Couverture de RIEF_049

Article de revue

Accompagnement d’une famille migrante en Guyane

Penser les cadres, interroger les références

Pages 137 à 154

Notes

  • [1]
    Le transfert culturel peut se définir comme les réactions du collectif qui est en l’autre au collectif qui est en nous (Delanoë et Moro, 2016). Fugace dans son expression, on peut parfois saisir au vol les résonnances de ce transfert quand, par exemple, un adolescent dont les parents sont venus du Maghreb énonce une insulte raciste envers son thérapeute antillais (Ibid.). « Le transfert culturel du patient objective le thérapeute dans ses appartenances, parfois l’y assigne, et le déloge de la position neutre, incolore et universelle qu’il pense occuper, en lui rappelant sa place particulière dans des rapports sociaux hiérarchisés. Si un patient Noir voit dans le thérapeute un Blanc, le thérapeute se voit renvoyé à une catégorie racialisée particulière […] » (Ibid., p. 204).
  • [2]
    Une expression créole dit « Wi pa ka gaté zanmi ! », ce qui signifie qu’en disant oui on évite tout conflit (Chapellon et Lamaison, 2016).
  • [3]
    La Guyane comptait seulement 27 900 habitants en 1954, et 33 505 en 1961. Puis, 224 468 habitants en 2009 et 259 865 au 1er janvier 2015. Un habitant sur 3, à cette date, est de nationalité étrangère (Cratère, 2019).
  • [4]
    Le Guyana est un pays situé entre le Surinam, le Venezuela et le Brésil. Les personnes qui en sont issues représentent une composante importante de la population de la Guyane française. Les représentations à leur égard ne sont pas positives, elles sont souvent considérées comme violentes.
  • [5]
    Ce nom est fictif il a été choisi en référence à Lucrèce Borgia, qui représente une allégorie de la mère-amante scandaleuse. La légende de cette femme empoisonneuse égraine les fantasmes les plus macabres, faisant de son histoire un mythe dans lequel triomphe la malveillance. Cependant, la légende sombre véhiculée par l’Église dès le seizième siècle et popularisée par la pièce de théâtre éponyme de Victor Hugo est aujourd’hui remise en question par les historiens. Ainsi, ce personnage historique si contesté est aujourd’hui réhabilité ; nous verrons qu’il en sera de même de la femme que nous avons baptisée ainsi.
  • [6]
    Sa présence durant ce temps de visite médiatisée était considérée comme obligatoire, mais il estimait néanmoins trop prématuré le fait de s’imposer à cette femme déjà particulièrement méfiante à son égard.

Introduction

1Cet article interroge les pratiques et les dispositifs s’adressant à des familles particulièrement marginalisées, chez qui le contexte migratoire a induit un sentiment d’insécurité engendrant, par rebond, un climat de méfiance vis-à-vis des travailleurs sociaux. Il s’agit d’ouvrir des perspectives de réflexion concernant l’assouplissement du cadre (Mellier, 2007), voire sa réinvention en tant qu’espace intermédiaire (Winnicott, 1971 ; Dahoun, 1998) permettant l’expérimentation de modalités relationnelles favorables à l’expression du sujet et au dépassement d’un éprouvé d’impuissance. Partant du cas d’une femme migrante dont le bébé a été retiré et confié sans ménagement à l’Aide Sociale à l’Enfance (ASE) en Guyane, nous décrirons les écueils liés à cet accompagnement dans un contexte où les acteurs en présence sont submergés sur le plan émotionnel et englués dans des conduites défensives. Comment envisager la relation d’aide, sachant que la présence du professionnel réitère les sentiments de rejet et d’exclusion des « usagers » ? Quelles stratégies adopter pour permettre l’établissement de cette relation, en dépit d’un contexte défavorable ?

2Le parcours institutionnel de ce parent déraciné et en voie de marginalisation, blessé dans son être-mère, en butte avec un système difficilement déchiffrable, aidera à envisager la pertinence d’un accompagnement transitionnel. Il s’agit, nous le verrons, de laisser aux sujets la possibilité de se saisir du dispositif en diminuant la distance qui sépare habituellement professionnel et usager. Il s’agit, ce faisant, de laisser à ce dernier une marge de manœuvre suffisante pour lui permettre d’avoir une emprise minimum sur le cadre et d’accéder un peu plus à la personnalité du professionnel. À travers les spécificités de la situation étudiée, nous verrons qu’une créativité relationnelle et institutionnelle est parfois nécessaire. Il s’agit de moduler l’offre d’accompagnement pour la rendre la moins angoissante possible pour des sujets que le contexte a rendus plus vulnérables et plus méfiants. Le professionnel doit s’efforcer de diminuer les angoisses que sa présence peut faire vivre. Il s’agit donc de proposer un accompagnement « sur mesure » en restant attentif aux lieux et aux moments que les sujets choisissent pour amorcer l’échange. Ces derniers éprouvent en effet le besoin de sentir une emprise sur le cadre, ce qui implique notamment qu’ils puissent décider des lieux et des moments où une rencontre est possible. Ainsi, en restant souple et attentif aux demandes du public, on favorise l’amorce relationnelle par où l’accompagnement peut véritablement émerger.

