Notes
-
[*]
Cet article est issu d’une intervention donnée dans la cadre du colloque organisé par l’association AGAPA à Paris, le 22 septembre 2014 :« Mort périnatale. Comprendre et mesurer son retentissement pour mieux accompagner ceux qui y sont confrontés ».
-
[1]
Cf. Farnoux C « Les décisions de imitation de soins en néonataogie », Laennec, 2013 ; 2 : 31-40.
-
[2]
J’aborde largement cette question dans le cadre de l’ouvrage collectif Deuil en maternité : entre parents et soignants, à paraître aux éditions Érès.
- [3]
-
[4]
Les gasps sont des mouvements respiratoires de type agonique, lents, laborieux, bruyants et inefficaces.
1La particularité de la question de la mort en périnatalité n’est pas son existence en soi – tout être humain hérite en naissant du devoir de mourir un jour... – mais la temporalité dans laquelle cette question se pose. Le « passage en vitesse accélérée » qu’il faut opérer intérieurement pour passer concrètement de la vie – ou de la vie en devenir, dans les situations prénatales – à la mort d’un être dont on ne sait encore presque rien, est certainement ce qui produit cette impression de « folie » entourant le deuil périnatal.
2Mon travail quotidien auprès des familles et des équipes me confronte à différentes situations de décès que j’analyserai successivement dans cet article (voir encadré p. 43). Il peut s’agir d’une mort brutale : mort fœtale in utero, décès postnatal immédiat inattendu, décès maternel. Le décès peut aussi être celui d’un bébé en néonatologie, souvent un grand prématuré pour lequel l’équipe médicale a décidé de ne pas poursuivre la réanimation. Il peut être l’issue du cheminement effectué par les parents à la suite d’un diagnostic prénatal, quand celui-ci conduit à proposer une interruption médicale de grossesse. Enfin, un dernier type de situation concerne la mort survenant dans le cadre de soins palliatifs. La décision a pu en être prise pendant la grossesse ou en néonatologie, avec l’acceptation d’une limitation des soins actifs conduisant plus ou moins rapidement au décès.
3Dans toutes ces situations se manifeste une contraction très troublante de l’espace temporel qui sépare la naissance de la mort. Avec parfois cette gymnastique incroyable, quand il s’agit de se confronter à la mort avant même la naissance : « mourir avant de naître » ou de « n’être », une irruption du réel qui vient bouleverser un temps consacré au rêve de l’enfant à venir.
La mort brutale, inattendue
Le décès maternel pendant l’accouchement
4Je ne m’attarderai pas sur la mort maternelle en cours de naissance, qui est d’une violence inouïe. Il n’existe aucune équipe qui ne soit traumatisée par cette situation, même si celle-ci ne pouvait pas être évitée – dans le cas d’une embolie amniotique massive, par exemple. Le sentiment d’horreur de perdre une mère en train de donner la vie est d’autant plus insupportable que de tels accidents sont aujourd’hui extrêmement rares, du moins dans les pays développés. L’équipe n’a pas pu s’y préparer. Aussi est-il impératif que les soignants ayant vécu l’événement puissent revenir sur celui-ci dans le cadre institutionnel, pour en aborder tous les éléments – tant médicaux qu’émotionnels. Et ce d’autant plus qu’ils auront à accompagner et contenir la détresse de toute la famille. Cette reprise les aidera à rester disponibles, sans attitudes de fuite. Elle leur permettra aussi de mieux supporter le poids médico-légal qui surgit inévitablement.
Les soignants et la mort
Un aspect particulier de la formation vise donc la position singulière dévolue aux soignants lors de la mise en route de soins palliatifs. Il s’agit de concilier au mieux la volonté de « prendre soin » avec le refus de prolonger la vie à tout prix. Les équipes ainsi formées aux soins palliatifs peuvent accueillir les malades concernés dans des unités de soins spécifiques ou s’organiser en unités mobiles, transversales, pour soutenir les services en charge de ces patients et les accompagner dans cette nouvelle perspective de soins. Accepter que la démarche de soins proposée soit « bonne » pour le patient, même si elle ne doit pas le guérir, ne va pas de soi. Admettre que le renoncement à entreprendre une nouvelle thérapeutique active n’équivaut pas à un abandon mais traduit la volonté d’éviter des soins ou des gestes inutiles, cela non plus, ne va pas de soi.
