Notes
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[1]
SINGER P. Practical Ethics, Cambridge University Press, Cambridge, 2e édition, 1993, MARCUZZI M. (traduction de) Questions d’éthique pratique, Bayard, Paris, 1997, 91-92.
-
[2]
SINGER P. op. cit., 92.
-
[3]
LOCKE J. Of Identity and Diversity, in : An Essay Concerning Human Understanding, 2, 1694, General Editor : P.H. Nidditch, Oxford, 1975, II, 27, 335 (traduction personnelle).
-
[4]
TOOLEY M. Abortion and Infanticide, Oxford University Press, Oxford, 1983.
-
[5]
SINGER P. op. cit., 100-103.
-
[6]
Ibid., 114-115.
-
[7]
Ibid., 120.
-
[8]
HÖRSTER N. Abtreibung im säkulären Staat : Argumente gegen den §218, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1991. SINGER P. op. cit., 93.
-
[9]
SINGER P. op. cit., 93.
-
[10]
Ibid., 95-104.
-
[11]
Ibid., 99.
-
[12]
WIGGINS D. The Person as Object of Science, as Subject of Experience, and as Locus of Value, in : PEACOCKE A. & GILLET G. (eds.), Persons and Personality, Basil Blackwell, New-York, 1987, 56-74 (ici 59-62).
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[13]
WIGGINS D. op. cit., 68 (traduction personnelle).
-
[14]
Ibid., 69.
-
[15]
Ibid., 71.
-
[16]
Ibid., 72,WITTGENSTEIN L. (se reporter à) Investigations philosophiques, ii, xi, pour la citation originale.
-
[17]
WIGGINS D. Sameness and Substance, Basil Blackwell, Oxford, 1980, 176-179.
-
[18]
CICERO, De Officiis, 44 av. J.-C., I, 107-120, Les devoirs (traduction française), Les belles lettres, Paris, 1965, I, livre I.
-
[19]
Je me réfère à la distinction « actuel » (entélécheïa en grec, actus en latin) / « en puissance » (dynamis en grec, potential en latin) posée par Aristote, Métaphysique. La notion d’entéléchie insiste sur la dimension d’achèvement et de perfection d’un acte.
-
[20]
La distinction entre une capacité en puissance et l’absence de cette capacité joue un role important en philosophie morale. Ainsi, empêcher un individu qui en a la capacité de devenir médecin n’est pas la même chose qu’empêcher un individu qui n’en a pas la capacité de devenir médecin.
-
[21]
Pour approfondir la réflexion sur le concept de personne comme « participation à l’humanitas », je renvoie à deux articles publiés dans la revue Laennec en 1996 : SÈVE L. La personne, concept éthique d’intérêt public, Laennec, juin 1996,et VALADIER P. La personne et le prochain, Laennec, octobre 1996. Ces articles permettent d’éclairer notamment la dimension sociale du concept de personne, qu’une definition purement biologique ou purement « individualiste » ignorent, fragilisant ainsi la dignité de la personne.
1Dans les débats contemporains, le concept de « personne » joue un rôle-clé pour différencier les positions morales, qu’il s’agisse d’avortement, d’infanticide ou d’euthanasie. Nous pouvons nous souvenir, pour mesurer combien ce mot est sensible dans les esprits, des réactions diverses suscitées par la série documentaire télévisée « Le bébé est une personne », montrant que le fœtus est réactif à la voix de sa mère, à la musique. Entre ceux qui affirment que le fœtus est une personne potentielle dès la conception et ceux qui soutiennent que le bébé ne devient une personne qu’après quelques années, le désaccord est grand. Entre ceux qui pensent qu’un être humain dans un coma profond ou victime de la maladie d’Alzheimer n’est plus une personne et ceux qui reconnaissent à tout être humain, quel que soit son état, le statut de personne, la différence est de taille.
