Notes
-
[1]
Voir Angenot (2008), Doury (2003), Jacquin & Micheli (2012), Plantin (2005) pour des précisions sur cette conception de l’argumentation.
-
[2]
Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958] 1988 : 282-288) ; Plantin (2016, art. « définition ») ; Walton, Reed & Macagno (2008 : 319-320) ; Micheli (2010).
-
[3]
La définition comme enjeu politique est également abordée par Greco (2016, ce volume).
-
[4]
Les extraits analysés dans cet article sont tirés des comptes-rendus officiels des débats ayant eu lieu à l’Assemblée nationale entre le 29 janvier 2013 (date de l’ouverture des débats) et le 23 avril 2013 (date de l’adoption définitive du projet de loi par les députés).
-
[5]
Nous utiliserons ici le sigle UMP pour désigner le parti qui, depuis mai 2015, s’est rebaptisé « Les Républicains », puisque c’était l’appellation en vigueur au moment des débats. D’une façon générale, nous avons mentionné, pour chaque intervenant, le groupe parlementaire auquel il était alors rattaché à l’Assemblée.
-
[6]
Les considérations épistémiques ou linguistiques ne sont pas pour autant exclues, mais elles sont mises au service d’un objectif proprement politique, visant à modifier, plus ou moins radicalement, l’ordre social.
-
[7]
De telles définitions, poursuit Plantin, sont souvent mobilisées dans l’argumentation a priori sur la nature des choses, de nature idéaliste ou conservatrice.
-
[8]
Dans les exemples reproduits ici, les caractères gras sont de notre fait.
-
[9]
Non inscrit, ancien membre du Front National ; en tant que député, il est financièrement rattaché à « Debout la France ».
-
[10]
Cette rhétorique illustre le processus de réification des institutions pointé par Berger & Luckmann (1966) : « Reification is the apprehension of human phenomena as if they were things, that is, in non-human or possibly supra-human terms. Another way of saying this is that reification is the apprehension of the products of human activity as if they were something other than human products –such as facts of nature, results of cosmic laws, or manifestations of divine will. » (op. cit. : 106) ; et l’exemple qu’ils donnent d’institution sujette à une telle réification est, précisément, celui du mariage (op. cit. : 107-108).
-
[11]
On peut toutefois mettre en relation cette volonté de minimiser le caractère révolutionnaire de la nouvelle loi avec l’ampleur du mouvement de protestation qu’elle a suscité, et qui a surpris les promoteurs du « mariage pour tous ».
-
[12]
i.e. une négation « qui sert à s’opposer à un point de vue susceptible d’être soutenu par un être discursif » (Nølke, 1992 : 49) ; voir aussi Ducrot (1972).
-
[13]
Il ne faut pas pour autant caricaturer les choses, la plupart des participants au débat considérant que le mariage est « double-face » : il est à la fois contrat et institution. C’est la priorité accordée à ces deux catégorisations qui est révélatrice des positions dans le débat.
-
[14]
Qui consiste à présenter la position de l’adversaire sous un jour qui la rende plus accessible à la réfutation, par le recours à des procédés de réduction, de déformation ou d’outrance.
-
[15]
Il est plus difficile de trouver des argumentations symétriques chez les partisans du projet de loi, dans la mesure où ces derniers prétendent précisément ne rien changer à la définition du mariage, qui reste le même tant dans les droits qu’il ouvre que dans les devoirs auxquels il engage : les arguments qu’ils mettent en avant portent sur la modification des conditions d’accès au mariage, plus que sur sa définition.
-
[16]
Qui ne caractérise en propre aucune famille politique ni aucune orientation idéologique : c’est bien l’hypothèse que des contraintes sur les comportements langagiers peuvent faire changer les façons de penser qui justifie souvent la condamnation de propos discriminatoires, racistes, sexistes ou homophobes.
1. Introduction
1 C’est dans le cadre d’une réflexion sur l’interaction argumentative que la définition sera abordée ici. Mode spécifique de gestion du désaccord, l’argumentation engage les locuteurs à construire leur position par un double travail de justification et de positionnement [1] : il s’agit pour eux tout à la fois de formuler explicitement les raisons qui rendent leur point de vue acceptable et de se situer par rapport à d’autres points de vue concurrents. Or, l’activité de définition ne saurait être vue comme une étape préalable à l’argumentation proprement dite, étape qui consisterait simplement à clarifier le sens des mots litigieux avant toute construction de position, avant tout échange d’arguments. En réalité, la définition semble faire partie intégrante de l’interaction argumentative. Elle s’y insère à plusieurs niveaux. La définition peut se constituer en objet principal du désaccord et ainsi structurer l’interaction dans sa globalité (Plantin, 1990 : 225 ; Walton, 2006 : 218). À un niveau plus local, les énoncés de type définitoire entrent dans différents schèmes argumentatifs que les locuteurs sont susceptibles de mobiliser pour construire leur position : la définition peut se présenter comme un argument au service d’une conclusion (« argumenter à partir d’une définition ») ou comme une conclusion elle-même étayée par des arguments (« argumenter à propos d’une définition ») [2].
2 Ce numéro de Langages entend saisir la définition comme activité située (Traverso & Greco 2016, ce numéro) : il invite à appréhender les échanges définitionnels en partant des spécificités du cadre dans lequel ceux-ci prennent place. Le présent article se propose d’explorer les enjeux argumentatifs attachés à l’activité de définition lorsqu’elle est menée dans le cadre public de la discussion d’un projet de loi par des députés au sein du Parlement [3]. Plus spécifiquement, nous nous sommes penchés sur les débats relatifs à la loi dite sur le « mariage pour tous » qui ont eu lieu en 2013 à l’Assemblée nationale en France : les députés se sont exprimés sur l’opportunité d’ouvrir l’institution du mariage aux couples formés de personnes de même sexe [4]. On entrevoit l’importance et la complexité des enjeux qui se rattachent à la définition au sein d’un tel cadre. Les députés sont appelés à établir, au terme de leurs délibérations, une définition du mariage qui énonce ce qui peut être et, inversement, ce qui ne peut pas être dans le monde social. Selon l’issue du vote, des mariages entre personnes de même sexe pourront ou ne pourront légalement pas être sur le territoire français : la définition parlementaire du mariage a, par essence, une vocation performative. Toutefois, quel que soit le camp considéré, les députés se montrent extrêmement soucieux de justifier la pertinence de la définition qu’ils soutiennent par une prise en compte scrupuleuse de ce qui est : sur le plan argumentatif, tous cherchent à imposer leur définition en montrant qu’elle s’accorde de façon harmonieuse avec ce qui est déjà dans le monde social. Cette tension entre rupture performative et ancrage descriptif de la définition traverse l’ensemble du débat. Elle s’accompagne, on le verra, de fréquents basculements dans un registre métalinguistique : développant diverses conceptions relatives aux rapports entre le langage et la réalité, les députés s’interrogent sur l’opportunité de définir à nouveaux frais un mot qui appartient à l’usage courant et sur les conséquences que l’on peut attendre d’une telle définition dans le monde social.