3L’article est structuré autour de deux parties. Théorique, la première partie analyse l’intrication des enjeux psychiques et culturels dans le contexte migratoire. Elle souligne les effets spécifiques d’une situation marquée par des différences culturelles, mais aussi par la domination et les assignations identitaires émanant aussi bien de l’usager que des professionnels. La perspective d’une approche attentive à cette vulnérabilité multidimensionnelle ouvrant la création d’un espace intermédiaire d’expérience est esquissée. La seconde partie expose les éléments les plus saillants d’une situation clinique se présentant sous le signe du malentendu et de la suspicion. Comment faire évoluer les relations usagers/professionnels dans un contexte marqué d’une méfiance réciproque autour d’un enjeu extrêmement sensible : le devenir d’un bébé dont la mère, vulnérable en tous points de vue, réclame, à cor et à cri, le droit de le soigner en dehors des ingérences et des violences institutionnelles ?

Contexte migratoire, enjeux culturels et construction identitaire

4Nous considérons le contexte social comme un élément déterminant des interactions. Celles-ci ne peuvent être réduites à des relations de face à face mettant en scène des rôles indépendamment des structures sociales, de la culture, des institutions, de l’histoire et de l’idéologie (Lipiansky, Taboada et Vasquez, 1990).

5La personne migrante peut ainsi être victime de préjugés sociaux et/ou raciaux. Être traité en intrus revient à voir son statut d’être humain invalidé, comme Frantz Fanon l’avait déjà bien relevé dans L’expérience vécue du Noir (Fanon, 1951). Déjà affecté par l’épreuve du déracinement, la fragilité du sujet est amplifiée par la xénophobie dont il peut être la cible. Sur le plan psychique, il se trouve doublement précarisé par la perte de ses repères passés et sa confrontation avec des préjugés sociaux négatifs (Qribi et Chapellon, 2018). Vu comme un étranger, les préjugés dont le sujet migrant est parfois l’objet peuvent l’affecter au plus profond de son être. Il se trouve dès lors meurtri par l’effet du regard déshumanisant de l’autre, regard qui constitue même une menace pour l’image que le sujet a de lui-même. Face aux menaces que le rejet social ambiant peut faire peser sur le sentiment d’identité du sujet, celui-ci mettra inconsciemment en place des mécanismes défensifs. Pour pallier les angoisses issues d’un contact douloureux avec l’autre et la violence présupposée à son jugement, le sujet se préservera en adoptant des mouvements de repli (Chapellon et Houssier, 2017). Son lien aux institutions (médicales, administratives, médico-sociales, entre autres) s’en trouvera potentiellement compromis. Les dispositifs, avant tout perçus dans leur étrangeté seront en effet source d’angoisse (Chapellon et Gontier, 2015). Le travail d’accompagnement, l’aide que les professionnels se proposent d’apporter au sujet sera alors vécue comme une contrainte. Il peut s’ensuivre une rigidification défensive du sujet, s’efforçant de se préserver des angoisses qu’il vit au sein d’une société qui lui est étrangère en esquivant le contact avec ceux qui en sont les représentants (Chapellon et Qribi, 2020). Pour mieux comprendre ce mouvement de repli, il importe d’analyser plus en avant les conséquences psychiques qui peuvent être celles du contexte migratoire.

6Même si elle est décidée, la migration est rarement désirée. Il s’agit souvent de situations douloureuses qui contraignent les sujets à se réfugier dans un autre pays, jugé plus hospitalier. Il en va ainsi des guerres, des contextes économiques ou politiques troublés, voire des persécutions que subissent certains groupes ethniques et religieux. Les drames vécus avant l’exode laissent rarement les sujets indemnes. Les souffrances qu’ils emportent avec eux amplifient la déchirure que la migration provoque.

Déracinement et sentiment de différence

7La culture établit un ensemble de signifiants communs liant imperceptiblement les individus entre eux. Les codes culturels aident non seulement les sujets à se reconnaître comme membres d’une communauté, mais aussi à s’approprier un champ d’expériences partageable. En devenant étranger par rapport à la société vers laquelle il a migré, le sujet s’expose à la perte de ce liant social que constitue la culture. Sa séparation d’avec son groupe de référence bouleverse ses relations aux autres. La migration modifie la façon dont le sujet se sent investi par son environnement et introduit ainsi un risque de blessure narcissique. Plus qu’une absence de repères, le sujet qui quitte son groupe culturel d’appartenance, perd en effet le holding (Winnicott, 1971) que son groupe de référence lui fournissait. René Kaës (1998) associe cette expérience à celle d’un éloignement d’avec le corps maternel. Le sujet qui quitte sa terre natale perd en effet la fonction d’étayage dévolue au groupe. Marie Rose Moro (1992) rappelle ainsi que le sujet qui émigre perd les lieux, les sons, les odeurs, les sensations de toutes sortes qui constituent les premières empreintes sur lesquelles s’est établi le codage du fonctionnement psychique. Ceci avant d’immigrer, c’est-à-dire de reconstruire ce que des générations ont lentement élaboré et transmis (Ibid.). Quand, en plus, la société dans laquelle le sujet s’installe fonctionne sur des normes et des valeurs trop distinctes des siennes et qu’il se confronte à une rupture entre les attitudes apprises et celles qui sont dorénavant exigées de lui, il vit un moment de tension identitaire potentiellement perturbant. La manifestation la plus visible de cet état de fait concerne la langue maternelle : en s’en privant (involontairement), le sujet perd non seulement la capacité de communiquer avec autrui, mais aussi celle d’être reconnu comme sujet communiquant. Le fait de ne plus toujours se sentir compris et en capacité de comprendre (pas seulement au niveau linguistique), engendre un vécu de marginalisation. Le sujet s’en trouve psychiquement fragilisé. Aux prises avec un sentiment d’urgence identificatoire, il aspirera à être reconnu comme semblable. Le sujet attend de la société vers laquelle il a immigré qu’elle remplisse le rôle de miroir naturellement dévolu à l’environnement social. La migration vient ainsi amplifier la détresse subjective engendrée par la perte du contenant culturel et l’urgence à colmater les brèches narcissiques qui se sont ainsi ouvertes. À son insu, le sujet aura besoin de reconquérir la reconnaissance qui lui fait dorénavant défaut. Ce besoin est effectivement constitutif de l’être humain : pour parvenir à une relation réussie à soi, celui-ci a besoin d’une reconnaissance extérieure. Or, si une telle forme d’approbation sociale fait défaut, une brèche psychique s’ouvre, par laquelle s’introduisent des émotions négatives, comme la honte ou la colère (Honneth, 2002). Le sentiment de sécurité que le sujet ressentait naturellement dans son pays natal s’étant estompé, il oscille entre le besoin d’être reconnu par les autres et la peur que leur contact lui fait vivre. Sa prise en charge par les institutions dédiées peut s’en trouver impactée. Un sentiment de dissymétrie est souvent présent dans la rencontre avec les travailleurs sociaux. Le sujet, devenu usager, peut se sentir impuissant face aux professionnels. L’offre d’accompagnement peut amplifier ce sentiment en créant l’impression d’une dette (Fustier, 2000). Se sentant inférieur aux professionnels désireux de lui venir en aide, le sujet la vivra comme menaçante. Avoir tout à attendre de l’autre n’est-ce pas aussi courir le danger de tout avoir à en redouter ? Le sujet fragilisé confère ainsi un inquiétant pouvoir aux professionnels, car il est animé par l’idée que s’en remettre à eux revient à se placer à leur merci (Chapellon, 2020). Ceci a un impact considérable sur la nature de l’accompagnement à prodiguer, et entraîne donc une nécessaire réflexion sur notre manière de le concevoir.

