Notes
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[1]
Voir en ligne : http://caneseditpas.wesign.it/fr.
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[2]
Marie-Anne Paveau a développé cette notion dès 2012 dans son séminaire de doctorat, « Théories du texte et du discours 2 – Discours, éthique, droit. La question des normes », université de Paris 13-Villetaneuse.
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[3]
La circulaire du 28 octobre 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation est consultable en ligne : http://www.textes.justice.gouv.fr/art_pix/JUSC1119808C.pdf.
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[4]
En réalité les définitions divergent. Celle-ci est tirée du Nouveau Petit Robert 2007. C’est aussi celle de Robinson, Baker et Nackerud (1999). Cette période peut s’étendre de la 20e semaine au 1er mois de vie (Delaisi de Parseval G. 1997). Malacrida dans Robinson et al. (1999) inclut les fausses couches. Les décès plus tardifs sont qualifiés de « décès pédiatriques ».
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[5]
genethique.org , revue de presse août 2005, Le Monde, La Croix, Le Figaro, Le Nouvel Observateur, CNN.
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[6]
La circulaire du 19 juin 2006 est consultable en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000425866&dateTexte=&categorieLien=id.
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[7]
Sur ces questions, on pourra lire l’article de Maryse Dumoulin, « Des morts sans souvenir la mort des tout-petits » (Dumoulin 2008).
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[8]
Les prénoms ont été modifiés.
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[9]
Le nom de famille a été supprimé.
-
[10]
Au sens d’Austin (1962).
Introduction
1 L’éthique s’applique aujourd’hui à des domaines aussi variés que la procréation et l’euthanasie, l’environnement ou les affaires. Les récents débats sur le deuil périnatal ont posé la question de la nomination d’enfants mort-nés. Cette question éthique qui interroge la notion même d’« humain », amène à redéfinir des mots tels que bébé, enfant,personne et leurs emplois. Avec en corollaire une réflexion sur les conditions d’attribution de noms propres. En effet, il n’est pas toujours possible pour les parents endeuillés de nommer civilement leur enfant décédé précocement. Je souhaite ici ouvrir un questionnement sur la dimension éthique dans les actes de nomination, dans un contexte circonscrit, le deuil périnatal. Je m’appuie sur un large corpus, croisant les textes juridiques et les discours médicaux avec ceux des personnes concernées par ce deuil, soit une vingtaine d’ouvrages de témoignages de parents endeuillés, des documents édités par une dizaine d’associations sur le deuil d’enfant, des lettres de parents endeuillés, des articles de presse sur le deuil périnatal, ainsi que des extraits de blogs et de forums de l’internet. Ces documents portent sur une période allant de 1994 (les années 1990 marquant un tournant dans la législation du deuil périnatal) à 2011.
1. L’éthique de la nomination
2 On distingue aujourd’hui différents modèles éthiques : la théorie de la justice (John Rawls), l’éthique des vertus (Aristote, Paul Ricoeur), l’éthique de conviction, de responsabilité (Emmanuel Levinas, Max Weber, Hans Jonas), l’utilitarisme et le conséquentialisme (John Stuart Mill), l’éthique de la discussion (Karl-Otto Apel, Jürgen Habermas), le déontologisme (Emmanuel Kant), l’éthique de la sollicitude ou du care(Carol Gilligan, Annette-Claire Baier, Pascale Molinier). Aucun de ces modèles ne peut s’imposer en toute circonstance : « L’éthique est une réflexion qui vise à déterminer le bien agir en tenant compte des contraintes relatives à des situations déterminées. » Inspirée des travaux d’Alain Badiou et de Ricœur, cette définition de Jean-Jacques Nillès est extraite d’un recueil professionnel édité par l’Agence nationale de l’évaluation des services médico-sociaux (ANESM 2010). Cette définition place l’éthique dans un domaine d’application, et c’est ainsi que j’entends travailler cette notion. Elle renvoie à une distinction d’usage morale/éthique, qui fait de la morale un domaine abstrait où règneraient les valeurs (amont des normes chez Ricœur ; guide du comportement avec les relations ténues chez Avishai Margalit) et de l’éthique un domaine d’application de ces valeurs (aval des normes et relations denses). L’éthique attend un complément (de + X) alors que la morale serait absolue. Cependant mon objet n’est pas d’entrer dans ce débat mais d’amorcer une réflexion sur une éthique de la nomination ancrée, selon la méthodologie chère aux discursivistes, à une situation déterminée, en l’occurrence le deuil des nouveaux-nés.
