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Article de revue

Présentation de la classification des Verbes Français de Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier

Pages 3 à 19

Notes

  • [1]
    La version électronique comporte certains champs (domaine conceptuel, modèle de conjugaison, etc.) qui ont été omis dans la version papier faute de place.
  • [2]
    Littéralement « frapper qn de l’enfer » : opérateur de l’entrée damner 01.
  • [3]
    Voir, entre autres, M. Gross (1975) ; M. Gross (1986) ; Boons, Guillet & Leclère (1976) ; Giry-Schneider (1987) ; Guillet & Leclère (1992).
  • [4]
    Pas de classe 6 mentionnée.
  • [5]
    Cf. Boons, Guillet & Leclère (1976) et Guillet & Leclère (1981). L’homologue en anglais de cette transformation a été très étudié. Les verbes évoqués ici ont une propriété que Levin (1993) appelle « Abstract Cause/Subject Alternation ». Levin admet que la distinction entre cause abstraite et instrument pourrait être neutralisée au profit d’instrument en général. Elle indique des références à Fillmore (1968) et Cruse (1973), et fait mention de nombreux travaux ultérieurs.
  • [6]
    Cf. § 1.4.
  • [7]
    L’absence de mention d’une construction pronominale secondaire signifie que le verbe ne s’emploie pas en diathèse médio-passive (ex. *Les contribuables s’accablent aisément d’impôts).
  • [8]
    Cf. aussi les projets DiCo et Dicouèbe (Mel’?uk & Polguère) : www.olst.umontreal.ca/dicofr.htlm
  • [9]
    Sur le thème des nouvelles approches en matière de dictionnaires, voir Fontenelle (dir.) 2005.

1 Les Verbes français est une version réduite, en version papier, d’un dictionnaire électronique des verbes français [1] (cf. le site WEB du laboratoire MoDyCo, UMR 7114, CNRS & Université de Paris X Nanterre). Les Verbes français (désormais LVF) est un thésaurus de classes syntactico-sémantiques, c’est-à-dire de classes sémantiques définies par la syntaxe. Pour l’élaborer, les auteurs ont utilisé « les méthodes classiques de la grammaire distributionnelle et transformationnelle » (LVF p. III). Après avoir présenté et illustré la forme générale de l’ouvrage, nous évoquerons les principes théoriques qui l’inspirent. La troisième section de l’article décrira la méthode de construction de la classification. Dans la dernière section, nous présenterons deux modes possibles d’accès aux entrées de cette ressource lexicale exceptionnelle.

1. VUE D’ENSEMBLE SUR LES VERBES FRANÇAIS

1.1. Quelques chiffres

2 Au total, le dictionnaire de Dubois & Dubois-Charlier (1997) enregistre 25 610 entrées. Les verbes représentés sont au nombre de 12 310. Un tiers d’entre eux font l’objet de plusieurs entrées. Il y a 290 verbes qui ont 10 entrées ou plus – un cas extrême : le verbe passer est dégroupé en 61 entrées.

1.2. Les objectifs et la méthode

3 Les auteurs présentent leurs objectifs et leur méthode de la façon suivante (LVF pp. III & V ; nous avons respecté la typographie originale) :

4

(1) a « La classification syntaxique des verbes français repose sur l’hypothèse qu’il y a adéquation entre les schèmes syntaxiques de la langue et l’interprétation sémantique qu’en font les locuteurs de cette langue (…).
(1) b Le schème syntaxique est défini, d’une part, par la nature des constituants de la phrase, leurs propriétés et leurs relations, et, d’autre part, par les mots du lexique qui entrent dans les types de constituants définis (…).
(1) c L’objet est donc de faire l’inventaire le plus complet possible de ces schèmes syntaxiques, selon les méthodes classiques de la grammaire distributionnelle et transformationnelle, et selon les différences des paradigmes lexicaux constatées entre les schèmes syntaxiques (…).
(1) d Une fois l’inventaire réalisé, on a établi une classification visant à tenir compte de l’adéquation entre la syntaxe et l’interprétation sémantique, elle-même réalisée par un schéma syntactico-sémantique, donné sous la rubrique “opérateur” qui, dans son classifieur initial, renvoie au verbe de base (…) ».

5 Afin de donner une idée simple de la procédure dans son ensemble, prenons l’exemple du verbe couver, d’après D. Leeman (2006 : 17). Il entre dans deux constructions : transitive (la poule couve trois œufs ; les parents couvent leur enfant), et intransitive (la guerre couve entre les deux pays ; l’épidémie couve depuis longtemps). Les arguments du verbe couver sont nominaux (on n’a pas de complétive ou d’infinitif sujet ou complément), mais la sélection diffère, par exemple pour le sujet : nom de volatile uniquement dans le premier cas (la poule), nom humain dans le second (les parents) ; nom d’événement dans le troisième (la guerre). Selon les emplois précédemment définis, les phrases diffèrent par leurs propriétés syntaxiques. Ainsi le complément est supprimable dans la poule couve (trois œufs, 0) mais non dans *les parents couvent. Le participe passé peut avoir un statut adjectival dans le second cas : l’enfant est très/trop couvé (par ses parents, 0), mais non dans le premier : *les œufs sont très/trop couvés par la poule. L’ajout d’un complément locatif est possible avec la poule couve trois œufs (dans le grenier, 0) mais non pour *les parents couvent leur enfant dans l’appartement. Chacun de ces emplois est rapproché de ceux d’autres verbes présentant les mêmes particularités formelles. C’est ainsi que, dans LVF, l’emploi couver 01 est rapproché, au sein de la catégorie L1a, d’autres verbes de position sélectionnant un sujet nom de volatile : airer (aigle), remiser 01 (faisan), brancher 06, percher 01, jucher 01, nidifier, nicher 01 ; il se distingue évidemment au sein de cette catégorie par le fait d’être un verbe transitif à complément nom d’œuf effaçable. Quant à l’emploi couver 02, il est rapproché (au sein de la catégorie P1j des verbes psychologiques) de verbes tels que materner, choyer, chouchouter. L’emploi couver 04 figure dans LVF dans la catégorie des verbes d’état physique H4a, à côté de sommeiller 02. LVF distingue en outre deux autres emplois de couver : couver 03 (couver un rhume) et couver 05 (couver sa vengeance secrètement).