3 Notre étude s’organise en trois temps. Nous examinerons d’abord les conditions d’émergence de l’activité définitoire dans le cadre du Parlement et ferons ressortir les finalités qui lui sont spécifiquement attachées compte tenu de ce cadre. On mettra en évidence, dans l’argumentation des députés, une forte tension entre la dimension stipulatoire de la définition (dire ce que le mariage doit être désormais) et sa dimension descriptive (dire ce que le mariage est). Cette tension trouve différents modes de résolution, qu’il s’agisse de critiquer la définition de l’adversaire ou de présenter la sienne sous un jour favorable (§ 2). Nous analyserons ensuite les modalités selon lesquelles s’exprime le conflit de définitions. Les locuteurs mettent en scène dans leur discours une opposition frontale entre deux définitions incompatibles (« Le mariage, ce n’est pas X, c’est Y ») – ce qui implique un travail dialogique de représentation du discours autre dont nous examinerons les mécanismes. Nous dégagerons certains des schèmes argumentatifs au moyen desquels les députés tentent de réfuter la définition adverse et de justifier la leur (§ 3). Enfin, nous nous pencherons sur les moments du débat où les députés adoptent une posture réflexive pour s’interroger sur les rapports qui unissent le langage et la réalité : le désaccord tient-il, au fond, à une « simple » querelle de mots, facilement réglable, ou existe-t-il un lien intime, indissoluble, entre la définition que l’on octroie aux mots et la manière dont on perçoit le monde et dont on agit sur lui ? Les députés articulent diverses positions sur le sujet via des stratégies de minimisation ou, au contraire, de maximisation du désaccord (§ 4).
2. Toute discussion sur la définition naît d’un problème qu’il s’agit de résoudre
2.1. La définition comme réponse à une question
4 Dans le scénario définitoire posé par M. Riegel (1990 : 99-100), toute définition peut être considérée comme une réponse à une question du type Qu’est-ce qu’un X ?, Qu’appelle-t-on X ?, Quand parle-t-on de X ? Cette question révèle a minima l’existence d’une incertitude, d’un flou, d’un déficit de savoir sur X ; elle peut aussi refléter l’existence d’un conflit et être le symptôme d’une rivalité entre définitions concurrentes (on a alors stase ou conflit de définitions ; Plantin 2016).
5 L’émergence d’une activité définitoire est donc symptomatique de l’existence d’un « problème ». Tant qu’un mot fait consensus, que sa définition lexicale et/ou juridique donne le sentiment qu’elle coïncide avec l’état du monde auquel il renvoie, nul ne se sent tenu d’en rappeler, discuter, éventuellement remodeler la définition. Le cas du débat sur le mariage pour tous est à ce titre exemplaire. Le code civil, jusqu’alors, ne proposait pas de définition explicite du mariage ; seules des inférences tirées des dispositions juridiques connexes (art. 75 et 144) permettaient de considérer que le mariage était, dans le cadre de la loi française, vu comme régissant l’union de deux personnes de sexes différents. C’est l’analyse qu’en fait J.-F. Poisson (député UMP [5]) : « Les rédacteurs du code civil de 1804 n’ont pas éprouvé le besoin de définir le mariage, tant la définition allait de soi » (29-01-2013).
6 L’émergence d’une activité définitoire autour du mot « mariage » ne peut donc être vue comme le symptôme d’un déficit de savoir. C’est parce que de nouvelles configurations de couple et de famille apparaissent, et que l’institution est mise en demeure de modifier les cadres législatifs existants pour les prendre en compte, qu’il devient nécessaire d’expliciter ce qu’avait signifié « mariage » jusqu’à présent et de décider, soit de redéfinir ce terme, soit d’en choisir un autre (et de tracer les contours du statut correspondant) pour prendre position par rapport aux demandes exprimées.
7 Dans ce cas, comme à chaque fois que l’on a affaire à une controverse de définition (Schiappa 1993, 2000, 2012), les négociations portant sur les définitions obéissent moins à des préoccupations épistémiques (visant à atteindre l’essence de la chose) ou linguistiques (visant à décrire les usages du terme) qu’à des considérations pragmatiques [6], articulées sur les valeurs qui sous-tendent la définition et les conséquences que l’on peut en attendre.
2.2. Des définitions qui se donnent comme descriptives
8 De ce point de vue, les négociations sur la définition du mot « mariage » ne sont intelligibles que si on les envisage du point de vue du problème à la résolution duquel elles contribuent (ici, l’adoption ou le rejet de la loi ouvrant le mariage aux couples de même sexe).
9 Qu’elles se présentent discursivement comme descriptives (visant à « serrer au plus près » les usages du mot et la réalité à laquelle il renvoie, selon une direction d’ajustement des mots aux choses ; Riegel, 1990 : 100-101) ou comme stipulatoires (visant à ajuster le monde aux mots et à plier l’usage au definiens qu’elles proposent), toutes les définitions avancées par les députés à l’Assemblée nationale ont, in fine, la vocation performative dont on considère habituellement qu’elle ne caractérise que les définitions du deuxième type. Toutes visent, en raison de leur orientation en soutien ou en rejet d’une loi, à organiser le monde social, à énoncer ce qui peut ou doit être et, corrélativement, ce qui ne doit pas être (Rey, 1990 : 14 ; Martin, 1990 : 86).
10 Dans les discussions analysées, les échanges ne manifestent pas d’énonciation performative des définitions en discussion, mais ils la préparent. Quelle que soit la définition du mariage adoptée, elle aura, au sens littéral, « force de loi ».
11 Dans ce contexte, il est d’autant plus surprenant que la plupart des locuteurs avançant une définition du mariage n’assument pas frontalement la vocation agissante de leur parole et se présentent comme énonçant « ce qui est » plus que « ce qui doit être ». On pouvait s’y attendre de la part des opposants à l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, dans la mesure où leur position vise à pérenniser le statu quo et à confirmer la définition du mariage actuellement en vigueur. Il n’est donc pas étonnant que les définitions du mariage qu’ils proposent se donnent pour ce que C. Plantin (2016, entrée « Définition ») appelle des définitions « essentialistes », qui prétendent dire « ce qu’est le vrai sens du mot, en tant qu’il exprime l’essence de la chose » [7].