1. 1. Règles et enjeux de la nomination
3 Le nom n’est pas seulement un outil commode de désignation. Il a une importance clé dans la société française. Le nom est un don (« donner un prénom ») et une possession qui permet la transmission des biens. L’immutabilité fait du nom une institution étatique (Mellet 2000 : 12) qui garantit à l’individu l’inscription dans une généalogie et une immortalité généalogique. Si le nom survit, l’essence survivra (Margalit 2006 : 33). Le principe d’immutabilité est indissociable de celui d’imprescriptibilité : l’acte de nommer ne peut s’exercer librement. Ce principe, rappelle Jean-François Mellet, est inhérent à toutes les sociétés : « le nom scelle la non-folie du rapport au corps et aux choses » (Mellet 2000 : 20). Le locuteur ne peut appeler chien un chat. Les noms propres aussi se « donnent » en fonction de règles sociétales, juridiques et éthiques. Grâce à l’immutabilité, la nomination apporte une preuve d’existence.
4 Le nom remplit donc différentes fonctions fondamentales. La différenciation des composantes de toute société, et par conséquent des individus, s’opère principalement par le nom (Ginzburg 1989 : 171). Enfin, point fondamental dans la réflexion engagée ici, le nom porte métonymiquement l’individu (Margalit 2006 : 30). En assurant une place généalogique et en portant métonymiquement l’individu, la nomination permet le travail mnémonique et la commémoration.
5 La nomination des morts-nés joue un rôle essentiel dans le processus de deuil des parents concernés : la reconnaissance du statut de parent passe en effet par la reconnaissance de l’existence de l’enfant décédé, et donc par sa nomination et son inscription dans le registre d’état civil.
6 Cette question de la nomination des enfants rejoint celle de la désignation des parents endeuillés. La reconnaissance du statut de parent en situation de deuil périnatal passe aussi par l’instauration d’un terme permettant aux parents de s’auto-désigner en tant que parent endeuillé (Ruchon 2015). En effet, depuis la disparition des lexies grecque et latine désignant le parent ou la mère endeuillé.e (orphaneia, mater orba,mater dolorosa, ), il n’existe pas à l’heure actuelle de mot en français pour désigner la personne dont l’enfant est décédé. Le mot d’origine grecqueorphelin a perdu le sens général de privé de qui permettait de l’employer dans différents contextes. Il s’est spécialisé et désigne exclusivement l’enfant privé de ses parents. L’Église, mais aussi l’État, pourraient avoir eu intérêt à endiguer les débordements pathétiques relatifs à la mort de l’enfant. C’est l’une des interprétations sur cette lacune lexicale proposées par Yvonne Cazal, spécialiste en linguistique médiévale (Cazal 2009a, 2009b). Il faut aujourd’hui recourir à des périphrases chargées de prédicats et de compléments pour définir le parent privé de son enfant, qui a perdu son enfant, dont l’enfant est mort.
7 Aujourd’hui, dans les forums de discussion, les parents internautes recourent à de nombreuses auto-désignations souvent néologiques (telles que parange, « parent d’un ange ») et à des pseudonymes numériques qui comportent le prénom de leur enfant décédé, qui, bien au-delà d’une fonction désignative, leur permettent de faire leur deuil en ligne en disant quelque chose de soi (« j’ai perdu un enfant », « il s’appelle X ») (Ruchon 2017, à paraître).
8 Plus encore, les parents multiplient les initiatives pour la création d’un terme officiel permettant de les désigner en tant que parents endeuillés. Les nombreux écrits sur ces questions, webnatifs ou publiés sur des supports éditoriaux traditionnels, comptent une pétition citoyenne lancéeen mai 2014 par une mère endeuillée, s’intitulant « ça ne se dit pas » [1]. Cette pétition a pour objectif de saisir le Conseil économique, social et environnemental afin de lancer une réflexion sur l’absence de mot permettant de désigner les parents endeuillés de leur enfant. En 2007, une autre mère endeuillée avait proposé à l’Académie française de faire entrer le terme désenfanté dans le dictionnaire ; en 2014, elle ajoute l’entrée sur WikiLF. La question est souvent soulevée dans les discours des parents endeuillés qui cherchent le terme adéquat. Le qualificatif désenfanté ne remporte pas les suffrages : les parents qui pratiquent fréquemment une linguistique profane relèvent l’oxymore dans l’expression parent désenfanté, celle-ci rompant le lien entre enfant et parents que ces derniers cherchent justement à préserver.
