Langages 2013/4 N° 192

Couverture de LANG_192

Article de revue

De la langue en mouvement à la parole vivante : théâtre et didactique des langues

Pages 101 à 110

Notes

  • [1]
    Mirror Neuron System (Système des Neurones Miroirs).
  • [2]
    Rappelons qu’« apprendre » n’est pas « acquérir », mais accueillir le nouveau dans le déjà-là. Cf. Trocmé-Fabre (2013).
  • [3]
    Recherche mentionnée dans le programme de J.-C. Ameisen, Sur les épaules de Darwin, diffusé le 23/02/2013 sur France-Inter.
  • [4]
    En théâtre, c’est un exercice qui se pratique à deux, face à face, l’un des partenaires imite l’autre comme s’il était son double dans un miroir.
  • [5]
    Italie, France, Espagne, Grèce, Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne. Les artistes avaient des spécialités différentes : danse-contact, masque, clown ou théâtre de mouvement.
  • [6]
    Voir la description des typologies d’exercices dans Aden (2010).
  • [7]
    Les émotions de bases liées à des schémas spécifiques d’intonation, rythme, silence...
  • [8]
    Communication personnelle.
  • [9]
    Dans cette étude, la narration est enregistrée et donnée à l’écoute de façon différée.
Communiquer... c’est construire un espace-temps commun.
Trocmé-Fabre, 2013 : 116

1. INTRODUCTION

1Le théâtre est le lieu de la parole vivante, incarnée et réincarnée, le lieu d’échanges en miroir dans lequel le faux-semblant entre en résonance avec des réalités déjà vécues ou anticipées. Le jeu théâtral n’est pas une technique ou une démarche à instrumentaliser pour mieux apprendre à parler une ou des langues, c’est un des chemins de connaissance de l’humain qui fait appel à une expertise holistique et conjointe de plusieurs formes de langages. Penser le théâtre dans l’apprentissage d’une ou des langues, c’est d’abord remettre les langues au cœur du langage et de l’expérience conjointe, et c’est précisément ce qui relie langues et théâtre dans une conception énactive du langage. H. R. Maturana et F. Varela (1994) décrivent le langage comme l’outil d’organisation de l’interaction sociale. Pour ces chercheurs, communiquer c’est co-construire un monde commun par l’action conjointe d’organismes autopoïétiques (qui s’autoproduisent dans l’interaction).

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Biologiquement, il n’y a pas de « transmission d’information » dans la communication. La communication a lieu chaque fois qu’il y a une coordination comportementale dans un domaine de couplage structural. [...] Le phénomène de communication ne dépend pas de ce qui est émis, mais de ce qui arrive à la personne qui reçoit. Et c’est bien autre chose qu’une « transmission d’information ». (Maturana & Varela, 1994 : 189)

3 Les pédagogies fondées sur une approche mécaniste et/ou fonctionnelle de la communication évitent difficilement un certain nombre de pièges, notamment le cloisonnement des connaissances et des compétences, la prédominance du verbal (lexique, syntaxe, prosodie...) dans le passage d’une langue à l’autre, la quasi absence de la prise en compte de l’expérience sensible et des phénomènes émotionnels qui sous-tendent l’échange langagier et la disqualification des mécanismes d’empathie.

4 Dans cet article, je souhaite étayer l’idée que l’expression théâtrale réconcilie toutes les formes de langage en remontant à la source de nos expériences sensorielles que cette forme artistique nous permet de revivre au travers de langues différentes dans une conception varelienne de la communication.

2. APPRENDRE LES LANGUES PAR CORPS ET LE THÉÂTRE DE JACQUES LECOQ

5 Les toutes premières fois où je fis appel à des comédiens natifs pour « faire du théâtre en anglais » dans mes classes francophones, j’eus la chance de rencontrer des professionnels formés à l’école internationale de Jacques Lecoq dont l’enseignement, profondément ancré dans le courant phénoménologique et exposé dans son ouvrage-clé Le corps poétique, a constitué le premier soubassement de ma réflexion didactique.