2Plus récemment, est apparue dans la philosophie anglo-américaine une distinction entre « personne » et « être humain » qui a engendré de forts débats, comme en témoignent les positions des philosophes Peter Singer et David Wiggins. Cette distinction philosophique, promue ou refusée, est lourde de conséquences quant aux positions morales sur l’avortement, l’infanticide ou l’euthanasie. Ces débats soulignent la spécificité du concept de « personne », qui met en avant certaines caractéristiques de l’être humain mais ne peut parvenir à saisir pleinement ce qui constitue celui-ci.
La distinction entre « personne » et « être humain »
3La différenciation qu’il établit entre « personne » et « être humain » fonde la philosophie morale de Peter Singer et doit lui permettre de décider du droit à vivre des embryons, des fœtus, des nourrissons et des petits enfants. Dans son livre « Questions d’éthique pratique », Singer s’interroge sur le sens du mot « être humain » et fait état de deux définitions possibles [1]. Selon la première, l’être humain est un être vivant, membre de l’espèce homo sapiens sapiens. Une telle appartenance peut se prouver par une recherche effectuée sur les chromosomes ; ainsi, le critère d’appartenance à l’espèce homo sapiens sapiens serait de posséder 23 paires de chromosomes. Dans la deuxième définition, Peter Singer reprend la « liste d’indicateurs d’humanité » que dresse le théologien protestant Joseph Fletcher : « la conscience et le contrôle de soi, le sens du futur et du passé, la capacité d’entrer en relation avec les autres, de se préoccuper des autres, la communication et la curiosité » [2]. Suivant la définition retenue, on peut accorder ou refuser au fœtus le statut d’être humain. Aussi, Peter Singer choisit d’établir une distinction entre le concept de « membre de l’espèce homo sapiens sapiens », qui relève du premier sens défini, et celui de « personne », qui correspond au deuxième sens. En effet, il pourrait y avoir des membres de l’espèce homo sapiens sapiens qui ne soient pas des personnes.
4Pour préciser sa conception de la personne, Singer s’appuie sur la philosophie de John Locke et sa célèbre définition : une personne est « un être intelligent pensant, qui a raison et réflexion, et qui peut se considérer soi-même comme soi-même, la même chose pensante en des temps et des lieux différents » [3]. Ainsi, un fœtus, un nourrisson, un petit enfant, une personne handicapée mentale profonde ne seraient pas des personnes. Il faudrait rajouter tout être humain qui dort ou se trouve dans le coma, ainsi que tout homme qui a perdu la mémoire. Confronté aux problèmes que pose cette définition s’agissant des personnes inconscientes, Peter Singer affirme, en s’appuyant sur le philosophe américain contemporain Michael Tooley [4], que ce qui importe est d’avoir pu au moins une fois être conscient de soi comme entité distincte et d’avoir pu faire usage de sa raison et de son intelligence [5]. Ainsi le statut de personne peut-il être accordé aux personnes inconscientes, aux personnes atteintes de la maladie d’Alzheimer, etc. Les fœtus, les nourrissons et les handicapés mentaux de naissance, quant à eux, sont seulement des membres de l’espèce humaine.
5En sens inverse, existe-t-il des animaux qui soient des personnes, bien que non-membres de l’espèce humaine ? Peter Singer invoque le cas d’une femelle chimpanzé, « Washoe », élevée par deux scientifiques américains, Allen et Béatrice Gardner, et qui comprend trois cent cinquante signes du langage des sourds-muets et en utilise correctement cent cinquante. Il cite également la femelle gorille « Koko » qui peut comprendre mille signes et en utiliser environ cinq cents. Ces expériences ont en outre permis de mettre en évidence chez ces animaux une certaine perception de leur propre corps, dans leur capacité à montrer sur eux-mêmes la partie du corps entourée sur une photographie, et une certaine perception du temps, dans leur aptitude à se souvenir d’événements passés [6]. Ainsi pourraiton pleinement leur reconnaître un statut de personne.