9 On voit que la question de la nomination des enfants décédés s’associe à un ensemble de pratiques discursives de deuil aux fortes retombées sociales.
1. 2. Fondements d’une éthique de la nomination
10 L’expression « éthique de la nomination » a été employée par Sophie Moirand en 2008 dans son article sur l’emploi du mot otage (Moirand & Porquier 2008 : 139-154). La nomination, autrement dit l’acte de nommer les objets du monde, engage la « responsabilité énonciative » du locuteur (notamment du journaliste) ou ce que Marie-Anne Paveau appelle la « vertu discursive » (Paveau 2013 : 139-170 [2]). Dans le cadre de cette recherche, j’ai restreint son emploi aux désignations données aux êtres vivants (noms propres et désignations catégorisantes de l’espèce humaine). Une inscription à l’état civil, un baptême, permettent la reconnaissance d’une personne comme membre de la communauté. A contrario, l’absence de nomination peut révéler l’absence de considération pour certaines formes de vie. J’appelle éthique de la nomination les normes et principes étayant les réglementations, pratiques religieuses ou rituelles, individuelles, en matière de nomination. Sur quoi repose et de quoi dépend le droit de nommer, renommer, débaptiser ? C’est une question d’actualité en France : la circulaire du 28 octobre 2011 porte sur les prénoms et noms de famille, et notamment sur la liberté de choix du prénom, sa contestation, son changement, sa francisation, la transmission du nom de famille, sa traduction, son changement (adéquation,connotation, débaptême), le double nom [3]. Différentes franges de la population peuvent être concernées : les enfants non reconnus (à qui l’on donne par exemple le prénom du « père inconnu »), les enfants adoptés (avec ou non le maintien du prénom d’origine), les immigrés (avec la francisation du nom), la famille dans sa globalité (avec la question du nom de famille qui aujourd’hui n’est plus seulement le patronyme). Il faut ajouter à cette liste les enfants mort-nés, dont la nomination a suscité de nombreux débats.
11 L’éthique de la nomination telle que je la conçois repose sur deux fondements principaux. Un consensus voudrait que l’éthique repose sur la valeur du « Bien ». Il me semble préférable de remplacer ce concept abstrait et relatif par celui de sollicitude, employé par Ricœur (Canto-Sperber 2004 : 695) à propos de l’éthique médicale, ou de souci d’autrui, suivant en cela Margalit. Afin de dessiner les contours d’une éthique de la nomination, j’ajoute à la notion du souci la valeur accordée à l’être humain en tant qu’individu unique.
2. Un nouveau deuil : le deuil périnatal
12 Le deuil périnatal est une « nouveauté » dans notre expérience de la mort (Dreyer 2009). Il concerne environ 14 000 familles par an en France. L’entrée dans le lexique de l’adjectif périnatal est relativement récente : 1952. Au sens strict, le terme médical périnatal situe une période allant de la 28e semaine de gestation au 7e jour après la naissance [4]. Il faut l’opposer au deuil néonatal où l’adjectif néonatal pose lexicalement comme acquis qu’il s’agit d’un nouveau-né, avec les traits / vivant/ ou /formé/. L’éthique de la nomination dans le cadre du deuil périnatal rencontre les éthiques appliquées du médical et du juridique, avec notamment le premier DEA d’éthique en 1994, Le mort-né est-il considéré comme une personne humaine ?, par le Docteur Dumoulin.
13 Une découverte est à l’origine de la médiatisation du deuil périnatal et de l’interrogation éthique sur ces fœtus. En 2005, 351 fœtus ont été retrouvés à Saint-Vincent-de-Paul, conservés au formol.L’émoi et l’indignation morale provoqués par cette découverte en ont fait un événement de parole ou, selon l’expression de Foucault (1968), un événement discursif. Il s’agit ici d’un événement discursif moral tel que Marie-Anne Paveau le définit, à savoir des productions discursives qui ont déclenché des commentaires métadiscursifs de nature morale (Paveau 2012 : 108), ici dû au respect de la vie. La découverte de ces fœtus a suscité nombre de ces réactions indignées. Tandis que Xavier Bertrand fait part « de sa “profonde émotion” et de son “indignation” face à une telle découverte », Bertrand Delanoë se dit quant à lui « “profondément” choqué par l’annonce “stupéfiante” de la découverte des 351 fœtus » [5]. En 2011, un article de Libération met en mention par un italique doublé de guillemets, les mots fœtus, nouveaux-nés, bébés, révélant l’hésitation du journaliste qui ne sait que choisir dans le paradigme des désignations :
15 Les discours sur le deuil périnatal montrent ainsi fréquemment une non-coïncidence entre le mot et la chose (Authier Revuz 1988).