Enjeux intersubjectifs de l’accompagnement psycho-socio-éducatif

8Dans une situation « traditionnelle » de soin, les questionnements du patient portent sur le sentiment d’étrangeté à soi que lui font vivre les manifestations de sa vie psychique inconsciente. Cependant, en ce qui concerne les migrants, l’étrangeté ressentie a davantage trait à des causes exogènes. Le sujet est malmené par sa confrontation à l’altérité du pays d’accueil (Moro, 1994). Le rapport aux professionnels en position d’accompagnement est impacté par la marginalisation, réelle et fantasmée, que le sujet vit. L’insécurité vécue au contact de l’altérité de la société vers laquelle il a immigré est revécue dans le cadre de son accompagnement. Qu’ils le veuillent ou non, les professionnels s’inscrivent dans une dynamique de « transfert culturel [1] », et comme, dans celle-ci, ils se conçoivent (et sont souvent conçus) comme dominants. Pour le sujet accompagné, cette situation de base est génératrice d’angoisses. Il s’en préserve alors en esquivant la rencontre, ou en mimant une docilité masquant des résistances foncières [2]. Comment éviter les impasses qu’une telle situation génère ? En premier lieu, en adaptant le cadre à cette angoisse de base. Le professionnel en position d’accompagnement ne peut pas faire l’économie d’un questionnement sur sa propre position subjective. Il est en effet questionné, l’air de rien, sur le sens profond de sa présence auprès de l’usager. En Guyane par exemple, le statut d’Européens blancs, qui est celui de beaucoup de travailleurs sociaux est fréquemment l’objet d’interrogations : « D’où venez-vous ? Vous vivez ici depuis longtemps ? » Ces questions font écho aux angoisses dans lesquelles les sujets sont plongés. En retour, ils questionnent l’être intime du professionnel. Son appartenance culturelle (rendue notamment ostensible par sa manière de s’habiller, sa langue, ou tout simplement son accent) ravive à son insu les craintes du sujet. Le professionnel n’est plus perçu comme une personne pouvant venir en aide, mais comme un représentant anonyme de la société d’accueil, dans ce qu’elle a d’inquiétant et d’offensant (Qribi et Vié, 2019). Toutefois, le travail qui s’opère avec lui, le lien que le professionnel, d’emblée perçu comme étranger, parviendra à construire avec la personne peuvent constituer le préalable d’un véritable processus. Le sujet peut en effet élaborer progressivement le sentiment d’étrangeté que la présence du thérapeute ou du travailleur social ravive. À condition que ce dernier accepte de laisser les sujets exercer l’emprise dont ils se sentent privés. Il doit accepter de diminuer la distance dont l’idée de cadre est souvent synonyme. Parfois, lorsque le professionnel se dévoile dans sa simple humanité et se montre un homme ou une femme ordinaire, il aide la personne accompagnée à se sentir quelqu’un (Fustier, 2000). Reconnue comme égale, elle entend l’estime qu’on lui porte. En retour, elle pourra plus aisément investir le dispositif. Le cadre doit se penser véritablement comme un espace d’échanges, une aire transitionnelle ouvrant la possibilité de symbolisations plurielles. Cette aire transitionnelle n’est pas de l’ordre du matériel ou du concret, mais de l’ordre de l’expérience relationnelle. C’est ce qu’un long et complexe travail de soutien auprès d’une famille en grande détresse nous enseigne. Nous allons donc décrire ce travail d’accompagnement, qui est avant tout un travail de lien.