1.3. Le plan de l’ouvrage

6 La classification des Verbes Français comporte trois parties : une introduction (paginée en chiffres romains de III à XXI), la classification elle-même, divisée en 14 chapitres décrivant chacun une classe sémantico-syntaxique de verbes (pp. 2 à 405), et un index alphabétique des entrées verbales (pp. 406 à 458) :

figure im1
C1 s’exprimer par un son, une parole D1 donner qn à qn/qc E1 (faire) sortir/venir de qp ou aller qp, sujet
hum
C2 dire/demander qc D2 donner qc à qn/qc E2 figuré de F1
C3 montrer qc D3 figuré de D2 E3 (faire) sortir/venir de qp ou aller qp, sujet
non-animé
C4 figuré de C1 et C2 E4 figuré de E3
F1 frapper ou toucher qn H1 être/mettre qn dans état L1 être ou mettre qn qp
physique
F2 figuré de F1 H2 avoir tel comportement, L2 figuré de L1
activité
F3 frapper ou toucher qc H3 être/mettre qc dans tel état L3 être ou mettre qc qp
F4 figuré de F3 H4 figuré de H3 L4 figuré de L3
M1 faire/imprimer mouvement, hum N1 munir/démunir qn de qc P1 avoir tel sentiment, telle pensée
M2 figuré de N2 figuré de N1 P2 faire avoir tel sentiment
M3 faire/imprimer mouvement, N3 munir/démunir qc de qc P3 manifester telle pensée sur qn/qc
non-animé
M4 figuré de M3 N4 figuré de N3
R1 mettre en état le corps de qn S1 saisir, arrêter, serrer qn T1 lier, unir qn à ; détacher qn de
R2 créer qn, un personnage S2 prendre, choisir, T2 figuré de T1
abandonner qn
R3 fabriquer qc, mettre qc en un S3 saisir, garder qc ; tordre, T3 lier, unir qc à ; détacher qc de
certain état tirer qc
R4 figuré de R3 S4 figuré de S3 T4 figuré de T3
U1 lier/unir qn à ; détacher qn de X1 auxiliaires, semi-aux., modaux
U2 figuré de U1 X2 impersonnels
U3 lier/unir qc à ; détacher qc de X3 existence
U4 figuré de U3 X4 inchoatifs, résultatifs

1.4. La hiérarchie des classes

7 La hiérarchie des classes a 5 niveaux. Les voici, dans l’ordre descendant.

1.4.1. Niveau 5 : les Classes génériques

8 Au niveau le plus général de la classification, on trouve les classes dites génériques, codées au moyen d’une lettre majuscule, telle « C » pour « communication ». Comment chaque classe générique est-elle définie ? Il faut dire d’abord que chaque entrée verbale est définie par un schéma syntactico-sémantique, codé par une suite de caractères alphabétique appelée opérateur (ex. ict qn D enfer)  [2], qui synthétise l’ensemble des propriétés de chaque verbe (cf. citation (1) d supra). C’est par des regroupements successifs d’opérateurs semblables que sont construites les différentes catégories syntactico-sémantiques. Lesclasses génériques sont donc définies chacune par un ensemble d’opérateurs. Par exemple, la classe F (verbes d’agression et de contact) est définie par le fait qu’elle rassemble les 1 727 verbes ayant un opérateur comportant les radicaux ict (frapper) et tact (toucher) – sur les opérateurs cf. Partie 3, sections 3.4 et 3.5 ci-après. On a 14 classes génériques :

C communication,
D don, privation
E entrée, sortie
F frapper, toucher
H états physiques et comportements
L locatif
M mouvement sur place
figure im2
figure im3

1.4.2. Niveau 4 : les Classes sémantico-syntaxiques

9 Les classes génériques sont subdivisées en classes sémantico-syntaxiques, codées par un chiffre, comme dans C1. Il y en a en tout 54. Un principe commun de répartition des 54 classes sémantico-syntaxiques s’applique à la plupart des classes génériques :

10

  1. la première classe a un sujet humain en construction intransitive, transitive indirecte ou pronominale, ou un objet humain en construction transitive, et l’emploi n’est pas figuré, ce qui correspond grossièrement à une sous-catégorisation concrète (animée ou pas) de cet actant ;
  2. la seconde se distingue de la première par un emploi figuré ;
  3. la troisième se distingue de la première par un actant non animé en sujet ou objet selon la construction ;
  4. et la quatrième se distingue de la troisième par un emploi figuré.

11 Cependant quatre classes génériques échappent à cette répartition canonique : ce sont les classes ‘C’ (communication), ‘D’ (don, aide et obtention), ‘P’ (entrées verbales de cognition et de sentiment) et ‘X’ (auxiliaires et entrées apparentées). Dans la classe ‘C’, trois sens sont distingués, dont deux donnent lieu à emploi figuré en C4. La classe ‘D’ conserve dans une certaine mesure la distinction entre un objet humain (ou abstrait : « une aide ») en D1 et un objet inanimé en D2, mais seule la classe D2 donne matière à emploi figuré en D3. La classe P n’a pas de classe sémantico-syntaxique figurée, P2 étant le factitif de P1 et P3 étant tourné vers un observateur (comme auparavant C3). Enfin les quatre classes sémantico-syntaxiques de X… a ont une base essentiellement syntaxique. La classe X2a des « impersonnels » (43 entrées) rassemble des entrées avec complétive sujet, conjonctive ou infinitive, tandis que X3a rassemble des entrées d’existence, éventuellement impersonnelles, ce qui permet de comprendre que trouver 18 (s) (ex. Il se t~ que je l’avais déjà lu) relève de X2a, alors que trouver 15 (s) (ex. Il se t~ des gens pour critiquer) relève de X3a.

figure im4
classes E, F, H, L, M, N, R, S, T, U : classe C (communication) classe D (donner)
1 : humain ou animal propre. 1 : humain, animal (crier, parler). 1 : humain.
2 : humain figuré. 2 : humain (dire qc). 2 : non-humain propre.
3 : non-animé propre. 3 : humain (montrer). 3 : non-humain figuré.
4 : non-animé figuré. 4 : figuré.
classe X (auxiliaires) classe P (psychologique)
1 : auxiliaires temporels ou aspectuels. 1 : sujet humain.
2 : impersonnels. 2 : objet humain.
3 : synonymes de être + temps, lieu. 3 : objet humain ou non-animé.
4 : finir et commencer.