6Cependant, il faut bien admettre que l’interprétation de telles expériences n’a rien d’univoque, et l’on peut se demander s’il ne s’agit pas davantage de phénomènes de mimétisme que d’une véritable compréhension ou conscience de soi.
Les conséquences morales
7Le statut de personne qui peut être conféré à ces singes, selon Peter Singer, conduit ce dernier à assurer : « Il n’existe pas de raison objective pour affirmer qu’il est toujours pire de tuer des membres de notre espèce qui ne sont pas des personnes que des membres d’autres espèces qui en sont. […] Il semble donc, par exemple, que tuer un chimpanzé est pire que tuer un être humain qui, du fait d’un handicap congénital, n’est pas et ne sera jamais une personne. » [7] Peter Singer déploie jusqu’au bout sa logique. Il va beaucoup plus loin que d’autres représentants de ce courant de la philosophie morale qui refuse le statut de personne aux fœtus, aux nourrissons et aux êtres humains lourdement handicapés. Ainsi, le philosophe allemand Norbert Hörster défend la même démarche philosophique mais refuse l’infanticide, parce qu’il existe un fort consensus contre le fait de tuer un être humain après sa naissance dans la société [8]. On peut se demander ce qu’il penserait si un tel consensus se trouvait un jour ébranlé.
8La séparation instaurée entre « personne » et « être humain » ne signifie pas, en soi, que la vie d’un être humain qui ne serait pas une personne n’aurait pas de valeur. Cependant, Peter Singer explique : « les faits biologiques qui définissent notre espèce n’ont pas de signification morale. Accorder notre préférence à la vie d’un être simplement parce qu’il est membre de notre espèce nous mettrait dans la même position que les racistes qui accordent leur préférence aux membres de leur propre race. » [9] Il ne reconnaît aucune valeur sacrée à la vie humaine et rappelle comment, à l’origine de la civilisation occidentale, le fait d’appartenir à l’humanité ne suffisait pas à garantir le droit à la vie : la vie des esclaves, des barbares et des nouveau-nés ne comptait pas. Platon et Aristote étaient d’avis que l’État devait imposer l’exécution des enfants mal-formés. Notre regard actuel sur la valeur sacrée de la vie humaine est issu du judéo-christianisme, qui voit en chaque être humain un être créé par Dieu et pour qui tuer un homme, adulte ou enfant, est un péché contre Dieu. Mais cette position est pour l’auteur un « spécisme » : on doit lui préférer le principe d’égalité de considération, qui reconnaît un droit à la vie aux animaux.
9Le concept déterminant pour évaluer le droit à la vie d’un être vivant est, pour Peter Singer, celui de personne. Un être vivant qui est une personne dispose d’un droit à vivre supérieur à celui d’un être vivant qui n’en est pas une. Pour argumenter sa position, Singer fait appel à quatre conceptions philosophiques : l’utilitarisme classique, l’utilitarisme de préférence, le fait de formuler des souhaits pour le futur comme condition nécessaire pour un droit à la vie et le respect de l’autonomie d’une personne [10].
10– Dans l’utilitarisme classique développé par Jeremy Bentham, John Stuart Mill et Henry Sidgwick, les actions sont évaluées d’après leur tendance à maximaliser le plaisir ou le bonheur et à minimaliser la douleur ou le malheur. Ainsi envisagé, le meurtre d’une personne n’est pas en soi abject ; seuls ses effets sur la société sont à considérer. Or, d’une manière indirecte, la mort d’une personne me renvoie à ma propre mort et diminue ma joie de vivre ; si le meurtre était autorisé, je pourrais être tué à tout instant et serais habité en permanence par la pensée de ma propre mort. Mieux vaut donc interdire le meurtre dans la société. Dans cette position philosophique, la vie d’une personne mérite davantage le respect que celle d’un autre être vivant, car seule une personne peut souffrir et être perturbée par l’idée de sa propre mort.
