Notes
-
[1]
Ce sont les pratiques du langage et des langues au travail que nous explorerons, en prenant en compte les deux niveaux d’observation auxquels on peut les saisir : le niveau de ce qu’il faut faire avec le langage, ce qu’il est prescrit et réglementé d’en faire d’une part, et de l’autre, le niveau des pratiques effectives, ce que les salariés font dans le réel de leur activité. Nous reprenons, ce faisant, la distinction désormais classique en ergonomie et psychologie du travail entre le travail réel et le travail prescrit.
-
[2]
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que le travail sous contrôle de temps, le chronométrage dans le taylorisme, n’est pas un vain mot : dans certains systèmes de gestion de la main d’œuvre, la mesure se fait jusqu’au cent millième d’heure, soit 0,036 seconde.
-
[3]
En l’état actuel de mes investigations documentaires, je n’ai trouvé aucune donnée sur la pratique des langues dans les ateliers industriels. La seule question voisine qui se posait et qui donnait matière à travaux dans les années 70 et 80, était celle de la formation des ouvriers et de leur alphabétisation, c’est-à-dire celle de leur accès à l’écrit. Grâce à Gabrielle Varro, que je remercie chaleureusement, j’ai pu consulter l’intégralité des rapports issus de la vaste recherche interdisciplinaire effectuée de 1984 à 1986 sur « Les OS dans l’industrie automobile »; recherche dans le cadre du contrat de connaissance signé en 1984 par le CNRS et la RNUR (Régie Renault). En dehors de cette “littérature grise” difficilement accessible, une partie des résultats a été publiée en 1995 par Sainsaulieu et Zerhraoui (1995). Dans l’ensemble des rapports, je n’ai trouvé aucune mention, même indirecte, des communications et des pratiques langagières dans les ateliers. En revanche, j’y ai trouvé des indications confirmant le fait que dans la génération des enfants de ces ouvriers, le français était parfois l’unique langue : c’est ainsi que dans le rapport sur le “retour” des immigrés en Kabylie, un informateur dit que ses enfants, qui ne parlent ni l’arabe ni le kabyle, se sentent un peu perdus et qu’ils regrettent la France. De même, dans la synthèse plus récente des travaux sur l’immigration, coordonnée par P. Dewitte (1999), on ne trouve rien sur les pratiques des langues en atelier. On remarquera aussi que le vaste programme européen dit ESF sur l’acquisition des langues en milieu naturel par les immigrés, bien qu’ayant comme informateurs et sujets d’enquête des travailleurs migrants, n’a apporté aucune information ou donnée sur l’apprentissage des langues dans le travail; le dispositif choisi étant de nature expérimental ou psycholinguistique et non pas sociolinguistique.
-
[4]
On peut lire M. Verret, 1988 ; Beaud et Pialoux, 1999 ; et pour une critique de cette notion, Zarifian, 1996 : 30 et suiv.
-
[5]
On renverra le lecteur, à ce propos, à l’étude sur la communication en entreprise des salariés peu qualifiés, Bautier et alii, 1993.
1C’est en nous interrogeant, entre autres, sur les spécificités de la communication verbale dans l’industrie que nous avions proposé les notions de formation langagière et de pratiques langagières (Boutet et alii, 1976). Reprenant à notre compte une étude du sociologue I. Granstedt sur une chaîne de montage dans la métallurgie, nous montrions que les ouvriers y développaient une forme spécifique de communication verbale, fondée sur la discontinuité des échanges, l’alternance entre verbalisations et longs silences et la rareté des prises de parole : 14 personnes ne parlaient jamais pendant leur travail, 8 parlaient 10 minutes par jour et seules 8 parlaient plus longuement. Ces échanges ne répondaient ni au format du dialogue, ni à celui de la conversation ordinaire. Ils dessinaient une pratique langagière dominée et fortement contrainte par l’univers matériel dans lequel elle s’énonçait : les machines, le bruit, l’organisation taylorienne du travail, le placement en côte à côte. Depuis cette époque, d’autres observations et d’autres recherches (Teiger, 1995; Borzeix et Fraenkel, coord., 2001) sont venues conforter l’idée que l’activité langagière dans les univers industriels, est structurée par les dispositifs techniques et organisationnels. Ce que P. Zarifian exprime en ces termes : « C’est que ces participants (les ouvriers de l’industrie) sont eux-mêmes insérés dans des formes sociales qui les contraignent. Ce dont ils peuvent parler est nécessairement limité par ces contraintes, contraintes de rythme de travail, contraintes de lieu de travail, d’espace limité de postes de travail, d’absorption de l’attention par la réalisation des opérations quotidiennes, etc. » (1996 : 30).
2De telles pratiques langagières ne peuvent que difficilement être traitées comme des corpus autonomes, tant est décisif leur ancrage dans les conditions matérielles de leur énonciation. Leur interprétation comme leur analyse ne peuvent se passer d’une prise en compte du cadre matériel de leur production, envisagé non seulement comme une situation sociale ou un contexte, mais surtout comme un composant central de cette activité de langage; la tâche du descripteur ou du sociolinguiste s’en trouve remodelée (voir Boutet et Gardin, 2001). En disant cela, nous nous inscrivons dans un courant de pensée où le langage n’est pas considéré comme une simple faculté naturelle, mais comme un processus historique sous la dépendance des rapports et des modes de production, et en particulier sous la dépendance des propriétés matérielles de l’outillage et des dispositifs techniques; courant nourri par la pensée du paléontologue A. Leroi-Gourhan (1964), par celle du linguiste soviétique M. Bakhtine (1977,1978,1984), ou par celle du psychologue L.S.Vygotski (1985). Aussi, observer le langage dans les situations de travail, en analyser les formes et les fonctions, nous place au cœur d’un des lieux sociaux majeurs de transformation des formats des pratiques langagières, ainsi que d’évolution des rapports de force qui les gouvernent.
3Je voudrais montrer dans ces lignes comment les transformations des modes de production, des modes de gestion des salariés, de l’organisation du travail, comment les innovations techniques ont modifié en profondeur les rapports entre les pratiques langagières, entraînant la généralisation et la domination de certaines d’entre elles tandis que d’autres ont régressé, voire disparu, redistribuant les fonctions mêmes de l’exercice du langage au travail [1]. L’évolution des rapports de force entre les pratiques langagières au travail, c’est-à-dire l’évolution de la formation langagière du travail (Boutet, 1995) durant ces trente dernières années, n’a pas été le fait de politiques linguistiques ou éducatives mais est une des conséquences de la transformation profonde du monde du travail. Le fait principal, comme je vais le développer, est que désormais les ressources et les compétences langagières en français sont devenues des composants indispensables de toute pratique professionnelle, même non qualifiée.