2.1. Partir d’un espace intime où « la parole n’existe pas encore »

6 C’est souvent la production verbale des élèves qui focalise toutes les attentions des enseignants quand ils pensent à faire du théâtre dans une autre langue. Pourtant, les nombreuses expérimentations que j’ai conduites m’ont tout d’abord amenée à dissocier, dans le temps pédagogique, l’écoute active, la production non verbale et, en dernier lieu, la production verbale. Quel que soit le niveau des élèves, le comédien les engage d’abord dans une production non verbale ; il proposera des situations en lien avec un travail de classe qu’il mènera dans sa langue en s’aidant de toutes les stratégies d’échoïsation dont il est spécialiste : regard, gestes, ton, postures, etc. Les élèves sont ainsi toujours en mesure de créer des réseaux de sens par quelque canal que ce soit afin de relier la/les langue (s) étrangère (s) de l’atelier à des univers de sens qui leurs sont familiers. Parce que l’imitation est notre première stratégie de communication (Nadel & Decety 2002), et grâce aux mécanismes des neurones miroirs (NMS [1]) – (Rizzolatti & Sinigaglia 2007), tout groupe est capable d’agir quand il est sollicité par l’action, qu’il s’agisse de jeunes enfants ou d’adultes qui n’ont aucune connaissance de la langue du comédien.

7 En effet, les très nombreuses recherches en neurosciences ont montré que :

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pour comprendre une action, un sujet utilise son propre répertoire moteur pour saisir le sens des mouvements, sans passer par un processus d’analyse, de construction, de représentation ou de raisonnement inférentiel. (Berthoz & Petit, 2006 : 59)

9 Cette première étape est loin d’être suffisante pour « apprendre » une langue [2], mais elle favorise des attitudes propédeutiques à une communication efficace (la tolérance à l’incertitude, l’utilisation de la multimodalité langagière, la prise de conscience de ses propres freins ou leviers émotionnels) et elle prépare à une attitude d’empathie. Une telle stratégie est inspirée de la pédagogie de J. Lecoq qui postule que le silence avant les mots est crucial pour établir une interaction authentique. Il proposait à ses élèves d’explorer corporellement des situations afin de vivre « le dessous des mots » et de retrouver « les moments où la parole n’existe pas encore » (Lecoq, 1997 : 41), i.e. une étape où l’intention n’est pas encore mentalisée. Mis dans des situations muettes, les élèves n’ont d’autre choix que de faire l’expérience de la relation à l’autre, non seulement dans le sens de « donner à voir » leur action, mais surtout dans le sens de réagir à l’action et à l’intention de l’autre par une improvisation.

10 Il s’agit là d’un entraînement à la synchronie que E.T. Hall avait déjà décrite dans les années 60. La synchronie qui régule l’interaction sociale ne consiste pas à interagir chacun à son tour. Or, c’est souvent ainsi que l’on entraîne l’interaction dans les approches communicationnelles. Une recherche en neurosciences (Noy, Dekel & Alon 2011) [3] a utilisé le jeu du miroir [4] pour étudier le rôle des neurones miroirs dans une interaction non verbale ; lorsque l’on demande à des artistes (danseurs, acteurs et musiciens) d’improviser des gestes ensemble seulement pour s’amuser, leur rythme neuronal est synchrone, le mouvement de chacun devient le modèle du mouvement de l’autre et chacun apprend intuitivement à prédire les mouvements de l’autre. Alors que si l’on demande à l’un des artistes de guider l’autre, convoquant ainsi la mentalisation de l’interaction, le suiveur n’est plus synchrone, il se met à manquer de précision et il est obligé de corriger en permanence ses mouvements.

11 Si pour des artistes, entraînés à utiliser le MNS, improviser consiste à se projeter, à inventer ensemble une action synchrone, la situation est différente pour des sujets non artistes qui eux, mentalisent plus et réussissent mieux à se coordonner lorsque l’un suit et l’autre guide. Notre proposition de repartir du MNS dans un atelier théâtre dans une autre langue a pour objectif d’amener les élèves à se rendre mentalement disponibles pour accueillir le nouveau. Cela lève également une grande part des inhibitions liées à la peur de ne pas comprendre. Pour que deux élèves se croisent et improvisent une micro-situation muette au centre d’un cercle formé par leurs camarades, il leur faut reprendre l’acte de communication au début : se regarder, s’arrêter, initier un geste, y répondre, i.e. apprendre à se mettre en résonance kinesthésique avec l’autre, sans se cacher derrière des mots ou des gestes culturellement convenus ou stéréotypés. Ainsi, un des premiers exercices-clés de J. Lecoq, « regarder et être regardé », engage très profondément les individus dans la rencontre.

12 Il faut un grand nombre d’exercices ciblés pour réussir à se croiser en silence dans une situation d’interaction ! Mais lorsque la rencontre jouée et rejouée est devenue une réalité co-construite et donc signifiante, les mots de la nouvelle langue s’incorporent au sémantisme émotionnel et/ou situationnel déjà en place.

