Couverture de RIEF_036

Article de revue

Rites de passage et handicap, Un apprentissage parental partagé

Pages 141 à 160

Notes

  • [1]
    Laurence Joselin, Grhapes (EA 7287) INS HEA, 58-60 avenue des Landes, 92150 Suresnes, France.
    Contact : laurence.joselin @ gmail.com
  • [2]
    Régine Scelles, CLYPSID (EA 4430) Université Paris Ouest Nanterre la Défense, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, France
    Contact : scelles@free.fr
  • [3]
    Les témoignages cliniques de cet article sont fondés sur une expérience de 15 ans en Sessad.
  • [4]
    Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
  • [5]
    Déclic (2013). Avant-après la méthode Petö, n°155, p. 53.
  • [6]
    Déclic (2013). La crèche a refusé mon fils, n°155, p. 29.
  • [7]
    Déclic (2013). L’inscrire en crèche, n°154, p. 22.
  • [8]
    Déclic (2012). La rentrée des classes de Lulu, c’était comment ? n°150, p. 29.
  • [9]
    Déclic (2013). Ça se passe mal avec l’instit, comment réagissez-vous ? n°151, p. 29.
  • [10]
    Lire à ce propos le rapport du Défenseur des droits L’accès égal des enfants à la cantine de l’école primaire, 28 mars 2013.
  • [11]
    Déclic (2013). À la cantine, comme les autres ! n°156, p. 23.
  • [12]
    Déclic (2012). Avant-après sa première rentrée en Clis, n°150, p. 53.
  • [13]
    Déclic (2013). Pas d’infirmière, pas de sortie… n°155, p. 63.
  • [14]
    Déclic n°150, op. cit., p. 53.
  • [15]
    Décret n°89-798 du 27 octobre 1989 remplaçant les annexes XXIV, XXIV bis et XXIV ter.
  • [16]
    Déclic (2013). Et si j’étais élu chef du gouvernement ? n°151, p. 73.
  • [17]
    Déclic n°150, op. cit., p. 53.
  • [18]
    Déclic (2013). Quand c’est l’école qui redouble, n°152, p. 63.
  • [19]
    Articles 225-1 et 225-2 du Code pénal.
  • [20]
    Déclic (2013). Un coup de gueule, n°156, p. 29.
  • [21]
    Déclic n°154, op.cit., p. 23.

1Les destinées individuelles se déploient entre histoires familiales et rapports sociaux. À la fois producteur et produit de l’histoire, c’est-à-dire objet de ses conditions concrètes d’existence, chaque individu cherche à se positionner en sujet de cette histoire (De Gaulejac, 1999). Nul groupe humain ne se satisfait de constater l’évidence des ressemblances et différences biologiques. Pour dire le semblable et se dire « le semblable à », il faut du texte, du contrat et de l’institution. Ceci crée des manières de se parler, de s’interpeller, de désigner l’autre et de se désigner soi-même.

2Dans son nid familial, l’enfant sera reconnu comme humain, fils ou fille de, puis membre d’autres groupes. Dans ce cheminement, il devra franchir des passages, être autorisé à le faire et être reconnu comme l’ayant fait. À chaque passage, il sera pendant un temps dans une situation liminaire, dans un entre-deux. Pour dépasser cet état, chaque société invente, de manière plus ou moins formelle, des « rites de passage » qui impliquent des initiations, des initiateurs et des pratiques particulières (Van Gennep, 1909).

3Lors de la confrontation aux anomalies ou aux situations extraordinaires, la société est convoquée pour contribuer à donner sens et existence sociale à ce qui est arrivé et à ses conséquences. La culture, l’histoire, deviennent alors un contenant/interprétant qui inscrivent dans le texte et dans le social l’énigme, les douleurs, les renoncements et les ressources auxquels le sujet et ses groupes d’appartenance sont confrontés. Les rites ont un rôle clef dans le maintien et le développement du lien social et fonctionnent comme une sorte d’investiture qui condamne à la désaffiliation ou à l’abandon celui qui ne peut en bénéficier.

4Cet article s’intéresse aux rites de passage mis en œuvre pour les enfants en situation de handicap qui diffèrent sensiblement des rites concernant les enfants « ordinaires ». Que ce soit lors de l’accueil en milieu ordinaire (crèche et école de quartier) ou en établissement spécialisé, le traitement et l’évaluation des compétences/troubles de l’enfant sont au cœur de la construction des processus de passages.

5Ces situations sont analysées à l’aide d’un corpus d’entretiens et d’un corpus textuel. La parole des parents a été recueillie lors de suivis psychologiques en Service d’éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) dans le cadre d’entretiens individuels ou familiaux retranscrits pour les besoins de cet article [3].

6Les témoignages textuels de parents ont été publiés dans la revue Déclic, dans la rubrique du courrier des lecteurs ou en illustration des reportages. Ils reflètent ce que les parents vivent au quotidien mais également la position des professionnels et des journalistes qui posent les questions, choisissent les sujets à traiter et répondent aux parents. Pour cet article, deux années de la revue Déclic ont été consultées, du numéro 147 de mai/juin 2012 au numéro 159 de mai/juin 2014, pour y repérer de manière systématique ce que les parents disaient des passages de leur enfant en milieu ordinaire et spécialisé ainsi que la manière dont les professionnels et les journalistes réagissaient à ces témoignages.

Encadré. La revue Déclic

La création du magazine Déclic par Handicap International remonte à 1993. Dès l’origine, Déclic s’est adressé aux parents, quel que soit le trouble de l’enfant, ainsi qu’aux professionnels qui les accompagnent. Aujourd’hui, les activités de Déclic se sont diversifiées vers les nouveaux médias : le magazine demeure au centre de l’activité, mais s’y ajoutent un site internet (www.magazine-declic.com), la publication de guides pratiques, une newsletter, ainsi que des rencontres dans différentes villes du territoire avec les parents. Bimestriel sur abonnement, environ 160 numéros ont été publiés à ce jour.