Et pourtant, se tenir auprès d’un malade, contribuer à son bien-être en s’efforçant de soulager sa souffrance physique et morale dans un environnement élargi – incluant sa famille, par exemple – relève bien du soin à part entière. Cela s’apprend difficilement à travers des cours magistraux mais doit plutôt être éprouvé, expérimenté…
Le décès du fœtus ou du bébé
5Les modalités actuelles de suivi de la grossesse laissent supposer que tout est mis en œuvre pour prévenir le moindre problème : le bébé à naître est évalué sur tous les plans, la maman surveillée « de près », les conditions de la présentation obstétricale et la conduite à tenir dans les différentes situations sont codifiées… Bref, la maîtrise est partout. On en oublierait presque que toute grossesse est une aventure, avec son lot de joies mais aussi d’imprévus.
La découverte d’une mort fœtale in utero
6Dans la découverte d’une situation de mort fœtale in utero (MFIU), le passage s’est fait brutalement de la vie à la mort. Le décès est inexpliqué au moment où il est reconnu, et il le restera souvent après l’accouchement. Les circonstances elles-mêmes accentuent le raccourci si troublant entre naissance et décès : le diagnostic de mort fœtale in utero est confirmé en employant les mêmes moyens qui ont permis jusque-là d’évaluer la vitalité du bébé – rythme cardiaque fœtal, échographie – et dans le lieu même où se déroulent les consultations de suivi. Enfin, le soignant qui révèle le décès à la mère n’a généralement pas – et on ne peut que le regretter – l’expérience de ce type d’annonce, comme pourrait l’avoir, par exemple, un médecin en service de réanimation. Il s’agit souvent d’un soignant de première ligne : sagefemme d’accueil des urgences, échographiste, interne de garde. Il a bien peu de temps pour trouver en lui-même la manière d’annoncer une telle nouvelle.
7La plupart des équipes ont prévu la possibilité d’un relai : la sage-femme appelle l’interne, l’interne appelle le senior. Les parents bénéficient de cette sollicitude propre aux situations graves. Avec chaque nouvel interlocuteur, ils comprennent un peu mieux ce qui vient d’arriver. Ils s’en assurent progressivement, en même temps que les soignants. Une maman me disait : « La fait de voir se succéder toutes ces personnes qui venaient, à leur façon, me confirmer ce que je pressentais mais n’osais m’avouer, m’a permis d’atténuer un peu ma culpabilité. S’ils avaient besoin de s’assurer du bon diagnostic à plusieurs, comment aurais-je pu le comprendre à moi toute seule ? »
8Devant le vide immense et le désarroi qui suivent une annonce de mort fœtale, les soignants vont devoir répondre à la question maternelle souvent implicite : « Mais qu’est-ce que je vais devenir ? Que va-t-il se passer ? » Il leur revient d’inscrire les prochaines étapes dans le temps, et de poser des jalons pour la suite. Aborder la question de l’accouchement, qui va paraître à présent dénué de sens et absurde. Proposer à la mère de rester ou pas à l’hôpital, en attendant. Et aussi relier l’avant à l’après, s’inquiéter de la fratrie, essayer que les parents n’aient pas tout à gérer… Tandis qu’eux-mêmes, en parallèle, doivent sortir d’un « arrêt sur image ».