1.4.3. Niveau 3 : les Sous-classes syntaxiques

12 Les sous-classes syntaxiques, au nombre de 248 en tout, sont codées par une lettre minuscule, comme dans C1a. Chaque sous-classe syntaxique est définie par un sous-ensemble de la classe des opérateurs définitoires de la classe générique qui l’englobe. Ainsi la classe F (comme « frapper »), rassemblée sur la base des schèmes interprétés par les opérateurs ict (frapper) et tact (toucher), se décline en quatre sous-classes, selon que l’objet est quelqu’un (sens concret F1, sens figuré : F2) ou quelque chose (sens concret F3, sens figuré F4).

1.4.4. Niveau 2 : les Sous-Types syntaxiques

13 Dans chaque sous-classe syntaxique telle que précédemment définie, sont ou peuvent être distingués des sous-types syntaxiques en fonction des spécifications associées à l’opérateur. Ainsi dans la sous-classe F1 (définie par un opérateur à radical « ict » et à suffixe « qn », c’est-à-dire « frapper quelqu’un, un animal »), on a les deux sous-types syntaxiques 1. transitif direct (ict qn : assommer, battre, bousculer…) et 2. pronominal à complément prépositionnel introduit par avec (ict mutuel AV qn : se bagarrer, se bastonner, se battre…). Le codage des constructions (ou schèmes de construction syntaxique) comporte une association de lettres et de chiffres entre crochets, selon des conventions qui sont présentées ci-dessous au § 3.1. Par exemple, dans le Sous-type 1 de F1, le codage [T1100] signifie « verbe transitif direct à sujet et à objet animé » (cf. p.8).

1.4.5. Niveau 1 : les Variantes syntaxiques

14 Quand un sous-type syntaxique comporte plusieurs schèmes de construction syntaxique, chaque schème de construction syntaxique définit une variante syntaxique. Par exemple, le Sous-type 1 de F1a est subdivisé en 9 variantes syntaxiques, définies respectivement par les schèmes de construction syntaxique [T1100], [T2100], [T2200], [T1101], [T1106], [T1206], [T1108], [T1208], et [P1100]. Chaque emploi n’occupe qu’une ligne, d’où les abréviations, le caractère concis des exemples et le fait que toutes les propriétés justifiant le rassemblement ne sont pas explicitement énumérées. La première colonne annonce le verbe dans l’emploi concerné, la deuxième est consacrée à la rubrique OPÉRATEUR. La troisième colonne fournit le SENS de l’emploi concerné. Cette rubrique, écrivent les auteurs (page VIII) « contient les parasynonymes ou les formes abrégées de définitions qui éclairent éventuellement le sens de l’entrée ». La rubrique suivante, PHRASE, « contient une ou plusieurs phrases simples qui réalisent en langue les schèmes syntaxiques donnés par les constructions et les opérateurs » (LVF page VIII). Quant à la rubrique DÉRIVATION, elle signale l’existence d’adjectifs verbaux et de dérivés nominaux (cf. infra § 3.3.1).

figure im5
Classe F1 : « frapper qn », sous-classes F1a à F1e ; « toucher qn », sous-classe F1f.
F1a (177 entrées)
On trouve là les verbes transitifs ou pronominaux de type « frapper qn, animal, se battre », répartis en deux sous-types :
1– « frapper qn, animal », on rosse Paul, on bat son chien ;
2– « se battre avec qn », Jean se bat avec Paul.
Les deux sous-types :
1– on rosse Paul, sujet et objet direct humain [T1100] ; sujet animal et objet direct humain [T2100] ; sujet et objet direct
animal [T2200], les chiens pillent le gibier ; avec locatif [T1101], le catcheur terrasse Paul sur le ring ; manière intégrée
[T1106], Jean martyrise Paul (= frapper avec violence) ; objet direct animal et manière [T1206], les enfants martyrisent
le chat ; instrumental intégré à la forme du verbe [T1108], on cravache Paul (= frappe avec une cravache) ; objet direct
animal et instrumental [T1208], le cavalier éperonne son cheval (= frappe avec éperons) ; pronominaux objet direct humain
[P1100], on se paye Paul à la sortie du bal.
objet direct humain [T1100]
assommer 02 ict qn pr étourdir étourdir On a-son agresseur d’un coup de poing. On est a~.
avoiner ict qn p violence battre, assaisonner On a-P à grands coups de bâton.
battre 01 ict qn p violence frapper On b-P, un chien avec un fouet. -oir
etc.
sujet animal [T2100]
encorner (bovin) ict qn corne frapper de la corne Le taureau a e~ le torero. -ure
[…]
2– Jean se bat avec Paul, tous deux se battent à la sortie du bal, pronominaux à pluriel réciproque [P10c0] ; sujet animal
[P20c0], le fox-terrier se pille avec le dogue
sujet humain [P10c0]
affronter 05 (s) ict mutuel AV qn se battre, se mesurer av On s’a~ avec une autre bande dans la rue. -ment
aligner 06 (s) ict mutuel AV qn se battre, s’affronter On peut s’a~ avec P, on sera vaincu.
bagarrer 02 (s) ict mutuel AV qn se battre, se bastonner On se b~ avec P à la sortie du bal. -eur
[…]

2. LES PRINCIPES THÉORIQUES

15 Nous avons déjà cité le passage de l’introduction dans lequel Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier déclarent appliquer les « méthodes classiques de la grammaire distributionnelle et transformationnelle ». Quel type de grammaire plus précisément ? La réponse se trouve dans le petit texte de remerciements, où les auteurs, avant de rendre hommage à leurs collaborateurs pour la réalisation d’autres dictionnaires, mettent fortement l’accent sur tout ce qu’ils doivent au LADL :

16

« Nous tenons à remercier ici les membres du LADL (CNRS) de Maurice Gross et, en particulier, Alain Guillet, à qui cet ouvrage doit beaucoup, ainsi que nos collaborateurs des dictionnaires Larousse, qui ont participé avec nous à la rédaction du Dictionnaire du français contemporain (DFC), du Lexis, des Dictionnaires du français langue étrangère, de la partie langue du Grand Dictionnaire Encyclopédique Larousse (GDEL) ». (page II)

17 Si la présentation des données dans LVF est différente de celle des dictionnaires du LADL [3], et si ces derniers sont d’une bien moindre précision en ce qui concerne la description du sens, il n’en reste pas moins que LVF est un lexique-grammaire proche de ceux de Maurice Gross et de son équipe et, en deçà, de Zellig Harris.