BREF HISTORIQUE
4Pour introduire mon propos, je donnerai un premier exemple des transformations conjointes du travail et des pratiques langagières, issu de la longue enquête menée pendant dix ans aux usines Peugeot de Sochaux-Montbéliard par le sociologue M. Pialoux (Beaud et Pialoux, 1999). Il illustre l’une des tendances majeures de la restructuration du travail, à savoir la transformation du contenu du travail ouvrier de production. Un cadre de l’entreprise, analysant la nouvelle organisation de la production mise en place en 1984-85 et en particulier l’autocontrôle par l’ouvrier lui-même, dit :
parce que traditionnellement (imitant le ton gouailleur d’un ouvrier de chaîne) : « bon ! allez, allez, allez ! Laisse passer, le contrôleur arrêtera ! »… J’entendais ça, j’ai entendu ça combien de fois dans les ateliers… Maintenant, ça c’est fini… « Oh ben non ! Si ça passe, ça passe ». Maintenant le contrôle est intégré directement à la production. Ça veut dire que, maintenant, notre personnel doit savoir lire, comprendre le français simplement. Il y a une feuille, des numéros, il lui faut choisir tel machin, c’est quand même un début d’abstraction. Alors qu’avant c’était : « bon je vais monter telle pièce ». Il n’y avait même pas besoin de savoir le français (op. cit. : 38).
6Et, plus loin :
y avait aussi le problème qu’il fallait pas mal d’écrits, de fiches techniques, un peu hard hein. Avec les mains ils savaient travailler, mais avec le papier tout ça c’était pas évident (…) Ils comprenaient pas bien tous les nouveaux graphiques, il fallait afficher tous les défauts, il fallait savoir se servir de l’ordinateur, rentrer toutes les informations (op. cit. : 46, c’est moi qui souligne).
Dans le taylorisme
8Dans le taylorisme, parler et travailler étaient considérés comme des activités antagonistes. Parler fait perdre du temps, distrait, empêche de se concentrer sur les gestes à accomplir [2]. La parole était donc explicitement interdite dans les ateliers et sanctionnée lorsqu’elle n’était pas directement en relation avec l’effectuation de la tâche. D’autres facteurs organisationnels venaient de toute façon contraindre fortement l’expression des travailleurs, comme le bruit, le placement côte à côte sur les chaînes ou encore l’incommunicabilité liée aux différentes langues parlées par les ouvriers immigrés (voir § 2). Précisons que cette interdiction de la parole, inscrite dans l’organisation du travail, allait de pair, pour F.W.Taylor (1964) avec la nécessité d’une prescription du travail extrêmement précise et détaillée et que les modes opératoires, les gammes opératoires, devaient être décrits et écrits. En quelque sorte, la conception du travail doit être écrite, l’exécution du travail doit être muette.
9Les historiens du travail proposent de considérer que le taylorisme a fait disparaître une organisation du travail antérieure qui reposait essentiellement sur l’oral. En effet, la première industrialisation, du XVIIIe -XIXe siècles, relevait de la communication orale, pour les prescriptions et les régulations :
La mutation de l’organisation du travail, signalée par les vocables de rationalisation, taylorisme, fordisme, production de masse, est étroitement associée à une transformation de l’équilibre ancien entre écrit et oral. Si le “taylorisme” peut se définir comme la stratégie de séparation de la conception et de l’exécution, elle porterait à la fois une croissance quantitative de l’écrit et une modification de l’articulation des deux modes d’expression. H. Braverman (1976) a pu décrire ce phénomène en termes de dédoublement de la production sur le papier : à une production réelle fait écho une production sur le papier. À cette expulsion de l’atelier de la compétence ouvrière et à la réduction de l’autonomie au travail qui en était la résultante, correspondrait, au travers du gonflement des bureaux et de leurs compétences, une prolifération de l’écrit, mutation majeure qui équivaut, à bien des égards, à une mise à l’écrit du travail (Dewerpe, 1993 : 15).
11Ce mouvement vers une bureaucratisation, vers un redoublement de l’action par son compte rendu écrit, a consisté, lors de la mise en place et du développement du taylorisme, à exclure les ouvriers de la transcription écrite de leur travail et à la confier à la maîtrise, aux ingénieurs et au bureau des méthodes. Aujourd’hui, en période de remise en question de ce modèle d’organisation du travail, on assiste à un transfert de ces tâches d’écriture vers les opérateurs eux-mêmes, ce qui constitue une des caractéristiques de ce que le management décrit comme l’enrichissement des tâches ou l’autonomie au travail.
12Bien entendu, dans la réalité des ateliers taylorisés, la situation était différente, les salariés n’étaient ni muets ni dénués de pratiques de lecture et d’écriture; mais celles-ci étaient non visibles et non reconnues, elles ne faisaient pas partie de la description officielle des postes et des qualifications. On peut évoquer en ce qui concerne l’écriture, la pratique des petits cahiers ou des petits bouts de papier, enfouis dans les poches des combinaisons et des blouses et sur lesquels on consigne un ensemble de remarques, d’observations, de calculs à propos du fonctionnement des machines, des processus de fabrication (Faïta et Vallaroni, 1986). Ces “écrits pour soi” représentent une somme de connaissances informelles, non reconnues, mais qui permettent néanmoins aux ouvriers de répondre aux pannes, aux aléas de la fabrication. En ce qui concerne la parole, l’interdit dont elle est frappée n’a évidemment pas empêché les salariés de se parler – en accélérant les cadences de la chaîne pour récupérer quelques secondes –, de blaguer, plaisanter, rire et se moquer, même si on doit hurler pour couvrir le bruit des machines (Linhart, 1978). Cet interdit de la parole n’a pas, non plus, empêché les salariés de développer du langage intérieur : dans les différentes enquêtes sur le travail à la chaîne, les ouvriers et ouvrières disent souvent que, lorsque les gestes à faire étaient incorporés, lorsqu’il n’y a plus “à y penser”, alors on peut “penser dans sa tête, penser à autre chose, se raconter des histoires”, bref, développer une activité de langage intérieur (Boutet 2001a; Clot 1995,1999). Le taylorisme ne pouvait donc que difficilement empêcher les salariés de se parler “dans leur tête” ni de se parler entre eux, mais cette expression était exclue du discours de la conception et de l’organisation. L’idée que parler peut être autre chose que bavarder et chahuter, l’idée que parler, c’est aussi exercer son intelligence, l’idée qu’il y a là des ressources économiques, l’idée que le langage et la communication peuvent être des “facteurs de productivité” pour des entreprises (Zarifian 1990,1996; Veltz et Zarifian 1993), ce sont là des idées qui vont émerger lors de la crise économique du modèle taylorien.
Deux événements majeurs
13La configuration actuelle des pratiques langagières – quelles pratiques sont valorisées, quelles pratiques sont stigmatisées, quels sont les rapports de domination entre usages des langues et des variétés de langues ? – cette configuration est le résultat d’un processus historique, économique et social, qui se met en place dans les années soixante-dix. Sans prétendre faire l’historique de cette période récente, je rappellerai brièvement deux événements essentiels pour notre propos. Le premier, c’est l’ébranlement du modèle productiviste taylorien, du fait à la fois des grèves et mouvements sociaux des années 1970, et du choc pétrolier de 1973. Ébranlement qui signe la fin de la période dite des trente glorieuses et qui sera suivi par la réorganisation de l’appareil productif et spécifiquement son automation et robotisation, la disparition de secteurs de la production, la mise en question du travail fordien, la montée progressive des métiers du tertiaire. Le second événement, c’est la fermeture de l’immigration économique : décision politique prise en 1974 de la réduire aux seuls cas de l’asile politique, du regroupement familial et de la poursuite d’études.