12 De ce point de vue, l’accusation de « dénaturer » le mariage (tant comme mot que comme réalité), adressée de façon récurrente par les opposants à la nouvelle loi à ses promoteurs, est particulièrement significative. Si l’on « dénature » le mariage par une nouvelle définition, c’est que l’ancienne définition correspondait à sa « nature » [8] :
(1) Vous pourrez autoriser tous les tripatouillages génétiques, falsifier la filiation, occulter la vérité aux enfants, mais il serait temps que vous regardiez en face ce que vous faites ! […] Cela rime à la dénaturation du mariage, à la destruction de la famille, à la mutilation de ceux qui subissent. (J. Bompard [9])
14 La coexistence, dans un même énoncé, des substantifs « dénaturation », « tripatouillages », « destruction », « mutilation » ou des verbes « falsifier » ou « occulter » témoigne du fait que, pour le locuteur concerné, la définition actuelle du mariage n’est pas seulement conventionnelle ; elle est en harmonie avec l’essence même du mariage, et toute modification est dénoncée comme néfaste, en ce qu’elle rompt cette harmonie [10].
15 Il est plus étonnant de constater, de la part des promoteurs de la nouvelle loi, une propension marquée à minimiser le changement introduit par cette redéfinition du mariage. On retiendra ici la seule intervention de M. Dolez (gauche démocrate et républicaine), dont l’insistance sur les limites du changement introduit par la nouvelle loi est telle qu’elle amènerait presque à s’interroger sur son intérêt [11] :
(2) Sans remettre en cause les droits des hétérosexuels, ni porter une quelconque atteinte au mariage qui demeure en l’état […]. L’institution du mariage ne sera pas altérée mais simplement, dans un objectif d’égalité, ouverte aux personnes de même sexe vivant en couple. Celles-ci auront ainsi le droit de se marier au même titre que les personnes hétérosexuelles et dans les mêmes conditions, qui sont inchangées : les modalités du mariage demeurent, les obligations et les droits nés du mariage sont identiques, les règles relatives à la filiation inchangées puisque les textes relatifs à la filiation légalement établie, spécifique de la parentalité hétérosexuelle, ne sont pas modifiés, les règles de la filiation adoptive sont inchangées, celle-ci étant désormais accessible directement à tous les couples mariés, quel que soit le sexe des conjoints. (M. Dolez)
17 La vocation transformatoire de la nouvelle définition du mariage est ainsi souvent masquée au profit d’un discours sur l’aspiration à une mise en adéquation des mots aux choses et, plus spécifiquement, de la définition du mariage aux formes nouvelles de couple et de famille. Ainsi, pour M.-G. Buffet (gauche démocrate et républicaine), il s’agit « tout simplement » de « faire entrer la réalité dans le code civil » ; pour D. Bertinotti (socialiste),
la représentation parlementaire a la possibilité de voter une loi qui accompagne l’évolution, dans le meilleur des cas sans trop de retard, en prenant acte d’un état des mentalités et des mœurs qui impose une nouvelle législation. (D. Bertinotti)
19 Corrélativement, toute résistance au projet de loi est interprétée comme « le refus de certains de voir la société comme elle est » (E. Binet, socialiste).
20 Cette stratégie de justification des changements législatifs suscite des protestations en raison de la conception qu’elle manifeste du Parlement comme simple chambre d’enregistrement des changements sociaux. Ainsi, P. Gosselin (UMP) s’insurge, arguant que « le législateur n’est pas un simple greffier de l’état de la société ».
21 On le voit, la controverse définitoire autour du mot « mariage » est traversée par une tension entre la vocation performative de la définition juridique, qui par essence ajuste le monde aux mots, et une stratégie d’étayage des définitions passant par une sorte de « naturalisation », la définition étant supposée refléter « ce qui est ». Cette tension se traduit, on le montrera, par des modes de justification et de critique des définitions différents (Micheli, 2010 : 150-151). En effet, une définition descriptive ouvre la possibilité d’une évaluation en termes de « conformité dénotative » (Schiappa, 1993 : 405), d’adéquation au réel : le jugement « c’est une bonne définition » ou « cette définition est juste » vaut pour « cette définition rend bien compte du monde ». À l’inverse, une définition stipulatoire n’est pas évaluable en termes de vérité ou de fausseté (Martin, 1990 : 87), ni d’adéquation au réel ; elle peut faire l’objet d’une discussion en termes de conséquences (« telle définition est souhaitable au regard des effets qu’elle aura »), de respect ou de transgression des valeurs revendiquées par les acteurs du débat. C’est ce que les paragraphes qui suivent, portant sur les modalités du conflit de définition dans le débat à l’Assemblée nationale sur l’ouverture du mariage aux personnes de même sexe, vont faire apparaître.
3. Les modalités du conflit de définitions
3.1. « Le mariage, ce n’est pas… »
22 Dans le contexte envisagé ici, les définitions concurrentes portent et traduisent les rapports de forces entre les formations politiques engagées dans le débat. Les députés s’approprient l’activité définitoire comme une occasion de se « poser en s’opposant », de revendiquer publiquement un espace sur l’échiquier politique. La récurrence d’énoncés comportant une négation polémique [12] témoigne spectaculairement de cet enjeu de positionnement attaché aux énoncés définitoires dans les échanges analysés : « Le mariage n’est pas + [définition prêtée à des adversaires politiques] ; le mariage, c’est + [définition revendiquée par le locuteur au nom de son camp] ».
