Notes
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[1]
L’accent initial est, de ce point de vue, également marqueur de la structure prosodique et des constituants qui la composent (l’accentual phrase notamment).
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[2]
Nous excluons cependant les voyelles [E] qui alternent avec schwa (étiquette-étiqueter) de la définition, considérant, comme le suggère Tranel (1988), que ces alternances n’ont rien de phonologique et n’appartiennent pas à la grammaire du français.
-
[3]
Nous adoptons dans ce travail les conventions suivantes : (e) correspond à un schwa graphique non prononcé, e à un schwa prononcé. Une syllabe proéminente est en gras je devrais.
-
[4]
Les données de la base PFC confirment cet état de fait. Dans les régions non méridionales de la France hexagonale, seules trois instances de schwa internes sont relevées dans des adverbes et leur présence semble liée à des situations d’hésitation (« Et, euh, maintenant, bien je suis retraitée » [44asc1]).
-
[5]
VCE = Voyelle Consonne Schwa ; un schwa tombe lorsqu’il est précédé d’une seule consonne prononcée.
-
[6]
Dell, par exemple, mentionne en passant le débit, la nature des consonnes qui entourent le schwa ainsi que la présence ou non d’un accent sur la syllabe qui suit (la terre s(e) vend bien vs. la terre se vend), comme facteurs favorisant ou non l’application de la règle facultative.
-
[7]
Par usage, nous entendons la lexicalisation de la construction phonologique.
-
[8]
Pour d’autres traitements différenciés de schwa, voir par exemple Jetchev (2003), Côté & Morrison (2007). Côté (2008b) considère également que les schwas de clitique et initiaux sont sous-jacents.
-
[9]
Voir cependant Côté (2008a) pour des données nouvelles sur le français laurentien.
-
[10]
Voir la maxime de quantité (Grice 1975).
-
[11]
Dorénavant donc nous parlons plus largement de « position initiale de séquence ».
-
[12]
Voir la note 3 pour les conventions adoptées.
-
[13]
Ces processus ne seraient pas spécifiques à la phonologie, ni même au langage, mais correspondraient à des fonctions cognitives élémentaires d’organisation de formes (voir Laks 1997).
-
[14]
Ces quatre points d’enquête sont présentés et analysés dans Eychenne (2009b), Lyche & ?stby (2009), Andreassen & Lyche (2009) et Pustka (2009) respectivement.
-
[15]
Voir Eychenne (2006) pour une analyse détaillée du schwa dans le point d’enquête de Douzens.
-
[16]
Pour une description du point d’enquête et de l’inventaire phonémique, voir Girard & Lyche (2003).
-
[17]
Pour une présentation détaillée des différentes étapes, voir Lacheret & Lyche (2005, 2006, 2008).
-
[18]
Pour une présentation du protocole étendu, voir Lacheret et al. (2004).
-
[19]
Rappelons qu’il s’agit d’un codage à quatre chiffres qui indiquent la présence ou non de la voyelle, la position du schwa (monosyllabe, initial, médian ou final de polysyllabe), le contexte gauche ainsi que le contexte droit.
-
[20]
Étudiantes en master de sciences du langage.
-
[21]
Si une telle démarche complètement manuelle était la seule disponible à l’époque et se justifiait donc en tant que telle, nous sommes conscients de son caractère empirique et non reproductible aujourd’hui étant donné l’avancée des travaux ces six dernières années et les outils méthodologiques qui nous sont offerts désormais : un seul codeur par fichier, pas de vérification experte le cas échéant et donc pas de calcul de consensus inter-annotateur permettant l’établissement d’un codage de référence. Pour une discussion sur ces différents points et les problèmes posés par l’établissement de méthodes de codage mutualisées, on pourra se reporter à Buhmann et al. (2002), Morel et al. (2006), Avanzi et al. (2007), Smith (2009), Avanzi et al. (2010).
-
[22]
Ont été pris en compte uniquement les contextes suivants : V#C? et ##C?.
-
[23]
Voir déjà à ce stade de l’analyse le besoin d’élargir la notion à des séquences postlexicales.
-
[24]
Contextes où les schwas présents ne sont pas proéminents.
-
[25]
Nécessairement projetée sur la constituance prosodique.
-
[26]
Avec là encore des conséquences sur la distribution de la syllabe dans la structure prosodique.
-
[27]
La structure de la syllabe n’intervient pas dans l’hypothèse : l’attaque double de la quatrième syllabe ne revêt aucun présupposé théorique.
-
[28]
Dans la séquence on r(e) vient pas, en revanche, on a deux raisons d’avoir une syllabe non proéminente : a) le principe de compensation ne s’applique pas puisque nous ne sommes pas à l’initiale d’une séquence fonctionnelle, b) la distance accentuelle (proéminence terminale sur « pas ») bloque l’occurrence d’une proéminence interne rythmique.
-
[29]
Après chute du schwa.
-
[30]
Notons, néanmoins, qu’un travail d’étiquetage syntaxique a été amorcé qui nous permettra peut-être d’affiner les requêtes et le tri des données.
1. INTRODUCTION
1 Dans ce qu’il est convenu d’appeler le Français de Référence (FR) (Morin 2000), la présence ou l’absence du schwa est principalement conditionnée par l’environnement consonantique et la position de la syllabe dans le mot. Parmi tous les facteurs retenus pour rendre compte de la variation observée, le facteur prosodique a été évoqué (cf. Delattre 1966 ; Léon 1966), mais n’a pas été systématiquement étudié. L’objectif de ce travail est de montrer qu’un examen rigoureux des éléments prosodiques, et en particulier de la proéminence accentuelle, permet non seulement de mieux saisir le comportement du schwa mais également d’apporter un éclairage nouveau sur la question de sa représentation. Nous nous limitons ici au schwa de monosyllabe et initial de polysyllabe ; nous envisageons ainsi la catégorie des schwas considérés traditionnellement comme variables. Selon l’hypothèse qui sous-tend notre travail, une approche lexicaliste est largement insuffisante pour modéliser la variation du schwa en français, une telle modélisation s’inscrivant nécessairement dans une perspective postlexicale où les structures phonologiques produites sont vues comme résultant, en partie du moins, de la projection d’une série de contraintes fonctionnelles dont il faut pouvoir rendre compte aussi précisément que possible.