2.1. Un lexique-grammaire de phrases élémentaires

18 Comme les lexiques-grammaires du LADL, celui de Dubois et Dubois-Charlier est un dictionnaire de phrases élémentaires, chaque entrée étant représentée par le verbe qui constitue le prédicat de la phrase. Voici les principaux types de propriétés du verbe ou, si l’on préfère, de la phrase élémentaire :

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  • le nombre et la nature (en particulier prépositionnelle) des compléments : absence d’objet, 1 objet (N1, à N1, de N1 etc.), 2 objets (N1 N2, N1 à N2, N1 de N2, à N1 de N2 etc.), 3 objets ;
  • la présence éventuelle d’une complétive à l’indicatif, au subjonctif, à l’infinitif, interrogative indirecte ;
  • les variantes paraphrastiques dites aussi transformations : transformations de passivation en par ou en de, formes impersonnelles, réfléchies, etc., et variantes syntaxiques que Guillet & Leclère (1981) appellent restructurations (cf. infra § 3.2). Chaque entrée verbale est une classe d’équivalence dont les éléments sont les variantes paraphrastiques de la phrase dont le verbe est l’expansion.

2.2. L’adéquation entre la syntaxe et l’interprétation sémantique

20 Rappelons que Les Verbes français « repose sur l’hypothèse qu’il y a adéquation entre les schèmes syntaxiques de la langue et l’interprétation sémantique qu’en font les locuteurs » (cf. supra § 1.2). On retrouve là le principe fondamental des grammaires de Zellig Harris (cf. entre autres Harris 1971 : 229- 236 & Harris 1988 : 57-65) : les mots véhiculent ( « carry ») du sens ( « meaning »), les phrases véhiculent de l’information ( « information »). Harris (1990 : 19) écrit : « La grammaire des opérateurs révèle une relation plus fine entre la structure d’une phrase et son contenu informatif (…). La base de cela est dans le fait de spécifier et d’ordonner les événements linguistiques non équiprobables. Certaines de ces ruptures d’équiprobabilité, qui donnent lieu à des structures, sont porteuses d’information (dans un sens apparenté à celui de la théorie mathématique de l’information) ». L’essentiel de la sémantique des grammaires de Harris est bien résumé dans ce passage de Harris (1971 : 230) : « Il existe une corrélation entre structure et signification. Chaque sous-classe de mots comprenant un opérateur ou une classe d’arguments particuliers possède un type de signification correspondant aux relations syntaxiques : modalités dans ?v (i.e. les opérateurs portant sur le verbe), connaissance, sentiments, etc. dans ?s (i.e. les opérateurs portant sur les phrases) etc. […]. C’est pourquoi presque tout ce qu’on peut dire de la signification d’une phrase peut être obtenu directement à partir des significations et des positions occupées par les opérateurs et les phrases élémentaires. Aussi est-il très peu besoin d’ajouter à cette théorie des transformations de base une théorie sémantique ». C’est du reste la corrélation entre syntaxe et information qui légitime les tests d’acceptabilité et les transformations, qui consistent à mettre en relation des structures syntaxiques différentes, mais pourvues d’un invariant sémantique. Pour d’autres informations sur la question du sens chez Z. Harris, on se reportera à D. Leeman (1996).

21 Maurice Gross développe les mêmes idées dans Les bases empiriques de la notion de prédicat sémantique (M. Gross, 1981 : 9-11 & 19-21). La plupart des langages formels empruntés par les linguistes à la logique et à l’informatique consistent à associer un ensemble Sy de formes syntaxiques (par exemple la composition de N0 apprécie N1 et N1 travaille qui donne N0 apprécie le travail de N1 et N0 apprécie N1 dans Poss1 travail) à un ensemble Se d’élément de sens, par exemple la composition des deux prédicats sémantiques Apprécier (p, q) et Travailler (r). Cela suggère, selon Maurice Gross, « l’existence d’un morphisme entre Sy et Se, c’est-à-dire d’une redondance importante entre les deux ensembles, au point que l’on peut penser que l’un deux pourrait être inutile (…). La description sémantique consisterait donc à décomposer les phrases complexes en phrases simples de base, elle ne différerait donc guère de la description syntaxique. Cette position est celle de Harris ». On est bien dans cette logique avec LVF, où la classification sémantique s’articule à l’inventaire préalable de tous les emplois verbaux munis de leurs propriétés syntaxiques distributionnelles et morphologiques.

3. LA CONSTRUCTION DU LEXIQUE

22 Dans la Section 1.4, nous avons descendu la hiérarchie des classes syntactico-sémantiques à partir des 14 grandes classes génériques, suivant ainsi l’ordre naturel de la lecture de la classification des Verbes français. Nous faisons maintenant le parcours inverse, celui même des auteurs : « Une fois l’inventaire réalisé, on a établi une classification visant à tenir compte de l’adéquation entre la syntaxe et l’interprétation sémantique, elle-même réalisée par un schéma syntactico-sémantique, donné sous la rubrique opérateur qui, dans son classifieur initial, renvoie au verbe de base » (p. IV). Ainsi, « les opérateurs constituent les entités fondamentales de chaque classe » (p. VII). Sur ce fondement, par une série de regroupements successifs, sont élevés les 5 niveaux de classification que nous avons énumérés dans la Section 1.4.

