Couverture de LS_134

Article de revue

Benoît VIROLE Surdité et Sciences Humaines Questions contemporaines, L’Harmattan, Paris, 2009, 169 p.

Pages 139a à 132

Notes

  • [1]
    Il a notamment publié Figure du silence, (Édition Universitaire, 1990) ainsi que Psychologie de la surdité (Éditions De Boeck, 1996, deuxième édition augmentée, 2000).
  • [2]
    Théorie sur lesquelles sont appuyées les recherches présentées dans le n° 131 de Langage et Société, Sourds et langues des signes : normes et variation, mars 2010.

1 Compte rendu de Saskia Mugnier (Université de Grenoble, LIDILEM)

2 La prise en compte de la surdité en tant que phénomène social, linguistique, culturel dépassant le cadre strictement « médical », est récente (en France depuis les années 1980 et depuis les années 1960 aux États-Unis) ; les recherches théoriques sont donc encore largement en cours d’exploration.

3 Benoit Virole, Docteur en Psychologie, en Sciences du langage et psychanalyste, s’intéresse depuis près de 20 ans à ce domaine  [1]. Dans son dernier ouvrage « Surdité et Sciences humaines », l’auteur couvre, compte tenu de sa triple compétence, une large étendue de réflexion sur la surdité en prônant un décloisonnement disciplinaire et présente une synthèse des liens entre la surdité et les sciences humaines. « Comment peut-on penser sans les mots en utilisant des images gestuelles ? » ; « Comment une singularité biologique peut-elle entraîner une création culturelle, à savoir la culture sourde ? » sont quelques-unes des questions à la source des treize textes (chapitres) réunis dans ce recueil. Ces textes sont répartis en trois parties : « Sciences du langage », « Phénoménologie » et « Sciences humaines », permettant à l’auteur d’aborder la surdité et son implication autour du langage et de son acquisition, de l’identité ou de la culture sourde, sous des angles à la fois distincts et complémentaires.

4 L’intérêt indéniable de l’ouvrage est de chercher à cerner l’ensemble des dimensions en jeu dans le développement de l’individu sourd (cognitive, linguistique, sociale, identitaire, culturelle, médicale). Tout au long de l’ouvrage Benoit Virole montre en quoi la personne sourde est bien loin d’être un « entendant qui n’entend pas ».

5 Pour l’auteur, l’élément scientifique le plus important de la surdité est le fait qu’elle fasse émerger « l’indépendance de la fonction langagière des modalités organiques qui la supportent. » (p. 19). La surdité bouscule les questions/réflexions sur le langage, son acquisition mais aussi son lien avec la pensée. Benoît Virole expose les deux voies d’entrée dans le langage de l’enfant sourd (chap.1). D’une part la voie « audiophonologique » qui repose sur une « stratégie de réhabilitation » (p. 16) autour de la langue environnante, et qui est largement associée à un éventail de modalités et de techniques : lecture labiale, Langue française Parlée Complétée, développement du langage oral, écrit. D’autre part, la voie « visuo-gestuelle » présentée comme un processus linguistique naturel venant « en substitution » chez les enfants sourds (p. 19) et reposant sur la langue des signes (LS) ; celle-ci étant clairement posée comme une réponse linguistique à la surdité.

6 Qu’il s’agisse de la description de la LS ou du développement cognitif de l’individu sourd, Benoît Virole construit son raisonnement avec, à son centre, la théorie de l’iconicité, (chap.3 « Icône et Objectivité »), dominante en France  [2]. Par son biais, il aborde les liens étroits entre perception et représentation, dont la nature des signes gestuels permettrait de dévoiler les structures profondes, apportant ainsi des éléments nouveaux concernant le problème du premier signe de perception, problème central en psychanalyse. Par ailleurs, l’auteur postule l’existence d’une Grammaire universelle et avance l’idée d’une proximité entre les LS et cette grammaire : « leur structure (iconique et dynamique) leur confère une position particulière dans le spectre des langues. » (p. 32) Si pendant trop longtemps les langues des signes ont été dévalorisées (Meynard, 1995), nous pouvons cependant nous demander si cette revalorisation, (survalorisation ?) permet d’appréhender cette langue en tant qu’objet linguistique. En effet, d’autres regards plus linguistiques sur les LS ont été développés par d’autres chercheurs en France et à l’international, et il aurait peut-être été bienvenu de s’y référer pour élargir le débat.

