Compte-rendu du colloque de Londres, Winnicott avec Lacan, 1er au 4 mai 2008, Londres - Congrès organisé par l’Association « Ferenczi après Lacan »
Les bébés pensent-ils ?
1Lionel Bailly
2Psychiatre, psychanalyste, Psycho analysis Unit, University College, London.
3Membre de l’ALI
4Les bébés pensent-ils ? Ce titre m’a été inspiré par les travaux de Jean Bergès sur la vie psychique du bébé, en particulier son élaboration de la « clinique de l’hypothèse », c’est-à-dire l’anticipation grâce à laquelle le symbolique va s’inscrire immédiatement : le bébé s’agite dans son berceau et sa mère le découvre en disant : « Tu as trop chaud ! » La mère « vient se mettre à la place de l’enfant, elle lui exprime [ce] qu’il devrait ressentir, sinon il ne le ressentirait pas ». Et l’enfant doit venir à la place de la mère pour exprimer quelque chose de son inconfort : « À cette place qu’elle vient de quitter… il s’attribue l’hypothèse de sa mère afin de la prendre à son propre compte », disait J. Bergès. Quand la mère s’adresse au bébé qui vient de s’agiter dans son berceau, elle fait l’hypothèse d’une demande chez l’enfant ; en retour le mouvement est un signe, le cri un message qui lui est adressé. Cette conception de l’accès à la pensée pour l’enfant souligne à quel point l’accès au champ symbolique est précoce. Le nourrisson et sa mère sont engagés dès les premiers jours de sa vie dans un jeu d’hypothèses dans lequel le bébé n’est pas un récepteur passif mais un acteur à part entière.
Winnicott et Lacan : des points communs
5Winnicott et Lacan n’hésitèrent pas à décrire le fonctionnement de la pensée du bébé dans toute sa possible complexité. Tous deux ont comme premier point commun d’avoir été des médecins avant d’être des analystes. Dans leur travail clinique de pédiatre ou de psychiatre, ils avaient l’expérience des relations thérapeutiques complexes et ils avaient fait de la psychanalyse un outil théorique capable de les aider à comprendre ce qu’ils observaient, mais aussi ce qu’ils faisaient pour soigner. Un autre point commun est que Lacan et Winnicott travaillèrent avec des patients présentant des troubles sévères, psychose infantile, délinquance, schizophrénie, etc. D’un point de vue théorique, ces deux auteurs soulignèrent la prématurité foncière et la dépendance du bébé humain. Lacan rappelle, dans son introduction au stade du miroir, que le bébé : « n’a pas encore la maîtrise de la marche voire de la station debout, mais que tout embarrassé qu’il est par quelque soutien humain ou artificiel… » Pour Winnicott, cette dépendance renvoie immédiatement aux conditions de survie et du développement du bébé : « Le jeune enfant humain ne peut commencer à être que sous certaines conditions. Le jeune enfant vient à exister de manière différente selon que les conditions sont favorables ou défavorables. » Winnicott considérait que l’étude du développement de l’enfant impose de prendre en considération l’environnement extérieur et en particulier les différentes interactions avec la mère. Il décrivit en détail comment le jeune enfant passe d’une unité indifférenciée à l’indépendance et à la réalisation que la mère est une personne séparée : « Avec les soins reçus de la mère, chaque enfant est capable d’avoir une existence personnelle et commence à construire ce qui pourrait s’appeler une continuité à être. » Il est intéressant de noter que Winnicott n’hésitait pas à utiliser des concepts clairement dérivés d’une approche phénoménologique et, comme Lacan, il ne refusait pas la philosophie.
Le miroir : naissance du moi et du sujet
6C’est en questionnant le développement de l’identité que Winnicott, lui aussi, va s’intéresser au phénomène du miroir. En 1967, il écrivait : « Dans le développement émotionnel de l’individu, le précurseur du miroir est le visage de la mère […] qu’est-ce que le bébé voit lorsqu’il regarde le visage de sa mère ? Je suggère qu’ordinairement ce que le bébé voit, c’est lui-même. » Une des préoccupations centrales de Lacan était aussi de comprendre la naissance du sujet : le stade du miroir représente le stade mythique où l’enfant pense le « je » pour la première fois en relation à une image qui le représente : un nourrisson « surmonte en un affairement jubilatoire les entraves de cet appui pour suspendre son attitude en position plus ou moins penchée et ramener pour le fixer cet aspect instantané de l’image ».