11– « Selon l’utilitarisme de préférence, une action contraire à la préférence d’un être est mauvaise, sauf si cette préférence est compensée par une préférence opposée. » [11] Le meurtre d’une personne qui préférerait vivre est donc mauvais s’il n’est pas contrebalancé par des préférences contraires. Dans cette conception, le meurtre d’une personne est plus difficilement justifiable que celui d’un autre être vivant car une personne est orientée vers le futur, elle entretient des souhaits pour l’avenir ; la tuer équivaut donc à empêcher qu’un nombre important de préférences se réalisent.
12– Le troisième courant philosophique se rattache au philosophe américain Michael Tooley, qui reconnaît qu’un droit à la vie existe dans la mesure où l’être vivant exprime un désir de vivre ; en conséquence, seules les personnes pouvant exprimer un souhait ont le droit de vivre. Les animaux qui ne sont pas des personnes, ainsi que les êtres humains qui ne sont pas des personnes (au sens de Locke), ne peuvent revendiquer aucun droit à la vie.
13– La dernière position philosophique se rattache à Kant et affirme le respect de l’autonomie des hommes. Mais, pour Singer, ce respect n’a de sens qu’en ce qu’il concerne des êtres vivants déjà autonomes, c’est-à-dire des personnes capables de choix et de décisions. Cette manière de rendre compte de la position kantienne est loin d’être neutre ; car, plus que du respect de l’autonomie, Kant parle du fait de considérer l’être humain – aussi bien dans sa personne que dans l’autre – comme une fin en soi, et jamais seulement comme un moyen.
14Toutes les positions philosophiques choisies par Peter Singer pour examiner le droit de vivre des êtres vivants autorisent et soutiennent la distinction entre l’être humain et la personne. Toutes permettent d’affirmer, avec plus ou moins de force, un droit de vivre pour les êtres vivants, hommes ou bien animaux, qui sont des personnes. Aux êtres vivants qui ne sont pas reconnus comme personnes, seules les deux positions utilitaristes accordent un droit de vivre, mais de nature inférieure.
15On ne peut certes refuser à la position philosophique de Peter Singer le mérite de la clarté. Mais une telle argumentation est-elle vraiment tenable ? Nous pensons que non, et c’est ce que nous voulons montrer maintenant.
Une distinction contestée
16La thèse de Peter Singer est contestable à deux niveaux : dans la distinction établie entre être humain et personne, et dans le choix d’une morale utilitariste. Ces deux options se renforcent mutuellement dans la fragilisation du droit de vivre des personnes handicapées, des enfants et des fœtus, mais aussi des personnes dites « normales ».
17En donnant la préférence à une morale utilitariste pour juger des questions de l’avortement, de l’euthanasie et des expérimentations sur les animaux, Peter Singer « autorise » et « justifie » le meurtre d’une personne innocente si c’est dans « l’intérêt » de la société. Dans ce type de théorie morale, rien n’empêche de légitimer la crucifixion de Jésus ou la condamnation – à tort – d’un capitaine Dreyfus, souhaitée par la majorité des Français à la fin du xixe siècle. D’autres critiques concerneraient l’applicabilité d’une telle théorie : est-il envisageable de tenir compte des désirs de chaque individu ? Est-il possible d’évaluer toutes les conséquences d’une action morale sur les autres êtres humains ? Quant à la distinction entre « personne » et « être humain », autre option forte de Singer, elle ne va pas de soi, comme en témoignent les travaux du philosophe anglais David Wiggins.