13 Comme nous l’avons montré (Aden 2009), les élèves qui travaillent sur une œuvre, à la fois en classe et en atelier de théâtre, sont capables d’improviser, dans la langue étrangère, des stratégies de compensation visant à maintenir l’équilibre sémantique et discursif des interactions entre les personnages de l’histoire ou entre les acteurs et les spectateurs. Cette même créativité langagière est aussi mise en évidence chez des enfants de l’école primaire.

2.2. Retourner aux sources du langage poétique

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Ces expériences qui vont du silence et de l’immobilité au mouvement [...] demeurent pour toujours gravées dans le corps de l’acteur. Elles se réveilleront en lui au moment de l’interprétation. Lorsque parfois, plusieurs années après, l’acteur aura un texte à interpréter ; ce texte fera résonner le corps et y rencontrera une matière riche et disponible à l’émission expressive. [...] car la nature est notre premier langage. Et le corps se souvient. (Lecoq, 1997 : 56)

15 J. Lecoq situe l’origine du langage dans la relation sensorimotrice à l’environnement. Pour comprendre comment émerge le désir et le besoin de langager, c’est-à-dire de faire l’expérience vivante de la parole, il faut remonter à la source de ce qui fonde la relation soi/autre dans la co-ontogenèse du langage. Nous sommes tous amnésiques de la façon dont nous sommes entrés « en langage » et de la façon dont nous avons appris notre ou nos langue (s) première (s), ce qui peut nous donner l’impression que les langues sont uniquement des processus symboliques abstraits et désincarnés.

16 Le fait que la didactique des langues se soit développée à partir des travaux des linguistes a renforcé cette croyance. Or, les langues ont un ancrage biologique et sensible et elles sont intégrées à un réseau de systèmes complexes permettant de faire émerger du sens partagé au travers de l’action. La psychologie du développement nous rappelle que dès les premières heures de la vie, la langue première se structure et s’acquiert « au sein d’un vaste système rythmique, où s’accordent simultanément et/ou successivement : temps, respiration, gestes, mouvements, productions vocaliques » (Soulaine 2013). Parmi les éléments-clés de l’acquisition du langage, le rythme « émerge de l’incorporation du rythme corporel qui constitue le premier moyen de communication entre l’enfant et le monde extérieur. C’est par les perceptions multi-modales et multi-sensorielles que le bébé crée son propre rythme puis, progressivement, son environnement linguistique. » (ibid.).

17 Nous retrouvons, dans le théâtre de J. Lecoq, cette dimension incorporée de la langue dans la notion de fonds poétique commun (1997 : 57) :

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Il s’agit d’une dimension abstraite, faite d’espaces, de lumières, de couleurs, de matières, de sons, qui se retrouvent en chacun de nous. Ces éléments sont disposés en nous, à partir de nos diverses expériences, de nos sensations, de tout ce que nous avons regardé, écouté, touché, goûté. Tout cela reste dans notre corps et constitue le fonds commun à partir duquel vont surgir des élans, des désirs de création. (Lecoq, 1997 : 57)

19 Ce processus holistique d’entrée en langage est lié au désir d’échange et ne dépend pas d’une logique interne au système de la langue, il s’institue dans le couplage structural (Maturana & Varela, 1994 : 65) entre tous les moyens dont disposent les individus pour langager. Dans leur théorie biologique de la connaissance, H. R. Maturana et F. Varela affirment la fonction autopoïétique du langage :

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Le langage n’a jamais été inventé à seule fin d’enregistrer un monde extérieur. Donc, il ne peut être utilisé comme un instrument pour révéler ce monde. C’est plutôt en « langageant » que, dans les coordinations comportementales que sont le langage, l’acte de connaitre fait émerger un monde. Nous forgeons nos vies dans un couplage linguistique mutuel, non pas parce que le langage nous permet de nous révéler nous-mêmes mais parce que nous sommes constitués de langage dans un devenir continu que nous faisons émerger avec d’autres. Nous nous trouvons dans ce couplage ontogénique, ni comme une référence préexistante ni en référence à une origine, mais comme une transformation continue dans le devenir de notre monde linguistique, celui que nous construisons avec d’autres êtres humains. (Maturana & Varela, 1994 : 230)

21 La dynamique d’entrée en langage est donc étroitement liée au désir d’échange et de rencontre qui détermine la capacité à mobiliser de façon efficiente et créative toutes les ressources langagières du Vivant, disponibles aux individus dans une situation donnée, et comme le rappelle avec force le neurologue J.-D. Vincent, « il n’existe pas de paroles qui ne soient une expression sensuelle du monde » (2007 : 403).