2. 1. Nomination et normes juridiques
16 La nécessité d’archiver les identités était motivée à l’origine par des raisons de sécurité publique. Cependant les premières dispositions (ordonnance de Villers-Cotterêt en 1539 qui assigne aux curés l’obligation des registres des décès et baptêmes, fichiers d’état civil post-révolutionnaires, livret de famille) ne concernent que les enfants nés vivants. Les mort-nés n’étaient pas déclarés. Il faut attendre 1806 et le Code Napoléon (art. 55 du code civil) pour que puisse être dressé un « acte de déclaration d’enfant présentement sans vie » (pour un « vrai mort-né », c’est-à-dire mort à la naissance ou un « faux mort-né », décédé avant la déclaration). La nomination dépendait alors de la viabilité (180 jours de gestation) et de la vitalité à la naissance et à la déclaration à l’état civil. Sans quoi l’enfant était un « rien », un « produit innomé », comme le rappelle le docteur Dumoulin dans son DEA d’éthique (Dumoulin 1998 : 1, 5). Lapremière occurrence du terme innomé se trouve dans l’arrêt de la Cour de cassation du 7 août 1874 :
18 Avec la loi de janvier 1993, la viabilité prime sur la vitalité : peut être déclaré un enfant de plus de 22 semaines ou de 500 gr. Ce seuil a été retenu sur les recommandations de l’OMS pour distinguer une naissance d’un avortement tardif.
19 Le décret d’août 2008 laisse l’établissement de l’acte à l’initiative des familles : il est désormais possible d’inscrire le prénom dans le livret de famille (partie décès) sous réserve d’un certificat d’accouchement qui suppose le « recueil d’un corps formé et sexué ». Ce nouveau dispositif n’est donc plus fondé sur le seuil de viabilité défini par l’OMS.
20 La circulaire interministérielle du 19 juin 2009 précise que l’acte d’enfant sans vie peut comporter les noms et prénoms des parents, mais que l’enfant sans vie ne peut avoir de nom de famille [6]. Dans cette circulaire, les corps sont assimilés à des pièces anatomiques d’origine humaineavec lesquels ils peuvent être transportés et incinérés en cas d’absence de certificat d’accouchement [7].
2. 2. Commentaires méta-discursifs sur les désignations catégorielles
21 L’abondance de commentaires métadiscursifs souligne la difficulté à délimiter ce que j’appellerai faute de mieux les frontières des « stades de vie ». Les gloses sur les mots embryon, enfant, fœtus ou personne, en attestent :
28 En [3], l’énonciatrice tente d’assigner un référent au terme embryondans le discours médical. En [4], des guillemets marquent la non-coïncidence entre la référence usuelle du mot enfant et celle du mot en discours. De plus, le commentaire métalinguistique au sens légal du terme apporte une restriction de sens à enfant. Le commentaire sur le mot fœtus en [5] porte aussi sur les emplois du terme dans les textes juridiques. Dans l’énoncé [6], l’emploi du restrictif même dans ce titre de presse a pour implicite qu’il ne va pas de soi que l’enfant décédé soit une personne. L’énoncé [7] met en opposition les désignationsêtres humains et personnes par la copule sont en modalité négative. Dans l’énoncé [8], c’est l’expression enfant sans vie qui fait réagir l’énonciatrice : l’émotion due à l’indignation morale est perceptible par les marques de modalisation exclamative (phrases courtes ponctuées d’un point d’exclamation) et par la locution adverbiale de concession (quand même) qui révèle l’opposition de l’énonciatrice. Les exemples [7] et [8] montrent qu’en situation de deuil périnatal, le mot personneperd son statut d’hyperonyme ; sa référence est restreinte par des considérations médico-légales. Tous ces énoncés posent une question éthique de nomination et de référence. Ils soulignent ce que j’appelle l’impuissance référentielle d’un certain type de désignateurs portant lexicalement le trait /humain/ (bébé, fœtus, enfant, personne).