La mort pendant la naissance
9La mort du bébé pendant la naissance suscite des émotions très proches de celles décrites pour un décès maternel. Il arrive précisément ce que personne ne voulait voir advenir, l’accident obstétrical, l’échappement à notre vigilance. En pareille situation, la mise en cause de la qualité de la surveillance est constante. La cohésion de l’équipe est fortement éprouvée lorsque tout s’accélère et qu’il faut « passer » en césarienne. Les parents sont très attentifs à toutes les failles possibles. Ce sont elles qu’ils invoqueront par la suite dans le cadre d’une éventuelle plainte médico-légale.
10Inversement, lorsqu’ils sentent que tout a été tenté pour sauver le bébé, que chacun a tenu parfaitement sa place mais que, malheureusement, cela n’a pas suffi, les parents sont conscients – malgré le traumatisme éprouvé – de ce que la médecine n’est pas toute puissante et rejoint en cela leur propre impuissance d’humains.
11Il reste qu’ils se préparaient à accueillir la vie et que c’est leur enfant mort qu’ils rencontrent. Parfois, il s’agit de leur premier contact avec la mort. Dans le même moment, ils vont découvrir leur enfant, voir enfin son visage, chercher des ressemblances… et lui dire un au revoir « sans retrouvailles », le quitter définitivement.
12Les soignants participent à cet instant à haut risque émotionnel. Ils présentent le bébé, souvent un gros bébé qu’ils imaginaient tout animé par la vie si peu de temps auparavant. Ce télescopage brutal entre la vie et la mort est un cataclysme pour chacun. Les mots habituels, les formules rituellement employées lors d’une naissance deviennent imprononçables, sous peine de se retourner aussitôt contre leur auteur. Comment parler d’un « beau bébé » sans que l’on se demande, justement, pourquoi il est mort ? Comment partager une quelconque satisfaction avec la mère, une fois les fatigues de l’accouchement terminées ? Comment favoriser la rencontre intime des parents avec leur bébé sans avoir le sentiment de les abandonner à leur malheur ?
13Le soignant en oublie parfois de proposer ces petits gestes qui, par la suite, auront tellement de prix pour les parents : faire une photo de la famille, mesurer l’enfant et le peser, proposer de l’habiller, faire des empreintes de ses pieds, le préparer pour une sépulture…
14Il est important d’inscrire ce moment de rencontre dans l’ensemble du parcours du bébé, commencé avec la grossesse et son lot de découvertes souvent focalisées autour des échographies. N’est-ce pas un véritable paradoxe que d’avoir finalement mieux connu son enfant in utero qu’en face à face ? D’avoir vu remuer, bien vivant, celui qui ne pouvait pas encore être vu, et d’être confronté dans le temps postnatal à un bébé inerte, tout habité par la mort ?
Le décès rapide suite à une grande prématurité ou une anoxie aiguë majeure
15L’arrivée d’un bébé en réanimation néonatale peut, elle aussi, confronter les soignants à leur impuissance, lorsqu’ils accueillent ce bébé pour le « sauver » et que la vie ne parvient pas à prendre le dessus. Ces limites du soin et de la médecine semblent encore relativement acceptables s’agissant de très grands prématurés, ces tout petits êtres d’une fragilité incroyable, aux limites de nos possibilités thérapeutiques – même si aucun soignant ne s’habitue à voir s’éteindre l’un d’eux. La situation est beaucoup plus violente quand la réanimation concerne un bébé né peu avant le terme de la grossesse, alors même qu’aucun problème ne devait plus survenir. Les conditions de la naissance sont explorées minutieusement, le sentiment de révolte et d’injustice est majeur : « Quel dommage, il est si beau ! »
16Notre service de réanimation néonatale comprend une unité d’hypothermie. Il s’agit de refroidir un bébé né à terme ayant subi une souffrance anoxique, pour essayer de réduire les effets délétères de cette souffrance sur son cerveau. Bien que difficile à vivre, cette technique présente l’avantage de donner du temps. Le temps de voir comment le nouveau-né va réagir à sa situation et répondre au traitement ; le temps aussi pour les soignants de la rencontre avec ses parents. Soixante-douze heures qui permettent d’aborder progressivement avec eux les risques majeurs encourus par leur bébé, et les issues envisageables en termes de survie et/ou de séquelles. Parfois dramatiques, ces dernières seront alors une indication à ne pas poursuivre la réanimation [1].