Présentation d’une situation clinique

9Ici, nous proposons l’étude du cas d’une famille qui a été rencontrée dans la cadre de la pratique de l’un d’entre nous. L’exposé qui suit est donc construit du point de vue de la psychologie clinique, et plus précisément de celle d’un psychologue clinicien exerçant au sein de l’ASE de la Guyane. Dans ce contexte, l’observation porte non seulement sur des subjectivités en interaction mais également sur le dispositif dans lequel elles s’insèrent et les effets qu’il produit sur ces interactions. L’observation est ici dite implicative ou participante dans la mesure où il s’agit d’une pratique qui vise à écouter un sujet en vue de l’aider à dépasser une situation marquée par le non-sens, et par le sentiment d’injustice et d’impuissance. L’observation est aussi en elle-même un outil, une méthode pour se saisir de la clinique (Ciccone, 2012). Quelques précautions d’usage s’imposent cependant. Classique, une précaution importante a trait au risque de la surinterprétation. Les faits cliniques doivent rester premiers et rigoureux. Car, c’est au moyen d’une série d’aller/retour entre faits et grilles conceptuelles que nous parvenons, progressivement, à construire le récit scientifique d’une situation clinique. Ce n’est pas tout. La triangulation du rapport à la pratique est assurée par des médiations pertinentes. Il s’agit en l’occurrence, d’un travail collectif de professionnels impliqués et de chercheurs distanciés par rapport à la situation. La méthode clinique suppose en effet des dispositifs distanciants : « pour limiter la saturation subjective des éléments observés, elle suppose une oscillation entre un mouvement d’implication et un mouvement de distanciation et de dégagement. » (Ibid., p.65).

10La situation exposée est celle d’une famille dont la fillette de 9 mois a été placée, sans consentement parental, dans une famille d’accueil. Il importe d’ores et déjà de relever le contexte spécifique de la Guyane, ce département français situé en Amérique du Sud, dans lequel la pression migratoire est forte et participe à l’évolution démographique du territoire [3]. L’afflux de personnes venant de pays voisins comme Haïti, le Guyana, le Surinam, ou le Brésil, a un impact sur les institutions, scolaires, sociales, sanitaires et médico-sociales non seulement en termes de capacités d’accueil, mais aussi en termes de capacités d’adaptation aux spécificités des publics. Dans un tel contexte, les difficultés liées à la barrière de la langue et à des représentations culturelles différentes et parfois divergentes constituent l’expression la plus manifeste des difficultés rencontrées de part et d’autre. Les professionnels s’adaptent et, au-delà de leur parcours de formation initial, développent fréquemment des talents linguistiques et une connaissance des us et coutumes des communautés présentes sur le territoire. Cela ne suffit toutefois pas toujours, et les incompréhensions restent souvent de mise, surtout quand il est question d’éducation. Ainsi, le rôle de l’ASE est-il complexe, et l’intervention des professionnels qui y officient souvent contestée. On le verra à travers l’étude de l’accompagnement de cette famille d’origine guyanienne [4] par un psychologue issu de France hexagonale. Notre propos se centrera principalement sur la mère du bébé. Son exemple témoigne des difficultés que les sujets fragilisés par l’expérience migratoire, avec la précarité sociale et psychique qu’elle peut induire, rencontrent pour accepter le dispositif. Mais il témoigne aussi des difficultés que ce dernier présente pour se montrer accueillant d’une telle vulnérabilité. Le cas de Madame Borgia [5] questionne ainsi le positionnement du psychologue, confronté à un sujet a priori réfractaire au cadre. L’exemple de la construction du lien avec cette jeune maman, qui s’est révélée beaucoup moins « nocive » que l’équipe ne l’avait cru, mettra en lumière la créativité dont il faut parfois faire preuve pour qu’une rencontre soit possible. Ainsi, nous montrerons comment le psychologue a dû se montrer inventif et accepter de sortir de son fonctionnement habituel pour être là où Madame Borgia désirait le trouver.

Un inquiétant parent

11Le titre proposé de cette section n’est pas anodin. Il souligne d’emblée un affect dominant qui envahit la scène clinique comprenant à la fois les acteurs, usagers et professionnels, et le contexte institutionnel dans lequel ils interagissent. Ladite inquiétude est contaminante dans la mesure où elle fut transmise au psychologue par le biais de diverses interactions se jouant sur cette scène clinique, révélant un mal-être partagé tant du côté du sujet « accompagné » que du côté des professionnels « accompagnateurs ».