2. 3. La nomination par les parents, un acte spontané
29 Les modalisations d’hésitation ou de reprécision comme celles étudiées plus haut sont rares dans les discours des parents qui recourent à la fois à des désignations catégorielles et au nom propre pour désigner leur enfant. Ils le catégorisent comme enfant ou bébé, sans guillemets, même lorsqu’il n’est pas né, comme dans ces termes d’adresse de lettres d’une femme enceinte à son enfant : Mon cher enfant, Cher bébé, Mon petit bébé qui n’arrête pas de bouger (dans Martineau 2008 : 14, 18, 22-23). Que l’enfant soit décédé avant terme ou après la naissance, les parents le désignent fréquemment par son prénom accompagné de termes hypocoristiques :
33 Dans les lettres de remerciement adressées au docteur Dumoulin, l’enfant est généralement nommé dès le début comme en [10] et en [11]. Le prénom permet d’installer le thème dans l’échange parent-médecin, sans besoin d’explications douloureuses. En [9], le prénom permet d’instaurer une situation interlocutive avec l’enfant décédé. Très fréquents dans les témoignages de parents endeuillés, ces discours prosopopiques apparaissent comme des pratiques discursives de deuil (Ruchon 2015).
34 Les parents ont conscience que le terme enfant a pour propriétés sémantiques le fait d’avoir un prénom, comme l’exprime ce nom d’association, « L’enfant sans nom – Parents endeuillés », où le mot enfantest accolé à un qualificatif restrictif. La nomination permet d’apaiser la douleur des parents, de rendre réel ce non-événement, d’humaniser une entité biologique qui aurait dû être leur enfant. On touche ici à ce que Margalit appelle le « souci d’autrui » :
36 L’importance de la nomination est soulignée ici par la répétition du verbe nommer et par sa position syntaxique de sujet grammatical dans la première occurrence. La nomination modifie la représentation que les parents ont de leurs enfants décédés in utero.
37 Dans le contexte d’un forum sur le deuil périnatal, un prénom est en soi la narration d’une vie non advenue, et de celle de ses parents. Par sa fonction métonymique, le prénom permet une synthèse narrative en ouvrant un récit de forme minimaliste. Le prénom est ainsi utilisé dans ce but, en titre d’ouvrage (Marie-Kerguelen, Philippe) mais aussi et surtout dans les noms d’association (Clara, Jonathan Pierres Vivantes, Couleur Jade,le ciel de Justine, etc.). Qu’il soit ou non le prénom de l’enfant décédé qui a suscité la création d’une association, le recours métonymique au prénom permet l’incarnation de toutes les vies non advenues, ce qui autorise l’association à parler au nom de tous les parents endeuillés.
2. 4. Peut-on parler d’arbitraire du prénom ?
38 Les différentes théories font du nom propre soit une catégorie grammaticale (Grammaire de Port-Royal), soit un désignateur rigide, vide de sens, d’un référent auquel il est lié par un acte de baptême originel (Kripke, Mill), soit au contraire un désignateur doté d’une signification (Frege), soit encore un prédicat d’existence dont l’emploi présuppose l’existence du porteur de nom (Kleiber). Les prénoms d’enfants décédés précocement sont-ils immotivés et vides de sens ? Les énoncés métadiscursifs suivants permettent d’en douter :
43 Ces énoncés présentent une justification sémantique du choix des prénoms, qu’ils aient été sélectionnés en début de conception comme en [13] ou post mortem comme en [15] et [16].
44 Ces observations rejoignent les conclusions de Jean-Paul Honoré sur les changements de nom : le nom de famille est un outil linguistique « qui cristallise la relation à soi, la relation à l’autre, et la relation à l’État », il est « à la fois psychologique, social et politique » (Honoré 2000 : 37).
2. 5. Une non-coïncidence des visions du monde
45 Pour les parents, le fœtus est déjà un enfant. Mais cette vision n’est pas partagée :
47 La glose méta-énonciative comme elle l’appelle dans l’énoncé ci-dessus marque la réticence du journaliste-énonciateur à s’approprier le motenfant. Les commentaires méta-discursifs révèlent les divergences des visions du monde.
49 En [18], l’emploi de l’adjectif évaluatif axiologique vrai est argumentatif et pose une vision du monde. Le parallélisme syntaxique (présentatif c’étaient + de vrais bébés/mes filles) met en apposition les termes bébés et filles, avec dans la seconde proposition une désignation genrée déterminée par un possessif, double marqueur d’existence. L’énonciatrice construit ainsi en discours sa vision du monde, qui s’oppose à celle véhiculée par le discours juridique où le trait [humain] n’est accordé que sous certaines conditions (cf. les circulaires présentées plus haut).