23 Ainsi, quand M. Le Fur de l’UMP affirme :
(3) Le mariage n’est pas une validation des sentiments par la collectivité. L’État n’a ni à censurer ni à autoriser un quelconque sentiment. […] Le mariage n’est pas davantage un contrat qui n’engagerait et ne concernerait que les signataires de ce contrat. Non, le mariage est bien une institution. (M. Le Fur)
25 quand P. Gosselin, de la même famille politique, considère qu’ouvrir le mariage aux couples de même sexe,
(4) c’est subvertir de l’intérieur le mariage, lequel, encore une fois, n’est pas un simple contrat ou la reconnaissance de l’amour entre deux personnes de même sexe, que, répétons-le, personne ne conteste. (P. Gosselin)
27 pour affirmer plus loin dans la suite de son intervention, que « le mariage est une institution », ou quand P. Lequiller (UMP toujours) pose que
(5) […] Le mariage n’est pas la simple reconnaissance de l’amour ni même la consécration d’une union privée, c’est une institution de la société : celle qui permet de fonder, en droit, la filiation biologique. (P. Lequiller)
29 ils s’opposent aux définitions du mariage qu’ils prêtent à leurs adversaires politiques, et dont la lecture polyphonique de la négation invite à penser qu’elles reposeraient exclusivement sur l’existence d’un sentiment amoureux ou sur la notion de contrat (définition à laquelle les opposants au mariage pour tous préfèrent une définition du mariage comme institution) [13]. Les négations polémiques « le mariage n’est pas une validation des sentiments par la collectivité » ou « le mariage […] n’est pas un simple contrat » donnent à entendre en creux des définitions portées par les adversaires politiques (essentiellement socialistes et écologistes) comme celles-ci, énoncées respectivement par V. Massonneau (écologiste) et par C. Narassiguin (socialiste) :
(6) Leur espoir, c’est de voir enfin établie l’égalité de toutes et de tous devant le mariage, qui est un contrat entre deux êtres qui s’aiment, ont décidé d’unir leurs destins et parfois d’accueillir des enfants pour fonder une famille. (V. Massonneau)
(7) Se marier, c’est avoir la possibilité d’officialiser l’intensité du sentiment amoureux par le contrat du mariage, par l’adhésion aux valeurs de soutien réciproque, d’engagement et de fidélité. (C. Narassiguin)
32 Les négations polémiques relevées supra reprennent donc bien certains des éléments définitoires du discours de leurs opposants politiques (le sentiment, la dimension contractuelle), qu’ils dénoncent comme insuffisants pour fonder la définition du mariage. Mais au-delà, P. Lequiller et P. Gosselin suggèrent que ce seraient, pour leurs adversaires, les seuls critères définitoires du mariage : c’est bien ce que signifie l’adjectif « simple », dans les expressions « n’est pas la simple reconnaissance de l’amour » ou « n’est pas un simple contrat ». Or, un retour sur les définitions avancées par V. Massonneau ou C. Narassiguin fait apparaître que les deux locutrices mobilisaient d’autres traits (« ont décidé d’unir leurs destins et parfois d’accueillir des enfants pour fonder une famille » ; « par l’adhésion aux valeurs de soutien réciproque, d’engagement et de fidélité »), que leurs adversaires UMP ont décidé d’ignorer.
33 Il faut noter que le recours à la stratégie de l’homme de paille [14] n’a pas de couleur politique, puisque, au refus des députés UMP de fonder la définition du mariage exclusivement sur l’amour, D. Bertinotti (députée socialiste) répond comme suit :
(8) Vous ne cessez de nous expliquer que le mariage n’a rien à voir avec le sentiment. Quelle vision glaciale du mariage ! (D. Bertinotti)
35 Or, les adversaires politiques ainsi mis en cause n’avaient eu de cesse de bien spécifier qu’ils reconnaissaient volontiers l’amour comme la motivation la plus évidente pour les couples homosexuels désireux de se marier, cherchant par là, à contrer l’inférence selon laquelle la gauche aurait, pour reprendre les termes de V. Giscard d’Estaing, le « monopole du cœur ».
3.2. Disqualifier la définition adverse
36 Le premier pas vers l’aménagement d’un espace favorable à l’introduction de la définition du mariage que l’on défend est dès lors accompli : les locuteurs, par la négation polémique, posent que la définition avancée par l’adversaire n’est pas adéquate. Ils mettent par ailleurs en œuvre d’autres procédés visant à la disqualifier.
37 Le premier que l’on évoquera repose sur une utilisation originale de l’étymologie du mot « mariage » (et des mots « mari » et « femme ») par C. Taubira (apparentée au groupe socialiste, Garde des Sceaux).
38 Les travaux académiques qui évoquent la définition étymologique (qui fonde la définition sur un sens « originel ») la présentent comme élevant le sens étymologique d’un mot au rang de « vrai sens » (Buffon, 2002 : 164 ; Micheli, 2010 : 153-154 ; Julia 2001). L’étymologie fait autorité et le definiens qui en est dérivé reçoit de ce fait une forme d’atemporalité et d’immunité contre la critique. Dans la séquence qui suit, C. Taubira fait un usage de l’étymologie quelque peu différent. Il s’agit pour elle de répondre aux critiques soulevées par la proposition de remplacer, dans les textes de loi relatifs au mariage, les termes « mari » et « femme » par l’expression « époux » :
(9) Mesdames et messieurs les députés, M. Nicolin nous a invités à revenir au latin. Revenons-y donc, pour retrouver l’origine du mot « mari » : mas, maris, qui signifie « mâle », ainsi que l’origine du mot « femme », qui vient de femina, feminæ. Ces mots viennent de l’empire romain… […]. Le mot « mariage » vient également de mas, maris, par l’intermédiaire de matrimonium, matrimonii. C’était un régime patriarcal : la femme n’ayant pas d’existence juridique, elle n’était désignée que par son sexe. […] Le mot « époux » vient du latin sponsus, sponsi, dérivé du verbe spondere qui signifie s’engager solennellement, promettre solennellement. Le mot « époux » implique donc un principe d’égalité entre les deux conjoints, et un engagement solennel de l’un et de l’autre. Voilà le sens premier que l’on retrouve en revenant au latin, voilà la charge historique et symbolique des mots « mari » et « femme », pour lesquels vous avez un attachement apparemment irréductible. (C. Taubira)
40 Dans le discours de C. Taubira, l’étymologie des mots « mari », « femme », « mariage » et « époux » est utilisée comme un moyen de révéler les travers des institutions que ces termes désignent, et de l’esprit qui a présidé à leur instauration. Pour le mot « mariage », la dénonciation du régime patriarcal qui a marqué tant l’étymologie que l’institution elle-même pendant des siècles, amène C. Taubira, non pas à proposer d’abandonner le terme de « mariage », considéré comme marqué par la domination masculine, mais à rompre avec l’étymologie en introduisant une définition du mariage non genrée. Cela suppose de préférer le terme « époux » aux termes « mari et femme » dans deux articles 75 et 108 relatifs au mariage.