3. LES MÉCANISMES D’EMPATHIE ET LA GESTION DES INTERCULTURELS

22 Répertoriés sous l’appellation générale d’empathie, les mécanismes de relation à l’autre se développent sur un continuum qui va de la contagion émotionnelle chez le nourrisson (accordage, synchronisation et ajustement) aux formes les plus élaborées de changement de point de vue (décoder, anticiper les intentions et les sentiments des autres). L’exploration de plus en plus précise de la notion d’empathie dans les champs de la psychologie sociale et des neurosciences nous fournit des pistes cruciales pour l’enseignement des langues et des cultures. Nous avons fait l’hypothèse (Aden 2008) que les mécanismes d’empathie constituaient le socle d’une compétence interculturelle.

23 En effet, la confrontation non préparée à l’altérité linguistique et culturelle peut provoquer des chocs, des inhibitions, des replis identitaires et il faut, selon la formule de E.T. Hall, sortir de sa « peau culturelle » ou sortir de son point de vue égocentré pour entrer dans un système linguistique « étranger » qui appréhende différemment le réel. Par exemple, nous sommes amenés à percevoir les mots « avion » ou « navire » au travers du filtre « masculin » en français, mais « féminin » en anglais ; en français, les emplois d’un unique verbe « être » recouvrent tout à la fois la perception de la relation à soi, aux autres et à l’environnement ce qui n’est pas le cas dans de nombreuses autres langues. Par ailleurs, H. Trocmé-Fabre rappelle qu’il est aussi indispensable de réfléchir, aux sédimentations culturelles à l’intérieur même de sa langue, en effet :

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notre langage quotidien se coule dans des structures idéologiques archaïques, elles-mêmes profondément ancrées dans un univers de croyances et de représentations qui se sont structurées dans la durée, strates après strates. (Trocmé-Fabre, 2013 : 27)

25 « Apprendre l’empathie », c’est devenir capable de prendre une distance avec le magma de la contagion émotionnelle et se construire dans le symbolique des langages : « Empathy involves controlling emotions and the body in space, in view of liberating the individual from the emotional contagion that may distort both his judgments and actions. » (Thirioux & Berthoz 2010). Dans sa « théorie du changement de point de vue », A. Berthoz (2004) avance l’hypothèse que :

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pour éprouver de l’empathie ou pour sortir du chemin mental tracé par le conditionnement égocentré et isolant du monde qu’inculquent les fanatismes, il faut que l’enfant fasse une opération de décentrage semblable à celle qui est nécessaire pour passer d’une géométrie égocentrée à une géométrie allocentrée. (Berthoz, 2004 : 261)

27 À partir de ces fondements, j’ai réfléchi, avec des comédiens, à une mise en espace théâtrale des mécanismes d’empathie afin d’entraîner les élèves au « changement de point de sentir » (ibid.) des langues, afin d’apprendre à naviguer entre des identités multiples tout en préservant son sentiment d’unité personnelle.

3.1. Interagir c’est se relier

28 Dans une expérimentation menée avec sept comédiens de langues et de cultures artistiques différente [5] (Aden 2010), nous avons mis en évidence l’utilisation de mécanismes d’empathie kinesthésique et émotionnelle basées sur la mise en espace des corps dans la construction d’une relation empathique entre 54 jeunes de 12 à 18 ans, partageant 27 langues différentes. Répartis en quatre groupes multilingues, ces jeunes ont travaillé une semaine entière, à raison de sept heures d’atelier par jour, pour créer une « forme théâtrale ». Les binômes de comédiens, qui ne partageaient pas les mêmes langues et qui se rencontraient pour la première fois, ont organisé les ateliers sur un même continuum allant de la résonance kinesthésique à l’empathie émotionnelle et cognitive. Ils ont continué à parler chacun dans leurs langues tout en s’appuyant sur l’échoïsation (cf. supra). Un réseau de médiations linguistiques s’est immédiatement mis en place, donnant lieu à des exemples d’hybridation des langues, renforçant le lien social et facilitant le déroulement de l’atelier.