12Avant d’entamer véritablement le travail d’accompagnement, le psychologue avait déjà croisé cette femme à diverses reprises dans le service. À chaque fois son attitude avait éveillé une certaine agressivité en lui. Elle ne répondait jamais aux « bonjours » qui lui étaient adressés et semblait hostile. Filant dans les couloirs, droit devant elle, cette femme à la stature imposante semblait prête à agresser physiquement les gens croisant son chemin dans les locaux de l’ASE. L’atmosphère se crispait au passage de cette femme dont l’attitude paraissait hautaine. Sa présence dans le service détonnait autant qu’elle questionnait. Quels pouvaient donc être les motifs de la présence récurrente de cette dame « désagréable » qui fonçait dans les couloirs en ignorant les gens ? C’est lors d’une réunion de service que le psychologue commença à avoir des esquisses de réponses. En effet, l’éducatrice référente du bébé de Madame Borgia fit part de son exaspération vis-à-vis de cette mesure de placement durant laquelle elle était censée participer à restaurer le lien mère-fille et veiller aux dangers que cette mère pourrait faire courir à son bébé. L’éducatrice estimait ne pas pouvoir mener à bien cette mission. Elle se sentait insécurisée et mal à l’aise face à cette mère qui non seulement ne lui inspirait pas confiance, mais suscitait visiblement en elle de l’appréhension, voire de la peur. Chose certaine, madame Borgia ne s’était pas attiré les faveurs de cette professionnelle. Sa vindicte à l’encontre de l’ASE l’avait rendue inquiétante. L’estimant « dangereuse », l’éducatrice souhaitait demander au juge des enfants de mettre un terme aux visites hebdomadaires parent-enfant. Elle disait avoir peur de ce qui pouvait se passer pendant cette visite censée être médiatisée. Durant les deux heures prévues, cette mère était donc finalement seule avec son bébé de neuf mois. Aussi, l’éducatrice craignait que cette jeune femme de vingt-deux ans ne fasse du mal à la fillette ou qu’elle ne la kidnappe. En guise de prévention, l’éducatrice songea à surveiller un éventuel rapt d’enfant en se plaçant derrière la porte de la salle de visites parent-enfant. Elle se montrait d’autant plus préoccupée de ce qui se passait dans cet espace clos que madame Borgia lui avait défendu d’y être présente. Ses rapports avec l’institution apparaissaient ainsi teintés de méfiance. Sans doute était-elle perçue comme envahissante par madame Borgia tentant de préserver un espace d’intimité avec sa fille.

13Lors de cette réunion, l’éducatrice précisa que cette mère, a priori très nocive, exprimait le souhait de retrouver la garde de son enfant. En fait, si elle était si vindicative, c’est parce qu’elle était farouchement opposée à ce placement qui l’avait séparée de sa fille. Finalement, ce qui rendait madame Borgia si virulente c’est qu’elle se battait pour reprendre sa fille, qu’elle estimait « volée ».

14Le placement de cette fillette avait commencé après qu’elle ait été conduite à l’hôpital pour des problèmes de malnutrition liés à l’indigence matérielle dans laquelle vivait cette famille. Le personnel hospitalier ayant associé la mauvaise santé de l’enfant à de la maltraitance, un signalement avait été effectué. Ainsi, madame Borgia venant à l’hôpital pour s’enquérir de l’état de santé de sa fille ne l’y trouva pas : l’enfant ayant été confiée à l’ASE par décision de justice. Ce placement fut donc brutal. Cette mère, d’origine guyanienne, parlant presque exclusivement l’anglais, n’avait pas eu la possibilité de comprendre ce qui s’était passé. Son manque de connaissance de la langue véhiculaire avait été un facteur de discorde entre elle et les différents acteurs. Sans doute cette mère pouvait-elle difficilement exprimer son désaccord autrement que par une posture agressive. En retour, elle était devenue l’objet de terrifiants fantasmes. Elle et son compagnon étaient jugés inaptes à s’occuper de leur enfant. Lui était considéré comme défaillant parce qu’il ne s’était jamais présenté dans le service, et sa compagne, elle, était jugée dangereuse parce qu’elle se montrait vindicative.

15Pourtant, au-delà de l’agressivité manifestée par Madame Borgia, et de son manque de sympathie pour l’équipe, elle témoignait d’un attachement fort à son enfant. En fait, si cette dame était omniprésente dans les locaux de l’ASE c’est parce qu’elle venait régulièrement voir sa fille. L’observation de la force de son attachement à son enfant était néanmoins obstruée par l’agressivité que l’équipe ressentait. Ainsi, le premier obstacle à franchir concernait les incompréhensions mutuelles. Il fallait dissocier l’opposition que cette femme témoignait vis-à-vis des professionnels et la violence que l’on supposait exister dans le lien mère-fille. Cette tâche incomba au psychologue.

16Lors de la réunion durant laquelle l’éducatrice évoqua cette situation, elle stipula en effet qu’il fallait absolument que quelqu’un parvienne à savoir ce que Madame Borgia faisait durant les visites à sa fillette. Les produits « étranges » que sa mère ajoutait à son biberon avaient en effet inquiété l’assistante familiale chez qui elle était accueillie. Cette dernière les présupposait nocifs. Elle et l’éducatrice craignaient un acte délibéré d’empoisonnement. Les difficultés matérielles de Madame Borgia, qui vivait dans un ghetto insalubre, son activité de prostitution et sa franche opposition aidant, il n’en fallait pas plus pour lui dessiner un sombre tableau. Tableau amenant les plus terribles suspicions concernant ce que cette mère serait capable de poser comme acte. Les suspicions qui planaient avaient donc conduit les membres du service à vouloir surveiller le moment de visite parent-enfant. C’est au psychologue, qui était un des rares hommes du service, que cette tâche de vigile fut allouée. Ce ne fut pourtant pas ce rôle qu’il endossa.

Des photos salvatrices

17D’emblée, lorsque le psychologue se présenta à cette mère pour lui annoncer qu’il viendrait lui rendre visite chaque semaine [6], elle lui fit comprendre qu’il n’était pas le bienvenu. La seule chose qu’il put faire fut de lui indiquer l’endroit où se trouvait son bureau en lui disant qu’il restait disponible, si elle avait besoin de quoi que ce soit. Mais le besoin ne se manifesta pas. Durant environ un mois, Madame Borgia se contenta d’un bonjour de politesse. Lorsque le professionnel s’éternisait trop (plus de cinq minutes), elle abrégeait l’entrevue par un percutant « it’s good ». En revanche, le court laps de temps « partagé » avec cette famille confirmait que si cette mère n’était pas des plus tendres avec les agents du service, il en allait fort différemment avec sa fille, à qui elle parlait en anglais et à qui elle amenait systématiquement des repas traditionnels du Guyana. Surtout, cette mère se révélait toujours très touchée au moment de la séparation. Il vint donc à l’idée du psychologue que cette mère désirerait sans doute emporter des souvenirs de sa fille avec elle, une fois séparées. Aussi, il proposa d’amener son appareil photo pour prendre des photos d’elle et sa fille, réunies. Madame Borgia accepta. Grâce à cet instrument, du temps put être partagé avec cette famille. Durant les séances photo improvisées, le visage de cette femme, d’habitude extrêmement fermé, se décontractait. Elle prenait visiblement plaisir à être photographiée avec sa fille. À tel point d’ailleurs qu’elle finit par prendre elle-même des clichés.