41 À côté du recours à l’étymologie, d’autres schèmes argumentatifs sont mobilisés à des fins de disqualification de la définition adverse. À l’Assemblée comme dans d’autres arènes (presse, débats télévisés…), une stratégie récurrente pour rejeter la définition du mariage comme institution visant à organiser la filiation s’appuie sur un argument par l’absurde, i.e. un argument qui
consiste à admettre momentanément une thèse opposée à celle que l’on veut défendre, à développer ses conséquences, à montrer leur incompatibilité avec ce à quoi l’on croit par ailleurs, et à prétendre passer de là à la vérité de la thèse que l’on soutient. (Perelman & Olbrechts-Tyteca, 1988 : 278)
43 L’exemple qui suit est le fait de S. Coronado (député écologiste) :
(10) Nous n’avons pas la même conception du mariage. Pour vous, si je me fie à vos principales interventions, le mariage, c’est toujours un homme et une femme, pour faire des enfants. Je pense que les Français apprécieront. […]. Il faut donc s’attendre de votre part, dans de futurs projets de loi sur le mariage, à des amendements l’interdisant aux personnes stériles, aux couples trop âgés, aux femmes ménopausées… J’attends avec impatience et beaucoup d’intérêt ces amendements qui interdiront le mariage à celles et à ceux qui n’ont pas pour projet de faire des enfants. (S. Coronado)
45 Sur la base d’un appel à la cohérence ironique, S. Coronado suggère que, pour être en accord avec la définition du mariage défendue par ses adversaires, ceux-ci devraient en interdire l’accès à tous ceux qui ne sont pas désireux d’avoir des enfants ou ne le peuvent pas – mesure dont il prévoit qu’elle sera jugée inacceptable par ses adversaires eux-mêmes.
3.3. Argumenter sa propre définition
46 Disqualifier la définition de l’autre ne suffit pas à imposer sa propre définition ; aussi les acteurs du débat produisent-ils des arguments afin de renforcer leurs propositions.
47 Si l’on s’intéresse aux opposants à l’ouverture du mariage aux personnes du même sexe [15], l’acceptabilité de la définition du mariage qu’ils défendent est adossée à une forme d’évidence. Cette évidence peut se décliner de diverses manières :
- par la référence au nombre (« ma définition est la bonne parce que c’est la définition majoritairement adoptée ») :
(11) À des situations différentes, la loi peut et doit être différente, et dans ce débat, la première question est celle de la définition du mot mariage. Pour de nombreux Français, c’est l’union par la loi entre un homme et une femme, ce n’est pas l’union de deux individus. (H. Morin, UDI)
- par l’invocation de son ancrage historique (« ma définition est la bonne parce qu’on a toujours défini le mariage comme ça ») :
(12) Cette manière de considérer l’union de l’homme et la femme dans le mariage a traversé les siècles et elle a montré par son efficacité qu’elle méritait d’être appelée une institution. Les générations successives ont appris à lui faire suffisamment confiance pour continuer d’en faire le lieu d’une alliance privée et d’un engagement public. (J.-F. Poisson, UMP)
- par l’ordre naturel (« ma définition est la bonne parce que le mariage, c’est, <naturellement>, l’union d’un homme et d’une femme »), dont l’invocation prend le relais de considérations « psy » ou religieuses, massivement présentes sur d’autres scènes :
(13) Les choses sont claires. Notre amendement est très simple. Il consiste à revenir à une règle élémentaire : le mariage est l’union d’un homme et d’une femme […]. Mes chers collègues – je m’adresse plus spécialement aux députés du groupe écologiste –, il faut revenir à des règles naturelles. Nous multiplions les labels et les principes de précaution : appliquons ces derniers aussi à l’humanité ! On peut modeler, corriger ou faire évoluer la nature, mais on doit surtout la respecter. En l’occurrence, respecter la nature, c’est aussi respecter l’altérité homme-femme dans la logique du mariage. (M. Le Fur, UMP)
54 Ainsi, chaque formation politique puise dans un arsenal argumentatif afin de rejeter les définitions du mariage avancées par les adversaires, et d’étayer leurs propres propositions définitoires. Comme on peut s’y attendre, les logiques partisanes excluent très largement que les étayages argumentatifs fassent bouger les positionnements ; et comme toujours, lorsque les positions sont bloquées, on constate une remontée des échanges vers un niveau méta-argumentatif ; c’est ce qu’on envisagera dans la dernière partie de cet article.
4. Qu’est-ce qui est le plus grave ? Un désaccord sur les mots ou un désaccord sur le fond ?
55 On l’a indiqué supra, le constat d’une non-coïncidence entre l’acception traditionnelle de « mariage » et la modification des structures de couple, de famille et les aspirations nouvelles qui l’accompagnent, admet deux modes de résolution principaux.
56 Le premier consiste à conserver le terme existant et à en modifier la définition afin qu’il soit à nouveau ajusté à la réalité. S’agissant ici de la définition légale du mariage, cela revient à en modifier les conditions d’accès, afin de « l’ouvrir aux personnes de même sexe ».
57 Le second consiste à préserver le sens existant du mot « mariage », et le dispositif juridique associé, et à mettre en place un nouveau dispositif, pour lequel il s’agit de trouver une dénomination acceptable par tous, ayant vocation, selon ses promoteurs, à répondre aux aspirations nouvelles sans toucher au mot « mariage » et à l’institution qu’il désigne.
58 Une alternative similaire structure le débat sur l’ouverture du mariage aux couples du même sexe étudié par E. Schiappa en 2008 en Californie – à une différence près, et de taille : le débat californien portait bien sur le seul choix des mots. Les dispositifs juridiques associés étaient exactement les mêmes, l’adoption ayant depuis des années déjà été ouverte aux couples homosexuels. En France, en revanche, ceux qui suggèrent de ne modifier ni le mot, ni l’institution du mariage, mais de mettre en place une « union » ou une « alliance » civile réglant le statut conjugal des homosexuels n’acceptent qu’une équivalence partielle entre ce nouveau dispositif et le mariage existant, puisqu’il s’agit d’en exclure la filiation (Fassin 2001).
59 Ce désaccord sur le fond est irréductible : si les promoteurs de la nouvelle loi ont accepté de remettre à plus tard la discussion portant sur la PMA, il n’est pas question qu’ils reculent sur la possibilité d’adopter, automatiquement ouverte aux couples de même sexe par l’accession au mariage. Un des moyens mis en œuvre par les opposants au nouveau projet de loi pour contourner cette pierre d’achoppement est de traiter le désaccord comme une querelle de mots. En découle une prolifération des commentaires « méta », par lesquels s’esquissent différentes conceptions des rapports des mots au monde et à la pensée.