14Ces deux événements vont faire progressivement reculer la figure archétypique du travailleur immigré légalement arrivé en France : un homme, ouvrier OS des grandes usines de la métallurgie, engagé dans les luttes syndicales, sans famille (du moins en France), vivant en foyer, analphabète et parlant peu le français. Lui succède une autre figure archétypique, celle de la famille nombreuse, sans papiers, avec les adultes au chômage, en emplois précaires ou clandestins, vivant dans des logements insalubres. Car la politique de fermeture des frontières a eu comme effet non prévisible de substituer à la mobilité qui était de règle – les aller-retours fréquents, les départs des villages à tour de rôle – une immobilité forcée sur le territoire français d’une part, et d’autre part, d’encourager, via la clause du regroupement familial, la venue des femmes et des enfants.
15Ces deux événements ont fait émerger et reconnaître ce que nous avons nommé la part langagière du travail. Les évolutions qu’ils ont entraînées dans les activités de langage au travail ont reconfiguré les rapports entre les pratiques langagières et ont dessiné une nouvelle formation langagière. Je propose de la décrire selon quatre axes, étant entendu que dans la réalité de l’activité ceux-ci sont souvent intriqués.
- L’usage des langues autres que le français, c’est-à-dire ici l’usage
des langues de la migration, demeure une pratique dominée, non
valorisée, non reconnue, difficile à évaluer. Elle se situe du côté du
travail réel, de la connivence entre salariés, de l’entraide entre pairs
(§ 2).
Les interactions dites “de service”, dont les dialogues au guichet entre un agent et un usager sont l’exemple, constituent une pratique langagière qui est à la fois quantitativement en augmentation et qualitativement en mutation (§ 3).
Le dialogue entre salariés voit son statut basculer : cette parole qui était assimilée à du bavardage et réduite à une fonction ludique dans le taylorisme, on en “découvre” la valeur et la fonction cognitive au travers d’activités comme la délibération, l’argumentation, le débat au sein des groupes d’opérateurs (§ 4).
Les pratiques de lecture et d’écriture que l’organisation scientifique du travail (OST) avait réservées à l’encadrement et à la conception, se diffusent et se généralisent à l’ensemble des salariés et des professions (§ 5).
PRATIQUES DES LANGUES DE LA MIGRATION
Dans les usines du taylorisme
17En Angleterre, dès les années soixante-dix, des chercheurs anglais se donnaient pour objet les langues parlées par les travailleurs et les effets d’inégalité et de domination que la communication interethnique provoquait dans les situations professionnelles. Ils exploraient et analysaient systématiquement des situations de face à face interculturel comme les entretiens d’embauche, les demandes à des services publics et plus largement les situations où des ouvriers immigrés étaient en interaction professionnelle avec l’encadrement anglais (Gumperz et alii, 1979,1980,1991). Ces enregistrements et leurs analyses ont donné lieu à de nombreuses actions de formation à la communication interethnique, tant pour les immigrés que pour les Anglais, dans le Centre de formation au langage industriel (NCILT) qu’ils ont créé. Le Centre a aussi produit et diffusé par la BBC de nombreux enregistrements vidéo d’interactions inégales au travail (pour une synthèse, Roberts et alii, 1992). L’ancrage fort de ces travaux dans la prise en compte de la diversité linguistique, sociale et culturelle, n’est certainement pas sans rapport avec la tradition sociologique anglaise qui, de R. Hoggart (1970) à B. Bernstein (1975), a montré une attention très spécifique à la communication entre les différents groupes sociaux et ethniques.
18Il n’existe pas, à ma connaissance, d’enquêtes et de travaux comparables en France. La communication interethnique, l’usage des langues de la migration dans les situations de travail industriel, n’ont pas donné lieu à enquêtes ou recherches empiriques [3]. On peut rappeler, comme une exception et bien qu’il ne s’agisse pas du travail industriel, l’analyse faite par C. Bachman dès 1980 d’une interaction multiculturelle et multilingue à un guichet de Poste, entre un Yéménite parlant à peine le français et l’employé; analyse qui anticipait sur ce qu’on nommera plus tard les interactions de service.
19Il faut reconnaître qu’on sait déjà bien peu de choses sur les pratiques langagières réelles des ouvriers francophones, compte non tenu de la variable que constituent les différentes langues parlées par les travailleurs immigrés. Nous n’avons pas à notre disposition d’enquêtes ou de recherches systématiques sur ce que certains auteurs nomment “les langages d’ateliers” [4]. Les seules sources directes sont les récits de l’expérience ouvrière, les biographies ou les romans ouvriers.
20En ce qui concerne plus spécifiquement les pratiques langagières des ouvriers immigrés, on doit se contenter des remarques, de notations indirectes, à travers ce qu’en ont dit les sociologues de l’immigration et les sociologues du travail. C’est ainsi que M. Tripier (1990), dans un ouvrage de synthèse sur les immigrés ouvriers, évoque à plusieurs reprises les difficultés de communication interethniques, « la communication difficile entre OS d’origine différente ne parlant pas la même langue » (ibid. : 169). Elle rappelle la politique menée par Renault et Citroën de dispersion sur les chaînes d’OS appartenant à des nationalités différentes : ceci rendait leur intercommunication difficile et donc malaisée leur capacité d’organisation. Mais d’un autre côté, cette pratique organisationnelle rendait difficile la transmission des consignes, puisque la maîtrise ne pouvait pas passer par un système de traduction dans les différentes langues maternelles (171).
21Dans un article d’E. Charlon sur l’illettrisme, l’auteur évoque aussi la cohabitation dans les usines d’ouvriers de langues différentes. Rappelant que, lors de la mise en place de la Loi de juillet 1971 sur la formation permanente, les partenaires sociaux ont considéré que les travailleurs immigrés devaient en être les premiers bénéficiaires, elle écrit : « Il s’agissait alors pour les syndicats de pallier les difficultés de la communication orale liées aux affectations, dans le travail posté, de populations de langues et traditions différentes : dans le Nord, par exemple, alternaient ouvriers flamands, portugais, algériens et africains. » (2000 : 16). On sait que les ouvriers immigrés ont été, pour une part d’entre eux, recrutés analphabètes, jeunes, non formés, et ne parlant pas ou que peu le français. On sait que dans certaines usines, la direction plaçait côte à côte sur les chaînes des ouvriers de langues différentes. On sait que l’alphabétisation a été l’œuvre d’associations et de militants. On sait que les mouvements sociaux, comme les grèves des OS des années 70, ont été des moments forts dans la structuration d’une identité d’ouvrier. Mais ce qu’on sait mal, c’est ce qui se passait réellement dans les ateliers. Comment ces immigrés ont-ils appris sur le tas un français de communication ? Comment des OS yougoslaves, espagnols, portugais et maliens, par exemple, s’y prenaient-ils pour résoudre un problème de fonctionnement d’une machine ou d’une ligne ? Comment parlaient-ils avec le régleur ou le chronométreur ? Comment communiquaient-ils avec la maîtrise ? Quel était le rôle exact des médiateurs (traducteurs et scribes pour leurs camarades)? Les langues de la migration ont-elles eu une place et un rôle dans la socialité au travail, dans les blagues, les plaisanteries, les insultes rituelles ? Quels usages du français, quelles variétés de français, quels français intermédiaires ont-ils élaborés ?