18Se rapportant à la philosophie du langage de Frege, Wiggins montre que les mots « personne » et « être humain » ont respectivement pour référence le « concept personne » et le « concept être humain », lesquels sont presque identiques et désignent, en tout cas, la même chose dans la nature. Son argument est le suivant : pour distinguer une personne en affirmant « Ceci est une personne », nous utilisons notre stéréotype d’être humain, sans lequel nous ne pourrions jamais reconnaître ce qu’est une personne. Prenant l’exemple de « cheval » et d’« equus caballus », il montre que ce sont deux descriptions du même être dans la nature. Ainsi, bien que les descriptions « homo sapiens sapiens » et « personne » soient différentes, elles se réfèrent au même être vivant dans la nature [12]. Se déclarant lui aussi disciple de John Locke, David Wiggins propose de définir de la manière suivante le concept de « personne » :
X est une personne si X est un animal dans l’extension d’une espèce dont les membres typiques perçoivent, sentent, se souviennent, imaginent, désirent, font des projets, se déplacent à volonté, parlent, réalisent des projets, acquièrent un caractère quand ils vieillissent, sont heureux ou misérables, sont susceptibles de se soucier des autres membres de leur propre espèce voire d’autres… se conçoivent eux-mêmes comme percevant, sentant, se souvenant, imaginant, désirant, faisant des projets, étant susceptibles de souci pour les autres…, ont et se conçoivent comme ayant un passé accessible dans l’expérience – mémoire – et un futur accessible dans l’intention… [13]
20Cette définition de la personne se veut, selon Wiggins, une tentative pour transcrire en mots notre connaissance et notre expérience des personnes ; aussi est-elle plus détaillée que celle de Locke. Wiggins souhaite y intégrer tout ce que nous savons d’une personne ; mais pour laisser le champ ouvert à d’autres caractéristiques qui auraient pu être omises, il insère des points de suspension. Notons que cette définition n’est pas analytique et qu’elle prétend seulement décrire les personnes, telles que nous les rencontrons dans le monde.
21Désireux d’approfondir sa démarche, Wiggins essaie de mettre en évidence les caractéristiques fondamentales de la personne, qui seraient à la base de toutes celles figurant déjà dans la liste ou encore contenues dans les points de suspension. Et il propose : « X est une personne si et seulement si X est un animal vivant (ou appartient à une sorte d’animal vivant) dont nous ne pouvons pas rendre compte autrement que comme un sujet de conscience (ou potentiellement tel) et que comme un objet de réciprocité et d’interprétation. » [14]
22Pour Wiggins, cette réciprocité et cette interprétation présupposent que nous soyons bâtis de la même manière, c’est-à-dire que nous soyons en relation avec le monde et les autres grâce aux mêmes caractéristiques sensorielles et au même type d’intelligence ; ce qui rend possible le fait d’arriver à un accord entre nous pour décrire une situation, juger une proposition et agir en choisissant des moyens [15].
23Cette capacité de réciprocité et d’interprétation de la personne exclut, selon Wiggins, la possibilité qu’il existe des personnes non-humaines. Puis-je avoir une relation de réciprocité et d’interprétation avec un singe ou un dauphin ? Je peux certes essayer de me glisser dans leur peau, mais je ne le fais pas en réalité. Aussi, un être étranger à l’espèce humaine, fût-il intelligent, n’est pas une personne. Citant Ludwig Wittgenstein dans les « Investigations philosophiques », David Wiggins écrit en illustration : « Si un lion pouvait parler, nous ne pourrions pas le comprendre » [16]. Les personnes doivent avoir le même type de nature animale et être soumises aux mêmes lois psychologiques : jusqu’à présent nous n’en connaissons pas en dehors des membres de l’espèce homo sapiens sapiens.
24Pour David Wiggins, il est clair qu’il n’existe pas de personne non-humaine. Mais qu’en est-il du statut d’un fœtus, d’un nourrisson, d’un handicapé mental ou d’une personne amnésique ? David Wiggins n’examine pas ces situations. Dans un livre antérieur de 1980 [17], il étudie seulement le cas d’une personne souffrant d’amnésie totale : s’agit-il de la même personne et du même être vivant avant et après son amnésie ? La réponse est nettement affirmative : nous avons affaire non seulement au même être vivant, mais aussi à la même personne. De cette position, nous pouvons extrapoler que le fœtus ou le nourrisson étaient la même personne que l’adulte qu’ils sont devenus.