7Il est important de revenir au concept de prématurité du petit humain que Lacan avait en partie emprunté à Henri Wallon. Jusqu’à parfois dix-huit mois, l’enfant, non seulement ne peut se tenir debout, marcher, ou manipuler des objets avec dextérité, mais la qualité de sa proprioception est limitée, ce qui a un impact important sur sa capacité à se sentir « un ». De six à dix-huit mois, se percevant de manière fragmentaire, l’enfant découvre que c’est lui dans le miroir et cette découverte est une source de joie et d’excitation intense. Cette joie, l’enfant la partage avec l’adulte présent lorsqu’il se retourne pour le regarder : cet acte fondateur de l’identité s’accompagne donc d’une intense émotion. Le stade du miroir introduit donc la dialectique du moi et du sujet. Winnicott s’est posé cette question en des termes toutefois différents : à propos du moi que les Anglais appellent ego, Winnicott, en 1962, suggérait que « la première question qui est posée à propos de ce qu’on appelle le moi est la suivante : y a-t-il du moi au commencement ? La réponse est que le commencement c’est quand le moi commence ». Pour Winnicott, le moi s’organise au début du fait des expériences inquiétantes que le bébé va vivre : « La première organisation d’un moi vient des expériences de menace d’anéantissement qui n’ont pas conduit à un anéantissement et desquelles, de manière répétée, l’enfant se remet. » Dans le stade du miroir, Lacan présentait la double naissance du moi et du sujet comme le fruit d’une méditation : « Il faut comprendre le stade du miroir comme une identification […] la transformation qui prend place dans le sujet quand il assume une image. » La découverte que le bébé fait du moi est donc bien un acte intellectuel et cette découverte implique la déduction, la transformation d’un percept en une idée, celle de moi, grammaticalement « je » ; l’identité humaine repose donc sur un acte de pensée. Pour Winnicott, c’est grâce « aux soins qu’il reçoit de sa mère que chaque enfant est capable d’avoir une existence personnelle et commence à construire une continuité à être. Sur les fondations que représente cette continuité à être, le potentiel (hérité) se développe progressivement en un enfant, un individu ». Si les soins maternels ne sont pas assez bons, l’enfant ne s’en vient pas à exister car il n’a pas cette continuité. La personnalité se développe alors en réaction aux interférences négatives de l’environnement.
Un acte fondateur
8Lorsqu’il « s’identifie l’image dans le miroir » (la formule est de J. Bergès), l’enfant s’identifie quelque chose dont il est séparé et c’est en tant qu’autre que le sujet fait l’expérience de lui-même. Cet acte fondateur n’est pas seulement émotionnel et intellectuel, il produit une coupure qui sépare le sujet de l’objet qu’il perçoit. Pour Lacan, le stade du miroir est « la matrice où le je se précipite en une forme primordiale avant qu’il ne s’objective dans la dialectique de l’identification à l’autre et que le langage ne lui restitue, dans l’universel, sa fonction de sujet ». Lacan insiste sur le caractère fictif du moi, une fiction tout à la fois dans le sens de ce qui est construit et de ce qui est raconté dans un récit imaginaire. Le stade du miroir situe le moi « avant sa détermination sociale dans une direction fictive que l’enfant devra concilier avec sa réalité propre ». Le moi n’est donc pas basé sur le fonctionnement d’un système de perception/conscience, ni organisé par le principe de réalité, mais existe largement grâce à la méconnaissance. Avec le développement du langage, l’enfant commence à attacher des signifiants à ce qu’il perçoit de son corps et s’engage dans la construction de ce qui deviendra le moi. Ces signifiants sont souvent le produit de la dénégation de la réalité ou « l’envie d’y croire », ce qui serait une manière de traduire l’expression anglaise wishfull thinking.
Questions de traduction
9Une des raisons qui conduisirent Lacan et Winnicott à décrire de manières différentes des faits cliniques pourtant reconnus de manière identique, tient peut-être en partie à des questions de mots, de traduction et d’accroche aux signifiants. En effet Freud n’a jamais parlé d’ego, de super ego ou de id ; en allemand il utilise das Ich, Über Ich et Es, ce qui devrait se traduire en anglais par the I (qui est la lettre I), super I et it, et en français par moi, surmoi et ça. Freud s’inquiétait de la qualité des traductions de son œuvre et ses peurs étaient bien fondées. Le premier de ses livres à être traduit en anglais, Die Traumdeutung (L’interprétation des rêves), le fut par Abraham Brill. Brill, né en Autriche, émigré aux USA, assista aux conférences de Freud en Amérique et développa avec lui un lien d’amitié. Bien qu’il ne fut pas de langue maternelle anglaise, c’est à lui que Freud demanda de traduire son livre. En choisissant le terme latin ego pour traduire das Ich, Brill a supprimé la force et la simplicité du mot allemand car das Ich est un terme de tous les jours dont le sens laisse peu de place à l’ambiguïté, ce qui n’est pas le cas d’un mot latin. En d’autres termes, je, I, Ich sont plus difficiles à imaginariser qu’ego. Le choix d’ego, dépourvu d’un sens commun, conduisit à ce que chacun y aille de son interprétation et les auteurs de langue anglaise commencèrent à innover dans leur compréhension de ce que pourrait être le moi. Le concept d’ego, différent du das Ich originel vint à naître, mais ego n’avait pas la résistance de je. Le danger fut d’ailleurs reconnu à l’époque quand James et Alix Strachey traduisirent das Ich und das Es. L’éditeur Léonard Woolf voulut le traduire par the I and the it, mais il n’eut pas le dernier mot ; il fallait en effet de nouveaux termes pour une nouvelle science ! Lacan était au courant de ces débats qui agitaient le monde anglo-saxon, mais en français, moi est plus proche de je et le problème du passage de je à moi consiste en la perte de la subjectivité. Lacan en fera une des raisons de son retour à Freud.