Des non francophones aux bilingues
22Àcette méconnaissance scientifique des pratiques langagières dans les ateliers, fait écho leur non reconnaissance par l’organisation du travail : les ouvriers pouvaient, comme on vient de l’évoquer, ne pas parler le français (et ne pas l’écrire) sans que la production taylorienne en soit affectée. La parole ouvrière, qu’elle s’exprime en français ou en d’autres langues, n’avait aucun poids, aucun pouvoir organisationnel.
23La fermeture de l’immigration conjointement au déclin économique des grandes industries de la sidérurgie, des mines ou du textile, grandes employeuses de salariés non qualifiés en majorité immigrés, a considérablement fait diminuer le nombre d’immigrés. Il est très difficile de savoir, parmi ceux-ci, combien sont aujourd’hui des non francophones (et/ou des analphabètes). Il est malaisé d’avoir un accès statistique à ces questions, dans la mesure où une partie de ces adultes arrivent par des filières clandestines. On peut néanmoins penser, étant données les exigences actuelles en matière de recrutement, que les adultes non francophones se retrouvent désormais, non plus dans de grandes usines et entreprises, mais dans les petites sociétés de travail “ethnique” employant des travailleurs clandestins et sans papiers, peu touchés par les syndicats et encore moins par l’Inspection du travail. Là encore les informations sont souvent indirectes. On peut néanmoins faire l’hypothèse que les conditions de travail actuelles de ces non francophones sont plus défavorables à l’apprentissage rapide d’un français de communication que ne l’étaient celles de leurs prédécesseurs des grandes usines : absence de relais syndical, de représentation, peu de communications et d’occasions de rencontres avec des ouvriers français. Seuls les ateliers multiethniques mettent les salariés dans la nécessité de converger vers le français.
24En parallèle, la situation sociolinguistique a évolué. Exception faite des néo-arrivants et des communautés nouvellement venues, la plupart des adultes, comme les jeunes issus de l’immigration, sont désormais soit monolingues en français, soit bilingues. Les travaux quantitatifs de l’enquête INSEE-INED (Tribalat, 1996, en particulier : 188-213) montrent bien que, mises à part des communautés récemment arrivées, comme les Turcs, qui sont celles chez qui le français est le moins présent, les répertoires verbaux s’organisent majoritairement autour, soit d’un usage exclusif du français, soit d’un usage du parler mixte, avec une alternance entre le français et la langue du pays d’où la famille est issue.
Langues et catégorisation des espaces professionnels : la communication interethnique
25Ceux des immigrés ou des enfants d’immigrés qui sont désormais bilingues disposent, du fait de pouvoir changer de langue, d’une ressource symbolique importante; car les langues et leurs variétés fonctionnent comme autant d’indices de catégorisation des situations, ce que P. Wald (1986) nomme “des attributs catégoriels”. Dans une autre perspective théorique, J. Gumperz (1982) propose la notion “d’indices de contextualisation”, pour parler d’un ensemble de traits linguistiques conventionnellement interprétés ou mésinterprétés. Dans une situation sociale donnée, les interlocuteurs s’attendent à entendre tel contour mélodique, tel trait segmental, tel choix énonciatif ou telle langue. Ces indices guident et encadrent la perception et la catégorisation de soi, d’autrui et de la situation. Un choix lexical ou une intonation inappropriés, un changement de langue, peuvent concourir à une recatégorisation de la situation et de l’interlocuteur.
26Que ce soit en alternance ou non avec le français, les langues de la migration tendent à être parlées dans des lieux ou des espaces qu’on peut, en première approximation, catégoriser comme privés : en famille, dans les commerces “ethniques”, dans les réseaux du travail clandestin, dans les associations, dans les cours de récréation. Mais cette attribution de langues est aussi un processus dynamique et elle peut être renégociée et transformée dans les interactions sociales. Prenons un exemple. Les situations d’accueil dans les services publics requièrent a priori une interaction dans le seul français. Si un usager prend l’initiative de changer de langue et, par exemple, de répliquer en arabe, il provoque de fait une ré-analyse de la situation. Il en modifie le cadre et produit des effets sociaux : effets de discrimination, effet d’agressivité ou de violence, effet d’exclusion, de stigmatisation, rires, moqueries.
27Il n’est cependant pas toujours aisé de s’entendre sur la catégorisation des espaces et, partant, sur l’attribution de langues et de variétés. Deux exemples me semblent représentatifs de la difficulté qu’il peut y avoir à catégoriser un espace urbain; il s’agit de la rue et des transports en commun. Dans une enquête que nous avons conduite auprès de jeunes Chinois à Paris (Saillard et Boutet, 2001), plusieurs jeunes filles nous ont fait une remarque surprenante : elles n’osaient pas parler en chinois dans les rues car, disent-elles, « on se moque de nous, on nous regarde bizarrement ». Elles habitent pourtant dans le XIXe, un quartier polyglotte et multiethnique où les conversations en arabe, tamoul, chinois, yiddisch, sont pratiques courantes dans les rues. Notre interprétation est que ces jeunes filles éprouvent une discordance entre la catégorisation de l’espace et l’attribution de langue. Leurs familles tendent à les élever dans une partition stricte entre le chinois comme langue familiale (le “we-code”), et le français comme langue officielle (le “they-code”). De ce fait, le chinois n’est pas à sa place dans la rue, dans un espace difficilement catégorisable par les locutrices, comme privé ou familial.
28Dans les transports en commun (métros, RER, bus), on sait que les affrontements réguliers entre chauffeurs, conducteurs, mécaniciens et jeunes usagers ont une composante langagière et comportementale importante. Le plus souvent, la violence physique commence par ce qui est perçu par les salariés comme des incivilités, des agressions verbales. Parler beaucoup plus fort qu’il n’est d’usage, s’invectiver d’un bout à l’autre d’une rame en créole, par exemple, constituent autant d’indices de contextualisation qui tendent à recatégoriser la situation et, de publique qu’elle est nécessairement pour le salarié, la transformer en espace privé : point de vue inacceptable pour le salarié. On assisterait de ce fait à une impossible négociation sur le statut d’espaces dits publics comme les transports ou les rues.
29On peut aussi faire une hypothèse complémentaire et penser que ces normes de communication, ces variétés de français utilisées sont à rapporter à ce que P. Bourdieu (1983) a désigné comme des “marchés francs”. Dans cet article, il critique les fondements socio-logiques de la notion de “français populaire”, et il avance l’idée que dans certaines zones de la société, comme les bars, les prisons, les bandes de jeunes, les lois du marché linguistique, qui fixent des prix et des valeurs symboliques aux différents usages, ne s’appliquent pas : zones franches, où les normes sociolinguistiques s’inversent, où s’élaborent des contre-normes. Le conflit de catégorisation pourrait ainsi se lire comme un conflit sur l’extension de zones franches à de nouvelles situations sociales comme la rue, l’enseignement, les services publics. Ces difficultés ne sont pas sans conséquences sur l’exercice des métiers des services, comme nous allons le voir.