18Quand le psychologue vint avec les photos imprimées, la femme, enchantée, l’invita pour la première fois à rester durant la visite. La suivante, il fut pleinement inclus : Madame Borgia alla jusqu’à mettre sa fille dans ses bras. À la fin, se saisissant de l’appareil photo, elle lui proposa même de poser avec le bébé. Un climat de confiance s’était installé. Cette mère apparaissait désormais plus apaisée. Il s’agissait d’amortir les angoisses qu’elle devait ressentir suite au placement de sa fille. L’agressivité qu’elle manifestait à l’encontre du personnel de l’ASE réverbérait son angoisse vis-à-vis d’un environnement visiblement perçu comme hostile. Cette mère confia combien il lui était difficile de ne pas maîtriser le français. Cette confidence, elle la fit en anglais, après que le psychologue se soit excusé pour l’approximation de son manque de maîtrise de cette langue. Ce n’est qu’ensuite qu’elle s’autorisa à s’adresser à lui en français. Avant qu’elle n’accepte de s’exprimer dans une langue qu’il lui était difficile de parler, ce qu’elle vivait comme une faiblesse (elle dit que « [son] français, c’est n’importe quoi »), et qu’elle s’efforce ainsi de s’adapter au psychologue, il avait donc fallu préalablement que celui-ci lui témoigne sa propre difficulté.

19Le climat se détendait donc et la confiance émergeait. Ceci fut particulièrement observable à l’occasion de l’apparition du compagnon de Madame Borgia, le père de la fillette. En effet, ce monsieur finit par se rendre dans les locaux de l’ASE. C’était la première fois que le père du bébé s’autorisait à venir dans le service, ce qu’il ne fit pas sans mal. Sa compagne expliqua qu’il craignait de se faire interpeller par les services de la Police de l’Air et des Frontières (PAF). La méfiance de cet homme en situation d’irrégularité administrative sur le sol français se manifesta clairement quand il demanda, en pointant du doigt le psychologue, si le « Blanc » n’était pas un « gendarme ». Contre toute attente, ce n’est pas le supposé gendarme qui allait rassurer cet homme quant à son statut, mais Madame Borgia, sa compagne. La confiance établie avec elle servit à le rassurer, lui qui avait déjà trouvé une assurance suffisante pour venir voir son enfant. La confiance obtenue dans le cadre des visites avait été d’autant plus essentielle qu’elle avait aidé ces parents à appréhender l’institution prenant en charge leur bébé. Tous deux avaient eu besoin qu’on les rassure, dans cet inquiétant contexte où leur fille leur avait été « enlevée », contre leur gré. Ainsi, en se familiarisant avec un professionnel c’est le dispositif institutionnel dans son ensemble qui leur devenait plus accessible. Le travail d’accompagnement s’étant poursuivi durant plus de quatre mois, nous avons vu les choses se dénouer progressivement pour cette famille.

Dépersécuter le cadre

20Les aspérités relationnelles qui se sont présentées aux professionnels du service étaient liées à la façon dont Madame Borgia s’était défendue des inquiétants fantasmes nés de la rencontre avec une institution vécue comme hostile. Il importait de diminuer l’impact persécuteur de la confrontation avec des travailleurs sociaux ne fonctionnant ni dans sa langue, ni avec ses codes. Il s’agissait de créer un échange avec cette femme dont le narcissisme, déjà fragilisé par l’émigration, avait en sus été « estropié » par une mesure de placement dont elle n’avait pas perçu le sens, et ce d’autant que cette mesure avait été menée de façon violente. Dans ce but, une interprète anglophone a été appelée en renfort. Cette professionnelle étant, elle aussi, originaire du Guyana, elle fut une médiatrice bienvenue pour aider à démêler les nœuds tressés par les incompréhensions existantes. Cette interprète joua un précieux rôle médiateur puisqu’elle connaissait les us et coutumes en vigueur dans le pays où Madame Borgia avait grandi. Elle expliqua notamment que les massages que la mère effectuait sur sa fille (massages vigoureux qui avaient été interprétés comme de la maltraitance) étaient traditionnels au Guyana. De même, elle expliqua que l’étrange produit que la jeune femme ajoutait dans le biberon de sa fille était utilisé par une majorité de mères. L’interprète mit donc en lumière le fait que ces comportements maternants, anormaux aux yeux de tous, étaient néanmoins communs « chez elles ». Ainsi, les préjugés qui avaient conduit à cette mesure de placement furent battus en brèche. Madame Borgia était, de surcroît, rassurée par la présence de sa compatriote, qui l’enjoignit à se présenter devant le juge des enfants. Elle s’y rendit et obtint le droit de recevoir sa fille chez elle. Les visites n’eurent donc plus lieu à l’ASE, mais au domicile familial, à raison d’une demi-journée par semaine. Les rencontres à l’ASE se sont ainsi clôturées.