2. 6. Abus des mots, indignation morale et ajustement interdiscursif
50 Certains termes du discours médico-légal ont provoqué l’indignation morale des parents endeuillés qui les reformulent différemment :
52 Les parents opèrent une resignification des éléments du discours juridique qui les ont choqués. Ci-dessus, la désignation débris anatomiqueest contestée par l’adverbe de négation non et resignifiée par le segmentbébé complet où l’idée de complétude induite par l’adjectif complets’oppose sémantiquement à débris.
53 Les catégories médicales telles que celle d’embryon sont aussi réfutées :
55 Dans l’énoncé [20], la symétrie syntaxique (je n’avais pas perdu/j’avais perdu, embryon/bébé) met en opposition deux discours, celui du corps médical qui recourt au mot embryon et celui de la mère qui revendique le mot bébé. Là aussi, la mère endeuillée opère une resignification rendue manifeste par ce parallélisme des structures syntaxiques où seul le complément varie, créant un effet de focalisation sur la distinction embryon/bébé.
58 Les désignations débris humains, produit innomé, rien, mises en mention dans l’énoncé [20] afin de marquer leur provenance extérieure, et l’emploi en [21] du démonstratif ça qui réfère à la classe des inanimés soulèvent l’indignation morale des parents.
59 On peut aussi s’interroger sur le terme mort-né, qui focalise sur la mort et s’applique à un enfant qui est en fait né-mort. Les énoncés précédents mettent en lumière le besoin d’un ajustement lexical entre les discours médical, juridique et celui des familles endeuillées. En cela, il s’agirait d’une éthique du « juste mot » qui rejoindrait ce que dit John Locke de l’« abus des mots » et de leur adéquation avec la réalité (Locke 1690 : 330, 359) : il y a abus en cas d’incompréhension du co-locuteur (notammentface à un langage médico-juridique hermétique) et lorsque les mots ne sont pas ajustés à la réalité.
3. L’éthique de la nomination dans le deuil périnatal
60 Je souhaite introduire un quatrième élément, le deuil, dans la relation nomination-souci. Le deuil, le port du deuil, marquent une volonté de souvenir, question souvent évoquée par les auteur.e.s et les internautes impliqué.e.s dans le deuil périnatal :
62 Porter le deuil témoigne de l’attention que l’on avait pour la personne. Le mot anglais to care signifiait d’ailleurs « porter le deuil » (Margalit 2006 : 42). Depuis les années 1990, les parents réclament le droit de nommer civilement ces embryons, demande relayée par les associations comme celle justement nommée L’enfant sans nom. Que peut-on en penser d’un point de vue éthique ? Nommer un embryon, ne serait-ce que par un prénom, inscrit cette trace de vie dans l’histoire individuelle et collective. De la même façon que Margalit interroge le devoir de mémoire, je souhaite questionner la demande de reconnaissance de ces formes de vie éphémères. Nous avons vu que la législation ne rendait possible l’attribution d’un prénom qu’en cas de « corps formé ». Ce qui soulève la question éthique de la valeur de la vie : à quel stade l’embryon peut-il être considéré comme un être humain ? Comment concilier sa nomination avec les fondements éthiques des lois sur l’avortement ?
3. 1. Devoir de mémoire, pragmatique et éthique
63 Le mot souvenir appelle son antonyme, oubli. L’oubli est difficilement compatible avec le préconstruit de la dimension sacrée de l’individu. La psychanalyste Marie-José Soubieux parle d’un « devoir de mémoire » (Soubieux 2010 : 14). Le nom est sépulture, d’autant plus s’il n’y a pas eu de corps tangible :
66 Des énoncés comme [24] et [25] sont fréquents dans le discours des parents ayant perdu un enfant. Ces derniers remettent en question les paroles de consolation de l’entourage, qui prône les vertus de l’oubli tandis que les parents manifestent une volonté de souvenir, de non-oubli. En [24], l’auteure endeuillée représente le discours de l’entourage par un seul mot (oubli) modalisé par l’impératif et l’exclamation qui renforce le mode injonctif, manifestant par ailleurs sa réprobation par le verbe évaluatif subjectif servir et la structure restrictive que de loin. En [25], l’énonciateur répond dans une adresse directe marquée par le verbe locutoire crier et l’apostrophe pronominale (vous qui êtes persuadés) à ces discours de consolation en focalisant sur l’un des mots employés dans ces discours, oubli. Le vous générique souligne la fréquence de cet emploi. Les pronoms personnels nous et vous posent dialogiquement une situation d’interlocution entre endeuillés (nous) et non-endeuillés (vous), interlocution néanmoins présentée comme difficile par le conditionnel (voudrais) et le modal pouvoir. Les discours des parents sur les discours de l’entourage mettent souvent en avant l’aspect prescriptif des discours de consolation. Ce corpus comprend ainsi de nombreux discours rapportés assortis de commentaires évaluatifs.