60 Une première position qui émerge des échanges analysés consiste à suggérer qu’un désaccord sur les mots, ce n’est pas grave – en tout cas, bien moins qu’un désaccord sur le fond. Tout cela ne serait qu’une question de convention linguistique, voire de préférence stylistique, et des gens de bonne composition devraient pouvoir tomber d’accord sur l’introduction d’une nouvelle dénomination qui ménagerait les sensibilités de chacun. Dans l’extrait qui suit, A. Schneider (député UMP) commence par poser un accord sur le fond (accord factice, rappelons-le, puisque le parti auquel il appartient souhaite exclure la possibilité d’adopter des droits ouverts par le mariage aux couples homosexuels) :
(14) Deuxième question que nous nous posons : ces personnes doivent-elles avoir les mêmes droits que nous tous ? Oui, nous l’avons prouvé en votant le PACS, puis l’amélioration du PACS, et nous avons répété que nous devrions trouver une formulation pour que cela puisse se poursuivre. Nous vous proposons l’alliance civile, alors que vous proposez le mariage : n’est-ce pas simplement une question de vocabulaire ? […] Je pense que nous aurions certainement pu trouver une solution […]. Alors, un peu de sagesse, chers collègues ! (A. Schneider)
62 On s’arrêtera un instant à l’énoncé en caractères gras, qui marque explicitement le passage à un niveau « méta », et qui, par l’adverbe « simplement », établit une hiérarchie en vertu de laquelle les questions de vocabulaire seraient moins graves que les questions de fond ; ainsi qu’en témoigne son enchaînement, pour A. Schneider, les désaccords sur les mots peuvent être surmontés avec « un peu de sagesse ».
63 L’idée selon laquelle il serait plus aisé de tomber d’accord sur les mots que sur les idées est liée à la reconnaissance de la part de convention inhérente à l’utilisation du langage : s’il est impossible de faire en sorte qu’un chat soit la même chose qu’un poisson, rien n’empêche que, dans un contexte donné, les parties intéressées tombent d’accord pour appeler un chat « poisson ». Pourtant, lorsqu’un participant au débat pose que les mots, « ce n’est pas si important que ça », c’est toujours pour inviter l’adversaire à se rallier à son propre usage, jamais pour abandonner ce dernier au profit du camp opposé. L’évocation de cette autre branche de l’alternative rend le locuteur beaucoup plus circonspect dans son affirmation de l’inconséquence des choix lexicaux, et l’amène à affirmer l’existence d’un lien intime entre langage et réalité d’une part, entre langage et pensée d’autre part.
64 H. Morin (UDI) reconnaît l’importance des « questions de vocabulaire » lorsqu’il affirme qu’il « préfère les mots qui rassemblent aux mots qui jettent les Français les uns contre les autres ». Pour J.-P. Vigier, c’est même une déstructuration de la société et des valeurs qui la soudent que risque de déclencher une redéfinition des mots :
(15) Oui ! à l’égalité des droits mais, s’il vous plaît, pas comme cela. Le mariage a une signification : l’union entre un homme et une femme. Pour l’union entre deux personnes de même sexe, nous pouvions améliorer le Pacs ou créer une alliance civile. Dans l’article 4, vous souhaitez supprimer les mots « père » et « mère » pour les remplacer par « parents ». Vous êtes en train de tuer nos valeurs, notre culture, notre histoire, et de déstructurer notre société. (J.-P. Vigier)
66 Dans ces derniers cas, c’est au regard des conséquences annoncées, évaluées négativement, que le locuteur invite l’interlocuteur à se détourner de la ligne d’action qu’il envisageait (ici, modifier l’usage prévalant jusqu’à présent du mot « mariage »).
67 La récurrence de ces arguments pragmatiques témoigne du fait que, pour les députés débattant à l’Assemblée nationale, le choix des mots et des définitions associées a un effet sur le monde, et ne peut donc être traité comme de « simples querelles de mots » ou des « questions de vocabulaire » négligeables.
68 Plus encore : pour certains d’entre eux, mots et pensée sont indissociables ; ce qu’ils considèrent comme un brouillage des mots interdit une pensée claire. L’action de la redéfinition des mots sur la pensée peut être présentée comme un effet indésirable ; mais elle peut aussi, pour certains députés, être constituée en intention première de l’adversaire, dont l’objectif serait une forme de manipulation mentale du citoyen passant par la redéfinition des mots. Le scénario esquissé a des accents qui rappellent 1984, le célèbre roman d’anticipation de G. Orwell, comme dans cette intervention où J.-C. Taugourdeau (député UMP) semble mettre ses collègues en garde contre la tentative d’instauration d’une novlangue :
(16) Mes chers collègues, je voudrais vous donner connaissance d’une tribune de presse signée par Béla Farago, magistrat honoraire, qui montre en quoi l’évolution du vocabulaire sur le sujet est de nature à faire évoluer la pensée. Selon le nouveau texte, le mariage est contracté par deux personnes de sexe différent ou de même sexe […]. Toujours est-il que l’invalidation du sens commun et l’abrogation de son expression dans nos vénérables dictionnaires ne sont pas un événement anodin. En effet, désormais, le mariage hétérosexuel, union de l’homme et de la femme, n’a plus de nom. Pour en parler, il faudra passer par des périphrases, spécifier qu’il s’agit de l’un des trois types possibles de mariage – hétéro, et non gay ou lesbien. L’alliance des deux sexes différents, des deux moitiés de l’humanité, va ainsi perdre sa spécificité par le kidnapping en cours du concept qui lui est propre. Toute la connotation traditionnelle, culturelle, spirituelle, qui s’est attachée à la notion de mariage, sera déstabilisée, principalement pour les générations futures, dont on préformate ainsi le langage et, par là même, la pensée. Il s’agit donc bien d’une révolution anthropologique profonde, dont l’ampleur ne doit pas être masquée, la promotion d’un homme nouveau, l’individu autoproduit, choisissant sa sexualité, plus attiré par la mêmeté que par l’altérité, allant au bout de toutes les manipulations que les sciences biomédicales rendent possibles. Cette révolution est en marche, elle est en train de prendre possession de notre langage. (J.-C. Taugourdeau)
70 Après avoir explicité le postulat de départ, selon lequel « l’évolution du vocabulaire sur le sujet est de nature à faire évoluer la pensée » [16], J.-C. Taugourdeau déplore le non-respect des garants de l’ancienne définition (le sens commun et le dictionnaire) – ce qui fait écho à l’accusation de manque d’humilité présente dans les exemples précédents. On retrouve encore l’évocation des conséquences du changement de vocabulaire (et de la déstabilisation notionnelle qu’il entraînera) sur les « générations futures ». La conséquence immédiate de la redéfinition pointée par J.-C. Taugourdeau est que « le mariage hétérosexuel, union de l’homme et de la femme, n’a plus de nom ». Or, le projet orwellien de Novlangue est précisément construit sur l’hypothèse qu’en supprimant un mot, on interdit aux locuteurs d’une langue de penser ce à quoi le mot renvoyait : en supprimant le mot « liberté », on rend les habitants d’Océania incapables de prendre conscience de leur aliénation. Si aucun projet de ce type n’est explicitement dénoncé par J.-C. Taugourdeau, divers éléments dans son intervention favorisent cette lecture. Le fait de ne plus disposer de mot pour le mariage hétérosexuel rend plus coûteuse la référence à ce type d’union, puisqu'« il faut passer par des périphrases, spécifier qu’il s’agit de l’un des trois types possibles de mariage – hétéro, et non gay ou lesbien » ; cette contrainte résulte d’une action volontaire et illicite (un « kidnapping ») ; et l’expression « on préformate le langage, et par là même, la pensée » renvoie sans ambiguïté à un projet totalitaire de contrôle des esprits, afin de « promouvoir un homme nouveau, autoproduit », selon des modalités mêlant technologies déjà disponibles et scénarios d’anticipation (évocation des « manipulations » rendues possibles par les « sciences biomédicales »), le tout étant intégré à une dynamique présentée comme inexorable et irréversible (« cette révolution est en marche, elle est en train de prendre possession de notre langage »).