21Suite à cette audience, Madame Borgia se rendit (pour la première fois) jusqu’au bureau du psychologue pour l’inviter à lui rendre visite à son domicile. Ce qui fut fait, à l’heure habituelle des visites. La maison de Madame Borgia était tout à fait modeste, puisqu’en vérité il s’agissait d’un squat. Celui-ci était néanmoins rendu très agréable, l’accueil que le psychologue y reçut également. Madame Borgia le pria de partager avec elle et son compagnon le repas qui mijotait. Le professionnel se retrouva donc à la table de cette famille. Au moment du service, la dame indiqua avec un sourire malicieux que ce n’était pas du poison. Cette allusion faisait ironiquement référence aux présupposés qui avaient fait d’elle une empoisonneuse. Son compagnon ajouta que le repas dans nos assiettes était très prisé au Guyana et que peu de gens connaissaient ce type d’alimentation. Tous deux faisaient ainsi allusion aux différences culturelles à la source des incompréhensions et les crispations dont ils avaient été l’objet. Ils mirent en avant le fait que malgré les différences qui nous séparaient, ils n’élevaient pas moins bien leur enfant que les autres, ajoutant que ce n’est pas parce qu’ils étaient pauvres qu’ils n’étaient pas de bons parents. Madame Borgia, qui n’avait jamais abordé la question de sa profession, tint à le faire en stipulant que si elle se prostituait c’était pour nourrir sa fille.

22Ainsi ce repas s’est-il avéré un moment fort. Il eut pour vertu de restaurer, après-coup, l’équilibre relationnel qui avait été mis à mal par la situation de ces parents et de restaurer ainsi leur narcissisme.

23Le geste de cette famille invitant le psychologue à partager un repas était un acte réparateur. Par ce contre-don fait au professionnel, cette famille s’affranchissait du sentiment d’indigence qui lui était renvoyé. Cette invitation contrecarrait insensiblement un vécu d’impuissance, amenuisant l’impression d’être dévalorisés. Ce type de don donne ainsi une valeur à la personne qui le fait (Fustier, 2000). Il crée une symétrie avec le professionnel vis-à-vis duquel les sujets peuvent se sentir dominés.

24Environ un an après que la mesure de placement de son enfant avait pris fin, Madame Borgia allait revenir frapper au bureau du psychologue pour alerter le service quant au sort de son neveu, un adolescent isolé sur le territoire français. Ainsi, cette femme a non seulement apprivoisé le psychologue, mais aussi, à travers lui, le système dont il était un représentant. Sans la confiance qui s’est progressivement tissée, cette mère aurait-elle réalisé le cheminement administratif et juridique nécessaire pour retrouver son enfant ? Rien n’est magique dans un tel dénouement, il repose sur le respect des aménagements défensifs et des positions subjectives. Ici, il fallait parvenir à amortir la violence institutionnelle déclenchée par les incompréhensions entre cette mère « effarouchée » et les professionnels en proie à d’inquiétantes représentations. De telles situations, dans lesquels les usagers fuient un accompagnement qu’ils vivent comme une menace, nécessitent d’offrir une fonction basale de présence. Avant de pouvoir s’enorgueillir de disposer de la confiance des sujets en situation de grande vulnérabilité, il faut déjà les accueillir en tant que semblables humains. Ceci conduit à « dépersécuter » le dispositif institutionnel, autrement perçu comme l’émanation de l’appareil répressif de l’État. La symétrie relationnelle une fois restaurée, de nouveaux ajustements institutionnels sont envisageables, permettant un accommodement face à une réalité « offensante ».

En guise de conclusion : Humaniser les liens

25La première perspective théorique dans laquelle s’est inscrit ce travail pointe l’exigence de la prise en compte du contexte social dans lequel se déploie le travail d’accompagnement psycho-socio-éducatif. Prise au piège de rapports de domination et d’un système de représentations négatives à l’endroit des étrangers, Madame Borgia, usagère du travail social, se trouve à l’entrecroisement de facteurs vulnérabilisants. Cette femme, marquée par les épreuves du déracinement inhérent à l’expérience migratoire, a vécu la rencontre avec les institutions du pays d’accueil sous le signe du malentendu et d’une atteinte dans son identité de mère. Le cadre institutionnel qui lui a été imposé la privait en effet d’une partie considérable de ses prérogatives parentales. Aux yeux de cette mère dont le bébé avait été placé de manière brutale auprès des services de l’ASE, ce cadre apparaissait incompréhensible et injuste.