Le handicap comme expérience de liminalité

7L’existence d’un passage suppose que l’état dans lequel le sujet se trouve soit clairement identifié dans le cycle de vie des citoyens et de sa culture et que le cycle dans lequel il est supposé aller lui soit socialement et culturellement accessible. Or, selon Robert Murphy (1989), bénéficier de la mise en œuvre sociale des rites de passage suppose que la communauté soit impliquée dans la transformation de l’un de ses membres qui passe d’une position à l’autre. Entre le moment où il est « dehors » et celui où il est intégré, le sujet se trouve « sur le seuil », dans des « limbes sociaux », à la limite entre « le dedans » et « le dehors », entre « l’intérieur » et « l’extérieur ». Cet état peut être appelé « état liminal » (Murphy, 1989 ; Calvez, 1994). Dans une société donnée, le groupe dominant régule les entrées, les sorties et désigne des passeurs qui ont pour tâche de dire et d’accomplir des actes qui permettent, entravent ou empêchent, le déroulement du rituel. Souvent, ni « hors-jeu », ni « dans le jeu », la personne en situation de handicap reste sur le seuil, ne bénéficiant pas de passeurs suffisamment bienveillants et volontaires pour que soit organisée leur admission comme citoyen à part entière (Gardou, 1996).

8Cet article montre que si l’enfant en situation de handicap est reconnu comme ayant un âge, un genre, un corps qui se transforme avec l’âge, ces caractéristiques « objectives » ne donnent pas lieu, dans son parcours éducatif, aux pratiques attendues, permises, proposées, imposées aux enfants qui partagent ces caractéristiques-là. De ce fait, son statut s’avère être ambigu.

9Dès sa naissance, les rites sociaux qui protocolisent socialement l’annonce de « l’heureux » événement deviennent problématiques à mettre en œuvre. Par exemple, il s’agit de savoir quoi dire de ce bébé, à qui en parler et comment le faire. Souvent, les parents s’interrogent sur la décision à prendre concernant l’envoi du faire-part : à la naissance (mais faut-il alors dire qu’il y a un problème ?), après la confirmation du diagnostic… ou jamais ?

10Rapidement, il s’agira de savoir si le mode de garde prévu peut être maintenu compte tenu de l’état de santé de l’enfant. Plus tard, des décisions devront être prises concernant son éducation. Autrement dit, si, pour un enfant sans difficultés, le parcours éducatif est sociétalement et collectivement tracé et organisé, pour l’enfant en situation de handicap, chaque décision mobilise des acteurs et des processus particuliers. Ces processus, outre qu’ils évoluent dans le temps, ne sont pas connus des parents qui les découvrent au fur et à mesure. Dans ces situations-là, en plus de professionnels bienveillants, d’autres parents ayant déjà franchi ces étapes peuvent les aider à décrypter le fondement et le fonctionnement de ce système complexe.

11Si les parents ont besoin d’apprendre, de leur côté les professionnels en milieu ordinaire qui accueillent cet enfant n’ont pas forcément l’information et la formation suffisantes pour accueillir et éduquer cet enfant. Plus qu’avec d’autres enfants, ils devront donc apprendre à collaborer avec des professionnels connaissant mieux ces problématiques et avec les parents.

Des situations trop handicapantes pour le milieu ordinaire

12Soutenus par un mouvement social d’inclusion et par les avancées législatives depuis la loi de 2005 [4], le souhait premier de la plupart des parents est d’inscrire leur enfant en crèche, pour les plus petits, ou à l’école maternelle.

13Or, lors du passage vers ces structures du milieu ordinaire, ils se heurtent parfois à des difficultés imprévues, souvent liées aux spécificités des troubles de leur enfant, mais pas seulement. En effet, si les troubles et les incapacités interviennent dans la manière dont une structure accueille un enfant, la préparation, l’information et la formation du personnel, le soutien de la direction, ont un rôle central dans le déroulement du processus inclusif.

L’accueil en crèche collective

14Les parents témoignent parfois de la réticence, voire du rejet, suscités par la demande d’accueil de leur enfant. « Ma tentative d’inscription en crèche s’est soldée, à l’époque, par un échec. La directrice m’avait répondu que ça allait être compliqué, notamment parce qu’ils n’avaient pas d’infirmière ! »[5] explique la mère d’un garçon atteint d’un trouble moteur.

15Il est classique de faire précéder l’accueil de l’enfant en crèche d’un temps d’adaptation, qui vise à aider l’enfant et ses parents à se préparer à cette nouvelle situation. La mère d’une petite fille épileptique, suivie en Sessad, rapporte lors d’un entretien les propos d’une directrice de crèche, expliquant qu’elle devait s’assurer que son équipe puisse « assumer » les problèmes de sa fille et que, pour cette raison, son enfant serait prise à « l’essai » une semaine. Evidemment, la mère comprit ce que signifiait ce vocabulaire et elle pensa, avec raison dans ce cas, que finalement la réponse serait négative.

16Parfois, le refus est vécu comme un véritable traumatisme par la famille : « Après quelques heures de garderie, on lui a refusé l’entrée en crèche en me disant qu’avec son handicap très lourd, je pouvais déjà m’estimer heureuse qu’on me le garde une heure par semaine. Au final une belle désillusion et beaucoup de temps perdu (rencontre avec la mairie, paperasse). Aujourd’hui, je sais qu’il est impossible pour lui d’être accueilli en structure ordinaire »[6], témoigne une mère qui a tenté une inscription en crèche alors que son fils polyhandicapé était âgé de un an.