17Les infirmières du service, souvent très jeunes, sont extrêmement éprouvées par de telles décisions. Beaucoup sont elles-mêmes dans le temps de la maternité, réalisée ou potentielle. Leur identification aux mères rend l’accompagnement des parents très difficile à supporter pour elles. Parfois, elles portent un bébé de l’âge du prématuré qu’elles n’arrivent pas à sauver.
Du diagnostic prénatal à l’interruption médicale de grossesse (IMG)
18Avec la découverte anténatale d’une malformation – ou de toute information venant mettre en cause le projet de vie amorcé avec la grossesse – la réalité fait violemment irruption dans un temps normalement consacré à la rêverie.
Savoir prendre le temps
19Soudain, les parents sont contraints d’intégrer cette nouvelle donne dans leurs attentes pour ce bébé, d’appréhender autrement sa qualité de vie future, de prendre en compte le bouleversement familial qui peut en résulter. Dans un temps très restreint – trop restreint, souvent – certains parents vont passer de l’espoir d’accueillir la vie à la dure décision de devoir y renoncer. Il faut souligner l’importance de ce temps nécessaire au renoncement, l’absolue nécessité de donner du temps au temps [2]. Surtout, ne pas précipiter la demande d’IMG dans l’idée que « plus vite ce sera fait, moins on souffrira » : tenter d’échapper à la souffrance devant ce qui arrive en la confondant avec l’objet de la souffrance est la pire des solutions, et une illusion toujours démentie par la suite.
20Au contraire, les parents qui acceptent de prendre le temps de réaliser ce qui leur arrive, de le confronter avec ce qu’ils avaient désiré, d’intégrer cette réalité dans un nouveau projet de vie – qui, souvent, sera écourté – ces parents-là effectuent tout un cheminement. Lorsqu’ils décident finalement d’interrompre la grossesse, ils arrivent au moment de l’IMG dans un état très différent. Ils sont passés d’un projet de vie à un projet de fin de vie ; ils acceptent les jours précédant l’IMG comme autant d’occasions d’ultimes « rencontres » avant la séparation définitive. La mort de leur bébé n’est plus une échéance indésirable à laisser derrière soi dès que possible, elle devient un passage « obligatoire » dans l’histoire de cet enfant, une histoire écourtée mais non point sans valeur.
21Dans un centre pluridisciplinaire de diagnostic prénatal (CPDPN) comme le nôtre, les soignants sont habitués à des décisions rapides dans un souci d’efficacité. Il n’est pas toujours facile de leur faire comprendre combien le fait de respecter ce trajet psychique des parents est en soi un acte de soin fondamental. Pourtant, ceux-ci doivent avoir le temps et la possibilité de rencontrer des soignants capables de leur parler de ce bébé et de ses besoins – un spécialiste en chirurgie cardiaque, par exemple – même lorsque la médecine n’a pas de solution de guérison à offrir. Quand le soignant présent lors de l’accouchement présentera le bébé à ses parents, ceux-ci pourront voir comme il était beau – la cardiopathie n’est pas visible – en ayant la conviction que tout a été envisagé pour le sauver. Alors le partage émotionnel pourra se faire, y compris dans la reconnaissance d’une impuissance partagée.
Comprendre pour mieux accompagner
22Il ne doit surtout pas y avoir de rupture entre le trajet prénatal et le temps de la naissance. Les soignants ne peuvent accompagner une interruption de grossesse pour motif médical sans avoir une connaissance minimale de ce qui s’est passé avant – sous peine de vivre cet accouchement dans une violence inouïe. Devoir participer à un acte comme le fœticide, par exemple, sans en percevoir le sens, se confronter à la mort d’un nouveau-né sans en connaître l’histoire… Comment les soignants pourraient-ils montrer de la disponibilité envers les émotions parentales quand leur esprit est totalement absorbé par le besoin de comprendre ce qui se passe, le pourquoi de cette mort attendue ?