UNE PRATIQUE LANGAGIÈRE EN EXPANSION : LE FACE-À-FACE ENTRE CLIENT ET SALARIÉ
30Distinguons en premier lieu entre deux grands types d’espaces professionnels. Ceux qui sont en droit et dans les faits fermés au public mais ouverts aux seuls salariés engagés dans une relation contractuelle avec l’entreprise. Ce sont des lieux régis par le droit privé et qui ne peuvent s’ouvrir que lors d’opérations comme les “Portes ouvertes”, comme en ont connu des usines ou des chantiers navals. Et les espaces qui, relevant du droit public comme les écoles, les hôpitaux, les transports, les mairies, ou étant de droit privé comme les banques, les restaurants, sont cependant ouverts pour partie au public : de ce fait, ces situations professionnelles se caractérisent par le face-à-face entre des usagers et des salariés. Dans ces derniers espaces, où usagers du public et salariés se rencontrent et interagissent, on a pris l’habitude d’opposer deux types d’activités professionnelles : les activités dites de “front office” où les salariés travaillent en interaction avec l’usager (que ce soit en accueil physique ou téléphonique), et les activités dites de “back office”, où les salariés ne sont plus au contact du public.
Une communication inégale
31Aujourd’hui, les interactions de “front office” constituent des situations de communications inégales fort différentes de ce qu’elles étaient il y a quelques dizaines d’années. De nombreux facteurs ont conduit à ce que les termes de cette communication inégale se modifient très radicalement, au premier chef desquels on peut citer la modernisation des administrations et des collectivités territoriales. La centration sur l’usager, les droits qui lui sont reconnus, ont fait basculer les termes de l’échange : c’est largement le salarié qui est désormais en position d’être linguistiquement dominé et qui doit gérer difficultés ou conflits. Tandis que le salarié n’a pas d’options, n’a droit qu’à une seule langue et à une seule de ses variétés, un français standard, tandis que les protocoles et les procédures de traitement de l’interaction se font de jour en jour plus précis et rigoureux, le client en face jouit d’une relative discrétion. S’il veut ou peut être coopératif et conduire une interaction “heureuse”, il devra se conformer à ce registre. Mais en cas de difficultés, de conflits, il pourra aussi recourir à d’autres langues (passage aux langues de la migration, comme je l’ai signalé) comme à des variétés moins standard de français qui vont être le signe d’un dysfonctionnement de la communication, d’un incident et, du point de vue du salarié, autant de difficultés à surmonter.
La relation de service, une situation par excellence de contact entre pratiques langagières
32La montée économique du secteur des services, des professions de l’accueil, du télé-travail place de plus en plus de salariés dans des situations de contact entre variétés et usages du français, voire de contact de langues. Cette caractéristique des métiers commence à être prise en compte, tant dans la formation que dans la description du contenu même du travail. Les salariés au contact avec le public évoquent souvent les problèmes ou les tensions vécues dans le face-à-face par exemple avec le français des jeunes, dans l’exercice du métier d’enseignant, ou la gestion d’une demande d’information. Nous allons nous arrêter sur le métier de l’accueil.
33Je rapporterai l’intervention ergonomique de M. Pochat (2000) dans une Mairie de la région parisienne. Lors de l’analyse de l’activité que constitue l’accueil du public dans différents bureaux, l’auteur montre que les compétences déployées par les agents se déclinent selon quatre registres : les compétences techniques et réglementaires (connaissance des textes, des modalités de constitution des dossiers), les compétences contractuelles (se mettre d’accord verbalement avec l’usager sur la définition de son cas et les pièces à fournir), des compétences civiles (gérer le face-à-face de telle sorte que l’usager se sente respecté et bien traité). Ces deux derniers ensembles de compétences renvoient à des compétences de nature communicationnelle. L’observation longue menée par l’auteur lui a permis de mettre au jour deux grands types “d’infélicités” : les micro-conflits, où l’usager émet de multiples réflexions désagréables envers le salarié, et les conflits. Ces derniers sont des interactions verbales violentes avec insultes : « L’usager, soit s’exprime dans un registre de langue correcte mais dont le contenu est dévalorisant pour l’agent “on voit bien que vous êtes fonctionnaires !”, “si vous croyez que je n’ai que cela à faire, moi !”, soit s’exprime dans un registre de langue incorrecte “bande de feignasses !”. Puis viennent les menaces d’intervenir en haut lieu, voire les menaces physiques “je vais te claquer la gueule” » (104). Ces infélicités de l’accueil agissent comme un harcèlement psychologique diffus et les salariés développent plusieurs stratégies pour les contourner. Ce que M. Pochat énonce en ces termes : « En ce qui concerne les micro-conflits, soit ils ne sont pas relevés, l’agent continue de réaliser sa tâche en affectant la même attitude souriante, soit ils sont relevés mais en adoptant une attitude compréhensive “je suis désolée de vous imposer cela mais…”. En ce qui concerne les conflits, ils prennent en porte-à-faux l’agent et l’atteignent à un niveau identitaire […]. L’une et l’autre des réponses à l’agression (la fuite ou l’agression) sont impossibles dans le cadre de la relation de service. Alors les agents sont contraints de prendre sur elles » (210).
34De nombreux salariés comme les travailleurs sociaux, les médecins du travail, les agents de l’ANPE, les agents des services publics, les personnels hospitaliers, les enseignants, sont désormais au contact professionnel avec la diversité culturelle et linguistique des citoyens. Ces professionnels, dans toute la diversité de leurs missions, sont confrontés dans le quotidien de leur travail à des pratiques langagières et des comportements communicationnels plus ou moins prévisibles, plus ou moins adéquats ou pertinents, auxquels il leur faut néanmoins s’ajuster et répondre.
L’EXERCICE DE LA PAROLE : VERS UN CHANGEMENT DE FONCTION
Une parole dominée
35Dans le taylorisme, comme je l’ai rappelé, la parole des ouvriers est renvoyée au seul bavardage, non pertinent et inutile. Cette parole est non seulement dévalorisée mais aussi réduite, du fait des contraintes matérielles, à des formats particuliers. Elle est discontinue, faite de cris et de hurlements pour couvrir le bruit, de langage gestuel et corporel. Parfois même, comme le rapportent S. Beaud et M. Pialoux (1999) à propos des chaînes de montage de Peugeot, « ils faisaient les animaux de la ferme… ils aboyaient, un faisait la poule, l’autre le coq… et puis toute la journée comme ça. C’était un défoulement » (306-307). Les sociologues du travail industriel ont parlé à ce propos des “langages d’ateliers” et ont évoqué l’importance des jeux de langage : les systèmes très codés de plaisanteries, les insultes rituelles, les gros mots et obscénités, les vocabulaires de travail (voir Verret, 1996 : 21 et suiv.; Boutet, 2001b).