17Les parents évoquent les arguments qu’ils vivent comme des « prétextes » : « Une crèche ne peut pas refuser l’inscription d’un enfant pour cause de handicap, sauf si ce dernier nécessite des soins importants. Mais elle pourra parfois évoquer le manque de places » [7]. Certaines familles tentent des démarches pour lever les réticences, demandent à se faire aider de professionnels, font jouer des appuis. Toutefois, elles se demandent comment leur enfant sera considéré, éduqué, dans un lieu qui a refusé de l’accueillir dans un premier temps.

L’inscription à l’école

18Si l’entrée à l’école est un droit, ce droit s’applique de manière particulière pour l’enfant en situation de handicap et son inscription suit un rythme et des modalités spécifiques. Le rite d’inscription administrative à la mairie imposé par la loi de 2005 est suivi de procédures complexes « spéciales » pour les enfants en situation de handicap : pré-réunion pédagogique, réunion pédagogique, commissions diverses, rencontres individuelles et/ou collectives. Dès le début, les parents comprennent que si l’inscription à la mairie se fait « comme pour tout le monde », la suite ne sera pas « comme pour tout le monde » ni pour eux, ni pour leur enfant. Les commissions peuvent décider que l’inclusion consistera à accueillir l’enfant seulement quelques heures par semaine ou il sera spécifié que cet accueil ne pourra se faire si l’AVS (auxiliaire de vie scolaire) est absent(e). Les parents ressentent la fragilité de l’admission, ce qui a également des implications pour la fratrie et pour l’enfant concerné qui comprend à quel point il ne peut être un écolier comme les autres. Un accueil séquentiel avec l’aide d’un adulte peut être adapté aux difficultés de certains enfants : c’est l’aléatoire de cet accueil qui pose problème et le fait qu’il soit conditionné, pour une grande partie, à la présence d’un personnel stable. Si peu de travaux portent sur les effets de cet accueil partiel, nous pouvons poser l’hypothèse que celui-ci a des conséquences sur la vie familiale et professionnelle des parents.

19L’enfant en situation de handicap subit peut-être d’une certaine façon les carences et les difficultés de l’Éducation Nationale. Ainsi, si l’AVS est absent(e), si l’enseignant(e) est absent(e), tous les enfants seront accueillis sauf l’enfant en situation de handicap. En cas de dysfonctionnement, de contretemps, la scolarisation de l’enfant en situation de handicap est suspendue, dans l’attente que le problème se résolve. À la question de Déclic « La rentrée des classes de Lulu, c’était comment ? » des parents répondent : « Ma poupette a trois ans et aurait dû faire sa première rentrée. Je n’ai pas pu avoir d’AVS, du coup l’école ne l’a pas prise »[8].

20Dans les entretiens réalisés lors de la pratique clinique, comme dans les témoignages de la revue Déclic, il apparaît clairement que les parents apprennent parfois à se taire, à ne pas trop revendiquer, de crainte que leur enfant ne soit plus admis. Parfois, plutôt que de se plaindre, ils préfèrent changer leur enfant de classe ou d’école. « Ça se passe mal avec l’instit, comment réagissez-vous ? » questionne le magazine Déclic : « Je n’interviens pas (de toute manière, ça ne sert à rien) et l’année suivante, puisque mon enfant devra supporter le même instit, je le change d’école » ; « La maîtresse a menacé de démissionner s’il restait. J’ai préféré le changer d’école, sans regrets. Il n’avait que quatre ans… »[9].

21L’école, bien sûr, n’est pas circonscrite au temps d’apprentissage en classe, les temps de récréation et de cantine sont des temps où l’enfant apprend et expérimente les règles de vivre ensemble. Or, l’accès aux activités périscolaires telles que la cantine, qui se limite à une inscription formelle pour un enfant « tout venant » dont les parents travaillent, peut être extrêmement complexifié quand cet enfant est en situation de handicap.

22Les parents avec humour ou découragement racontent le même cheminement : il faut inscrire les besoins de l’enfant dans le PAI (projet d’accueil individualisé) ou le PPS (projet personnalisé de scolarisation) ; contacter le responsable du service restauration, les membres de l’équipe de suivi de scolarisation, l’enseignant référent ; éventuellement avertir les personnels de cantine et/ou les camarades de l’enfant. Le contrat de l’AVS peut lui permettre ou non d’aider l’enfant à ces moments-là. Si la famille se heurte à un refus persistant, elle peut avoir recours au Maire, à l’inspection académique, au Défenseur des droits [10], à une association de parents d’élève, à une association de défense de la scolarisation des enfants en situation de handicap [11]. Le refus de la cantine, en plus de priver l’enfant de ce temps de socialisation, peut conduire les parents à recourir à une assistante maternelle ou à diminuer leur temps de travail ce qui va avoir un impact encore plus fort sur leur vie professionnelle.

