux dénis et aux clivages qui sont les maladies archaïques corrélatives de ces graves pathologies de la personne.
53Pour Carel, il n’est pas d’autre moyen que le recours à la loi dans sa dimension fondatrice symbolique, base incontournable du soin. Ce faisant il redonne toute sa place à l’autorité parentale, en débusquant au passage la confusion avec l’autoritarisme comme caricature d’une autorité impossible. A partir de l’exemple littéraire et clinique de Richard III, le personnage de Shakespeare, il montre comment l’omnipotence peut résulter d’une toute-puissance infantile non limitée par l’éducation parentale, ou comme le propose Françoise Dolto, insoumise à la castration symboligène. Mais plutôt que de présenter ce travail essentiel du développement de l’enfant seulement en tant qu’effort sans retour, il préfère insister sur l’importance d’investir ensemble la valeur des limites à respecter, et pour lui, le jeu en est l’instrument majeur. Partant de “l’apprendre à jouer” de Winnicott, il nous rappelle les différentes qualités du jeu chez l’enfant, depuis le jeu fonctionnel du tout petit jusqu’au jeu symbolique du plus grand qui a comme principal avantage de permettre à l’enfant d’accéder à la fantasmatisation. Enfin, dans un dernier point essentiel, il introduit la quatrième dimension, celle de la narrativité introduite par Ricœur en philosophie et reprise par Hochmann en psychopathologie avec sa fameuse formule de la “mise en récit”. Nul doute que l’appareil de soin décrit par André Carel soit au plus proche de ce dont il est besoin pour sortir de la maltraitance.
54Vient ensuite l’exposé présenté par Rosa Mascaro et Martine Lamour à partir de leur expérience commune sur “l’approche thérapeutique groupale et familiale de la maltraitance par l’équipe du fil d’Ariane, la première en tant que directrice médicale et la seconde comme formatrice. Cette expérience, ancienne dans la mise en place et novatrice dans ses principes, se déroule à partir d’un espace de jeu sur lequel se jouent les dysfonctionnements familiaux des personnes accueillies. Dans ce dispositif de soutien et de traitement de la parentalité, les professionnels sont en proie à des vécus émotionnels intenses qui peuvent renseigner sur la violence des transactions à l’œuvre dans les familles prises en charge. En partant de l’histoire précise et détaillée d’une famille traitée au Fil d’Ariane, Rosa Mascaro et Martine Lamour nous montrent avec une modestie et une humilité remarquables comment l’équipe, aussi bien au cours des consultations que des réunions de réseau et des synthèses rassemblées pour ce suivi longitudinal, se “laisse toucher” par ces situations très difficiles, comment le fonctionnement archaïque vient en “plomber” les hypothèses de travail (Bion), et produire en son sein à la fois sidération et colère. Ce faisant, les professionnels, grâce à un travail de reprise et de formation d’excellence, en déduisent progressivement le type de monde dans lequel vivent les enfants élevés par des parents trop souvent porteurs d’une pathologie psychiatrique grave, mais néanmoins capables de semer le doute auprès d’un certain nombre d’intervenants, dont les représentants du monde judiciaire, ceux dont on attendrait plus que des autres une position de référence et de préservation de la stabilité. Or la subtilité des pathologies narcissiques en question est au cœur même de ces difficultés institutionnelles fondamentales à comprendre pour sortir de la maltraitance. De plus, dans de telles situations, toute aide proposée aux parents en grande souffrance peut rapidement tourner à la menace ou être interprétée de façon malveillante, et empêcher toute intervention consentie. Dans ce long voyage vers la sortie des impasses, le fait de permettre aux protagonistes de passer du “mauvais” dans lequel ils sont catalogués, enlisés et enfermés, à la notion de “vulnérabilité”, permet de franchir une étape structuralement importante. De plus, cela peut permettre d’ouvrir une possibilité de conflictualisation là où la loi du “tout ou rien” règne en seule maîtresse. Ce remarquable exposé des étapes du suivi individuel, familial et institultionnel de cette histoire clinique permet de prendre toute la mesure des qualités d’une équipe pour laquelle formation et supervision permanente sont les principes organisateurs prévalents au service des petits enfants et de leurs familles.