71 Présenter le débat avant tout comme un conflit sur les mots peut donc être, on l’a vu, une façon d’en minimiser la portée et de suggérer la possibilité d’un accord à moindre coût (« si ce n’est qu'une question de mots, on devrait pouvoir s’entendre »). Dans le cadre des discussions à l’Assemblée Nationale sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe, cela relève d’une stratégie de masquage, puisqu’en réalité, le désaccord sur le fond persiste : le mot « mariage » et les formulations alternatives proposées comme synonymes afin de dépassionner le débat (« alliance » ou « union civile ») ne correspondent en fait pas au même dispositif, puisque la filiation en est exclue. Mais cette stratégie n’est pas la seule possible, et, dès lors que c’est leur façon de parler qui est menacée, nombre d’intervenants résistent à toute redéfinition du mot « mariage » en raison des conséquences d’une telle opération sur la société, jusqu’à dénoncer une manipulation mentale au service d’un projet totalitaire.
5. Conclusion
72 Cette étude a cherché à approcher l’activité définitoire prise en charge par les députés à l’Assemblée nationale afin de mettre en évidence les enjeux qu’elle contribue à construire, les rapports de force entre les différentes formations politiques qu’elle révèle et recompose tout à la fois, ainsi que la conception de l’articulation entre les mots et le monde qui la sous-tend (ou qu’elle exploite stratégiquement). Les dynamiques observées ont montré l’existence d’une tension entre une conception performative de la définition (qui sert à « faire advenir » la réalité), une conception descriptive (comme enregistrement des usages linguistiques et des mœurs sociales) et une conception essentialiste (sur l’essence même de la notion, éventuellement coupée des mœurs). Il ne s’agit pas pour nous de valider une perspective tout en invalidant les autres. Proposer une définition ou discuter les définitions concurrentes suppose de tenir d’une même main les fils de ces trois conceptions : cela suppose de réfléchir à ce que nomme le mot dans l’usage courant, à ce qu’il devrait nommer dans l’usage projeté, et de rechercher une sympathie optimale entre le mot et l’essence même de ce qu’il désigne.
73 Mais dans ce contexte spécifique, on peut difficilement contester l’idée que la définition est avant tout politique, en ce qu’elle sert des intérêts, manifeste des rapports de force, produit des effets sur le monde. E. Schiappa (1998, 2000) en tire des conséquences sur les exigences d’une pratique définitoire éthique dans le cadre de débats de société. Il invite à délaisser les approches qu’il qualifie de « philosophiques », prétendant déterminer la définition correcte d’un mot : de telles approches sont contre-productives, dans la mesure où elles ne font que figer les positions en en appelant à l'« essence » des choses. Il suggère de leur préférer une approche rhétorico-pragmatique centrée sur les usages et assumant la vocation transformatoire des définitions.
74 Les effets du contexte considéré dans cet article sur les interactions argumentatives qui s’y déroulent ne se limitent pas à l’exacerbation de la dimension performative de la définition. L’Assemblée nationale peut être considérée comme une des scènes possibles de ce que G. Goodnight (1982) appelle la sphère publique, par opposition aux sphères technique et privée. Plus spécifiquement, il s’agit d’une scène institutionnelle ; cette caractéristique détermine quels arguments y seront « audibles » et lesquels en seront bannis. Par exemple, si les définitions du mariage avancées par les députés opposés au projet de loi ne se réclament pas d’arguments religieux, ce n’est pas (ou du moins, pas toujours) parce qu’aucun d’entre eux n’y adhère : c’est avant tout parce que l’invocation de justifications religieuses pour défendre ou rejeter une loi n’est pas considérée comme légitime au sein de l’Assemblée nationale. En bref, les arguments que les camps en présence ont en main varient en fonction du lieu où se déroule la partie argumentative, et les modes d’étayage ou de disqualification que l’on a pu entendre lors des « manifs pour tous » ne recouvrent pas ceux que l’on a mis au jour dans cet article.
75 Enfin, l’activité définitoire est loin d’épuiser la richesse des échanges argumentatifs sur l’ouverture du mariage aux couples de même sexe à l’Assemblée nationale. En particulier, même si les partisans du mariage pour tous la rejettent comme « hors sujet », la question de la filiation est avancée avec insistance par les opposants à la nouvelle loi, et la centration du présent article sur les énoncés définitoires ne doit pas laisser penser qu’ils sont les seuls procédés argumentatifs mis en œuvre pour se positionner sur la proposition de loi. En particulier, l’argument de direction (rejet du mariage pour tous en tant qu’il est la porte ouverte à la PMA, puis, inéluctablement, à la GPA), qui prendra toute son ampleur dans les manifestations de rue, se fait déjà entendre dans l’hémicycle.
Bibliographie
Références
- Angenot M. (2008), Dialogues de sourds. Traité de rhétorique antilogique, Paris : Mille et une nuits.
- Berger P. L. & Luckmann T. ([1966] 1991), The Social Construction of Reality. A Treatise in the Sociology of Knowledge, London: Penguin Books.
- Buffon B. (2002), La Parole persuasive, Paris : Presses Universitaires de France.
- Doury M. (2003), « L’évaluation des arguments dans les discours ordinaires : le cas de l’accusation d’amalgame », Langage et société 105, 9-37.
- Ducrot O. (1972), Dire et ne pas dire, Paris : Hermann.
- Fassin É. (2001), “Same sex, different politics: `Gay marriage’ debates in France and the United States”, Public Culture 13 (2), 215-232.
- Goodnight G. T. (1982), “The personal, technical, and public spheres of argument: A speculative inquiry into the art of public deliberation”, The Journal of the American Forensic Association 18, 214-227.