23L’inventaire des recours possibles, concernant la possibilité offerte à l’enfant de bénéficier de ce temps du repas pris à l’école, témoigne de certaines situations inextricables vécues par les familles. Il arrive que, pour permettre à leur enfant de fréquenter la cantine, les parents proposent de rémunérer, à leur frais, un auxiliaire pour le temps du repas [12]. Mais il arrive aussi que l’école refuse cet « arrangement » arguant de certains règlements qui ne le permettraient pas. Dans de nombreux cas, la clinique comme les témoignages analysés montrent à quel point l’accueil de l’enfant dépend de la bonne ou mauvaise volonté des chefs d’établissement, de l’enseignant(e), et non des droits non négociables. C’est ainsi que des parents qui n’avaient pas pu inscrire leur enfant à la cantine ont pu le faire l’année suivante sans problème : « Je me garde de rappeler que l’année dernière ce n’était pas possible, j’aurais trop peur qu’un petit malin s’étonnant de la chose finisse par trouver que c’est la directrice de l’année dernière qui était dans la légalité » déclare une mère dans un mouvement ambivalent. En effet, elle est heureuse de cette décision mais se dit que l’accueil de sa fille dépend du bon vouloir de l’un ou de l’autre et que se révolter serait « bien pour les autres car il faut que cela s’arrête et pas bien pour ma fille, car c’est maintenant qu’elle doit aller à la cantine et pas dans dix ans suite à une campagne épuisante ».

24Il existe des rites sociaux qui signent la qualité de l’intégration auxquels parents et enfants sont très sensibles (invitation aux anniversaires, fête de fin d’année, classe verte, activités et sorties scolaires…). Ces rites scandent la vie de l’enfant, ils ne concernent pas les acquis scolaires mais la reconnaissance de l’écolier comme membre à part entière de son groupe de pairs. Or, toute activité extrascolaire peut devenir source de stress ou d’exclusion pour un enfant en situation de handicap. « “Emma pourrait bien participer à notre sortie, mais il faut absolument une infirmière, dès fois qu’elle fasse une crise”. Propos d’un professionnel au sujet des activités inclues dans le projet personnalisé. Et dans cet établissement, comme partout, la question de la gestion de la pénurie est omniprésente. Donc l’infirmière est mobilisée ailleurs et Emma n’ira pas en sortie de groupe »[13]. Des parents témoignent de la précarité des acquis : « Nous sommes ravis de cette intégration, mais tout n’est pas réglé. Dernier coup de blues ? J’apprends que les enfants iront à la piscine avec le Sessad. Si son papa ou moi ne pouvons l’emmener, Quentin n’ira pas. Nous travaillons tous les deux, il va encore falloir embaucher un auxiliaire »[14].

25Dans les faits, les familles ont l’angoissant sentiment que la participation au collectif peut toujours être remise en question : « Ils l’ont acceptée mais j’ai peur si elle recommence à faire des crises, l’autre maîtresse était sereine par rapport à cela, pas celle de cette année ». L’évolution de l’état de santé de l’enfant peut ainsi remettre en cause un équilibre acquis.

Le dévoilement du stigmate pour le milieu spécialisé

« Spécialisation »

26Quand l’école signifie aux parents que le passage devra s’effectuer vers une institution spécialisée, il y aura encore plusieurs réunions, l’enfant fera des bilans attestant du fait que ses besoins en matière d’éducation ne peuvent être pris en compte dans l’école de quartier. Les parents devront comprendre, imaginer, le sens de ce passage chargé de représentations parfois très angoissantes. Ce dispositif éducatif qu’ils ne connaissent pas leur fait craindre que leur enfant soit « enfermé dans le monde du handicap », comme le dira une mère lors d’un entretien. Souvent à tort, le refus de l’orientation fait croire à l’existence d’un déni du handicap, alors que parfois les parents signifient ainsi leur impossibilité à se représenter comme désirable cette institution, ce monde dans lequel leur enfant va entrer. Ils craignent que leur enfant n’imitent les plus déficients, ils n’aiment pas l’idée du transport en taxi ou minibus, ils n’apprécient pas que l’établissement soit éloigné de leur domicile…

27Ils ne peuvent se penser « bons parents » en souhaitant que leur enfant franchisse la porte de l’institution « spéciale », « pleine de handicapés » comme dira une jeune infirme moteur cérébrale de dix ans. Leur propre histoire ne leur a pas donné les clefs pour comprendre ce que leur enfant va vivre, ils ne savent pas comment l’aider à franchir ce seuil comme le font les parents qui savent comment accompagner leur petit à l’école de quartier. Les rencontres avec la direction des établissements ne se passent pas comme avec celle de l’école. Certes, dans le parcours de leur enfant, ils ont déjà côtoyé des psychologues, des paramédicaux, mais dans une institution, ces professionnels interviennent en dehors de la présence des parents. La place qui sera donnée aux apprentissages scolaires est également un souci pour eux, puisque ces apprentissages qui occupaient une grande partie du temps de l’école peuvent devenir moins primordiaux dans un établissement spécialisé.

28L’enfant en situation de handicap, lui non plus, n’aura pas entendu ses aînés(e)s, ses cousins(e)s, ses camarades d’école, lui raconter comment se passe le passage en institution spécialisée et la vie dans ce lieu. Il imaginera ce passage, la vie là-bas, en écoutant ce que disent les professionnels à ses parents, en écoutant ses parents et surtout en étant sensible à leur difficulté à penser comme désirable cette orientation. Dès lors, comment peut-il se représenter ce qu’est « devenir écolier » quand on va dans une école spécialisée… Une mère, lors d’un entretien faisant suite à une réunion de l’équipe pédagogique de l’école ayant proposé une orientation en Institut Médico-Éducatif (IME) exprime ses craintes : « Si elle va là-bas, c’est mort pour elle, elle devient l’handicapée, elle n’a plus droit aux services ordinaires. Nous avons toujours résisté à ce qu’elle rentre dans le cercle du handicap. Je ne nie pas ses difficultés, je n’aime pas le traitement que la société lui impose, si elle est étiquetée handicapée ». Cette femme évoque le concept de « stigmate », identifié par Erving Goffman (1975, p. 59), dont la fonction est « d’attirer l’attention sur une faille honteuse dans l’identité de ceux qui les portent (…) avec, pour conséquence, un abaissement de l’appréciation ».