Le moi et le Je
10Le moi pour Lacan tombe précisément dans le piège tendu au sujet au point précis où pour la première fois il se perçoit dans le miroir. Ce qu’il voit est un autre qu’il ne peut se représenter qu’avec des signifiants qui lui échappent et créent une fiction. Comme Joël Dor le fit remarquer : « L’objectivation imaginaire du sujet s’appelle le moi et le moi se prend pour le je. » Lacan voulut restaurer la subjectivité de das Ich, subjectivité de l’individu dont il écoute en analyse le discours.
11Pour Lacan, le bébé dans sa première année est donc capable d’une réflexion profonde. Winnicott, lui aussi, était convaincu que le développement subjectif commence très tôt « le monde est créé de nouveau par chaque humain qui commence ce travail dès la naissance ». « Les mécanismes du moi ont été décrits comme s’organisant en relation à l’anxiété qui provient soit des tensions pulsionnelles ou des pertes d’objets. Ces vues présupposent une séparation du soi et un moi structuré et, peut-être, un schéma corporel organisé. L’anxiété, à ce stade, n’est pas angoisse de castration ou de séparation. Elle est liée à toute autre chose et est enfin liée à l’anéantissement (voir l’aphanisis de Jones) », écrivait Winnicott et il soulignait que le mot « infans », en latin signifie « qui ne parle pas » et que cette période de l’enfance est une phase « avant les représentations de mots et l’utilisation symbolique des mots ». C’est une phase pendant laquelle l’enfant est dépendant des soins maternels, soins soutenus par l’empathie maternelle plutôt que la compréhension de ce qui est ou pourrait être exprimé verbalement. Lacan ne voyait pas dans le bébé un simple assemblage de pulsions et de besoins physiques, au contraire, pour lui, le bébé naît avec la capacité à penser qu’il exerce dès le début de sa vie : il construit des concepts, élabore des hypothèses dès la naissance. Les premiers concepts dérivent de la dialectique confort/inconfort, présence/absence, sombre/clair, etc. ; il reconnaît des changements dans l’environnement et a des capacités innées à reconnaître des visages : la voix, l’odeur, etc. Il se forme une idée de la mère, un signifié qui ne peut exister que grâce au support d’un premier proto signifiant avant même qu’il puisse prononcer « mama ». D’autres idées des choses se développent avec les protos signifiants de l’enfant qui se confrontent aux signifiants du discours maternel et se fondent dans les signifiants de la langue. C’est ce langage primitif qui rend le bébé capable d’humour : qui n’a pas vu un bébé avoir le fou rire à la vue d’un ballon gonflé à l’hélium qui, restant au plafond, défie la gravité. Ceci montre donc que le bébé a déjà une idée de ce que les choses tombent (lois de la gravitation universelle), concept sans lequel la situation ne serait pas du tout drôle.
Pensée anglaise, pensée française
12Les travaux de Lacan et de Winnicott sont tantôt proches tantôt distants l’un de l’autre selon les différents moments de leur œuvre. Ils étaient l’un et l’autre cliniciens avant tout et ils attendaient de la théorie qu’elle les aide à comprendre leurs observations et leur pratique. Tous deux étaient prêts à remettre en question les modèles établis et à emprunter à d’autres champs, comme à la philosophie. Tous deux considéraient que le début de la vie avait une importance cruciale dans le développement de la psyché et plaçaient ces phénomènes très tôt…, dès la naissance. Il est possible que les différences culturelles et linguistiques aient joué un rôle important. La pensée française aime les révolutions, la pensée anglaise, l’évolution. Et Winnicott, en bon Anglais, se méfiait de l’idée d’un changement soudain et il voyait dans « les grandes idées » le risque d’un intellectualisme néfaste. Lacan, de culture latine et française, n’avait pas d’objection majeure aux révolutions et, avec le stade du miroir il suggérait que le bébé s’engage dans des débats internes de nature philosophique. Winnicott préfèrera un processus lent, concret, sans fioritures, soit la progression de l’individu de la dépendance à l’indépendance au sein de la maturation émotionnelle. Les œuvres de Winnicott et de Lacan auraient pu avoir plus de points en commun si Winnicott, après avoir théorisé l’influence de l’environnement sur le développement du bébé, en particulier le rôle de la mère réelle, avait pu s’aventurer à nouveau dans des théories qui considèrent le monde extérieur comme de peu d’importance. En effet, penserions-nous seulement parce que l’extérieur nous oblige à penser ? N’y aurait-il rien d’interne à l’enfant dans cette action ? Ces controverses nous forceraient alors à évoquer le nom de Mélanie Klein et sa place dans l’œuvre de Winnicott.