23Si l’accompagnement de la vie jusqu’à la naissance est l’enjeu premier pour toute sage-femme, la mort n’est pourtant pas exclue du champ quotidien de la maïeutique. Se tenir auprès d’un couple qui accueille un bébé décédé – qu’il s’agisse d’une mort fœtale ou d’une interruption médicale de grossesse – confronte le soignant à ses propres limites : comment ne pas fuir, comment restituer à ce moment invivable le plus d’humanité possible ? La qualité de la présence offerte, son adaptation aux besoins du couple, se révéleront de précieux trésors dans le parcours des parents en deuil. Le soin apporté aux rituels de ce deuil – à la présentation du bébé, à sa déclaration à l’état-civil, au devenir de son corps – constitueront autant de jalons dans ce cheminement.
24L’accompagnement oblige ainsi à l’inventivité, il comporte un ressort créatif alors même que la mort aspire spontanément vers le no-man’s-land, l’inertie, la sidération. Il ne s’agit pas de mener une lutte « agitée » contre la dépression, mais bien de témoigner de la coexistence d’émotions très diverses, d’apporter un soutien immédiat sans fuite. Tout cela ne saurait constituer le quotidien des soignants, et encore moins leur seul rapport à la vie : l’épuisement moral les guetterait rapidement.
25Pour les psychiatres ou psychologues qui accompagnent ces familles, les exigences sont du même ordre. Il ne suffit pas de se tenir auprès des parents en respectant leur souffrance – ce qui est déjà beaucoup ! Il faut aussi les aider à trouver, dans le chaos initial, un chemin où leurs pensées, leurs ressentis pourront prendre sens.
Les soins palliatifs en périnatalité
De la maîtrise à l’abstention bienveillante : un retournement difficile
26Face à la découverte anténatale d’une maladie ou d’une malformation létale, certains parents ne souhaitent pas écourter le temps de vie de leur bébé en interrompant la grossesse. Ils éprouvent le besoin de partager avec lui ce temps de vie, même s’il doit être très court. Ils préfèrent essayer de rencontrer un bébé vivant, qui s’éteindra ensuite. Ce n’est pas qu’ils nient la mort à venir, mais simplement qu’ils veulent être au plus près de leur bébé dans ce temps de la mort. L’association SPAMA [3] – Soins palliatifs et accompagnement en maternité – a repris sur son site une phrase du Professeur Jean Bernard, emblématique de cet état d’esprit : « Ajouter de la vie aux jours, lorsque l’on ne peut plus ajouter de jours à la vie. »
27Les soignants en périnatalité, par contre, ne sont pas du tout préparés à accompagner le temps de la mort. Ils ont du mal à reconnaître l’inutilité d’une réanimation, et aussi la nécessité de donner uniquement des soins de confort adaptés à ce bébé : l’installer dans un environnement propice à la rencontre si brève soit-elle ; ne pas négliger de traiter sa souffrance physique si elle existe ; ne pas non plus hâter sa mort – mais pourquoi, puisqu’il doit mourir ? Je me souviens d’un couple dont le bébé « gaspait » [4] depuis une vingtaine de minutes et qui me disait avec tranquillité : « Il n’a pas la force de respirer en continu. Il prend juste un peu d’air de temps en temps, comme s’il voulait nous connaître un peu, mais on voit bien qu’il n’a pas mal. » Alors que les soignants étaient horrifiés et voulaient « abréger ses souffrances ».