3.1. La représentation des types de sujets, d’objets et de circonstants au moyen des schèmes de construction syntaxique

23 Nous sommes ici dans le domaine de ce qu’on appelle la sous-catégorisation et la sélection lexicale du prédicat. Le sujet ou le complément peuvent être ou non phrastiques. Le sujet peut être ou humain ou non-humain, singulier, pluriel ou collectif. L’objet peut être non-animé liquide, locatif, abstrait, etc. Ces étiquettes sémantiques reposent sur des critères syntaxiques et distributionnels dont on trouve la première ébauche dans l’Annexe Grammaticale du Dictionnaire du français langue étrangère – Niveau II (J. Dubois, 1979). On note parfois la présence d’un complément instrumental, locatif, de manière, quantitatif. Il existe différentes prépositions : sur, contre, avec, etc. Ces informations sont représentées, dans la rubrique CONSTRUCTION, par des schèmes de construction syntaxique codés sous la forme d’une suite de caractères alphanumériques, selon les conventions suivantes :

• L’appartenance aux types traditionnels est notée par une lettre majuscule

code type construction
A intransitif Sujet + Circonstant
N transitif indirect Sujet + Complément Prépositionnel
T transitif Sujet + Objet direct + CompPrep + Circonstant
P pronominal Sujet + Objet direct + CompPrep + Circonstant
figure im6

• Codage de la nature du sujet et des compléments. Sujet = 1er caractère après A, N, T, P. Objet = 2e caractère après T et P.  [4]

1 humain qn
2 animal an (imal)
3 chose qc
4 complétive ou chose Q, Inf, qc
figure im7
figure im8

24

Exemple : croire 01 [T1400] On croit que tu dis la vérité

• Codage des prépositions. Notation pour les compléments prépositionnels et les circonstants (2e caractère pour N et A, 3e et 4e caractère pour T et P)

I) Une lettre minuscule code la préposition

a à d contre i de l auprès n divers mvts (cheminer le long de)
b de e par j dans m devant q pour
c avec g sur, vers k pour
figure im9

25

Exemple : avertir 01 [T11b0] On avertit Pierre de mon arrivée

II) Un chiffre code le type de complément

1 locatif (où l’on est) bivouaquer qp
2 locatif de destination accourir qp
3 locatif d’origine décamper de qp
4 double locatif conduire de qp à qp
5 temps durer deux heures, persévérer longtemps
6 modalité (manière, mesure, quantité) aller bien, chausser du 37, manger bcp
7 cause mourir d’un cancer
8 instrumental, moyen montrer par un geste, blesser avec une arme
figure im10

26

Exemple : conduire 04 [T3140] Ces empreintes conduisent l’enquêteur au voleur

27 La sélection lexicale est quelquefois spécifiée par les opérateurs (cf. dans l’Extrait 4, l’opérateur associé au verbe baffer : « ict qn av gifle », litt. « frapper qn d’une gifle »).

3.2. La représentation des transformations au moyen d’une association de schèmes de construction syntaxique

28 Dans Les Verbes français p. IV on peut lire : « Chaque structure syntaxique donne lieu à des variantes ou transformations de la phrase et formant un ensemble de phrases reliées les unes aux autres ». Suivent une dizaine d’exemples de variantes – inspirées initialement par « la grammaire de cas sémantiques » de Fillmore (1968) – dont beaucoup ont été étudiées au LADL sous le nom de restructurations, telles que : le locatif devenant sujet (Les moustiques pullulent dans les marais, les marais pullulent de moustiques) cf. Boons, Guillet & Leclère (1976), et Salkoff (1983) ; l’objet direct non-animé devenant sujet d’un pronominal (on enrichit la langue de mots nouveaux, la langue s’enrichit de mots nouveaux) ; le pronom réfléchi humain dissocié en objet direct ou locatif partie du corps (on s’égratigne aux ronces, on s’égratigne les jambes aux ronces, on s’égratigne aux jambes) ; la présence ou l’absence du complément d’objet direct (on fume un cigare, on ne fume plus).

29 D’une manière générale, les variantes syntaxiques sont représentées par une association de plusieurs schèmes de construction syntaxique figurant dans la rubrique CONSTRUCTION, comme on va le voir. On notera que dans LVF, les schèmes de construction syntaxique sont formulés deux fois : au moyen du code alphanumérique et en langue naturelle. Les deux exemples suivants de transformations appartiennent au type général que Dubois et Dubois-Charlier appellent instrumental susceptible de devenir le sujet de la phrase[5].

30 Premier exemple de construction à plusieurs variantes : [P1000 T1108] ( « Pronominaux avec factitif à sujet humain et instrumental susceptible de devenir le sujet de la phrase »).

31

Ex : Paul se décourage facilement, on le décourage par des critiques, ces critiques le découragent

Exemple de construction à deux variantes [P1000 T1108].

V
3 entrées (sur 30)
Construction Opérateur Ss-classe
syntaxique
Exemple
amuser 01 (s) P1000 T1108 sent gaieté P1a On s’a~ avec des riens. Un rien a~ P.
On a~ P avec un rien.
buter 05 (s) P1000 T1108 sent vexation P1a On se b~ facilement. On est b~.
On finit par b~ P avec ça.
figure im11

Exemple de construction à deux variantes [P1000 T1108].

32 La double construction [P1000 T1108] définit une variante syntaxique de la sous-classe syntaxique P1a. La voix pronominale est considérée ici comme première par rapport à la voix active.

33 La sous-classe syntaxique P1a regroupe des verbes dont les opérateurs définitoires ont le préfixe sent (pour « sentiment ») et sont privés d’un « suffixe » faisant état d’une préposition. Elle fait partie de la classe sémantico-syntaxique P1. Les opérateurs définitoires de P1 ont pour préfixes sent et ger.mens.

34 La classe sémantico-syntaxique P1 fait partie de la classe générique P (2 074 verbes dits psychologiques). Les opérateurs définitoires de cette classe sont pourvus des différents préfixes : sent, f.sent, ger.mens, percep, percep.mens, scrut. (pour, respectivement, « sentiment », « causer un sentiment », « comportement mental », « perception », « perception mentale » et « attention »).