29 Les comédiens ont eu recours à des jeux traditionnels, mais leur agencement particulier constitue une approche pédagogique unique dans laquelle empathie émotionnelle et cognitive sont tricotées dans l’espace du jeu, avec les mémoires individuelles et collectives des groupes. Voici les grandes étapes du travail sur la distance entre soi et autrui [6] :

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  • Se relier à l’environnement : résonance motrice et émotionnelle au travers du déplacement individuel. Dans ce temps de prise de contact, les jeunes utilisent toutes leurs ressources pour explorer et apprivoiser leur environnement. En tant qu’acteurs, ils sont amenés à transformer physiquement l’espace qu’ils veulent faire vivre aux autres. En tant que spectateurs, ils simulent mentalement les actions qu’ils voient se dérouler sous leurs yeux et deviennent des « spect-acteurs » au sens où l’entendait A. Boal (1996).
  • Se relier aux autres : jeux de miroir et mimétisme. Dans cette étape, sans contact physique, la résonance passe par le regard et l’action conjointe au travers du mime. Les jeunes font l’expérience de la synergie du groupe.
  • Se relier à un autre : gérer l’espace physique entre soi et l’autre. À ce niveau, le contact physique s’établit, au travers d’un médium, comme le bâton par exemple, puis directement. Cette étape marque un tournant du point de vue de l’empathie car il faut agir sur l’autre et se laisser agir par l’autre. Le travail se fait au niveau du décodage des intentions et de la confiance. Il s’agit d’exercices gradués qui vont de l’échange de rôle (guider/suivre) à l’expérience de la synchronie, mécanisme décrit supra.
  • Se relier à soi : imaginer. Ici l’imaginaire intime rencontre l’imaginaire du groupe qui se constitue en constituant une histoire commune.
  • Se mettre à la place de l’autre (empathie) : jouer les expressions de l’autre, prendre les postures de l’autre, marcher à la place de l’autre, etc.
  • Communiquer, en montrant la production collective aux autres.

31 Dans ces exercices, nous observons toutes les formes de mimétisme (facial, postural et vocal) [7] qui évoluent en un translangager hybride et fluide.

3.2. Comprendre, c’est entrer en résonance

32 Cette démarche interculturelle qui vise à déplacer son point de vue dans l’espace physique, symbolique et imaginaire est bien sûr transposable à des situations d’enseignement/apprentissage d’une nouvelle langue. Qu’il s’agisse de passer d’une langue à une autre ou à plusieurs autres, l’objectif n’est pas « d’apprendre » des éléments linguistiques par le geste ou le mouvement, mais bien de redécouvrir et de revivre des expériences déjà explorées (situations d’injustice, de responsabilité, etc.) au travers d’univers émotionnels déjà expérimentés (peur de l’abandon, joie de la rencontre, etc.) dans un nouveau contexte culturel, linguistique et sonore.

33 Même si nous savons qu’associer le geste et le mouvement à l’apprentissage d’éléments linguistiques renforce la mémorisation de ces éléments, encore faut-il penser la mémorisation dans des contextes qui permettront le rappel mémoriel au travers de situations qui font sens pour les apprenants. Imaginer des exercices de théâtre pour « manipuler l’emploi du prétérit Be + V-ing » par exemple est une variante d’une approche structurelle/fonctionnelle dont les limites ont été largement montrées. Par contre, découvrir que dans l’autre langue le « être-entrain-d’être » ou « être-en-train-de-faire » existe dans la structure même de la langue... est une belle découverte sur le chemin d’apprentissage de la langue de l’autre, et de la sienne. (Trocmé-Fabre) [8].

34 Il faut toutefois noter que le travail théâtral seul ne suffit pas à apprendre une langue, en particulier en milieu exolingue. Un travail de mémorisation, d’explicitation de métacognition et de passage à l’écrit est indispensable si l’on vise une maîtrise scolaire ou professionnelle des langues. Chez les jeunes élèves notamment, A.-M. Voise (2007) rappelle qu’il est indispensable d’ancrer le travail corporel dans les imaginaires et d’insister sur l’entraînement de la boucle phonatoire.

35 Ce travail de mise en résonance du sémantisme et de la forme orale de la langue devrait se faire de façon systématique et répétée chez les jeunes enfants, d’une part parce qu’ils ont un goût pour la reproduction des modèles à l’identique : en tant que lecteurs, ils ne se lassent pas de réentendre lecture après lecture les mêmes mots et les mêmes sonorités jusqu’à pouvoir devancer le maître ou le parent conteur. En tant que conteurs eux-mêmes, ils aiment à répéter des mots et des phrases entières en imitant les formes phonatoires et rythmiques de la langue étrangère. Nous avons affaire ici à des émotions liées au plaisir de la mise en bouche des sonorités dans la boucle phonatoire, en production et en réception. Il nous faut distinguer ces émotions de celles que nous appellerons empathiques ou fictives car elles émergent de l’identification avec des personnages dans une narration. Ces deux types d’émotions sont complémentaires.