68 D’un point de vue pragmatique [10], le verbe oublier à la forme négative, renforcé par l’adverbe jamais comme en [26], permet d’accomplir un acte illocutoire, la promesse du souvenir. Le souvenir exige un effort de volonté. Le verbe souvenir est d’ailleurs en français un verbe à la forme pronominale. En cela une éthique du souvenir se démarque d’une éthique de la mémoire dans le sens où le souvenir a pour actant l’énonciateur et n’émane pas d’une volonté extérieure.
3. 2. Le nom, support du souvenir : métonymie et mémoire discursive
69 Je souhaite démontrer le lien entre nomination et souvenir afin de revenir sur mon hypothèse d’une dimension éthique dans le paradigmesouvenir/souci d’autrui. Si l’on envisage, à l’instar de Margalit, une éthique du souvenir, on peut se demander si une éthique de la nomination n’en serait pas une part constitutive.
70 Dans nos sociétés, le nom porte métonymiquement l’individu qu’il désigne. Les monuments aux morts entretiennent le souvenir de personnes par la seule mention de leur nom. Margalit illustre son propos avec l’anecdote d’un colonel qui avait oublié le nom d’un de ses soldats tué et qui fut l’objet d’une lourde condamnation morale dans la presse. Se souvenir du nom, c’est se souvenir du soldat lui-même. La crainte que le nom ne soit oublié pose le nom comme prémisse. Le problème est encore plus aigu dans le deuil périnatal puisque le nom est presque l’unique soutien de la mémoire.
71 Le culte des morts est un devoir éthique que s’imposent de nombreuses sociétés. Dans les sociétés chrétiennes et occidentales, le nom est partie intégrante du culte, que ce soit sur les plaques funéraires ou dans les discours (religieux et laïcs) des célébrations funèbres. Il favorise une mémoire discursive et la constitution d’une communauté du souvenir. Dans une société traditionnelle, la construction d’un « souvenir partagé » se fait par l’intermédiaire des prêtres, conteurs, chamans. Dans les sociétés modernes, c’est aux institutions de prendre en charge ce travail mnémonique (Margalit 2006 : 24 et 65). L’acte de naissance permet pragmatiquement aux parents des échanges discursifs avec leurs proches, contraints d’entériner cette existence.
3. 3. L’éthique du souvenir
72 Margalit établit une dimension triangulaire entre souvenir, souci d’autrui et éthique (Margalit 2006 : 37-42) : les relations souvenir/souci et souci/éthique permettent une troisième relation, éthique/souvenir.
73 Le souvenir en soi n’a rien d’éthique. On peut se souvenir de détails insignifiants. C’est le souvenir volontaire (Margalit 2006 : 66) d’autrui qui revêt une dimension éthique en manifestant la volonté du souci de l’autre et une conception d’une valeur élevée de la vie.
3. 4. Quelle dimension éthique dans la relation souvenir/nomination ?
74 Selon moi, ainsi que je l’ai représenté sur le schéma ci-dessous, la nomination s’inscrit dans la relation en tant que soutien discursif de la mémoire (outil du souvenir) et manifestation discursive du souci pour autrui :
75 Le souci d’autrui s’exprime sur deux plans :
- la micro-éthique : relation parents-enfant, parents-entourage proche, parents-personnel médical ;
- la macro-éthique : relation parents-communauté.
77 En effet, le deuil d’enfant n’est la préoccupation que de ceux qui y sont confrontés : « en aucune façon nous ne nous soucions de chaque individu » (Margalit 2006 : 43). Seuls la famille, le personnel médical, les pompes funèbres, touchés dans leur affect par les ondes du choc, peuvent avoir la volonté de souvenir. C’est l’empathie qui permet par différents échanges discursifs le passage de la micro-éthique à la macro-éthique, du souvenir individuel au souvenir partagé et préservé.