55Maurice Berger nous présente ensuite un texte intitulé “comment écouter l’enfant maltraité et ses parents ?”. Il rappelle à cette occasion les positions qu’il a prises notamment auprès des services de l’Aide Sociale à l’Enfance. Ses propos sont basés sur une longue expérience à la tête d’une équipe de pédopsychiatrie au CHU de Saint-Etienne qui s’est spécialisée pour une part dans les soins au long cours d’enfants qui leur sont confiés par le dispositif de protection de l’enfance. D’une manière générale, si les signalements concernant les dangers visibles (les maltraitances physiques principalement, environ 22%) et invisibles (les maltraitances psychiques, environ 78%) sont assez bien organisés, l’évolution des enfants reste médiocre, et il convient de porter notre attention sur ces problèmes majeurs de société. Maurice Berger, par son œuvre a ouvert une voie d’abord, notamment en matière de traumatisme psychique chronique (attitudes parentales répétitivement inadéquates), qui peut changer les choses en profondeur. Pour ce syndrome, - je propose de nommer désormais le traumatisme psychique chronique “syndrome de Berger”, il décrit un “quinté perdant” comprenant la déficience intellectuelle, les troubles de l’attachement, la violence pathologique extrême, les troubles psychiatriques des parents et l’instabilité psychomotrice de l’enfant. Il précise ensuite les neuf signes qui le définissent. Je les rappelle pour mémoire, car ils constituent les points à partir desquels une attitude thérapeutique devient possible.
56Tout d’abord, il n’existe pas une seule, mais différentes sortes de traumatismes répétitifs : la violence, l’abus sexuel, les négligences graves, l’imprévisibilité, le délaissement parental, l’exposition au spectacle de violences familiales, l’implication dans la folie parentale ou des relations perverses, une séduction narcissique… Mais chacun de ces traumatismes provoque des angoisses, des troubles, et des mécanismes de défense spécifiques et nécessite des dispositifs thérapeutiques eux aussi spécifiques. Lorsqu’un traumatisme est précoce, le sujet ne parvient pas à situer l’origine de ce qui ne va pas, ce qui entraîne un sentiment de culpabilité primaire avec son corollaire la pensée sacrificielle. Tout traumatisme entraîne une sidération de la pensée. Tout traumatisme peut entraîner chez l’enfant une tentative pour le maîtriser en le provoquant activement d’une façon inconsciente, ce qui l’apparente parfois à un comportement addictif. Tout traumatisme peut provoquer un syndrome de Stockholm avec une recherche de réconfort auprès de ceux qui précisément le maltraitent. Tout traumatisme répété entraîne une situation de multiclivage qui atomise l’identité de l’enfant. Tout traumatisme peut dépasser les capacités de pensée de l’enfant et s’inscrire dans son psychisme sous forme de sensations corporelles ou d’images brutes, rendant difficile la différence entre ses pensées et la réalité.
57L’enfant vit les sentiments d’angoisse et de terreurs face au vide, à l’abandon ou à la violence dans la solitude la plus intense sans un adulte pour l’aider à le psychiser. Le traumatisme psychique chronique est à l’origine d’une indifférenciation entre la pensée de l’enfant et celle de ses parents. Dans ces conditions, il s’agit d’écouter l’enfant et la “dévastation interne” dont il est le sujet, de lui proposer des représentations contenantes pour ne pas le laisser tomber en morceaux, ne pas le laisser dans un état de désespoir. Pour ce faire, il faut l’accompagner dans le partage de la réalité de ce qu’il vit, de façon à lui permettre de revivre le traumatisme autrement que dans une solitude effrayante. La prise en compte du corps qui est le lieu de la souffrance et celui du dépôt des souvenirs traumatiques est alors nécessaire en accomplissant avec lui le travail décrit par Ricœur de “figuration, refiguration et configuration”. Les outils utilisables pour cette approche particulière sont à trouver autour de la théâtralisation et psychodramatisation du traumatisme. Maurice Berger nous rappelle que cette situation dramatique est due pour une part à ce qu’il désigne sous le nom d’ “idéologie du lien familial à tout prix”. Reprenant le dispositif de protection de l’enfance, il montre comment les buts peu clairs sur lesquels elle est construite compliquent encore la tâche. Il insiste sur l’énorme importance de l’évaluation de l’évolution des enfants et indique quelques tests validés pour la réaliser, tels que le Brunet-Lézine pour les plus jeunes. Il dit à quel point la précarité a le dos large pour ne pas approcher au plus près des pathologies mentales pourtant avérées de beaucoup de parents en question. Il dénonce le mauvais usage de l’aide à la parentalité et rappelle, dans la lignée de Myriam David, avec quels soins il faut préparer et suivre les visites médiatisées. Enfin, il attire notre attention sur les grandes discontinuités dans les suivis d’enfants du fait des intervenants. Cet exposé, par sa pertinence et par la lucidité de ses arguments bien tempérés, apporte une contribution à la problématique générale des enfants victimes de maltraitance.