35Deuxième exemple de construction à plusieurs variantes : [T1108 P1000] ( « Transitifs à objet direct humain, avec instrumental susceptible de devenir le sujet de la phrase et pronominal à sujet humain »).

36

Ex : Tu finis par le démotiver à force de reproches ; tes reproches finissent par le démotiver

Exemple de construction à deux variantes [T1108 P1000].

V
5 entrées
(sur 41)
Constr. Opérateur Ss-classe
syntaxique
Exemple
agiter 05 T1108 P1000 f.sent vif à qn P2a On a~ le peuple avec des discours. Les ouvriers s’a~.
aguerrir 02 T1108 P1000 f.sent dur à qn P2a On a~ P pour la vie. On s’a~ dans le malheur.
figure im12

Exemple de construction à deux variantes [T1108 P1000].

37 La double construction [T1108 P1000] définit une variante syntaxique d’un des deux sous-types de la sous-classe syntaxique P2a. La classe sémantico-syntaxique P2 regroupe des verbes dont l’opérateur a pour radical « f.sent » (causatifs de sentiment). Les opérateurs définitoires de la classe générique P ont été déjà énumérés ci-dessus.

3.3. La morphologie verbale

38 Les propriétés morphologiques figurent dans la rubrique DÉRIVATION. Dans la définition des classes sémantico-syntaxiques, les propriétés syntaxiques et morphologiques sont étroitement associées (LVF pp. IV et V). C’est ainsi que, juste après avoir présenté les structures syntaxiques, c’est-à-dire les propriétés de sous-catégorisation et de sélection lexicale, ainsi que les transformations, J. Dubois et F. Dubois-Charlier disent s’être attachés à établir les relations de ces schèmes syntaxiques avec :

39

  1. La morphologie du verbe. Peuvent être intégrés dans la forme du verbe : les compléments (biseauter = « couper en biseau », faucher = couper avec une faux, emprisonner = mettre en prison) ; les adjectifs ou noms (jaunir, momifier) ; les objets internes (léguer = donner comme legs) ;
  2. Les dérivations nominales. Les schèmes syntaxiques se distinguent aussi selon les types de dérivations : casse de casser 01 ; cassage de casser 02 ou 03, cassement de casser 12, cassation de casser 11 ;
  3. Les adjectifs verbaux : cassé, cassant, cassable, incassable ;
  4. Les mots de base dont éventuellement ces mots sont dérivés : bander 01 = envelopper d’une bande.

3.4. Les entités fondamentales : les opérateurs

40 Nous en venons à la propriété sur laquelle repose l’ensemble du système : « la rubrique OPÉRATEUR contient les opérateurs qui sous-tendent la définition des classes et l’analyse syntaxique du verbe ; ils constituent les entités fondamentales de chaque classe (…). Les opérateurs (avec leurs compléments) interprètent sémantiquement les schèmes syntaxiques » (LVF, page VII). Un certain ensemble de verbes codent donc la synthèse de leurs propriétés syntaxiques (déjà représentées par les schèmes de construction syntaxique) et de leur éventuel élément d’invariance sémantique. Il ne s’agit pas là de l’invariance sémantique qu’on observe dans les transformations, mais de ce qui s’observe entre des verbes qui par ailleurs possèdent des propriétés syntaxiques en commun. Cette invariance traverse donc la classe et en constitue le point commun fondateur. Soit ainsi les trois opérateurs suivants :

41

loq AV (parler avec : discuter avec qn)
loq AV qn D/SR qc (parler avec qn de/sur qc : bavarder avec qn d’une question)
loq A qn (parler à qn : causer à qn)

42 Le radical « loq » représente une certaine constante sémantique, mais aussi le fait que les verbes qui la possèdent sont par ailleurs à complément nominal, cette propriété étant tout autant syntaxique que sémantique. Les suffixes (AV, D, SR, qn, qc) correspondent à des propriétés de sous-catégorisation et de sélection lexicale.

43 Il y a plus de 80 opérateurs principaux, donnés en page XV, qui peuvent être combinés avec des notations portant sur la quantité, la qualité, la répétition et sur la forme de la préposition. Ils sont composés d’opérateurs élémentaires primaires et secondaires. L’opérateur primaire est une sorte de radical. Par conséquent « dic ordre A qn D nég » est un opérateur complexe constitué de 6 opérateurs élémentaires, dont « dic » (= « dicere », « dire »), qui est l’opérateur primaire. Conformément à la règle de proportion inverse de l’extension et de lacompréhension, le radical « dic » dénotant l’intension minimale, son extension est maximale ; inversement, l’opérateur « dic ordre A qn D nég » a une intension maximale, et, corrélativement, une extension minimale, puisque c’est l’opérateur des seuls verbes interdire 01 et interdire 06.

44 Illustrons le rôle des opérateurs dans la construction de LVF avec l’exemple de l’entrée aboyer 02, qui se trouve à la page 3 de LVF. Elle fait partie de la variante [A16 T1300] du sous-type 3 de la sous-classe syntaxique C1a :

type « cris » [A16T1300]
aboyer 02 f.cri chien hurler, crier après On a~ contre les voisins. On a~ des injures6
figure im13
Catégories Niveau [6] Codage Interprétation Entrées Opérateurs
Classe générique 5 C « communication » 2039 dic ; ind ; mand ; f.son ; loq ;
f.cri
Classe sémantico-
syntaxique
4 C1 « s’exprimer par un son, une
parole »
1059 f.son ; loq ; f.cri
Sous-classe
syntaxique
3 C1a « émettre un cri », humain
ou animal
232 loq (objet interne & en V-ant)
f.cri (objet interne &
en V-ant)
Sous-type
syntaxique
2 C1a / 3 « émettre un type de
parole »
75 loq (objet interne & en V-ant)
f.cri (sujet hum)
Variante
syntaxique
1 [A16 T1300] type « cris » 27 f.cri « animal » (sujet hum)
Entrée aboyer 02 « hurler, crier après »
On a~ contre les voisins
1 f.cri chien
figure im14

4. L’EXPLOITATION DE LVF : LES DEUX TYPES D’ACCÈS AUX ENTRÉES LEXICALES

45 Pour l’usage de LVF, chaque entrée peut être atteinte selon deux cheminements :

46

  1. à partir de la partie principale de l’ouvrage ( « Les classes de verbes », p. 1-403)
  2. à partir de l’index alphabétique (p. 406-458)

47 Avant d’indiquer quel type de cheminement ont adopté les auteurs des différentes contributions à ce numéro, nous allons préciser la différence entre les deux approches.