29Ce passage vers le milieu spécialisé est ponctué de démarches administratives qui prennent parfois beaucoup de temps, qui amènent les parents à se poser des questions, à y répondre de manière claire et concise (écrire le projet de vie de son enfant est tout sauf banal pour un parent…). Une fois ce circuit effectué, il leur est proposé plusieurs établissements par la Maison départementale des personnes handicapées (MDPH). Il leur est dit que la notification MDPH n’oblige pas les établissements à accueillir l’enfant, mais atteste juste qu’ils correspondent à ses difficultés. Il revient alors aux parents d’entrer en contact avec les établissements afin qu’une procédure d’admission soit initiée, avec des étapes dont le déroulement et la temporalité varient d’un établissement à un autre. Ils doivent prendre connaissance de la manière de procéder de chacun et s’y adapter. Ceci est d’autant plus difficile que les protocoles diffèrent d’un établissement à un autre, et, pour un même établissement, ils peuvent être modifiés suite à un changement de direction, par exemple. Ainsi, parfois il est conseillé de visiter l’établissement avec l’enfant, parfois il faut s’entretenir au préalable avec le psychologue sans l’enfant, parfois il y a plusieurs rencontres successives avec différents professionnels, parfois une seule avec l’équipe de direction et le médecin… Chaque établissement peut accepter ou refuser un enfant, même dans ces lieux désignés comme lui étant adaptés.

30Les familles découvrent alors que l’accès au milieu spécialisé peut se révéler encore plus complexe que l’accès à l’école de quartier. Dans le milieu ordinaire, ils devaient faire valoir ce qui, chez leur enfant, était « commun » aux autres ; dans le milieu spécialisé, il s’agit d’expliciter l’importance et la nature de ses troubles. Elles apprendront également que les établissements sont sectorisés, spécialisés dans une pathologie précise [15] et que l’agrément pour accueillir un nombre limité d’enfants les contraint à ne pas dépasser ce nombre, car alors le personnel manquerait.

31Par ailleurs, certains enfants qu’Elisabeth Zucman (2004) appelle « ceux de l’entre deux chaises » cumulent deux ou trois pathologies, ce qui entraîne comme conséquence qu’aucun établissement ne peut ou ne veut les accueillir (par exemple, un enfant tétraplégique et autiste). Ainsi, la recherche d’un lieu d’accueil pour certains enfants qui ne sont pas ou qui ne sont plus acceptés à l’école du quartier peut parfois durer des années. De fait, l’hyper spécialisation des centres conduit certains enfants ayant un handicap à être à la fois exclus de l’éducation « ordinaire » et exclus de l’éducation spécialisée. Les parents ont parfois pour seule solution ce qu’ils appellent « l’exil en Belgique » : « Cloé n’a pu être acceptée ni en institut d’éducation motrice (IEM) ni en IME, car elle n’entre pas dans les catégories de handicap mental ou moteur. Après avoir bataillé pendant deux ans, la seule place trouvée pour l’instant est en Belgique… »[16].

L’établissement spécialisé « à l’essai »

32Une fois que l’établissement, après l’avis de la MDPH et l’examen du dossier, propose d’enclencher la procédure d’accueil, là encore, rien ne se passe comme à l’école ordinaire.

33La plupart des établissements proposent à l’enfant ce qui est appelé, le plus souvent, « un stage d’observation » et non un « stage d’intégration ou d’adaptation ». Pour certains établissements, ce stage est un temps permettant de préparer au mieux l’accueil de l’enfant, mais il arrive qu’il vise à évaluer si l’établissement peut, ou non, recevoir l’enfant. Les parents ne connaissent pas les règles qui régissent ces rites d’admission, gérés par l’équipe de direction : ils savent seulement qu’il y aura une synthèse, une décision prise… Tout ceci évidemment n’est pas sans inquiéter la famille.

34Pour l’enfant et ses parents, ces « stages » ressemblent beaucoup à un examen de passage. Alors que l’établissement reçoit de la MDPH le dossier complet de l’enfant avec notamment son âge, son état de santé, les comptes rendus des différents praticiens, il arrive qu’il soit dit aux parents, après le « stage », que leur enfant est trop jeune, ou qu’il nécessite trop de soins.

Une place impossible à trouver : l’exemple de Nora

35Ainsi Nora, intégrée dans une crèche collective, a fait un « stage » d’une semaine dans un établissement spécialisé, qui s’est conclu par un refus d’accueil. Nora est polyhandicapée et suivie par un Sessad. Suite à ce refus, nous avons rencontré de nombreuses fois les parents en entretien.

36Ils ont très vite été persuadés que la directrice n’avait pas donné les « vraies » raisons du refus. Ils ont vécu douloureusement des paroles telles que : « Elle n’est pas mûre, nous n’avons pas de personnel suffisamment spécialisé, le groupe prévu ne peut l’accueillir ». Le père a déclaré, lors d’un entretien : « Ils savaient tout cela avant de nous convoquer, pourquoi ils ont imposé à notre enfant ce stage d’une semaine pour découvrir qu’ils ne pouvaient pas l’accueillir sur le groupe, qu’est-ce qu’elle a fait pour qu’ils changent d’avis par rapport au dossier ? ». Apprenant qu’une enfant du même âge et de pathologie équivalente à leur fille, qui fréquentait au Sessad le même groupe éducatif, venait d’être acceptée, les parents de Nora ont pensé que l’autre famille avait dû faire « meilleure impression ». L’enfant acceptée « à la place de leur fille » étant française, ils se sont demandé s’ils n’étaient pas aussi victimes de discrimination ethno-raciale, car ils sont étrangers. Ce refus entraîna des problèmes au sein du couple, chacun reprochant à l’autre de ne pas avoir posé les bonnes questions, ni eu la bonne attitude. La mère a imaginé que la directrice et le médecin n’avaient pas apprécié les nombreux questionnements de son époux concernant la nature du handicap des autres enfants. Elle rapporta à son mari, lors d’un entretien, qu’il avait demandé avec trop d’insistance si le personnel surveillait bien les enfants.