2 En premier lieu, se pose le problème de la segmentation du flux sonore. De ce point de vue, la position initiale constitue une position forte ou, dit autrement, un site de saillance privilégié associé à l’amorçage d’une nouvelle unité dans la production et donc un point d’ancrage perceptif parmi d’autres pour segmenter le continuum sonore en unités fonctionnelles [1]. Si la proéminence accentuelle constitue la première ressource qui vient à l’esprit pour actualiser cette saillance en parole (voir les concepts d’arc accentuel chez Fónagy 1980, d’accent bipolaire chez Di Cristo & Hirst 1993, de mot prosodique complexe chez Astésano et al. 2007), nous formulons l’hypothèse qu’un schwa maintenu dans un site potentiel de chute remplit la même fonction que la proéminence accentuelle : une syllabe avec schwa sera perçue comme proéminente dans le discours, au même titre qu’une syllabe prosodiquement proéminente. En d’autres termes, elle émergera comme une figure sur un fond discursif et, de ce fait, fera l’objet d’un traitement perceptif spécifique. Des deux hypothèses, il s’ensuit, toutes choses égales par ailleurs, que le schwa dit « variable » assume potentiellement un statut de marqueur fonctionnel dans la parole.
3 Nous considérons en (2) la position initiale du point de vue de la représentation du schwa et posons nos hypothèses dans un cadre fonctionnel, avant de nous tourner en (3) vers les données exploitées. Nous présentons d’abord les quatre points d’enquêtes qui constituent la base empirique de cette étude, justifions ensuite le codage mis en place et présentons les différentes requêtes automatiques. Nous discutons enfin les résultats de notre étude qui, s’ils confirment sur le fond les hypothèses développées, mettent en exergue également la nécessité de les préciser. Nous exposons ainsi la démarche itérative qui a été la nôtre pour spécifier au mieux les contraintes lexicales et postlexicales sous-jacentes au profilage de la position initiale. Nous concluons en (4) sur l’apport d’une telle étude à l’interface du segmental et du prosodique quant aux perspectives de recherche envisagées et à la méthodologie à mettre en œuvre en particulier en ce qui concerne le choix du terrain.
2. LA POSITION INITIALE : UN SCHWA DANS TOUS SES ÉTATS
4 Nous nous sommes attachés dans ce travail à la position initiale parce qu’elle est associée à un schwa hautement variable. Nous souhaitons montrer à partir d’un corpus annoté qu’une perspective purement lexicale est insuffisante pour rendre compte de cette variabilité. La base empirique de notre étude est constituée d’un sous-corpus de la base PFC (Phonologie du Français Contemporain) (Durand, Laks & Lyche 2002) où 20 locuteurs ont été codés systématiquement pour la prosodie.
2.1. La question des représentations
5 Notre définition du schwa épouse celle qui a sous-tendu le codage schwa (Durand & Lyche 2003), selon laquelle toute voyelle graphique e est considérée comme schwa. Ce point de départ diffère donc peu de celui de F. Dell (1973) [2], travail classique qui nous a largement inspirés pour la mise en place du codage schwa. Rappelons que dans son analyse, F. Dell (op. cit.) voit le schwa comme une voyelle sous-jacente soumise à une batterie de règles dont certaines sont obligatoires et d’autres facultatives. La principale règle de chute obligatoire s’applique à la finale de mot ou de morphème (douc(e), douc(e) ment) [3] ainsi qu’à l’intérieur d’un mot (Fontain(e) bleau) [4], alors que l’absence de la voyelle est facultative en position initiale de mot ainsi que dans les monosyllabes (il va v(e) nir, pas d(e) pain). Cette distinction le conduit à décliner la règle VCE [5] sous deux formes : VCE1, obligatoire, qui prend effet à l’intérieur des mots et VCE2, facultative, qui s’applique aux syllabes initiales et aux monosyllabes.
6 Postuler deux règles distinctes avec des descriptions structurales aussi proches revêt un caractère suspect au sein d’un cadre phonologique, soumis au principe de l’économie, qui s’attache à mettre au jour des régularités profondes. La multitude d’analyses qui vont suivre s’efforceront, pour la plupart, d’unifier davantage le traitement, de faire en sorte que le comportement du schwa découle de principes universels. Il semble néanmoins légitime de s’interroger sur les implications profondes de cette dichotomie générique (absence obligatoire vs absence facultative), sur le bien-fondé d’une analyse unitaire pour le schwa qu’il s’agisse de défendre une position squelettale vide et, a fortiori, un segment flottant (voir inter alia, Anderson 1982 ; Angoujard 2006 ; Charrette 1991 ; Encrevé 1988 ; Tranel 1987, 1988).
7 Aucune de ces approches formelles ne s’interroge en profondeur sur l’aspect facultatif du phénomène, sur les facteurs phonostylistiques, expressifs et fonctionnels qui conditionnent la présence vs l’absence du schwa [6]. Il faudra attendre l’essor de la théorie de l’optimalité pour que la question des phénomènes variables et de leur traitement formel soit sérieusement envisagée. Cependant, le traitement du schwa proposé dans ce cadre reste unitaire (Tranel 1998, 2000), avec un schwa dans l’input. B. Tranel propose qu’une contrainte (ES) favorisant l’économie de syllabes monte ou descende dans la hiérarchie des contraintes selon le débit ou le style. On sait néanmoins que si le débit ou le registre influent sur la présence ou l’absence des schwas dits facultatifs, d’autres éléments liés à l’usage [7] interviennent dans tous les styles. Il s’ensuit que nous sommes en droit de nous interroger sur l’adéquation d’un modèle purement formel pour rendre compte du comportement de la voyelle. Nous nous efforcerons, dans ce travail, de présenter des données qui nourriront la discussion sous l’angle fonctionnel.