7 Ceci étant, il est à noter que les deux voies d’accès au langage ne sont pas considérées comme exclusives par l’auteur. S’il relève que des enfants sourds peuvent être en contact avec les deux langues (p. 23), les investissant plus ou moins et s’adaptant à la situation de communication, sa « théorie du bilinguisme » (p. 34) nous projette directement dans le champ éducatif, faisant se télescoper d’une part, le bilinguisme posé comme pratique linguistique et d’autre part, le bilinguisme envisagé comme modèle éducatif. Ce télescopage trouve son origine dans un débat qui agite la France, mais aussi l’Europe et l’Amérique du Nord, depuis plus de deux siècles où s’opposent deux grands modèles en concurrence dans l’éducation des enfants sourds – oralisme vs gestualisme (chap.9), correspondant à deux visions de la surdité. Ainsi, en fonction de la place faite au français et à la LS par les établissements pédagogiques, Benoît Virole dresse une typologie des diverses formes de bilinguisme. Ce contact de langues est appréhendé dans une vision assez normative des langues – en tant qu’entités homogènes et cloisonnées les unes des autres. Or l’apport de recherches récentes dans plusieurs domaines a contribué à construire et à diffuser une conception renouvelée des langues et de leur apprentissage, en posant au centre de leur démarche la notion de répertoire verbal (ou « répertoire langagier »), en défendant une vision intégrant la variation et en visant la description d’une compétence plurilingue (Coste, 2001 ; Coste et al., 1997 ; Dabène, 1994 ; Billiez, 2005). Elles permettent également de proposer des perspectives intéressantes dans le champ de la didactique et de l’acquisition des langues (Castellotti, 2001 ; Matthey, 2003). Ces notions offrent un cadre ouvert pour envisager les ressources langagières bi-plurilingues des enfants sourds.

8 La complexité de la question de l’identité sourde est largement abordée, par l’auteur, spécialement les chapitres 11, 12 et 13, en prenant en compte différentes situations (enfance, adolescence, sourds de naissances, devenus sourds, sourds implantés). Benoît Virole met en garde contre les assignations identitaires liées aux représentations audiométriques (p. 64) qui tendent à orienter l’enfant sourd vers la modalité gestuelle ou orale du langage uniquement sur les critères quantitatifs de pertes auditives. Pour lui la surdité ne « peut être réduite à une forme privative », les personnes sourdes de naissance vivent une « expérience de complétude phénoménologique » (p. 68). Étant une « réalité incarnée », ces dernières ne peuvent appartenir aux deux sphères : sourde et entendante. Néanmoins, en interrogeant la question identitaire, à l’aide de trois dimensions classiques la définissant : l’expérience phénoménologique, le rapport social et l’usage de la langue des signes (p. 159), Benoît Virole démontre que cette notion, complexe et dynamique, est actuellement en reconstruction. Ces trois dimensions sont depuis plusieurs années chahutées du fait d’évolutions médico-techniques (notamment l’implant cochléaire qui vient redéfinir le rapport au monde sonore environnant et la question du partage d’une expérience commune) et socio-politiques (au niveau scolaire, la politique d’intégration des élèves sourds vs les internats, socle institutionnel de l’identité sourde d’autrefois). L’auteur admet ici la possibilité chez des individus implantés de la coexistence de deux identités, sourde et entendante, tout en soulignant que cette identité est « essentiellement relative » (p. 165).

9 L’intérêt de l’ouvrage est donc de chercher à cerner l’ensemble des dimensions en jeu dans le développement de l’individu sourd. En donnant ainsi une idée des différentes variables entrant en compte dans le développement de l’enfant, Benoît Virole démonte des clichés entretenus d’un côté ou de l’autre du monde gravitant autour de la surdité : « pro-signes » vs « pro-oralisme ». Benoît Virole met bien en évidence l’importance de dépasser cet antagonisme et la spécificité de l’auteur réside dans l’alliance d’approches bien souvent perçues comme antagonistes : implants cochléaires, LSF et culture sourde.


Date de mise en ligne : 15/12/2010

https://doi.org/10.3917/ls.134.0130

Notes

  • [1]
    Il a notamment publié Figure du silence, (Édition Universitaire, 1990) ainsi que Psychologie de la surdité (Éditions De Boeck, 1996, deuxième édition augmentée, 2000).
  • [2]
    Théorie sur lesquelles sont appuyées les recherches présentées dans le n° 131 de Langage et Société, Sourds et langues des signes : normes et variation, mars 2010.

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