25Plus généralement, si l’on se réfère à la définition élaborée par Wiggins, fœtus, nourrisson, handicapé mental ou amnésique sont bien des personnes, car tous s’inscrivent dans l’extension d’une espèce dont les membres typiques possèdent les caractéristiques suffisantes pour être des personnes. Sans avoir eux-mêmes toutes les caractéristiques d’une personne, ils sont de la même humanité que les hommes « normaux ».
26La position de David Wiggins, en mettant l’accent sur le lien fort entre le mot « personne » et l’être humain tel que nous le rencontrons dans la nature, à partir d’une réflexion philosophique sur le langage dans la tradition de Frege, s’oppose donc fortement aux idées défendues par Peter Singer. Le contraste entre ces deux conceptions soutenues à partir de prémisses identiques, à savoir la philosophie de John Locke, illustre particulièrement les enjeux du débat philosophique pour approcher la vérité et donner des repères aux orientations politiques en matière de bioéthique. La philosophie de Peter Singer, si nous l’acceptons, nous conduit à banaliser l’avortement, voire l’infanticide ; la philosophie de David Wiggins, au contraire, nous engage à conférer le statut de personne au fœtus. De telles questions, graves pour l’avenir d’une société, demandent que nos décisions ne soient pas seulement inspirées par une définition trop imparfaite de la personne.
Protéger et respecter l’être humain
27Le concept de « personne », introduit par Cicéron dans la philosophie, est une manière de qualifier les caractéristiques du phénomène humain, à savoir la capacité de jouer un rôle dans la société, la possibilité de prendre des décisions et orienter sa vie en fonction de ses dons et des conditionnements sociaux [18]. Aussi serait-ce un non-sens de couper la personne de son appartenance à l’espèce humaine. Reconnaître des traits humains à des animaux est toujours un anthropomorphisme. Pour autant, refuser cet anthropomorphisme, refuser d’accorder le statut de personne à un animal autre que l’homme, ne signifie pas que l’on doive se permettre de torturer des animaux.
28Le concept de personne suppose la conscience de soi, la conscience d’être un individu distinct des autres ; la définition de Wiggins, assez large et juste, présente l’inconvénient de ne pas mettre suffisamment en relief les caractéristiques centrales de la personne humaine. Ainsi, la question demeure de savoir si, s’agissant des fœtus, des nourrissons ou des adultes très handicapés mentalement, dont la conscience de leur individualité et la capacité à orienter leur vie par des décisions libres sont inexistantes, nous avons affaire ou non à des personnes. Au regard de leurs capacités immédiates, il nous faut répondre par la négative. Mais nous pouvons introduire ici le concept de « personne en puissance » [19], et dire que le fœtus et le nourrisson sont appelés à devenir des personnes. La durée du déploiement de l’existence humaine donne toute sa signification au terme de « devenir » : posséder en germe une capacité et ne pas pouvoir la déployer n’est pas équivalent au fait de ne pas avoir du tout cette capacité. D’ailleurs, le droit français prend bien en compte cette notion de durée en instituant un âge de majorité légale. En outre, si tout être humain détient la capacité de devenir une personne et se distingue en cela de l’animal [20], il ne faut surtout pas oublier que le concept de « personne » représente un idéal et un achèvement de l’être humain. Aussi l’aptitude à prendre des décisions libres – caractéristique essentielle de la personne – paraît-elle bien modeste au regard d’un examen minutieux de tous les conditionnements qui affectent l’être humain. Celui-ci demeure sa vie durant, pour une part, « personne en puissance ».