26En réponse à ces observations, la seconde perspective de ce travail renvoie à l’exigence d’adaptation dudit cadre. Ainsi, lorsque le contexte social participe à entraver la confiance des usagers et donc la dynamique relationnelle, les professionnels doivent savoir réajuster leur posture. Dans la situation clinique présentée, ceci s’est avéré indispensable pour parvenir à dénouer les incompréhensions et les tensions qui s’étaient accumulées entre Madame Borgia et l’équipe de travailleurs sociaux gravitant autour d’elle. Il s’agissait de repenser la relation d’accompagnement dans une optique attentive aux ressentis de cette « maman » et au besoin qu’elle avait de comprendre et de maîtriser les conditions de rencontre avec son bébé. En introduisant des aménagements susceptibles d’assouplir le travail, ce moment de rencontre, d’abord limité et surveillé, s’est progressivement transformé en un véritable temps de rencontre mère/bébé/professionnel, un temps véritablement bienveillant et rassurant. Un temps ouvert dans le sens où il offre au sujet un pouvoir d’agir et constitue, par rebond, l’occasion de déployer à nouveau son imaginaire. Il s’agit de créer ensemble un espace-temps partagé, où les mots, les objets et les rêves soient rendus suffisamment partageables, transcendant en quelque sorte les différences et apaisant les souffrances du sujet. Cette dernière perspective s’est révélée particulièrement fructueuse au niveau de la clinique, car singulièrement en phase avec la réalité psychique du sujet et les angoisses qu’il devait surmonter pour pouvoir apprivoiser son environnement. Pour ce faire, répétons-le, il a préalablement fallu moduler le cadre dans le sens d’un assouplissement visant à diminuer le sentiment de dissymétrie qu’il ravivait chez cette femme aux prises avec un contexte migratoire inducteur de précarité sociale, linguistique et relationnelle, entre autres. Fondamentalement, cette pratique d’accompagnement singulière parce que sur mesure, s’est révélée être une expérience de soin, en contribuant notamment à réhabiliter cette femme dans son identité de mère et son compagnon dans son identité de père. Cette reconnaissance, condition de rétablissement d’une dignité mise à mal étant créée, émerge alors des possibilités de penser et d’agir à l’interstice du désir et des contraintes et logiques du système social. Le partage des émotions nées de moments de partage autour de prises des photos d’une mère avec son bébé, l’effort linguistique consenti conjointement par le professionnel et l’usagère, le recours à une médiatrice culturelle tant dans les rencontres à l’ASE que lors de l’audience chez le juge sont autant de signifiants et de gestes qui ont modifié radicalement une situation initiale désastreuse.

27En termes d’enseignements à tirer dans le champ de l’éducation familiale et des pratiques professionnelles, même s’il demeure effectivement difficile de transposer une expérience aussi singulière d’un contexte à un autre, il est néanmoins important de souligner au moins deux pistes fondamentales. La première est celle relative à la nécessaire prise de conscience des violences qui s’exercent sur des sujets vulnérabilisés par une série de précarités culturelles, linguistiques, socioéconomiques, administratives… et leur intégration dans les offres ou dispositifs sociaux. La seconde piste est celle relative aux cadres institutionnels et l’interrogation sur leur véritable pertinence compte tenu du vécu subjectif des usagers et du sens donné à ce qui leur arrive. Comment permettre une véritable appropriation d’un dispositif sans construction préalable des conditions de communication et de reconnaissance de l’autre dans sa dignité et ses compétences ? La position des professionnels se doit d’être apaisante, parce qu’elle réfléchit en elle-même l’idée d’étrangeté. Étrangers au sujet, ils sont davantage perçus comme dissemblables et donc potentiellement menaçants. Aussi importe-t-il de veiller à ce que le sujet exerce une emprise minimum sur le cadre. C’est là, peut-être, l’une des caractéristiques fondamentales de cet accompagnement transitionnel.

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Mots-clés éditeurs : familles migrantes, transfert culturel, Guyane, Aide Sociale à l’Enfance, accompagnement transitionnel

Date de mise en ligne : 08/02/2022

https://doi.org/10.3917/rief.049.0137

Notes

  • [1]
    Le transfert culturel peut se définir comme les réactions du collectif qui est en l’autre au collectif qui est en nous (Delanoë et Moro, 2016). Fugace dans son expression, on peut parfois saisir au vol les résonnances de ce transfert quand, par exemple, un adolescent dont les parents sont venus du Maghreb énonce une insulte raciste envers son thérapeute antillais (Ibid.). « Le transfert culturel du patient objective le thérapeute dans ses appartenances, parfois l’y assigne, et le déloge de la position neutre, incolore et universelle qu’il pense occuper, en lui rappelant sa place particulière dans des rapports sociaux hiérarchisés. Si un patient Noir voit dans le thérapeute un Blanc, le thérapeute se voit renvoyé à une catégorie racialisée particulière […] » (Ibid., p. 204).
  • [2]
    Une expression créole dit « Wi pa ka gaté zanmi ! », ce qui signifie qu’en disant oui on évite tout conflit (Chapellon et Lamaison, 2016).
  • [3]
    La Guyane comptait seulement 27 900 habitants en 1954, et 33 505 en 1961. Puis, 224 468 habitants en 2009 et 259 865 au 1er janvier 2015. Un habitant sur 3, à cette date, est de nationalité étrangère (Cratère, 2019).
  • [4]
    Le Guyana est un pays situé entre le Surinam, le Venezuela et le Brésil. Les personnes qui en sont issues représentent une composante importante de la population de la Guyane française. Les représentations à leur égard ne sont pas positives, elles sont souvent considérées comme violentes.
  • [5]
    Ce nom est fictif il a été choisi en référence à Lucrèce Borgia, qui représente une allégorie de la mère-amante scandaleuse. La légende de cette femme empoisonneuse égraine les fantasmes les plus macabres, faisant de son histoire un mythe dans lequel triomphe la malveillance. Cependant, la légende sombre véhiculée par l’Église dès le seizième siècle et popularisée par la pièce de théâtre éponyme de Victor Hugo est aujourd’hui remise en question par les historiens. Ainsi, ce personnage historique si contesté est aujourd’hui réhabilité ; nous verrons qu’il en sera de même de la femme que nous avons baptisée ainsi.
  • [6]
    Sa présence durant ce temps de visite médiatisée était considérée comme obligatoire, mais il estimait néanmoins trop prématuré le fait de s’imposer à cette femme déjà particulièrement méfiante à son égard.

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