36Cette parole ouvrière dévalorisée est de plus, dans la rationalisation du travail industriel, dominée par l’écrit qui reste l’apanage de la conception. Bien que la situation sociolinguistique de la parole soit en train d’évoluer au sein du monde du travail, comme nous allons le voir dans la suite, l’oral demeure souvent dans une relation sociale inégalitaire par rapport à l’écrit. C’est ce que montre F. Moatty (2000) dans son étude sur la réception des instructions de travail. Il y analyse les résultats des enquêtes Technique et Organisation du Travail de 1987 et de 1993, organisées par la DARES, enquêtes qui complètent l’enquête Emploi de l’INSEE (échantillon =21 000 salariés). La comparaison entre ces deux enquêtes montre une évolution certaine des pratiques de communication au travail, allant dans le sens d’une diminution des consignes orales et d’un plus grand accès à l’écrit et/ou aux communications par l’intermédiaire de machines; cet accès demeure cependant strictement corrélé à des variables sociales comme le niveau de qualification, le niveau scolaire ou celui des responsabilités. Ainsi, la part des salariés qui ne reçoit ses instructions de travail que de vive voix est passée de 38% à 29% tandis que dans le même temps la part de ceux qui les reçoivent par les quatre canaux les plus fréquents (voix, écrit, téléphone, machine) a plus que doublé, passant de 2,5% à 6%.
Le travail de la communication
37La profonde restructuration de la production, du fait de son automatisation, transforme en profondeur tous les métiers. Le travail est de moins en moins physique, les opérateurs ont souvent un rapport médiatisé à l’objet de leur activité au moyen des robots, des écrans d’ordinateurs. Comme le décrit bien une étude du CEREQ sur l’automation : « (le pilote d’installation) est expert en tant qu’il est à la source d’une information montante, information qui devient un enjeu de plus en plus stratégique pour l’entreprise. Contrairement au tour de main, au savoir intuitif qui ne s’exprime pas et qui caractérise le savoir de métier traditionnel, l’expertise de fabrication requiert la capacité de verbaliser (sous forme orale, écrite, codée), pour transmettre les éléments de savoir d’une situation. Les ouvriers sont particulièrement concernés dans un procès d’institutionnalisation de cette fonction, en tant qu’ils sont à la source de l’information de terrain. Diverses procédures concourent à la recherche et à la récupération centrale de ce savoir : délocalisation des activités “métho-des”auprès de cellules de production, création d’instances d’expression collective et de cercles de qualité, création d’outils informationnels (saisie automatique des données, constitution d’outils de mémorisation de type bilans, etc.). Mais la condition de base de réussite de toutes ces tentatives repose sur la capacité de leur mise en forme et d’expression de leur savoir par les ouvriers eux-mêmes » (Bercot et alii, 1988; c’est moi qui souligne).
38Plusieurs facteurs partiellement dépendants les uns des autres ont convergé pour qu’une compétence nouvelle soit requise des salariés, la compétence à communiquer, et qu’il leur soit demandé de mettre leurs ressources langagières, et plus largement leur intelligence, au service de la productivité. C’est la robotisation et l’automation de l’industrie conjointement aux nouvelles organisations du travail (travail en flux tendu, juste à temps, autonomie des équipes); c’est l’émergence des nouveaux métiers de la communication; c’est la réorganisation du service public. Les diverses formes de management alternatives du taylorisme mettent en avant la force et l’efficacité de la discussion, de la délibération, au sein des équipes de travail, des cercles de qualité, des groupes d’expression. L’encadrement doit désormais faire preuve de capacités à communiquer, mais les opérateurs aussi doivent faire preuve de capacités langagières, savoir délibérer collectivement, argumenter pour nourrir la prise de décision au sein des équipes. Analysant il y a quelques années la restructuration de la production d’un grand groupe de l’agro-alimentaire, P. Zarifian (1996 : 65) soulignait que « quiconque réalise un travail sur les changements de l’organisation dans les grandes entreprises est frappé par l’appel qui est fait au parler, à l’expression des salariés ». Il énumérait quelques-uns de ces procédés organisationnels comme les groupes de progrès, les réunions d’expression, l’implication dans des projets collectifs, les équipes semi-autonomes.
39La compétence à discuter, débattre, trouver des solutions et résoudre des problèmes par la parole est centrale dans des secteurs comme le télémarketing ou les centres d’appel. Certes ces métiers ne sont pas, au sens propre du terme, nouveaux : les anciens standards téléphoniques sont là pour nous rappeler que le travail par téléphone n’est pas récent. Ce qui l’est ce sont, d’une part, les technologies utilisées – informatique, communications par satellites qui engendrent une activité de travail dite “multimodale” – et c’est, d’autre part, l’accroissement de ce secteur économique. La compétence de communication est aussi au centre de la restructuration et de la modernisation d’anciens secteurs professionnels comme la fonction publique, les administrations et les collectivités locales, le secteur des transports (SNCF, RATP). La centration sur l’usager, la volonté d’éviter les conflits au guichet ou de déjouer la violence et les incivilités, la prise en compte de la diversité des situations, conduisent à une redéfinition des métiers et des activités de travail dans laquelle les savoir parler, savoir communiquer, savoir répondre, savoir donner les bonnes informations, deviennent des composants de base. Les habiletés verbales à l’oral, la capacité à gérer des interactions diverses, y compris conflictuelles, comme je l’ai montré plus haut, autrefois l’apanage des métiers de la vente, deviennent des compétences de plus en plus requises et répandues, du fait de la montée en puissance des métiers de la communication et de la relation (télé-travail, centres d’appel, métiers de l’accueil, métiers de la médiation).
ÉCRIRE ET LIRE :DE LA CONCEPTION À L’EXÉCUTION
La “découverte” de l’illettrisme en France
40Pendant la période du taylorisme, les dirigeants politiques et économiques avaient pu se satisfaire des savoirs élémentaires enseignés à l’école, sans aller trop vérifier ce que ces savoirs supposés acquis devenaient chez les adultes. L’organisation et le contenu même du travail permettaient aussi d’embaucher des travailleurs analphabètes et non francophones, comme nous l’avons vu. Mais la crise de ce modèle économique révèle, à la fin des années 1970, qu’un pan entier du salariat est exclu du monde de l’écrit et sera de ce fait difficilement convertible. C’est la “découverte” au début des années 1980 des 2 à 3 millions d’adultes illettrés : adultes peu ou mal scolarisés, adultes analphabètes immigrés (Oheix, 1981).
41L’illettrisme en France devient alors une question politique, non pour des raisons humanitaires mais économiques : à l’heure de la restructuration de l’appareil de production, il est clair qu’une partie des ouvriers (ce qu’on nommera les Bas Niveaux de Qualification) n’a pas les compétences requises [5]. Comme le rappelle E. Charlon (2000 : 16), « il s’agissait pour les directions d’entreprise de faire respecter les normes de sécurité pour juguler l’augmentation des accidents du travail et de permettre, par l’accès à la lecture-écriture, la reconnaissance des capacités professionnelles des meilleurs salariés afin d’en faire des contremaîtres et des agents de maintenance dans les activités industrielles qui attiraient d’autant moins encore les salariés français que la présence des populations étrangères s’y était accrue ». Car l’informatisation et la robotisation des postes de travail vont transformer le contenu même du travail ouvrier, qui devient de plus en plus une activité de contrôle, de maintenance des installations. Il faut désormais savoir lire des écrans, savoir interpréter des diagrammes, des colonnes de chiffres; il faut remplir des fiches de contrôle, des fiches-suiveuses, etc.