37La mère comme le père, au fil du temps, ont fini par se persuader qu’ils s’étaient montrés potentiellement dérangeants, peu coopérants, avec une attitude pouvant laisser penser qu’ils ne faisaient pas confiance à cet établissement et qu’ils seraient, dira la mère, « des parents tatillons ».

38Cet exemple montre à quel point il est indispensable d’écouter les parents pour comprendre comment, de leur place, ils peuvent vivre des procédures qui font sens pour les professionnels mais sont interprétées autrement par les parents, faute d’un dialogue sur ce thème. En effet, si le refus d’admission de Nora a été dicté par des impératifs tout à fait légitimes, un meilleur accompagnement des parents aurait pu éviter au couple et à leur enfant les conflits et les souffrances provoquées par ce refus. Dans cet épisode, des malentendus auraient pu être évités si les professionnels avaient davantage pris en compte le fait que les parents ignoraient le fonctionnement et le sens des rites et des règles qui régissent le passage vers leur établissement.

Donner un sens aux rites « spéciaux »

39Les rites « spéciaux », surtout lorsqu’ils conduisent à l’échec du passage, ont un effet durable dans la vie des familles, qui cherchent à lui donner un sens. La pratique clinique montre que ces refus sont pour elles le signe que leur enfant n’a pas de place dans le social.

La dépréciation de l’enfant en situation de handicap et de sa famille

40Le sens que prennent les rites « spéciaux » pour les familles renvoie le plus souvent à un sentiment de dépréciation de ce qu’elles sont et de ce qu’elles savent. Les parents de Nora ont eu le sentiment d’avoir « mal répondu », de s’être montrés trop curieux et avoir pu paraître suspicieux. Se positionnant ainsi, ils protègent leur fille : ce n’est pas elle qui a « raté » son admission, ce sont ses parents qui n’ont pas su l’introduire. Ensuite, ils se sont mutuellement accusés d’avoir prononcé les mots qui avaient pu déplaire à la directrice.

41Si leurs amis et les professionnels du Sessad ont été présents pour entendre ce que les parents ont vécu, Nora n’avait pas les compétences pour communiquer à propos des tensions familiales. Les cliniciens savent que l’enfant se sent coupable de ce qu’il inflige à ses parents (Gargiulo et Scelles, 2013) et on peut faire l’hypothèse que Nora s’est sentie coupable de ne pas avoir été assez « bonne » pour être acceptée et de « contraindre » sa mère à rester à la maison, alors que celle-ci voulait travailler à nouveau. Personne ne sait comment Nora a vécu ou compris ce temps passé dans ce lieu nouveau, conclu par le fait qu’elle restera ensuite à domicile avec sa mère.

42Une particularité des rites de passage des enfants en situation de handicap est la temporalité étendue de chaque passage. Les démarches pour l’orientation débutent un à deux ans avant l’accueil dans l’établissement, parfois plus tôt, et il n’est pas rare que les projets soient reportés d’année en année si les structures n’ont plus de place disponible : « La première demande d’orientation (…) n’a pas abouti, faute de place disponible pour un accompagnement par le Sessad »[17] explique un parent. Un autre exemple concerne le délai pour obtenir le matériel adapté pour l’école : « Une fois le dossier complété, les prescriptions faites, le bilan ergo posé, il faut souvent attendre un an, voire un an et demi, pour que le matériel arrive et soit mis à la disposition de l’enfant. Parfois aussi, le dossier s’égare et il faut tout recommencer. Plus d’un an à être privé du matériel essentiel pour compenser les difficultés et pouvoir le suivre correctement en classe »[18]. Il serait intéressant de réfléchir aux effets de ces délais imposés sur l’estime de soi des enfants et des familles qui sont régulièrement mises dans la situation de devoir attendre.

Le sentiment d’ambivalence

43Ce qui est évoqué dans cet article est témoin de la tension qui existe entre la volonté politique d’éduquer les enfants dans les meilleures conditions et la volonté de les accueillir le plus possible dans des lieux non ségrégués. Or « la position anthropologique de la société actuelle reconnaît à la personne handicapée un statut d’égalité et de dignité (…). Pourtant tous les chercheurs dans ce domaine s’accordent à constater que la situation concrète perpétue les signes de rejet : insuffisance criante de moyens financiers et persistance de la peur à l’égard de cet autre, qui est une figure exemplaire de l’inquiétante étrangeté » explique Simone Korff-Sausse (2005, p. 133-134). En suivant l’idée de la superposition de l’obligation légale depuis la loi de 2005 et de la persistance de la peur vis-à-vis du handicap, le refus d’un enfant par manque d’AVS ou tout autre dispositif pourrait être une façon de refuser cette confrontation.

44Il est permis de se demander si toutes les complications rencontrées par les parents et les enfants pour franchir les étapes du cycle de la vie ne sont pas des biais pour signifier la situation de liminalité, où la place exacte dans laquelle se trouve l’enfant n’est pas socialement codifiée, mais est construite au cas par cas. Ce qui permet d’affirmer la nécessité de l’inclusion, et de faire en sorte que son caractère dérogatoire continue à être affiché.