8 La variabilité du schwa dans certains environnements soulève également la question de l’existence d’un lien entre le comportement de la voyelle dans l’output et la forme de l’input dans le lexique mental des locuteurs. C. Lyche et J. Durand (1996) tentent de répondre à cette question en proposant, par exemple, que les schwas dits variables soient ancrés dans le squelette, ce qui ne serait pas le cas des schwas finaux et internes [8]. Cette analyse présuppose une certaine uniformité à l’intérieur de chaque catégorie, mais à l’instar de la plupart des approches qui dans leur grande majorité reprennent les données de F. Dell [9], elle ne s’appuie pas sur une solide empirie. Certaines données mettent, en effet, en question l’uniformité de la classe des schwas variables. Dans une variété de français du Midi peu conservatrice, comme celle de Biarritz (Durand & Eychenne 2004 ; Eychenne 2009b), à contexte identique (VCE), les schwas se maintiennent moins bien dans les monosyllabes qu’à l’initiale de polysyllabe. Un ensemble d’études (Walter 1990 ; Hansen 1994 ; Walker 1996) a également mis en évidence une certaine stabilisation du schwa en position initiale de polysyllabe, ce qui suggérerait deux types de représentation : un schwa sous-jacent à l’initiale de polysyllabe (HY-INI-?) et une position squelettale vide (HY-MONO-$) pour les monosyllabes (Côté & Morrison 2007).
2.2. La position initiale revisitée : saillance et distance
9 En français, un ensemble de phénomènes comme l’absence d’affaiblissement consonantique ou la présence d’un accent initial (Lyche & Girard 1995), concourent à singulariser la syllabe initiale de mot lexical et à la considérer comme une position forte (Beckman 1998 ; Smith 2005). Il s’ensuit que les schwas initiaux de polysyllabes devraient être plus résistants à l’effacement que les schwas de monosyllabes. Par ailleurs, si une syllabe initiale avec schwa remplit la même fonction qu’une syllabe accentuée, on ne s’attend pas à trouver une syllabe initiale prosodiquement proéminente où le schwa serait maintenu [10], à moins que cette proéminence ne puisse s’expliquer par la présence d’un accent pragmatique. Inversement, si la syllabe initiale voit son schwa disparaître, la présence de la frontière n’est plus signalée, cette perte d’information doit donc être compensée ; ce phénomène expliquerait l’occurrence d’une proéminence sur la syllabe initiale résultante. En conséquence, nous pouvons formuler une première hypothèse générale comme suit : l’alternance (absence/présence d’un schwa, d’une proéminence) peut être expliquée par une contrainte de marquage : le schwa sera considéré au même titre que la proéminence accentuelle comme un indicateur de position. Sur le plan perceptif, une syllabe porteuse d’un schwa aurait le même statut qu’une syllabe prosodiquement proéminente par la hauteur et/ou la durée : une syllabe qui se détache comme une figure sur un fond sonore et qui, en vertu de ce statut, fera l’objet d’un traitement distinct dans le décodage phonologique du message.
10 Il s’agit ici d’étendre cette hypothèse lexicaliste à un domaine plus large que le mot, appelons-le pour l’heure « séquence » [11], en partant du principe d’économie comme facteur essentiel de structuration du langage développé par les grammaires fonctionnelles et cognitives (François 1998 ; Robert 2002). De ce principe dérivent deux contraintes : (i) les phénomènes de marquage, loin d’être contingents, répondent à une sélection ciblée, contrôlée et fonctionnelle des unités à marquer ; (ii) les ressources utilisées pour les marquages sont en nombre limité. Ces contraintes nous amènent à poser nos quatre hypothèses de travail comme suit :
- HY-MARK (hypothèse de marquage) : la position initiale de séquence constitue une position forte, le schwa initial est donc prononcé, indiquant la frontière gauche de la séquence en question (Les enfants depuis toujours demandent un chat [12]).
- HY-MARK-ECO (hypothèse d’économie de marquage) : un schwa ne peut pas être simultanément présent et proéminent (*il faut en avoir trois dans sa vie de reconversions).
- HY-COMP (hypothèse de compensation) : l’absence du schwa en position initiale de segment entraîne la perception d’une proéminence sur le noyau syllabique produit (le ch(e) val de trait).
- HY-DIS (hypothèse de distance) : l’insertion d’une proéminence comme processus de compensation fonctionnelle sur la syllabe en cours de traitement n’est pas catégorique, mais variable en fonction de la distance qui sépare cette syllabe de la syllabe terminale du groupe accentuel concerné (je r(e) pars après Rosaline vs. je r(e) pars vite).
12 Auxquelles sont associés trois principes sous-jacents :
- principe de génération asymétrique des structures : deux formes phonologiques fonctionnellement équivalentes ont du mal à co-exister dans une langue, un patron (linguistique) optimal n’émergeant que par la mise en contraste perceptive des formes (faible vs. forte) [13].
- Un principe d’économie : éviter la redondance fonctionnelle. Ce principe se retrouve dans les différents modules de traitement langagiers.
- Un principe de compensation : quand le schwa n’est pas présent pour assumer son rôle fonctionnel (amorçage d’un nouveau segment), cette perte d’information est compensée prosodiquement par l’insertion d’une proéminence sur le nouveau noyau initial.