28Les mêmes difficultés apparaissent en néonatologie, quand on renonce à poursuivre la réanimation d’un extrême prématuré : comment, dans un même espace de 5 m2, passer d’un bébé en réanimation intensive à celui d’à côté, pour lequel tous les soins dispensés par habitude et respect des protocoles – surveillance d’un ionogramme, aspiration fréquente de la sonde d’intubation… – doivent désormais laisser place à une abstention bienveillante ? Comment « gérer » la chronique d’une mort annoncée dont on ne connaît pas le timing ? L’attente, l’anti-maîtrise : l’exact opposé de l’attitude naturelle chez un réanimateur. Quel changement de programme !
Faire « autrement », ou la mise en œuvre de trésors relationnels
29Tout cela ne s’improvise pas. Il faut que l’équipe se forme, s’approprie ce renversement. Il faut aussi qu’elle-même puisse être accompagnée dans ce temps particulier où l’on passe d’une attitude active à une autre forme d’action, avec la mise en route de soins palliatifs. « Alors on ne fait plus rien ? » Combien de fois ai-je entendu cette phrase dans de tels moments ! Et de répondre : « Si, mais on fait autrement. » Cet autrement doit être guidé, soutenu, abordé honnêtement dans toutes ses dimensions, avec tous les soignants.
30Accepter le risque de déstabiliser un bébé en le mettant dans les bras de ses parents – ce qui restera dans leur souvenir comme le seul moment où ils auront porté leur enfant… Contrairement aux adultes hospitalisés en unités palliatives, qui peuvent généralement donner leur point de vue, les bébés de nos services n’expriment pas leurs souhaits. Ils dépendent pour cela de leurs parents, qui sont soumis à une double peine : prendre avec l’équipe une décision pour leur enfant, tout en gérant les conséquences douloureuses pour eux-mêmes de cette absence future…
31Dans ce contexte si difficile, je suis souvent ébahie par la capacité inventive des puéricultrices. Attentives aux besoins des parents et du bébé, elles mettent en œuvre de véritables trésors relationnels. Je pense à cette jeune soignante qui, ayant remarqué l’arrivée dans le service de nouveaux tissus tout printaniers, proposait à une maman de choisir le joli drap fleuri qui accompagnerait la dernière journée de son bébé. Joie perceptible de cette maman choisissant pour la première fois – et sans doute la dernière – l’environnement coloré qui entourerait son tout-petit… Se tenir dans la vie tout en accompagnant la fin de la vie : un programme vraiment exigeant pour les infirmières.
Conclusion
32La finitude est un vrai problème existentiel : elle rejoint le soignant au plus profond de son être, de ses croyances et de ses repères. En périnatalité, elle vient le chercher par surprise – assez rarement heureusement – mais dans des conditions le plus souvent brutales. C’est l’accéléré de sa temporalité qui rend la mort si difficile à côtoyer dans nos services. La naissance et la mort sont les deux extrêmes de notre humanité. Prendre le temps de passer de l’une à l’autre est le projet de toute une vie ; en périnatalité, il se réalise parfois en quelques minutes. Il faut aux parents toute la confiance et la sollicitude des soignants pour rendre ce chemin pensable : seuls quelques points de repères à forte densité humaine permettent de traverser une telle épreuve et de ne pas en sortir détruits. Pour les soignants aussi, ce parcours est éprouvant, mais il peut être une occasion de mûrir et de se construire, dès lors qu’on s’autorise à mettre des mots sur les maux.
Notes
-
[*]
Cet article est issu d’une intervention donnée dans la cadre du colloque organisé par l’association AGAPA à Paris, le 22 septembre 2014 :« Mort périnatale. Comprendre et mesurer son retentissement pour mieux accompagner ceux qui y sont confrontés ».
-
[1]
Cf. Farnoux C « Les décisions de imitation de soins en néonataogie », Laennec, 2013 ; 2 : 31-40.
-
[2]
J’aborde largement cette question dans le cadre de l’ouvrage collectif Deuil en maternité : entre parents et soignants, à paraître aux éditions Érès.
- [3]
-
[4]
Les gasps sont des mouvements respiratoires de type agonique, lents, laborieux, bruyants et inefficaces.