36 Dans les ateliers, nous donnons une place importante aux narrations car elles constituent le creuset des imaginaires. Elles intègrent les intentions de communication de l’enfant dans ce que J. Bruner (2003) appelle « une matrice culturelle ». Raconter et entendre une histoire met également en jeu des phénomènes de synchronisation verbale entre les individus.

37 Une étude menée sur la synchronisation verbale entre un narrateur et un auditeur dans une même langue (Stephens, Silbert & Hasson 2010) a mis en évidence le fait que plusieurs mêmes zones du cerveau s’activent chez le conteur et l’auditeur [9]. Les auditeurs entrent en résonance verbale avec les conteurs. Les aires cérébrales impliquées sont celles engagées dans :

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  • la perception des sons ;
  • la compréhension des paroles (aire de Wernicke) ;
  • la production des paroles (aire de Broca) ;

39 et des aires frontales impliquées dans la compréhension des intentions et des états d’esprit des autres.

40 Ainsi, dans un contexte strictement sonore, sans voir le narrateur, les auditeurs miment en eux la production de parole (activation de l’aire de Broca) qui permet de raconter l’histoire. Il y a donc également un lien étroit entre perception et action dans la communication verbale. Mais que se passe-t-il quand la narration est dans une langue inconnue ? Les expérimentateurs ont fait écouter la même histoire en russe à des sujets ne parlant pas cette langue. L’enregistrement de l’activité cérébrale par IRM du conteur et de l’auditeur montre que seule la zone de perception des sons est synchrone. Tandis que les sons de la langue russe ont un sens pour le narrateur (activation des autres zones), ils n’en ont pas pour l’auditeur qui n’entend que des bruits inconnus. Dans ce cas, il devient nécessaire d’accompagner l’émergence du sens, en aidant les apprenants à découper la chaine sonore en groupes de sens, en associant des gestes, des attitudes, des émotions, des images à la langue nouvelle. Créer un univers par le jeu théâtral autour de la narration permet d’activer les aires préfrontales dédiées à la compréhension sémantique et peut ainsi préparer un meilleur décodage du verbal en compréhension des paroles, et ce dans une boucle rétroactive entre compréhension du sens et réception des sons dans la langue.

41 Pour conclure provisoirement, nous pouvons dire qu’en partant de situations prototypiques et d’histoires en lien avec l’expérience sensorielle et émotionnelle des élèves et en plaçant les phénomènes d’empathie et de résonance en amont de la production langagière, les techniques de jeu théâtral permettent aux apprenants d’associer la L2 (ou les autres langues) à une sémantique du langage déjà en place dans la L1. Elles facilitent ainsi la mémorisation des éléments verbaux dans le vécu « authentique » du faux-semblant.

Références

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Mots-clés éditeurs : énaction, pédagogie des langues, corps, théâtre, empathie

Date de mise en ligne : 23/01/2014

https://doi.org/10.3917/lang.192.0101

Notes

  • [1]
    Mirror Neuron System (Système des Neurones Miroirs).
  • [2]
    Rappelons qu’« apprendre » n’est pas « acquérir », mais accueillir le nouveau dans le déjà-là. Cf. Trocmé-Fabre (2013).
  • [3]
    Recherche mentionnée dans le programme de J.-C. Ameisen, Sur les épaules de Darwin, diffusé le 23/02/2013 sur France-Inter.
  • [4]
    En théâtre, c’est un exercice qui se pratique à deux, face à face, l’un des partenaires imite l’autre comme s’il était son double dans un miroir.
  • [5]
    Italie, France, Espagne, Grèce, Royaume-Uni, Pays-Bas, Allemagne. Les artistes avaient des spécialités différentes : danse-contact, masque, clown ou théâtre de mouvement.
  • [6]
    Voir la description des typologies d’exercices dans Aden (2010).
  • [7]
    Les émotions de bases liées à des schémas spécifiques d’intonation, rythme, silence...
  • [8]
    Communication personnelle.
  • [9]
    Dans cette étude, la narration est enregistrée et donnée à l’écoute de façon différée.

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