3. QUE NOUS DISENT LES DONNÉES ?
14 La base de données PFC, qui s’inscrit dans le développement de la phonologie de corpus ces dernières années (ressources langagières et ressources instrumentales, consortiums internationaux de coordination et de mutualisation de programmes) rendu possible par l’essor des nouvelles technologies, offre un volume de données riche et constitue ainsi une lunette d’observation qui va nous permettre de mettre à l’épreuve nos hypothèses. Ceci suppose deux points : (i) la sélection du corpus de travail comme premier terrain d’observation (§3.1.) ; (ii) la mise en place d’une méthodologie de codage en fonction des hypothèses à tester (§3.2).
3.1. Le choix du terrain
15 Nous avons dans un premier temps sélectionné quatre points d’enquête de la base PFC : Douzens, Paris, Nyon et Treize-Vents [14], soit deux points d’enquête dans la partie septentrionale de l’Hexagone, un point d’enquête dans le Midi et un point d’enquête en Suisse romande. La disparité de ces choix s’explique par un désir de mettre au jour des clusters d’invariants au sein de la francophonie, de proposer des données plus riches que celles sur lesquelles s’appuient la plupart des analyses formelles, i.e. un français de référence. Ce français de référence se trouve néanmoins largement représenté ici puisqu’il constitue deux des quatre points d’enquête (Paris et Treize-Vents).
16 L’enquête parisienne porte sur 12 locuteurs appartenant tous à la haute bourgeoisie ou à l’aristocratie de la capitale. Il s’agit d’un groupe de locuteurs très homogène : ils constituent un réseau social fermé, fréquentent les mêmes milieux, se retrouvent dans les mêmes lieux de villégiature, les mêmes clubs et manifestent tous un très haut degré de sécurité linguistique (Lyche & ?stby 2009). Même si on observe chez eux une certaine évolution par rapport à la norme décrite par exemple par P. Fouché (1959), il ne fait aucun doute qu’il s’agit d’une variété conservatrice de français. Tout en appartenant à la même grande zone géographique, l’enquête à Treize-Vents se distingue en de nombreux points de celle de Paris. Treize-Vents est une petite commune de 1 000 habitants dans le nord du département de Vendée, la ville la plus proche, Cholet (54 000 habitants), se trouvant à une vingtaine de kilomètres. Il s’agit donc d’un français rural et non plus urbain. Le français régional de Vendée n’a jusqu’à présent pas fait l’objet d’études et n’est pas pris en compte dans la pré-enquête de H. Walter (1982). Huit locuteurs ont été enregistrés, qui présentent un milieu social et un niveau d’études relativement homogènes. Mais si les locuteurs parisiens ont tous fait des études supérieures avancées, les locuteurs vendéens ont poursuivi des études secondaires sans aller jusqu’au baccalauréat. Ils n’appartiennent pas non plus à la haute bourgeoisie locale et travaillent comme artisans ou dans les services (Pustka 2009).
17 Notre désir d’inclure des données hors Hexagone nous a conduits vers le point d’enquête de Nyon en Suisse romande qui représente ce que l’on peut qualifier de français de frontière. Nyon est une petite ville de 18 000 habitants, située au bord du lac Léman à 25 kilomètres de Genève. 12 locuteurs ont participé à l’enquête PFC, ils ont pour la plupart une formation professionnelle (un seul est titulaire d’un doctorat). Le profil social des témoins se rapproche de celui des Vendéens, mais est moins homogène puisqu’il inclut un cadre dans une banque et un chercheur. D’un point de vue purement phonologique, le français suisse contraste en de nombreux points avec le français parisien (Andreassen & Lyche 2009), particulièrement au niveau de la prosodie. Il faut néanmoins souligner que les données globales sur le schwa sont plus ou moins conformes à ce que l’enquête parisienne met en évidence. La présence relativement fréquente d’un accent initial ne semble pas avoir pour corrélat une stabilité du schwa à l’initiale de polysyllabe, tout au moins dans la conversation libre. Pour ce qui est des monosyllabes, ils ne sont bien évidemment pas affectés par cet accent initial.
18 Douzens, notre dernier point d’enquête, illustre un français du Midi traditionnel dans une zone rurale. Petit village de 600 habitants, Douzens est situé dans le Languedoc-Roussillon, dans une région viticole. Dix locuteurs ont été enregistrés qui présentent un profil social varié, mais un niveau d’études plutôt homogène si l’on exclut les trois jeunes qui sont tous étudiants. Le français parlé par les témoins est un français du Midi conservateur avec très peu d’absences de schwa (Eychenne 2009b). Le schwa est stable à l’initiale de polysyllabe, il s’y comporte comme n’importe quelle autre voyelle de l’inventaire phonémique [15]. Les monosyllabes, en revanche, sont plus sujets à variation et leur voyelle a été traditionnellement considérée comme un schwa (Durand 1995) plutôt que comme une voyelle pleine. Il nous a alors semblé judicieux de tester nos hypothèses sur une variété où le schwa se singularise de la sorte.
3.2. Codage et interrogation des données
19 Pour illustrer l’éclairage des hypothèses par les données et la chaîne de traitement adoptée dans ce travail, nous proposons le schéma suivant :
20 Dans une phase initiale, notre premier jeu d’hypothèses nous a conduits à mettre en place un protocole de codage générique préalablement à la sélection des contextes à coder et à leur codage effectif. Ce premier codage a été testé sur le point d’enquête de Brécey (village de 2 100 habitants en Basse-Normandie, situé proche d’Avranches [16]). Nous avons choisi 5 locuteurs parmi les 10 enregistrés et avons appliqué notre premier codage alors à six chiffres, à une présélection de phrases ou de groupes de mots tirés du texte ainsi qu’à une minute de parole spontanée dans chacun des styles de conversation. Ces deux minutes de parole par locuteur, sélectionnées pour leur richesse en e graphiques, étaient tirées des passages déjà codés pour le schwa (Lacheret & Lyche 2006). Si le mode de sélection des locuteurs et des passages à coder a été retenu, notre premier codage est apparu trop lourd et redondant pour être utilisé tel quel et a dû être repensé. L’expérience de Brécey nous a néanmoins permis d’aboutir à un codage définitif. Une première exploration des données sur le terrain de Brécey a ainsi débouché sur un protocole exhaustif qui se décline en deux ensembles : un codage standard réalisable par des non spécialistes entraînés (2 heures d’apprentissage environ) et un codage étendu qui nécessité en partie une expertise phonétique des logiciels dédiés [17]. C’est le premier qui a été implémenté dans la base et c’est de celui-ci dont il sera question maintenant [18].