Conclusion
78 Une éthique de la nomination permettrait de statuer sur ces questions douloureuses, notamment sur les désignatifs des enfants décédés prématurément. La nomination des enfants décédés semble jouer un rôle antalgique (le prénom jouant métonymiquement le rôle de garant d’un statut d’humain et permettant la mise en place de discours prosopopiques). Cependant je suis consciente que je suis conditionnée par la culture chrétienne dont je suis issue et ses concepts moraux. Le projet chrétien se fonde sur une dette dont il faut préserver le souvenir. Ainsi une éthique de la nomination aurait pour fondement religieux la mort du Fils. Dans cette optique, le nom n’est plus seulement « un outil commode pour préserver la mémoire des êtres humains » (Margalit 2006 : 33), il est lié à l’essence même de l’individu. Les parents, la société, rejouent cette dette originelle en voulant préserver le souvenir d’enfants décédés précocement. Par ailleurs, l’éthique de la nomination telle que je l’ai exposée s’appuie sur le concept d’individu unique. On pourraitlui opposer une position qui récuserait ce concept, suivant en cela le projet de Julia Kristeva qui réfute les relations denses (familiales), les identités stables, le souvenir partagé (Kristeva 1988, cité par Margalit 2006 : 83-84). L’anthropologie nous a appris que certaines cultures privilégient la classe sur l’individu. Lévi-Strauss a montré par l’exemple des Penan en Malaisie que le nom personnel peut être remplacé par un nom (teknonyme et nécronyme) qui réfère à la place de l’individu dans le système de parenté (Lévi-Strauss 1990). L’anthropologue Catherine Le Grand-Sébille évoque les Venda d’Afrique du Sud où les « bébés-eau », les « nourrissons sans dents », ne sont pas reconnus par la société et restent sans nom (Le Grand-Sébille, Morel & Zonabend 1998 : 19). À l’inverse, les Japonais multiplient aujourd’hui les cérémonies commémoratives aux fœtus décédés de fausses-couches et aux mort-nés.
79 Faut-il entretenir la mémoire ou s’en libérer ? Pour répondre à ce problème moral, il semble pertinent de questionner le rapport souvenir-identité, le lien entre le sacré et l’individu, la pertinence des notions d’identité et de nom en tant que référence à un être unique. Dans tous les cas, il est probable qu’une éthique de la nomination ne peut être universelle et doit être située.
Bibliographie
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Mots-clés éditeurs : ontologie, droit, souvenir, éthique, analyse de discours, nomination
Mise en ligne 30/01/2018
https://doi.org/10.3917/ls.163.0101Notes
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[1]
Voir en ligne : http://caneseditpas.wesign.it/fr.
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[2]
Marie-Anne Paveau a développé cette notion dès 2012 dans son séminaire de doctorat, « Théories du texte et du discours 2 – Discours, éthique, droit. La question des normes », université de Paris 13-Villetaneuse.
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[3]
La circulaire du 28 octobre 2011 relative aux règles particulières à divers actes de l’état civil relatifs à la naissance et à la filiation est consultable en ligne : http://www.textes.justice.gouv.fr/art_pix/JUSC1119808C.pdf.
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[4]
En réalité les définitions divergent. Celle-ci est tirée du Nouveau Petit Robert 2007. C’est aussi celle de Robinson, Baker et Nackerud (1999). Cette période peut s’étendre de la 20e semaine au 1er mois de vie (Delaisi de Parseval G. 1997). Malacrida dans Robinson et al. (1999) inclut les fausses couches. Les décès plus tardifs sont qualifiés de « décès pédiatriques ».
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[5]
genethique.org , revue de presse août 2005, Le Monde, La Croix, Le Figaro, Le Nouvel Observateur, CNN.
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[6]
La circulaire du 19 juin 2006 est consultable en ligne : https://www.legifrance.gouv.fr/affichTexte.do?cidTexte=JORFTEXT000000425866&dateTexte=&categorieLien=id.
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[7]
Sur ces questions, on pourra lire l’article de Maryse Dumoulin, « Des morts sans souvenir la mort des tout-petits » (Dumoulin 2008).
-
[8]
Les prénoms ont été modifiés.
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[9]
Le nom de famille a été supprimé.
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[10]
Au sens d’Austin (1962).