Exigences en matière de “littératie”
42De nombreux travaux ont alors tenté de mesurer l’illettrisme, d’en cerner les différentes manifestations afin de mieux y remédier, afin d’adapter et de former les salariés aux nouvelles exigences (El Hayek, 2000). Le terme de “littératie”, néologisme forgé sur le terme anglais de literacy, renvoie au vaste domaine des usages, des formats, des fonctions de l’écrit, entendu aussi bien comme écriture que comme lecture. S’il reste difficile de mesurer l’illettrisme et de s’accorder sur des critères (Fraenkel et Moatty, 2000), en revanche tous les salariés comme les observateurs du monde du travail s’accordent sur le constat suivant : les exigences en matière de littératie au travail, autrefois restreintes à la conception et l’encadrement, se généralisent à toutes les professions. Ces exigences entraînent une augmentation remarquable des écrits de travail (Moatty, 2000; Rouard, 2000; Fraenkel, 2001). Par exemple, la profession d’aide-soignante, traditionnellement considérée comme une profession peu qualifiée et qui a longtemps employé des personnes peu ou mal lettrées, requiert désormais, comme les métiers ouvriers, des compétences et une maîtrise de l’acte graphique : savoir copier, remplir des tableaux, lire des fiches, rédiger des comptes rendus d’activité.
43Nous avons plusieurs fois évoqué le rôle joué dans la montée des écrits de travail par l’informatisation et l’automation des activités. D’autres transformations comme la généralisation des dispositifs de traçabilité (Fraenkel, 1995), la qualité, la certification, font que, désormais, l’activité de nombreux salariés se redouble par son inscription graphique, sous forme de comptes rendus, rapports, fiches de postes, fiches-suiveuses, cahiers de transmissions, etc. Cette mise en écrit de l’activité constitue un dispositif nouveau de contrôle du travail. Du côté des salariés, loin d’être perçue comme un enrichissement des tâches, cette montée des écrits est vécue comme une surcharge inutile de travail, « la paperasse qui empêche de faire le vrai boulot ».
CONCLUSION
44Les compétences langagières du “lire-écrire-parler-communiquer” sont désormais tout à la fois la condition de la réussite scolaire des jeunes scolarisés – puisqu’il leur faut nécessairement maîtriser le français en tant que langue de l’ensemble des disciplines et des apprentissages –, et la condition de l’accès à l’ensemble des métiers : toutes les professions même peu qualifiées, tous les secteurs professionnels, requièrent désormais, à des degrés et selon des modalités diverses, de savoir lire et écrire le français, d’avoir des habiletés communicationnelles.
45Cette reconfiguration de la formation langagière du travail porte en elle une profonde contradiction. D’un côté, on peut y voir une évolution vers une démocratisation et un enrichissement des pratiques langagières, on peut y souligner l’importance prise par les activités de délibération et d’argumentation au sein des collectifs de travail et y voir la reconnaissance d’un “agir communicationnel” au sens d’Habermas. D’un autre côté, on peut voir comment les organisations du travail s’attachent à codifier, encadrer, formater, réglementer ces nouvelles pratiques langagières et ce faisant, comment elles contribuent à construire une nouvelle forme de rationalisation. Non plus celle des gestes et du corps physique comme dans le taylorisme traditionnel, mais celle de l’activité de langage.
BIBLIOGRAPHIE
- BACHMAN Christian (1980) – « Un yéménite dans une Poste », Études de linguistique appliquée : 37.
- BAKHTINE Mikhaïl/VOLOCHINOV (1977, tr. fr.) – Le marxisme et la philosophie du langage. Paris, Éditions de Minuit.
- BAKHTINE Mikhaïl, 1978 (tr. fr.) – Esthétique et théorie du roman. Paris, Gallimard.
- — 1984 (tr. fr.) – Esthétique de la création verbale. Paris, Gallimard.
- BAUTIER Elisabeth, Béatrice FRAENKEL, Roger BAUTIER, Dominique FREGOSI et Marie-Thérèse VASSEUR (1993) – Rôle structurant du langage en situation de travail, Rapport de recherche, Paris 5-Ministère de la Recherche et de l’Espace.
- BEAUD Stéphane et Michel PIALOUX (1999) – Retour sur la condition ouvrière. Paris, Fayard.
- BENTOLILA Alain (1993) – « L’illettrisme chez les Français de 18 à 22 ans », dans B. Fraenkel, dir.
- BERCOT Roger, P. CAPDEVIELLE, F. HERAN, B. HILLAU, H. LHOTEL, P. MOUY, C. PEYRARD, M. SUEUR et P. ZARIFIAN (1988) – « Ouvriers qualifiés, maîtrise et techniciens de production dans les industries en cours d’automation », CEREQ, Collection des Études, n°43.
- BERNSTEIN Basil (1975 tr. fr.) – Langage et classes sociales. Paris, Éditions de Minuit.
- BOURDIEU Pierre (1983) – « Vous avez dit populaire ? », Actes de la recherche en sciences sociales, n°46 : 98-105.
- BORZEIX Anni et Béatrice FRAENKEL, coord. (2001) – Langage et travail. Communication, cognition et action. Paris, CNRS Éditions.
- BOUTET Josiane, dir. (1995) – Paroles au travail. Paris, L’Harmattan.
- — (2001a) – « Le travail devient-il intellectuel ? », Travailler, n°6 : 55-70.
- — (2001b) – « Les mots du travail », dans A. Borzeix et B. Fraenkel, coord.
- BOUTET Josiane, Pierre FIALA et Jenny SIMONIN-GRUMBACH (1976) – « Sociolinguistique ou sociologie du langage ? », Critique, n°344 : 68-85.
- BOUTET Josiane et Bernard GARDIN (2001) – « Une linguistique de l’activité », dans A. BORZEIX et B. FRAENKEL, coord.
- CLOT Yves (1995) – Le travail sans l’homme? Paris, Éditions La Découverte.
- — (1999) – La fonction psychologique du travail. Paris, Presses universitaires de
- France.
- DEWERPEAlain (1993) – « Écrire en usinant (XIXe -XXe siècles) », Cahiers Langage et travail, n°6 : 5-19.
- DEWITTE Philippe (1999) dir. – Immigration et intégration, l’état des savoirs. Paris, La Découverte.
- EL HAYEK Christiane (2000) – Illettrisme et monde du travail. Paris, La Documentation française.
- FAÏTADaniel et Pierre VALLARONI (1986) – « Le métier d’agent de conduite SNCF : des interactions complexes », Technologies, Idéologies, Pratiques, V et VI.
- FRAENKEL Béatrice, dir. (1993) – Illettrismes, variations historiques et anthropologiques. Paris, BPI- Centre Georges Pompidou.