4.1. L’accès aux entrées à partir des classes génériques et sémantico-syntaxiques

48 La démarche évoquée précédemment correspond à un premier type de cheminement à partir de la partie principale de l’ouvrage, qui attribue à chaque entrée d’une part une position, d’autre part une (micro) structure. Cette démarche est appropriée pour l’utilisateur qui recherche toutes les entrées verbales partageant une propriété ou un jeu de propriétés sémantiques (à un niveau supérieur du classement) et/ou syntaxiques (en pénétrant progressivement dans les profondeurs du classement). Elle permet entre autres de tester l’hypothèse chère aux grammaires de construction du comportement syntaxique similaire des entrées sémantiquement apparentées, c’est-à-dire partageant un même opérateur ou un même radical d’opérateur.

4.2. Un exemple d’accès à la polysémie verbale à partir de l’index : le verbe accabler

49 Il est essentiel de garder en mémoire que LVF ne classe pas des verbes, mais des entrées verbales. Pour deux tiers des verbes, ceux qui n’ont qu’une entrée, cela ne fait pas de différence. En revanche, les 4 188 verbes soumis à un dégroupement ne sont accessibles dans leur unité que par l’index alphabétique, lequel permet de constater par exemple que 290 verbes présentent 10 entrées ou plus.

50 Comme illustration de l’analyse de la polysémie (et polytaxie, c’est-à-dire variation significative du cadre prédicatif) d’un verbe à l’aide de LVF, nous choisirons par simplification un verbe, accabler, relevant pour deux de ses entrées de la classe générique « F », verbes de frappe et de toucher, mais présentant trois autres entrées appartenant à des classes différentes. Sur le tableau ci-contre, ces entrées sont rangées en fonction de leur classe syntactico-sémantique.

51 Les deux entrées accabler 01 et 03 relèvent d’une même classe F2b, sous-type 1 « toucher qn », ex. les impôts accablent les contribuables ; on accable Paul d’insultes, et ont le même schème syntaxique T11b0 qui se lit « construction transitive à sujet humain, objet humain, complément introduit par la préposition de et absence de circonstant spécifique » et la même valeur d’opérateur figure im15 qui se lit « frapper+quantité qn (à l’aide) DE qc d’abstrait ». La différence entre les deux entrées tient uniquement à la sélection sémantique du complément prépositionnel qui réfère à quelque chose d’institutionnel (accabler d’impôts) pour accabler 01, et à un contenu verbal (accabler d’injures) pour accabler 03. La notation des constructions syntaxiques adoptée par les auteurs fournit des restrictions de sélection pour le sujet et l’objet mais pas pour le complément prépositionnel, et la notation de l’opérateur pour ce complément se limite à « abs (trait) », de sorte qu’on peut se demander s’il est pertinent de distinguer deux entrées, car aucun élément de l’adresse ni de l’opérateur ne permet de les distinguer. Le dégroupement est en fait justifié par le type de nom, non prédicatif avec accabler 01, prédicatif avec accabler 03.

52 L’entrée accabler 04 relève de la classe C1i, sous-type 3 « interpeller qn en le critiquant ou félicitant pour qc » (la mère chapitre les enfants pour leur retard). Son schème syntaxique présente une seule construction transitive [7]T1107 qui se lit « construction transitive à sujet et objet humain, sans complément prépositionnel et avec un complément de cause distinctif en pour/de/sur qc ». La valeur d’opérateurfigure im16 s’entend « dire du mal de qn ». La paraphrase écraser sous dans la rubrique « sens » explicite ce que les auteurs entendent par circonstant distinctif. Alors que (cf. accabler 01) l’État peut accabler les contribuables d’impôts, auquel cas le complément introduit par de est considéré comme actanciel et mentionné dans le schème syntaxique (Txxbx) et dans la valeur d’opérateur (D abs), le procureur n’accable pas l’accusé de mais par des témoignages. Ce type de mention instrumentale donne lieu à une mention dans la construction Txxx7, mais pas dans la valeur d’opérateur.

Entrée Classe générique Classe
sémantico-syntaxique
Ss-classe syntaxique Ss-type
syntaxique
Construction Opérateur Sens Exemples
accabler 04 C 1 i 3 T1107 loq.mvs qn confondre,
écraser sous
On a~ l’accusé
par ces témoignages.
Les témoins a~ P.
accabler 01 F 2 b 1 T11b0 ict+qt qn D abs surcharger de On a~ les gens d’impôts.
Les impôts a-
les contribuables.
accabler 03 F 2 b I TIIb0 ict+qt qn 0 abs abreuver de On a~ P d’injures,
de conseils superflus.
accabler 05 H 1 b 3 T3100 (qc) f.som épuisé écraser La chaleur a-
les estivants.
accabler 02 P 2 a 1 T3100 (abs) f.sent
vif à qn
déprimer,
abattre
Cette mort a~ P.
On est a-
devant ce désastre.
figure im17

53 Il est intéressant de comparer les entrées accabler 04 de la classe C1i, 05 de la classe H1b (sous-type 3, T3100) et 02 de la classe P2a (sous-type 1, T3100). En effet, le même verbe « écraser » paraphrase accabler 04 et 05, et « abattre », qui paraphrase accabler 02, est une variante d’écraser. Mais le schème syntaxique commun à accabler 02-05 (T3100) diffère à un double titre de celui de accabler 04 (T1107) : d’une part le sujet est inanimé dans un cas (T3xxx) et humain dans l’autre (T1xxx), d’autre part un circonstant distinctif est prévu pour accabler 04 (Txxx7) mais pas pour accabler 02-05. Le sujet inanimé de accabler 05 est spécifié comme une chose dans la valeur d’opérateurfigure im18qui se lit : « Qc a un effet corporel qui épuise (le patient) » ; et comme une abstraction pour accabler 02 : (abs) f.sent vif à qn qui se lit « qc d’abstrait cause un sentiment vif à qn ». Le sujet illustratif d’accabler 05 est la chaleur, celui d’accabler 02 la mort.