29Cependant, dans le cas d’individus très handicapés, on pourrait objecter que la possibilité de devenir une personne n’existe pas ; ou encore, dans le cas d’êtres humains au cerveau gravement lésé, que cette capacité n’existe plus. Il serait certes alors possible d’arguer que des découvertes médicales ultérieures pourront – peut-être – restaurer cette capacité. Mais je crois plus intéressant de faire appel à la notion de « solidarité » entre tous les membres de l’espèce humaine, à la protection par la société des ses membres les plus faibles et les plus démunis, ceux qui ne peuvent vivre que par la bienveillance et la générosité d’autrui.
30En effet, de telles situations soulignent les limites et la faiblesse du choix d’accorder un droit à la vie seulement aux « personnes en puissance ». Il me semble plus pertinent d’étendre ce droit à tout membre de l’espèce humaine, simplement parce qu’il appartient à l’humanité [21]. Le fait d’avoir pour parents des membres de l’espèce humaine inscrit tout nouvel être dans une communauté dont la grandeur est justement de préserver et de respecter la vie de ses membres les plus faibles, que ce soit au début ou à la fin de l’existence.
Notes
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[1]
SINGER P. Practical Ethics, Cambridge University Press, Cambridge, 2e édition, 1993, MARCUZZI M. (traduction de) Questions d’éthique pratique, Bayard, Paris, 1997, 91-92.
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[2]
SINGER P. op. cit., 92.
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[3]
LOCKE J. Of Identity and Diversity, in : An Essay Concerning Human Understanding, 2, 1694, General Editor : P.H. Nidditch, Oxford, 1975, II, 27, 335 (traduction personnelle).
-
[4]
TOOLEY M. Abortion and Infanticide, Oxford University Press, Oxford, 1983.
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[5]
SINGER P. op. cit., 100-103.
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[6]
Ibid., 114-115.
-
[7]
Ibid., 120.
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[8]
HÖRSTER N. Abtreibung im säkulären Staat : Argumente gegen den §218, Suhrkamp, Frankfurt am Main, 1991. SINGER P. op. cit., 93.
-
[9]
SINGER P. op. cit., 93.
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[10]
Ibid., 95-104.
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[11]
Ibid., 99.
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[12]
WIGGINS D. The Person as Object of Science, as Subject of Experience, and as Locus of Value, in : PEACOCKE A. & GILLET G. (eds.), Persons and Personality, Basil Blackwell, New-York, 1987, 56-74 (ici 59-62).
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[13]
WIGGINS D. op. cit., 68 (traduction personnelle).
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[14]
Ibid., 69.
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[15]
Ibid., 71.
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[16]
Ibid., 72,WITTGENSTEIN L. (se reporter à) Investigations philosophiques, ii, xi, pour la citation originale.
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[17]
WIGGINS D. Sameness and Substance, Basil Blackwell, Oxford, 1980, 176-179.
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[18]
CICERO, De Officiis, 44 av. J.-C., I, 107-120, Les devoirs (traduction française), Les belles lettres, Paris, 1965, I, livre I.
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[19]
Je me réfère à la distinction « actuel » (entélécheïa en grec, actus en latin) / « en puissance » (dynamis en grec, potential en latin) posée par Aristote, Métaphysique. La notion d’entéléchie insiste sur la dimension d’achèvement et de perfection d’un acte.
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[20]
La distinction entre une capacité en puissance et l’absence de cette capacité joue un role important en philosophie morale. Ainsi, empêcher un individu qui en a la capacité de devenir médecin n’est pas la même chose qu’empêcher un individu qui n’en a pas la capacité de devenir médecin.
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[21]
Pour approfondir la réflexion sur le concept de personne comme « participation à l’humanitas », je renvoie à deux articles publiés dans la revue Laennec en 1996 : SÈVE L. La personne, concept éthique d’intérêt public, Laennec, juin 1996,et VALADIER P. La personne et le prochain, Laennec, octobre 1996. Ces articles permettent d’éclairer notamment la dimension sociale du concept de personne, qu’une definition purement biologique ou purement « individualiste » ignorent, fragilisant ainsi la dignité de la personne.