- Greco L. (2016), « Définir le genre et la parenté en contexte LGBTQ : la définition comme laboratoire catégoriel et comme performance », Langages 204. (ce volume)
- Jacquin J. & Micheli R. (2012), « Entre texte et interaction : propositions méthodologiques pour une approche discursive de l’argumentation en sciences du langage », in F. Neveu et al. (éds), Actes du 3e Congrès Mondial de Linguistique Française – CMLF 2012, Les Ulis : EDP Sciences, 599-611. [http://dx.doi.org/10.1051/shsconf/20120100128]
- Julia C. (2001), Fixer le sens. La sémantique spontanée des gloses de spécification du sens, Paris : Presses Sorbonne Nouvelle.
- Martin R. (1990), « La définition naturelle », in J. Chaurand & F. Mazière (éds), La Définition, Paris : Larousse, 86-95.
- Micheli R. (2010), « Argumentation et réflexivité langagière : propositions pour l’étude de l’usage argumentatif des définitions », Verbum XXXII (1), 143-161.
- Nølke H. (1992), « Ne… pas : négation descriptive ou polémique ? Contraintes formelles sur son interprétation », Langue française 94, 48-67.
- Perelman C. & Olbrechts-Tyteca L. ([1958] 19884), Traité de l’argumentation. La nouvelle rhétorique, Bruxelles : Éditions de l’Université de Bruxelles.
- Plantin C. (1990), Essais sur l’argumentation, Paris : Kimé.
- Plantin C. (2005), L’Argumentation : histoire, théorie et perspectives, Paris : Presses Universitaires de France.
- Plantin C. (2016), Dictionnaire de l’argumentation. Une introduction aux études d’argumentation, Lyon : ENS Éditions.
- Rey A. (1990), « Polysémie du terme définition », in J. Chaurand & F. Mazière (éds), La Définition, Paris : Larousse, 13-22.
- Riegel M. (1990), « La définition, acte du langage ordinaire. De la forme aux interprétations », in J. Chaurand & F. Mazière (éds), La Définition, Paris : Larousse, 97-110.
- Schiappa E. (1993), “Arguing about definitions”, Argumentation 7, 403-417.
- Schiappa E. (1998), Constructing Reality through Definitions: The Politics of Meaning, University of Minnesota: The Boart of Regents, Speaker Series no 11, Lillian Bridwell-Bowles, Series Editor.
- Schiappa E. (2000), “Analyzing argumentative discourse from a rhetorical perspective: Defining `person’ and `human life’ in constitutional disputes over abortion”, Argumentation 14, 315-332.
- Schiappa E. (2012), “Defining marriage in California: An analysis of public and technical argument”, Argumentation and Advocacy 48, 216-230.
- Traverso V. & Greco L. (2016), « L’activité de définition dans l’interaction : objets, ressources, formats », Langages 204. (ce volume)
- Walton D. (2006), Fundamentals of Critical Argumentation, Cambridge: Cambridge University Press.
- Walton D., Reed C. & Macagno F. (2008), Argumentation Schemes, Cambridge: Cambridge University Press.
Notes
-
[1]
Voir Angenot (2008), Doury (2003), Jacquin & Micheli (2012), Plantin (2005) pour des précisions sur cette conception de l’argumentation.
-
[2]
Perelman & Olbrechts-Tyteca ([1958] 1988 : 282-288) ; Plantin (2016, art. « définition ») ; Walton, Reed & Macagno (2008 : 319-320) ; Micheli (2010).
-
[3]
La définition comme enjeu politique est également abordée par Greco (2016, ce volume).
-
[4]
Les extraits analysés dans cet article sont tirés des comptes-rendus officiels des débats ayant eu lieu à l’Assemblée nationale entre le 29 janvier 2013 (date de l’ouverture des débats) et le 23 avril 2013 (date de l’adoption définitive du projet de loi par les députés).
-
[5]
Nous utiliserons ici le sigle UMP pour désigner le parti qui, depuis mai 2015, s’est rebaptisé « Les Républicains », puisque c’était l’appellation en vigueur au moment des débats. D’une façon générale, nous avons mentionné, pour chaque intervenant, le groupe parlementaire auquel il était alors rattaché à l’Assemblée.
-
[6]
Les considérations épistémiques ou linguistiques ne sont pas pour autant exclues, mais elles sont mises au service d’un objectif proprement politique, visant à modifier, plus ou moins radicalement, l’ordre social.
-
[7]
De telles définitions, poursuit Plantin, sont souvent mobilisées dans l’argumentation a priori sur la nature des choses, de nature idéaliste ou conservatrice.
-
[8]
Dans les exemples reproduits ici, les caractères gras sont de notre fait.
-
[9]
Non inscrit, ancien membre du Front National ; en tant que député, il est financièrement rattaché à « Debout la France ».
-
[10]
Cette rhétorique illustre le processus de réification des institutions pointé par Berger & Luckmann (1966) : « Reification is the apprehension of human phenomena as if they were things, that is, in non-human or possibly supra-human terms. Another way of saying this is that reification is the apprehension of the products of human activity as if they were something other than human products –such as facts of nature, results of cosmic laws, or manifestations of divine will. » (op. cit. : 106) ; et l’exemple qu’ils donnent d’institution sujette à une telle réification est, précisément, celui du mariage (op. cit. : 107-108).
-
[11]
On peut toutefois mettre en relation cette volonté de minimiser le caractère révolutionnaire de la nouvelle loi avec l’ampleur du mouvement de protestation qu’elle a suscité, et qui a surpris les promoteurs du « mariage pour tous ».
-
[12]
i.e. une négation « qui sert à s’opposer à un point de vue susceptible d’être soutenu par un être discursif » (Nølke, 1992 : 49) ; voir aussi Ducrot (1972).
-
[13]
Il ne faut pas pour autant caricaturer les choses, la plupart des participants au débat considérant que le mariage est « double-face » : il est à la fois contrat et institution. C’est la priorité accordée à ces deux catégorisations qui est révélatrice des positions dans le débat.
-
[14]
Qui consiste à présenter la position de l’adversaire sous un jour qui la rende plus accessible à la réfutation, par le recours à des procédés de réduction, de déformation ou d’outrance.
-
[15]
Il est plus difficile de trouver des argumentations symétriques chez les partisans du projet de loi, dans la mesure où ces derniers prétendent précisément ne rien changer à la définition du mariage, qui reste le même tant dans les droits qu’il ouvre que dans les devoirs auxquels il engage : les arguments qu’ils mettent en avant portent sur la modification des conditions d’accès au mariage, plus que sur sa définition.
-
[16]
Qui ne caractérise en propre aucune famille politique ni aucune orientation idéologique : c’est bien l’hypothèse que des contraintes sur les comportements langagiers peuvent faire changer les façons de penser qui justifie souvent la condamnation de propos discriminatoires, racistes, sexistes ou homophobes.