21 Le codage standard reprend les informations fournies dans le codage du schwa (Durand & Lyche 2003) [19] en y intégrant 4 champs prosodiques : le champ 1 renseigne sur la perception de la syllabe en cours de traitement : proéminente ou non ; le champ 2 indique des variations de durée éventuelles (allongement syllabique) ; le champ 3 donne des informations sur les occurrences des pauses produites et leur nature. Précisons pour l’heure que ce champ reste relativement sommaire par rapport aux descriptions que l’on a pu proposer sur les types de disfluences rencontrées dans le discours. Nous distinguons les pauses silencieuses courtes et longues (seuil de référence = 300 ms), les ‘euh’ d’hésitation et les répétitions syllabiques (c’est in/incroyable). Le champ 4 permet d’élargir le domaine de codage au sein du discours (syllabe initiale ou non de tour de parole). Pour nos 4 points d’enquêtes, le codage a été confié en 2004 à deux codeuses naïves [20] qui se sont partagées les points d’enquêtes à coder [21].
22 Dans une seconde phase, le moteur de recherche en ligne a été implémenté sur la base de données PFC par A. Tchobanov pour effectuer les requêtes croisées schwa-prosodie de la façon suivante (11 champs – Figure 2) où ont été essentiellement exploités pour ce travail, les champs 1, 2, 5, 7 et 8.
Champs du moteur de recherche
Champs du moteur de recherche
23 La série de requêtes lancée ensuite devait nous permettre d’obtenir des résultats statistiques quantitativement et qualitativement représentatifs (nombre d’occurrences trouvées répondant à tel ou tel critère et liste des occurrences dans leur contexte) pour l’analyse des données, et ainsi de confirmer ou infirmer les hypothèses et préciser le modèle en construction.
24 Soit, par exemple, les requêtes permettant d’interroger les données sur l’hypothèse HY-MARK-ECO et l’affichage des occurrences respectivement pour les schwas présents non proéminents et proéminents : deux requêtes sont nécessaires, l’une pour extraire de la base les schwas présents non proéminents, l’autre pour extraire ceux qui sont marqués par une proéminence. La recherche et les résultats de la première requête sont donnés infra.
Visuel correspondant à la requête posée
Visuel correspondant à la requête posée
Extrait de la liste des items trouvés dans leurs contextes d’occurrence et avec les autres champs renseignés également
Extrait de la liste des items trouvés dans leurs contextes d’occurrence et avec les autres champs renseignés également
25 L’outil de requête développé présente, par ailleurs, les avantages suivants : (i) les données codées sont immédiatement disponibles pour la communauté des chercheurs et sont accessibles en ligne après un simple enregistrement sur le site ; (ii) les résultats des requêtes peuvent être sauvegardés et filtrés selon les points d’enquête et les profils des locuteurs.
Filtrage des résultats selon les points d’enquête
Filtrage des résultats selon les points d’enquête
Filtrage des résultats selon le profil des locuteurs
Filtrage des résultats selon le profil des locuteurs
26 Pour chaque résultat, on peut écouter le son correspondant ou définir et écouter un contexte sonore plus large avant ou après la sélection affichée.
Écoute du son avec contexte élargi : 3 secondes avant et 4 secondes après la sélection
Écoute du son avec contexte élargi : 3 secondes avant et 4 secondes après la sélection
27 Enfin, on a accès au téléchargement des fichiers WAV et TextGrid pour chaque résultat de requête. Les fichiers de type Collection peuvent être directement chargés et visualisés dans PRAAT.
Génération des fichiers sonores WAV et des transcriptions TextGrid pour PRAAT
Génération des fichiers sonores WAV et des transcriptions TextGrid pour PRAAT
Visualisation du fichier Collection PRAAT téléchargé
Visualisation du fichier Collection PRAAT téléchargé
3.3. Résultats et hypothèses revisitées
28 L’interrogation des données dans les contextes <schwa initial de polysyllabe> et <schwa monosyllabe> [22] nous fournit 582 occurrences à observer qui se répartissent sans surprise comme suit : une majorité de monosyllabes (456) et 126 polysyllabes, autour desquelles nous allons pouvoir confronter et étayer nos hypothèses initiales ; pour mémoire : 1) nature de la représentation sous-jacente (HY-INI-? vs HY-MONO-$), 2) marquage alternatif (schwa ou proéminence prosodique) de la position initiale : (HY-MARK-ECO), compensation prosodique suite à la perte de marquage segmental de la position initiale (HY-COMP).
29 Étant donné HY-INI-? vs HY-MONO-$, nous sommes en mesure d’attendre plus de schwas réalisés dans les données pour les syllabes initiales de polysyllabes que pour les monosyllabes, or ce n’est pas ce qui est observé. En effet, dans les contextes monosyllabiques on dénombre 60 % de schwas présents (on a essayé de prospecter) contre 40 % absents (c’était pas l(e) cas) alors que dans les contextes initiaux de polysyllabes, un schwa sur deux est ou n’est pas prononcé (c’est représenté vs il est r(e) tourné). Ces résultats nous amènent à nous interroger sur (i)?la pertinence de l’opposition retenue par la phonologie lexicale (monosyllabe vs initial de polysyllabe) telle que nous avons pu la discuter au §2.2 [23] ; (ii) le caractère aujourd’hui généralisable des observations réalisées dans certaines études des années 90 (cf. supra, la mention de Walter 1990 ; Hansen 1994 ; Walker 1996 notamment) ; (iii) le type de représentation dichotomique que l’on peut proposer en phonologie (segment flottant vs. squelette vide). Au fond, la question de l’architecture des représentations se pose-t-elle en ces termes ? Ou, plus précisément, les représentations proposées par la phonologie formelle ont-elle une plausibilité cognitive en l’état ? Autrement dit, peut-on postuler que le locuteur construit ses représentations indépendamment de l’usage : segmentation du flux sonore en constituants prosodiques, contraintes fonctionnelles associées, figements et prototypes phonologiques lexicalisés associés.