4.3. La répartition des deux approches dans les contributions à ce numéro

54 La disposition de LVF (corps principal et index) incite clairement aux deux types de recherche distingués aux §§ 4.1 et 4.2. Dans le premier cas, il s’agit, en prenant appui sur le corps du dictionnaire, de faire porter l’intérêt sur l’une ou l’autre des classes intermédiaires pour examiner un champ syntactico-sémantique particulier. Cette démarche est celle d’Iris ESHKOL & Denis LE PESANT dans leur contribution portant sur trois sous-types de la classe générique « C » des verbes de communication, et de Rolf KAILUWEIT dans son classement des verbes psychologiques dans sa thèse.

55 La démarche inverse consiste à prendre appui sur l’index et à examiner un verbe particulier à travers sa polysémie. C’est l’objectif de deux autres contributions : Dominique DUTOIT & Jacques FRANÇOIS consacrent la leur à la polysémie du verbe changer ; Danielle LEEMAN & Madona SAKHOKIA-GIRAUD s’intéressent à celle du verbe voir. Dans les deux cas la répartition des entrées du verbe dans les différentes classes de LVF est comparée à une ou plusieurs autres approches, celle d’EuroWordNet et du Dictionnaire Intégral de la société MÉMODATA pour changer, celle de J. Picoche (1986, 1993) et de J.-J. Franckel & D. Lebaud (1990) pour voir.

56 Deux types de démarche intermédiaire partant à la fois du corps du classement et de l’index sont également représentés dans ce numéro. L’article de Sophie HAMON & Danielle LEEMAN porte en premier lieu sur la polysémie du verbe causer et, à partir de ce premier examen, sur la classe des verbes de cause à laquelle causer appartient pour l’un de ses sens. Inversement, l’article de Morgane SÉNÉCHAL & Dominique WILLEMS examine d’abord le statut, dans LVF, d’une classe syntactico-sémantique, celle des verbes locatifs triactanciels, avant d’étudier dans un second temps les orientations de la polysémie des verbes ainsi délimités. Enfin, l’article d’Antoinette BALIBAR-MRABTI adopte une démarche originale en interrogeant les conditions sémantiques limitatives de l’usage, dans la rubrique d’illustration des entrées verbales de LVF, du clitique on comme sujet humain prototypique.

5. CONCLUSION

57 Les Verbes Français de Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier est un dictionnaire qui s’inscrit dans la tradition des grammaires de Z. Harris, à côté des lexiques-grammaires du LADL (Maurice Gross), des dictionnaires de classes d’objets du LLI (Gaston Gross), et des TAG (Tree Adjoining Grammars ; cf. entre autres Joshi 1987 et Abeillé 2002). Sur l’épineuse question de la relation syntaxe-sens, la portée théorique de l’ouvrage est considérable : il vérifie pleinement l’hypothèse d’une adéquation forte entre les formes syntaxiques et le sens.

58 Ce thésaurus de classes syntactico-sémantiques constitue un corpus lexicographique exceptionnel par l’ampleur de sa couverture, par la variété des informations explicites qu’il enregistre (sous-catégorisation, sélection lexicale, transformations, sémantique, morphologie, synonymie, etc.) et par la cohérence de son système de classification et de codage des propriétés linguistiques. À ce titre, il mérite de connaître au moins autant de notoriété que des ressources telles que WordNet (Miller & Fellbaum 1991 ; Fellbaum 1998), le Dictionnaire Intégral de Memodata (cf. ici-même l’article de Dutoit et François), FrameNet ^ (Fillmore & alii 2003), Mel’?uk & alii (1984, 1988, 1992, 2000)  [8], B. Levin (1993), sans parler des versions électroniques de dictionnaires-papier comme Le Petit Robert Électronique et le Trésor de la Langue Française Informatisé [9].

Bibliographie

Références

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  • DUBOIS, J. (1979), Dictionnaire de français langue étrangère. Niveau II. Paris : Larousse.
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  • LEVIN, B. (1993), English Verbs Alternations. A Preliminary Investigation. Chicago : Chicago University Press.
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  • MILLER, G. A. & FELLBAUM, C. (1991), “Semantic Networks of English”. Cognition 41. 197-229.
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Mise en ligne 01/01/2010

https://doi.org/10.3917/lf.153.0003

Notes

  • [1]
    La version électronique comporte certains champs (domaine conceptuel, modèle de conjugaison, etc.) qui ont été omis dans la version papier faute de place.
  • [2]
    Littéralement « frapper qn de l’enfer » : opérateur de l’entrée damner 01.
  • [3]
    Voir, entre autres, M. Gross (1975) ; M. Gross (1986) ; Boons, Guillet & Leclère (1976) ; Giry-Schneider (1987) ; Guillet & Leclère (1992).
  • [4]
    Pas de classe 6 mentionnée.
  • [5]
    Cf. Boons, Guillet & Leclère (1976) et Guillet & Leclère (1981). L’homologue en anglais de cette transformation a été très étudié. Les verbes évoqués ici ont une propriété que Levin (1993) appelle « Abstract Cause/Subject Alternation ». Levin admet que la distinction entre cause abstraite et instrument pourrait être neutralisée au profit d’instrument en général. Elle indique des références à Fillmore (1968) et Cruse (1973), et fait mention de nombreux travaux ultérieurs.
  • [6]
    Cf. § 1.4.
  • [7]
    L’absence de mention d’une construction pronominale secondaire signifie que le verbe ne s’emploie pas en diathèse médio-passive (ex. *Les contribuables s’accablent aisément d’impôts).
  • [8]
    Cf. aussi les projets DiCo et Dicouèbe (Mel’?uk & Polguère) : www.olst.umontreal.ca/dicofr.htlm
  • [9]
    Sur le thème des nouvelles approches en matière de dictionnaires, voir Fontenelle (dir.) 2005.
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