- — (1995) – « La traçabilité, une fonction caractéristique des écrits de travail », Connexions, n° 65 : 63-75.
- — (2001) – « La résistible ascension des écrits au travail », dans Borzeix et FRAENKEL, coord.
- FRAENKELBéatrice et Frédéric MOATTY(2000) – « La mesure de la littératie au travail : résultats, problèmes, perspectives », dans El HAYEK, dir. : 33-44.
- GUMPERZ John J., ed. (1982) – Language and social identity. Cambridge University Press.
- GUMPERZ John J., Tom JUPP and Celia ROBERTS (1979) – Crosstalk. National Center for industrial language training.
- GUMPERZ John J. and Celia ROBERTS (1980) – Developing awareness skills for inter-ethnic communication. Singapore : Seamo Regional language center. Occasional Papers, n°2.
- — (1991) – « Understanding in intercultural encounters », in Proceedings of the 1987 Meeting of the international pragmatics association.
- HOGGART Richard (1970 (tr. fr.) – La culture du pauvre. Paris, Éditions de Minuit.
- LEROI-GOURHAN André (1964) – Le geste et la parole. I, Technique et langage. Paris, Albin Michel.
- LINHART Robert (1978) – L’établi. Paris, Éditions de Minuit.
- MOATTY Fréderic (2000) – « Instructions de travail écrites et bas niveaux de qualification », dans El HAYEK, dir. : 61-74.
- OCDE (1997) – Littératie et société du savoir. Paris, OCDE.
- OHEIX Georges (1981) – Contre la précarité et la pauvreté, 60 propositions, Rapport adressé au Premier Ministre. Paris, La Documentation française.
- POCHATAnnie (2000) – Agir sur l’accueil en Mairie, la prise en compte de l’opérateur et de l’usager, Mémoire pour le diplôme d’ergonomiste. Paris, CNAM.
- ROBERTS Celia, Evelyn DAVIES and Tom JUPP (1992) – Language and discrimination, a study of communication in multi-ethnic workplaces. London and New-York, Longman.
- ROUARD Françoise (2000) – « Écritures au travail et insécurité linguistique », dans El Hayek, dir. : 53-60.
- SAILLARD Claire et Josiane BOUTET (2001) – Pratiques des langues chez les jeunes issus de l’immigration chinoise à Paris, Rapport de recherche, Paris 7-DGLF.
- SAINSAULIEU Robert et Ahsène ZEHRAOUI (1995) – Ouvriers spécialisés à Billancourt. Les derniers témoins. Paris, L’Harmattan.
- TAYLOR F.W. (1964 tr. fr.) – La direction scientifique des entreprises. Paris, Dunod.
- TEIGER Catherine (1995) – « Parler quand même : les fonctions des activités langagières non fonctionnelles », dans J. BOUTET, dir.
- TRIBALAT Michèle (1996) – De l’immigration à l’assimilation. Enquête sur les populations d’origine étrangère en France. Paris, La Découverte/INED.
- TRIPIER Maryse (1990) – L’immigration dans la classe ouvrière en France. Paris, CIEMI-L’Harmattan.
- VELTZ Pierre et Philippe ZARIFIAN (1993) – « Travail collectif et modèles d’organisation de la production », Le travail humain, n°57 : 239-249.
- VERMES Geneviève et Josiane BOUTET (éds.) (1986) – France, pays multilingue, 2 tomes. Paris, L’Harmattan.
- VERRET Michel (1988) – La culture ouvrière. Paris, L’Harmattan.
- VYGOTSKI Leo S. (1985) (tr. fr.) – Pensée et langage. Paris, Éditions sociales.
- WALD Paul (1986) – « La langue maternelle, produit de catégorisation sociale », dans VERMES et BOUTET, éds., tome 1 : 106-124.
- ZARIFIAN Philippe (1990) – La nouvelle productivité. Paris, L’Harmattan.
- — (1996) – Travail et communication. Paris, Presses universitaires de France.
Mots-clés éditeurs : Littératie, Pratiques langagières, Travail, Langues de la migration
Date de mise en ligne : 01/06/2008
https://doi.org/10.3917/ls.098.0017Notes
-
[1]
Ce sont les pratiques du langage et des langues au travail que nous explorerons, en prenant en compte les deux niveaux d’observation auxquels on peut les saisir : le niveau de ce qu’il faut faire avec le langage, ce qu’il est prescrit et réglementé d’en faire d’une part, et de l’autre, le niveau des pratiques effectives, ce que les salariés font dans le réel de leur activité. Nous reprenons, ce faisant, la distinction désormais classique en ergonomie et psychologie du travail entre le travail réel et le travail prescrit.
-
[2]
Il n’est sans doute pas inutile de rappeler que le travail sous contrôle de temps, le chronométrage dans le taylorisme, n’est pas un vain mot : dans certains systèmes de gestion de la main d’œuvre, la mesure se fait jusqu’au cent millième d’heure, soit 0,036 seconde.
-
[3]
En l’état actuel de mes investigations documentaires, je n’ai trouvé aucune donnée sur la pratique des langues dans les ateliers industriels. La seule question voisine qui se posait et qui donnait matière à travaux dans les années 70 et 80, était celle de la formation des ouvriers et de leur alphabétisation, c’est-à-dire celle de leur accès à l’écrit. Grâce à Gabrielle Varro, que je remercie chaleureusement, j’ai pu consulter l’intégralité des rapports issus de la vaste recherche interdisciplinaire effectuée de 1984 à 1986 sur « Les OS dans l’industrie automobile »; recherche dans le cadre du contrat de connaissance signé en 1984 par le CNRS et la RNUR (Régie Renault). En dehors de cette “littérature grise” difficilement accessible, une partie des résultats a été publiée en 1995 par Sainsaulieu et Zerhraoui (1995). Dans l’ensemble des rapports, je n’ai trouvé aucune mention, même indirecte, des communications et des pratiques langagières dans les ateliers. En revanche, j’y ai trouvé des indications confirmant le fait que dans la génération des enfants de ces ouvriers, le français était parfois l’unique langue : c’est ainsi que dans le rapport sur le “retour” des immigrés en Kabylie, un informateur dit que ses enfants, qui ne parlent ni l’arabe ni le kabyle, se sentent un peu perdus et qu’ils regrettent la France. De même, dans la synthèse plus récente des travaux sur l’immigration, coordonnée par P. Dewitte (1999), on ne trouve rien sur les pratiques des langues en atelier. On remarquera aussi que le vaste programme européen dit ESF sur l’acquisition des langues en milieu naturel par les immigrés, bien qu’ayant comme informateurs et sujets d’enquête des travailleurs migrants, n’a apporté aucune information ou donnée sur l’apprentissage des langues dans le travail; le dispositif choisi étant de nature expérimental ou psycholinguistique et non pas sociolinguistique.
-
[4]
On peut lire M. Verret, 1988 ; Beaud et Pialoux, 1999 ; et pour une critique de cette notion, Zarifian, 1996 : 30 et suiv.
-
[5]
On renverra le lecteur, à ce propos, à l’étude sur la communication en entreprise des salariés peu qualifiés, Bautier et alii, 1993.