30 Pour ce qui est d’HY-MARK-ECO, selon laquelle la proéminence et le schwa auraient un rôle fonctionnel identique de nature démarcative (en l’occurrence démarcation de la frontière gauche d’un segment) et qu’ils ne sont donc a priori pas cumulables, l’hypothèse se trouve vérifiée à 90 % pour les monosyllabes et 88 % pour les polysyllabes [24]. Reste à expliquer les occurrences de double marquage (je devrais pas parler de ça) en fonction de ce que nous disent les contextes d’observation.
31 En revanche, une première lecture des données ne confirme pas HY-COMP, hypothèse miroir d’HY-MARK, selon laquelle l’absence d’un schwa monosyllabique ou initial de polysyllabe est compensée par une proéminence accentuelle. Dans les contextes où le schwa n’est pas réalisé, les syllabes non proéminentes restent en effet majoritaires : respectivement 67 % et 51 % pour les monosyllabes et les polysyllabes (j’arrive à m(e) faire comprendre ; chercher puis r(e) monter dans ta chambre).
32 Les tests ainsi menés militent tous dans le même sens : la nécessité de spécifier notre fenêtre d’observation. Sous l’angle prosodique d’abord, oublions la nature du segment (mono- ou initial de polysyllabe) et partons de l’hypothèse postlexicale d’une phonologie profonde fondée sur un paramétrage variable du schwa en fonction de contraintes qui tiennent compte très simplement de la distribution du segment dans un constituant prosodique donné : initial, interne, voire final de constituant, quelle qu’en soit la nature (mot phonologique, syntagme accentuel, syntagme intonatif). Alors, nous sommes peut-être en mesure d’expliquer ce décalage entre les résultats attendus et les résultats observés, les explications fournies demandant, dans ce cas, sinon une refonte radicale des représentations phonologiques courantes, du moins des représentations enrichies d’une couche d’annotation prosodique comme nous le verrons plus bas.
33 En pratique, deux nouvelles remarques s’imposent pour creuser plus en amont cette hypothèse et expliquer tout ou partie des décalages observés :
- Le mot (monosyllabe ou polysyllabe) introduit ou non une séquence fonctionnelle [25] (je sais l(e) lire et l’écrire ; retard annoncé : environ 30 minutes).
- La non réalisation du schwa dans un mot originellement polysyllabique débouche sur deux configurations syllabiques distinctes : monosyllabes (on r(e) garde) vs polysyllabes (on r(e) gardait) [26]. En conséquence, les proéminences observées ne peuvent sans doute plus faire l’objet d’un seul et même traitement interprétatif.
35 Associée à la question de la constituance prosodique, la question de la distribution démarcative ou non de la syllabe dans une séquence fonctionnelle nous semble être une question pertinente aussi bien sous l’angle syntaxique, le fenêtrage pouvant varier selon le type de séquence que l’on choisit d’observer (clause ou unité rectionnelle) que pragmatique (tour de parole, unité illocutoire, unité informationnelle). Rappelons que notre codage permet de façon très générique d’épingler des différences si elles existent en fonction de ces critères (cf. §3.2, la description des champs 3 et 4).
36 Nous posons donc la nouvelle hypothèse : HY-COMP-FONC : la « perte » du schwa est compensée par une proéminence accentuelle sur la syllabe-hôte si et seulement si le mot initie une séquence fonctionnelle, dans les autres contextes (internes de séquence) la compensation ne s’impose pas.
37 Soit l’exemple suivant : Le canton, tu le verras et ses représentations associées.
Représentation de sortie
Représentation de sortie
38 Où + et - sont associés aux sites syllabiques accentogènes et non accentogènes [27].
39 Étant donné la nature des règles de linéarisation syntaxique en français, ce sont essentiellement les monosyllabes-outils qui initient les séquences (déterminants, prépositions, conjonctions) et de ce fait c’est majoritairement eux qui illustrent ce principe dans nos données (introducteur de clause : l(e) ravitaillement était très difficile ; l(e) projet était accepté, introducteur de focus : je suis né le premier novembre ; Après il y a l(e) système canton), même si on peut trouver également quelques contextes polysyllabiques qui viennent eux aussi confirmer HY-COMP-FONC (d(e) puis peu ; d(e) mander son chemin).
40 Concernant ensuite la nouvelle configuration syllabique (mono- ou bisyllabique) du mot en surface par rapport à la forme profonde supposée (polysyllabique), l’observation des données nous informe que l’hypothèse du principe de compensation fonctionnelle (marquage de la borne gauche d’un segment) n’a plus de pertinence en l’état et demande à être reprécisée. Nous posons donc le principe *HY-COMP-FONC et cherchons d’autres règles et d’autres critères explicatifs pour rendre compte des comportements accentuels observés.
41 Deux nouveaux principes se font jour pour les monosyllabes (issus de polysyllabes) :
- lorsque le monosyllabe est non final de syntagme accentuel (on r(e) vient pas), la syllabe est non proéminente ;
- quand le monosyllabe est final de syntagme accentuel (on r(e) vient, du r(e) tard), la proéminence ne dérive a priori pas de HY-COMP, mais tout simplement de la règle de formation des groupes accentuels en français (HY-GA : accent sur la dernière syllabe du groupe). Ainsi, dans r(e) vient, il ne faudrait pas interpréter la présence de la proéminence comme une compensation accentuelle qui viendrait contredire HY-COMP-FONC, mais comme relevant d’un processus de construction prosodique autonome qui n’a rien à voir avec la présence ou non du schwa [28].