45Aujourd’hui, la discrimination pour raison de handicap constitue un délit [19]. La liminalité pourrait être alors la marque atténuée d’un rejet qu’il est impossible de signifier brutalement : laisser la personne « sur le seuil » serait une façon de lui indiquer qu’elle n’est pas complètement « comme tout le monde ».

L’apprentissage du « devenir parent d’enfant en situation de handicap »

46Si les parents sont globalement en accord avec ce que proposent les institutions, ils pourront se faire accompagner par les différents services pour les démarches. En revanche, quels savoirs doivent posséder ou acquérir les parents qui sont en désaccord avec les solutions envisagées ?

47Les articles du magazine Déclic, qui listent de façon exhaustive les différents recours pour la scolarisation d’un enfant en milieu ordinaire, pour l’inscription à la cantine, pour l’obtention d’une aide… montrent, en creux, les qualités intrinsèques nécessaires pour mettre en œuvre de tels recours et permettre à l’enfant de franchir, au mieux, ces rites de passage.

48Outre les qualités de maîtrise de codes propres à la communication avec les professionnels, comme pour toutes les familles, celles avec un enfant en situation de handicap devront maîtriser d’autres compétences. Elles devront se montrer informées, pugnaces mais sans crisper les équipes car sinon les familles craindront d’éventuelles représailles pour leur enfant. Parfois, il leur faudra posséder les compétences pour interpeller les élus, alerter les médias ou encore déclencher une procédure de justice. Éric Plaisance parle ainsi du rapport « stratégique » aux institutions et à leurs personnels et relève les compétences requises pour les parents : « Connaître les éléments influant sur les prises de décision qui peuvent affecter un enfant handicapé scolarisé ; développer des contacts avec divers interlocuteurs (…) pour permettre une information mutuelle ; construire des systèmes d’alliance pour négocier en position favorable ; infléchir les décisions dans le sens souhaité et obtenir des aménagements de situations ; instaurer et maintenir un réseau de solidarité » (2009, p. 142).

49Evidemment, il est impossible de ne pas noter ici qu’il convient de posséder parfaitement les codes de la communication pour pouvoir devenir des parents-citoyens compétents pour défendre les droits de l’enfant à l’éducation. Cette défense est rendue évidemment complexe du fait de la souffrance des parents.

50Les groupes de parents sous forme d’association ou les revues peuvent contribuer à créer une sorte de « culture de la résistance commune », via les échanges de stratégies pour savoir parler aux professionnels, pour remplir au mieux les dossiers… dans le sens des communautés de pratiques, définies comme « un engagement mutuel qui permet de poursuivre une entreprise commune dans le but de partager un apprentissage significatif » (Wenger, 2005, p. 97). Les parents apprennent par ce biais le « devenir parent d’un enfant en situation de handicap ». Les articles publiés dans une revue comme Déclic peuvent favoriser le passage du savoir-être et du savoir-faire de parents vers d’autres parents, mais également vers les professionnels qui ne comprennent pas toujours, faute d’expérience, ce que vivent les parents et le sens de leurs réactions parfois vives. Témoigner dans un magazine peut devenir valorisant car le parent « victime » devient celui qui enseigne, dénonce une situation ; il devient alors acteur, transmetteur d’une connaissance utile aux parents et aux professionnels, les aidant à franchir les passages incontournables dans la vie sociale et scolaire de leur enfant.

Conclusion

51La mise en regard d’une pratique de psychologue et de témoignages parus dans une revue spécialisée permettent de mieux comprendre comment les familles peuvent, selon le « seuil » à franchir, vivre « le handicap » de leur enfant : tantôt il faut le « cacher », en atténuer les effets, tantôt il faut analyser finement les troubles et faire valoir ceux qui entrent dans les critères d’admission de l’institution trouvée. Dans tous les cas, il ressort la nécessité pour les parents de parvenir à décrypter le fonctionnement des « rites spéciaux » et de leur donner sens.

52Les exemples sélectionnés pour cet article ne sont évidemment pas représentatifs de ce que vivent toutes les familles – certaines situations se passent dans de meilleures conditions que d’autres – mais les cas complexes peuvent être d’excellents révélateurs des difficultés d’accueil des enfants en situation de handicap.

53Le concept de liminalité s’est avéré particulièrement opérant pour décrire « les seuils » à franchir. Dans Déclic, une mère témoigne de « l’oubli » de son fils autiste dans les effectifs de la classe : « Cette année, l’institutrice a oublié de le présenter aux autres parents en début d’année. (…) Elle nous a dit avoir vingt-trois moyens et quatre grands, sur un total de vingt-huit élèves… il en manque un : Paul ! Ni grand, ni moyen, juste handicapé »[20]. Le concept de liminalité permet de donner sens aux stratégies individuelles et collectives pour permettre à un enfant en situation de handicap de franchir les passages en étant soutenu par ses parents.

54Nous posons l’hypothèse que les procédures complexes évoquées dans l’article pourraient s’apparenter à la création de « rites » particuliers ayant finalement pour fonctions implicites d’entraver la participation de ces enfants aux rites sociaux.

55Toutefois, notons que les familles et leurs enfants peuvent « forcer » le passage, parfois de manière créative et, à leur tour, être à l’origine de la fabrique de nouveaux rites. Car, comme tous les processus sociaux, les rites et les marqueurs des évolutions de l’humain ont vocation à se transformer. Dans ce processus, avec ceux qui la soutiennent, la personne handicapée peut passer de la position de victime à celle d’actrice, ce qui est difficile mais nullement impossible. Ainsi elle pourrait être véritablement « dedans », mais à sa manière, c’est-à-dire avec une place reconnue et valorisée, dans ses spécificités. Cela ouvrirait sur une autre pensée du devenir de l’humain qui peut emprunter de multiples chemins – celui du modèle le plus « ordinaire », le parcours du bébé à l’écolier, n’étant pas le seul.