Winnicott avec Lacan
13Marika Berges Bounes, Catherine Ferron, Josiane Froissart
14Ce congrès londonien organisé autour des travaux de D. Winnicott et de J. Lacan, a réuni des psychanalystes de plusieurs pays, de plusieurs langues, de modes d’approche théorique et courants extrêmement différents, d’où la variété et la richesse des exposés — la psychanalyse avec les bébés, avec les prématurés, la place du père, l’hallucination négative comme réponse à une hallucination insupportable, la spécularité et la subjectivation, la haine, le lien entre objet transitionnel et objet a, entre faux-self et faux semblant, entre faux-self et psychose, l’adolescent comme baromètre social, la question de la direction de la cure et du diagnostic, pour n’en citer que quelques-uns — ont rendu les discussions passionnantes et l’ensemble extrêmement riche ; pas de crispation sur les différences théoriques mais une ouverture sur des questions nouvelles et des prolongements tout à fait vifs et actuels qui ont eu un effet de relance sur le point où chacun en est par rapport à la psychanalyse. Il est vrai que le déplacement géographique et le changement de langue modifient notre capacité à travailler entre nous, au-delà ou avec pour prétexte les travaux croisés de Winnicott et Lacan. Les écarts théoriques, cliniques et les enjeux de traduction ont été des passages qui ont emporté avec eux des moments de vérité et nous ont permis de « travailler le malentendu » comme l’ont dit F. Gorog et A. Vanier en introduction, le malentendu qui nous fonde, mais aussi celui de la langue, de la culture.
15Les points communs, comme les différences entre ces deux psychanalystes ont été pointés : Lacan, psychiatre, rencontre la psychose chez l’adulte, les altérations du langage, la question du délire, celle du père ; Winnicott, pédiatre, s’occupe des bébés et rencontre les mères. Mais la psychanalyse extrait un savoir qui n’exclut pas la question de la vérité et ceci questionne chacun de nous dans sa clinique de chaque jour.
16Évidemment, l’objet transitionnel de Winnicott a été particulièrement interrogé, « objet transitionnel comme premier symbole », cette capacité précocissime de l’enfant à utiliser des symboles dans ses rapports avec l’objet, l’objet a de Lacan et le signifiant. L’importance du langage dans la relation mère-enfant qui parlent à tour de rôle, et celle du miroir : « le précurseur du miroir est le visage de la mère » dit Winnicott, toutes ces questions ont été abordées par Winnicott et seront celles que Lacan va développer, enrichir, théoriser.
17La haine, que Winnicott ne craignait pas d’envisager dans sa dimension structurante précocissime, celle de la mère pour son enfant (« même un garçon » !) et celle de l’analyste à l’égard de son patient, a donné lieu à des développements bien intéressants pour des psychanalystes d’enfants habitués à la rencontrer dans les consultations en pédopsychiatrie.
18La présence du père « au petit déjeuner en Angleterre » comme le préconise Winnicott a fait couler beaucoup d’encre… Père réel ? Père symbolique ? Père imaginaire ? Il y a du père, de la fonction paternelle chez Winnicott : le désir de la mère « suffisamment bonne », pas complètement inféodée à son enfant, mais aussi tournée vers le père — présence sur fond d’absence — laisse de la place au père et donne à l’enfant « la capacité à être seul en présence de l’autre », à penser quelque chose d’absent, à éprouver le manque sans être détruit (en lien avec fort-da de Freud), c’est-à-dire l’accès à la fonction symbolique.
19Au-delà des tirs croisés Winnicott-Lacan qui n’ont pas eu lieu, bien au contraire, le questionnement Winnicott-Lacan nous a permis d’appréhender un savoir sur notre propre clinique. La psychanalyse de l’enfant sort enrichie de ce bouillonnement intellectuel commun placé sous le signe de l’ouverture et non pas sous celui de l’acrimonie ou de la compétition. Gageons que le prochain congrès, à Berlin, sera de la même tenue.