43 Si l’on regarde plus en détail ce principe *HY-COMP-FONC pour les bisyllabiques de nos corpus (essentiellement dans des constructions prédicatives), nous observons pourtant une distribution équivalente des syllabes proéminentes (il veut r(e) venir) et non proéminentes (on r(e) partait). Comment expliquer cette proéminence non prédite dans notre modèle : i) pas de compensation accentuelle possible puisque non initiale de séquence fonctionnelle, ii) syllabe interne à un groupe accentuel ? L’observation minutieuse des données semble là encore apporter un éclairage en distinguant à nouveau deux sous classes :
- dans les bisyllabes précédés d’un clitique (non accentuable et donc nécessairement intégré au mot phonologique formé par la tête verbale), aucune proéminence compensatoire n’est attendue (HY-CLI-*COMP) ;
- pour les constructions avec auxiliaire (modal, aspectuel ou autre (il veut r(e) venir ; il peut r(e) venir, etc.), l’auxiliaire est prosodiquement lourd ou accentogène (pour une introduction de la notion, voir Rossi (1979, 1980)), i.e. il forme potentiellement un mot phonologique autonome, et la proéminence accentuelle sur la syllabe initiale du verbe support bisyllabique [29] constitue une trace en surface de cette autonomie (HY-AUX-COMP ?).
45 Observons alors ces seconds types de construction pour évaluer de façon un peu plus précise ce potentiel d’accentuation noté (COMP ?). On remarque vite que, sans autre critère distinctif, on est à nouveau confrontés à un contexte de variation libre non explicable : occurrences où la proéminence est réalisée (j’ai r(e) doublé) vs occurrences non proéminentes (il est r(e) parti). Or, si l’on regarde le statut morphologique de la syllabe initiale en entrée (préfixe ou base), une nouvelle hypothèse émerge : l’absence du schwa dans un élément préfixe (- lourd) n’entraînerait pas de compensation accentuelle (HY-PREF-*COMP : on veut r(e) venir ; on est r(e) parti ; on veut r(e) donner), si au contraire, l’élément concerné appartient synchroniquement à la base, le marquage accentuel est attendu (HY-BAS-COMP : (j’ai r(e) tapé, il a r(e) tourné, il est d(e) venu).
46 Pour finir, nos données montrent sans ambiguïté que la question de la représentation du schwa ne saurait être envisagée sans prendre en compte les phénomènes d’usage, i.e. l’impact de la fréquence d’une construction sur la représentation phonologique. Prenons le cas de petit, par exemple, et plus particulièrement de l’expression un petit peu. À Nyon, Paris, Treize-Vents, le schwa est systématiquement absent. À Douzens, où seuls 7 schwas initiaux de polysyllabes sont absents dans le corpus, trois concernent l’expression un petit. Les 4 autres cas de chute impliquent petit comme adjectif (un p(e) tit truc) ainsi qu’une forme de l’auxiliaire être (ce s(e) rait soit une maladie générique). Dans une phase de changement, les locuteurs de Douzens intègrent tout d’abord la prononciation d’expressions qui du fait de leur fréquence se sont figées et sont stockées comme telles dans le lexique du locuteur (Bybee 2001). Par conséquent, il ne semble plus pertinent de parler ici de phénomène de chute mais bien de la lexicalisation d’une construction dont les éléments sont indissociables, construction qui échappe a priori elle aussi au principe de compensation (HY-COMP).
4. CONCLUSION
47 Dans cet article, nous avons tenté d’apporter un ensemble de réponses fonctionnelles à la variation du schwa en position initiale, cette dernière n’étant plus définie exclusivement lexicalement comme c’est l’usage en phonologie mais sous l’angle postlexical (schwa initial de séquence fonctionnelle), tentant ainsi d’unifier deux objets souvent posés comme distincts dans la littérature (schwa de monosyllabe vs schwa initial de polysyllabe). Cette démarche d’unification ne s’est pas imposée a priori mais à la lumière des données observées sur quatre points d’enquête des corpus PFC. Ces dernières, en effet, mettent en question l’hypothèse phonologique forte selon laquelle le schwa initial de polysyllabe serait plus stable que le schwa dans un monosyllabe, y compris dans des régions non méridionales. Il a donc fallu trouver d’autres critères pour ne pas traiter l’alternance présence/absence comme relevant fatalement de la variation libre mais, au contraire, pour essayer de comprendre les différentes dynamiques qui pèsent sur la réalisation de la syllabe « initiale ». Pour ce faire, nous avons proposé une analogie fonctionnelle entre la réalisation du schwa et la production d’une proéminence accentuelle en surface, l’une et l’autre participant à la structuration du message autour de formes faibles et fortes, la présence de formes fortes répondant à la nécessité de marquer certaines distributions fonctionnellement stratégiques dans l’énoncé. Après avoir invoqué la contrainte de segmentation et le principe de compensation associé (HY-MARK-ECO, HY-COMP) et en avoir observé les limites à la lumière des données, nous avons pu de manière itérative affiner nos hypothèses et préciser un premier jeu de contraintes fonctionnelles (portée informationnelle et syntaxique des unités à marquer, rôle de la composante morphologique et lexicale, constructions lexicalisées) pour préciser le phénomène de variation observé.