58Enfin, un dernier exposé prononcé par Régis Gaudet, Comment penser l’institution d’accueil et de soin pour l’enfant et pour l’adolescent ? terminera cette journée. Partant de son expérience de directeur de l’Institut Fernand Deligny, il nous fait traverser le difficile chemin qui va du traumatisme de l’enfant à la disqualification des équipes pour parvenir dans les bons cas à un travail sur la symbolisation. Pour ce faire il utilise largement les concepts de la psychothérapie institutionnelle et nous invite à travailler sur les transferts, individuels et institutionnels, comme nous l’ont appris François Tosquelles et Jean Oury notamment. Car il s’agit bien de mettre en œuvre dans chaque établissement une analyse institutionnelle au service de la stratégie éducative et thérapeutique. Il rappelle la distinction entre l’établissement et l’institution, le premier comme condition de possibilité du second, tandis que le second est la création vivante qui prélude aux phénomènes transférentiels et contre-transférentiels résultant de la rencontre entre l’enfant et ceux qui vont l’accueillir et l’éduquer. Mais selon Gaudet, pour devenir opératoires, ces dispositifs fragiles doivent faire l’objet d’une attention toute particulière de ceux qui sont en charge des professionnels. Par le fonctionnement hiérarchique, par la formation, par les groupes et les échanges permanents entre eux, ils peuvent parvenir à en sortir des “espaces de récits” qui s’apparentent beaucoup aux constellations transférentielles (Tosquelles) et au collectif (Oury). Sinon, le risque est grand de voir les processus de subjectivation être envahis par la déréliction. Il propose de mettre en connexion dans ces phénomènes identificatoires institutionnels, les attitudes des enfants et des parents en rapport avec la castration symboligène et celle des professionnels avec la pensée du cadre. L’institution est pour lui au service de l’identité desenfants par le respect de celle des professionnels. Et pour sortir de la maltraitance qui caractérise les enfants à protéger, il n’est pas question de continuer à penser des établissements et des équipes qui soient euxmêmes victimes du même sort. La psychothérapie institutionnelle et sa sœur la pédagogie institutionnelle peuvent contribuer à en débusquer les risques.
59Le monde de la maltraitance est un monde où l’agir est prévalent sur la parole, et où l’archaïque est dominant par rapport à la “névrose commune”. Nous avons vu à quel point ces processus qui gouvernent ces dysfonctionnements familiaux s’originent dans les processus primaires et que le niveau des angoisses ressenties, évoquées et transmises se nourrit d’archaïque. Aussi la nécessité de dispositifs spécifiques d’accueil et de traitement de ces éléments est-elle apparue avec plus de force à ces évocations. La formation nécessaire des équipes à l’observation (Bick, Loczy…), à la pratique du psychodrame, des réunions de synthèse, de supervision, de reprise… s’est avérée une des dimensions incontournables pour aider les équipes chargées de soulever les montagnes de la maltraitance. Les cadres de contenance ont été également repérés comme des concepts permettant de définir les différents cadres à construire et à maintenir autour de situations tellement instables. Car si les situations rapportées étaient toutes des témoignages de désorganisations complexes de familles en déshérence psychopathologique, ils frappaient tous par leur éloignement et leur désengagement plus ou moins importants de la dimension du symbolique. “Les structures élémentaires de la parentalité” sont basées sur quelques interdits communs à toutes les cultures, et ce que Houzel nomme l’exercice de la parentalité (articulés avec l’expérience et la pratique de la parentalité) repose sur un rapport clair entre ces interdits et le juridique. Sortir de la maltraitance est une aventure humaine qui nécessite de nombreuses convergences entre les forces en présence, et notamment une volonté du politique de nous aider à changer en chacun de nous l’idée que ces enfants sont forcément soumis à des “destins si funestes”…
Pr Pierre Delion
Pédopsychiatre
Lille