56Le regard croisé entre une pratique de psychologie clinique et les articles du magazine Déclic montre la cohérence des discours des parents qui évoquent – plus souvent que les joies même si elles sont bien présentes – leurs colères, leurs inquiétudes, leurs découragements face aux dysfonctionnements ou encore leur sentiment d’injustice. Les parents décrivent souvent leur enfant comme étant en situation liminale et disent avoir le sentiment que malgré les discours en faveur de l’inclusion des enfants en situation de handicap, il persiste des résistances fortes aux conséquences lourdes pour eux et leur enfant. En réponse à ces parents, la revue Déclic peut adopter un discours empreint de « réalisme » : certes, les parents sont tout à fait légitimes à vouloir inscrire leur enfant à la crèche mais « si un directeur de crèche ne veut vraiment pas envisager l’accueil de votre enfant malgré toutes les solutions, mieux vaut ne pas insister. Tournez-vous vers d’autres structures plus accueillantes »[21], conseille Déclic.

57Cet exemple montre le pragmatisme du discours pour faire face à une réalité qui ne correspond pas toujours aux aspirations des familles. Dans la poursuite de cette analyse exploratoire, il serait tout à fait éclairant du point de vue des représentations sociales de confronter les témoignages des parents et ce que les professionnels écrivent à ce sujet. En effet, ces passages se déroulent toujours dans le cadre d’un système complexe, évolutif, et pour saisir comment les faire évoluer, il est indispensable de prendre en compte l’ensemble des acteurs et leurs interactions.

Bibliographie

Références bibliographiques

  • Calvez, M. (1994). Le handicap comme situation de seuil : élément pour une sociologie de la liminalité. Sciences sociales et santé, 12(1), 61-88.
  • De Gaulejac, V. (1999). L’histoire en héritage. Roman familial et trajectoire sociale. Paris : Desclée de Brouwer.
  • Gardou, C. (1996). Le handicap comme état liminal. Confluences, 8, 3-16.
  • Gargiulo, M. et Scelles, R. (2013). Famille et handicap : mutations dans les pratiques. Dialogue, 2(200), 23-30.
  • Goffman, E. (1975). Stigmate. Paris : Éditions de Minuit.
  • Korff-Sausse, S. (2005). Un exclu pas comme les autres. Handicap et exclusion. Cliniques méditerranéennes, 2(72), 133-146.
  • Murphy, R. (1989). Vivre à corps perdu. Paris : Plon.
  • Plaisance, E. (2009). Autrement capables. École, emploi, société : pour l’inclusion des personnes handicapées. Paris : Autrement.
  • Van Gennep, A. (1909). Les rites de passage. Étude systématique des rites. Paris : Picard (2011).
  • Wenger, E. (2005). La théorie des communautés de pratiques. Québec : Les presses de l’Université Laval.
  • Zucman, E. (2004). Soigner les personnes polyhandicapées : une histoire – reflet de la société. Motricité cérébrale, 25(4), 146-149.

Mots-clés éditeurs : rite, institutionnalisation, éducation, parents, presse périodique, enfant handicapé

Date de mise en ligne : 28/08/2015.

https://doi.org/10.3917/rief.036.0141

Notes

  • [1]
    Laurence Joselin, Grhapes (EA 7287) INS HEA, 58-60 avenue des Landes, 92150 Suresnes, France.
    Contact : laurence.joselin @ gmail.com
  • [2]
    Régine Scelles, CLYPSID (EA 4430) Université Paris Ouest Nanterre la Défense, 200 avenue de la République, 92001 Nanterre cedex, France
    Contact : scelles@free.fr
  • [3]
    Les témoignages cliniques de cet article sont fondés sur une expérience de 15 ans en Sessad.
  • [4]
    Loi n° 2005-102 du 11 février 2005 pour l’égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées.
  • [5]
    Déclic (2013). Avant-après la méthode Petö, n°155, p. 53.
  • [6]
    Déclic (2013). La crèche a refusé mon fils, n°155, p. 29.
  • [7]
    Déclic (2013). L’inscrire en crèche, n°154, p. 22.
  • [8]
    Déclic (2012). La rentrée des classes de Lulu, c’était comment ? n°150, p. 29.
  • [9]
    Déclic (2013). Ça se passe mal avec l’instit, comment réagissez-vous ? n°151, p. 29.
  • [10]
    Lire à ce propos le rapport du Défenseur des droits L’accès égal des enfants à la cantine de l’école primaire, 28 mars 2013.
  • [11]
    Déclic (2013). À la cantine, comme les autres ! n°156, p. 23.
  • [12]
    Déclic (2012). Avant-après sa première rentrée en Clis, n°150, p. 53.
  • [13]
    Déclic (2013). Pas d’infirmière, pas de sortie… n°155, p. 63.
  • [14]
    Déclic n°150, op. cit., p. 53.
  • [15]
    Décret n°89-798 du 27 octobre 1989 remplaçant les annexes XXIV, XXIV bis et XXIV ter.
  • [16]
    Déclic (2013). Et si j’étais élu chef du gouvernement ? n°151, p. 73.
  • [17]
    Déclic n°150, op. cit., p. 53.
  • [18]
    Déclic (2013). Quand c’est l’école qui redouble, n°152, p. 63.
  • [19]
    Articles 225-1 et 225-2 du Code pénal.
  • [20]
    Déclic (2013). Un coup de gueule, n°156, p. 29.
  • [21]
    Déclic n°154, op.cit., p. 23.
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