48 Si l’étude globale conforte notre hypothèse de travail principale sur le rôle fonctionnel joué par certains schwas, les rendus statistiques doivent être relativisés au regard du terrain choisi. Les données, en effet, sont partiellement biaisées par l’intégration d’un point d’enquête dans le Midi où le schwa se comporte le plus souvent comme une voyelle pleine. Nous avons néanmoins vu que, dans ce contexte également, les effets des constructions figées par la fréquence d’usage se font sentir. Dans l’état actuel de l’étiquetage de la base [30], nous n’avons pas encore les moyens d’avoir accès aisément à l’ensemble de ces constructions, ce qui nous amène à nuancer nos résultats statistiques globaux nécessairement affectés par ce phénomène. Néanmoins, ces constructions contribuent par leur nombre et leur fréquence à rejeter l’idée d’une représentation unique du schwa dans le lexique des locuteurs. Elles établissent, sans ambiguïté, que la question de la représentation ne peut pas se poser uniquement en termes purement formels. Il n’en reste pas moins vrai qu’une fois nos hypothèses posées et maintenant partiellement testées, la base empirique de notre travail pourra être étendue à d’autres variétés de langue en prenant en compte un éventail plus large de locuteurs ; la richesse de la base PFC se prête à une telle extension.
Bibliographie
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Notes
-
[1]
L’accent initial est, de ce point de vue, également marqueur de la structure prosodique et des constituants qui la composent (l’accentual phrase notamment).
-
[2]
Nous excluons cependant les voyelles [E] qui alternent avec schwa (étiquette-étiqueter) de la définition, considérant, comme le suggère Tranel (1988), que ces alternances n’ont rien de phonologique et n’appartiennent pas à la grammaire du français.
-
[3]
Nous adoptons dans ce travail les conventions suivantes : (e) correspond à un schwa graphique non prononcé, e à un schwa prononcé. Une syllabe proéminente est en gras je devrais.
-
[4]
Les données de la base PFC confirment cet état de fait. Dans les régions non méridionales de la France hexagonale, seules trois instances de schwa internes sont relevées dans des adverbes et leur présence semble liée à des situations d’hésitation (« Et, euh, maintenant, bien je suis retraitée » [44asc1]).
-
[5]
VCE = Voyelle Consonne Schwa ; un schwa tombe lorsqu’il est précédé d’une seule consonne prononcée.
-
[6]
Dell, par exemple, mentionne en passant le débit, la nature des consonnes qui entourent le schwa ainsi que la présence ou non d’un accent sur la syllabe qui suit (la terre s(e) vend bien vs. la terre se vend), comme facteurs favorisant ou non l’application de la règle facultative.
-
[7]
Par usage, nous entendons la lexicalisation de la construction phonologique.
-
[8]
Pour d’autres traitements différenciés de schwa, voir par exemple Jetchev (2003), Côté & Morrison (2007). Côté (2008b) considère également que les schwas de clitique et initiaux sont sous-jacents.
-
[9]
Voir cependant Côté (2008a) pour des données nouvelles sur le français laurentien.
-
[10]
Voir la maxime de quantité (Grice 1975).
-
[11]
Dorénavant donc nous parlons plus largement de « position initiale de séquence ».
-
[12]
Voir la note 3 pour les conventions adoptées.
-
[13]
Ces processus ne seraient pas spécifiques à la phonologie, ni même au langage, mais correspondraient à des fonctions cognitives élémentaires d’organisation de formes (voir Laks 1997).
-
[14]
Ces quatre points d’enquête sont présentés et analysés dans Eychenne (2009b), Lyche & ?stby (2009), Andreassen & Lyche (2009) et Pustka (2009) respectivement.
-
[15]
Voir Eychenne (2006) pour une analyse détaillée du schwa dans le point d’enquête de Douzens.
-
[16]
Pour une description du point d’enquête et de l’inventaire phonémique, voir Girard & Lyche (2003).
-
[17]
Pour une présentation détaillée des différentes étapes, voir Lacheret & Lyche (2005, 2006, 2008).
-
[18]
Pour une présentation du protocole étendu, voir Lacheret et al. (2004).
-
[19]
Rappelons qu’il s’agit d’un codage à quatre chiffres qui indiquent la présence ou non de la voyelle, la position du schwa (monosyllabe, initial, médian ou final de polysyllabe), le contexte gauche ainsi que le contexte droit.
-
[20]
Étudiantes en master de sciences du langage.
-
[21]
Si une telle démarche complètement manuelle était la seule disponible à l’époque et se justifiait donc en tant que telle, nous sommes conscients de son caractère empirique et non reproductible aujourd’hui étant donné l’avancée des travaux ces six dernières années et les outils méthodologiques qui nous sont offerts désormais : un seul codeur par fichier, pas de vérification experte le cas échéant et donc pas de calcul de consensus inter-annotateur permettant l’établissement d’un codage de référence. Pour une discussion sur ces différents points et les problèmes posés par l’établissement de méthodes de codage mutualisées, on pourra se reporter à Buhmann et al. (2002), Morel et al. (2006), Avanzi et al. (2007), Smith (2009), Avanzi et al. (2010).
-
[22]
Ont été pris en compte uniquement les contextes suivants : V#C? et ##C?.
-
[23]
Voir déjà à ce stade de l’analyse le besoin d’élargir la notion à des séquences postlexicales.
-
[24]
Contextes où les schwas présents ne sont pas proéminents.
-
[25]
Nécessairement projetée sur la constituance prosodique.
-
[26]
Avec là encore des conséquences sur la distribution de la syllabe dans la structure prosodique.
-
[27]
La structure de la syllabe n’intervient pas dans l’hypothèse : l’attaque double de la quatrième syllabe ne revêt aucun présupposé théorique.
-
[28]
Dans la séquence on r(e) vient pas, en revanche, on a deux raisons d’avoir une syllabe non proéminente : a) le principe de compensation ne s’applique pas puisque nous ne sommes pas à l’initiale d’une séquence fonctionnelle, b) la distance accentuelle (proéminence terminale sur « pas ») bloque l’occurrence d’une proéminence interne rythmique.
-
[29]
Après chute du schwa.
-
[30]
Notons, néanmoins, qu’un travail d’étiquetage syntaxique a été amorcé qui nous permettra peut-être d’affiner les requêtes et le tri des données.