1Voici des textes et des images revenus des années 70 : à la fois tout près… et très loin ! Les jeunes surréalistes arabes « riches d’enthousiasme » qui animaient Le Désir libertaire à Paris dans cette période de grande ouverture et subversion, reprenant le flambeau d’un mouvement surréaliste français moribond, osaient alors publier ce que personne aujourd’hui ne pourrait imaginer oser même formuler dans l’un quelconque de leurs pays d’origine.
2Certes, à l’époque des créations littéraires ou plastiques et des manifestes de ces émules de Breton, Péret, Crevel, l’Irak, l’Algérie, la Syrie, l’Égypte, etc. étaient des régimes nationalistes à tendance répressive, sans pluralisme, sans fantaisie, et l’islam régnait tranquillement sur le peuple, les sexes et les corps. Ce qui leur fait écrire qu’ils sont « la revue du surréalisme interdit chez les Arabes ». Mais, pour avoir vécu à Alger en 1974-75 et connaissant d’autres situations par ouï-dire ou témoignages, j’avance que dans certains espaces privés et semi-publics on pouvait y être libre-penseur et libre-viveur. Quant aux étudiants parisiens de l’émigration, ou aux réfugiés politiques, peu auraient été réellement choqués par les délires et provocations du Désir Libertaire. Peut-être, dans les usines, les travailleurs immigrés à qui l’on aurait lu ces textes auraient-ils tout de même voué leurs auteurs aux foudres divines, mais leur jeunesse les aurait absous dans une ambiance de relative tolérance…
3Alors qu’aujourd’hui, quarante-cinq ans plus tard, la régression idéologique ayant gagné une bonne part du « continent » arabe malgré les « Printemps », les fatwas pourraient pleuvoir dru sur leurs têtes au pays et, en France, sans parler des tenants du salafisme, je ne suis pas sûre que les rappeurs ou les « caïds » des cités, les « grands frères » ou leurs petites sœurs, les darons et daronnes soient prêts à entendre ces mots ou à comprendre leur sens… Et c’est justement pourquoi la réédition de ces textes est de salubrité publique. Elle constitue comme une petite bombe dans la morosité bien-pensante qui asservit les « Arabes » par eux-mêmes, et dans le paysage des clichés sur les « Arabes » qui asservit les autres.
4Une remarque d’emblée, pour évacuer le problème : nuançons ce qu’« Arabe » veut dire. Je suppose que les auteurs du Désir libertaire savaient qu’il existe des Berbères, par exemple, ou que « musulman » et « arabe » ne sont pas superposables, et que le mot « arabe » ne devrait s’appliquer stricto sensu qu’aux habitants ou natifs de la péninsule arabique… Bref, considérant l’internationalisme viscéral des surréalistes et leur critique radicale des nationalismes et de leurs succédanés, j’accorderai aux auteurs du « surréalisme arabe à Paris » le bénéfice du doute positif quand à l’usage du terme générique « arabe », d’autant que, comme le rappelle l’avant-propos, ils faisaient « de la charpie de toutes les références identitaires »…
5Saluons tout d’abord la beauté formelle de cet ouvrage, à la fois sobre et éruptif : couverture orange fluo et noire, pages intercalaires noires, en harmonie avec les œuvres graphiques et les photos ; grâces en soient rendues à Benjamin Chneiweiss, le graphiste, et à l’éditeur toulousain L’Asymétrie, qui souhaite « relayer et densifier quelques bribes de la théorie et de la pratique critiques mondiales, présentes et passées ». Forme et fond sont en belle correspondance dans ce volume de la collection « rimanenti ».
6Bien que son nom ne soit mentionné ni sur la couverture, ni sur ses rabats – rare et bel exemple de primat du collectif –, ces textes choisis du Désir libertaire (‘Ar Raghba El-bâhiyya’) (1973-1975) ont été réunis par l’écrivain Abdul Kader El Janabi. Poète influencé par le surréalisme (dernier recueil : Un pays que je ne verrai jamais, 2017), journaliste, traducteur, né en 1944 à Bagdad, il a fondé cette revue à son arrivée en France en 1972 après un premier exil en Grande Bretagne. Dans la revue, ce traducteur de Paul Célan, Max Jacob, Joyce Mansour ou Blaise Cendrars publiait entre autres, des textes de libertins musulmans de l’époque du califat Abasside de Baghdad et des textes de Georges Henein, surréaliste égyptien.
7Après l’épigraphe « Cette rétrospective est conçue à l’usage des infidèles de toute religion et doctrine », en face du billet surréaliste qui avait fait la une du 1er numéro de la revue (des portraits d’André Breton, Benjamin Péret et René Crevel, entourant le fameux « Si vous aimez l’amour, vous aimerez le surréalisme »), le volume est ouvert par une longue et magistrale introduction, « Une révolution poétique sans fin », de Mark Kober, spécialiste et exégète des activités du groupe surréaliste arabe à Paris, revuiste lui-même (co-fondateur de La Révolte des Chutes dans les années 90, puis rédacteur à la revue néo-surréaliste de Sarane Alexandrian Supérieur Inconnu, et à La sœur de l’Ange).
8Puis vient un avant-propos de Abdul Kader El Janabi : « Ces années de tous les rêves où les ombres passaient en murmurant ». Il y retrace le contexte dans lequel Le Désir libertaire « organe central du mouvement surréaliste arabe » essaya de remplir sa « mission subversive » et comment il le fit. Il rappelle qu’en 1973 « toute une gamme d’alternatives était offerte : trotskisme, surréalisme, structuralisme ou situationnisme » et que lui et ses amis, jeunes « cosmopolites », discutaient sans fin dans les cafés « qui furent toujours des lieux de rencontre pour les transfuges de la terre » et cherchaient leur « pitance » dans des expériences de toutes sortes pour être prêts « lorsque les lendemains chanteraient en Orient ».
9Il souligne l’importance, pour lui et le collectif, du don par Bela Henein des publications du groupe Art et Liberté (Georges Henein, avec les peintres Ramsès Younane et Fouad Kamel, les écrivains Lotfallah Soliman et Kamel El Telmisany…), complètement inconnu à l’époque à Paris, un « univers de création aussi exaltant qu’inattendu », une « fulgurante parenthèse » débutée à la fin des années 30 en Égypte, qui n’eut plus d’équivalent dans les sociétés arabes, même si quelques initiatives éphémères virent le jour, comme les traductions commentées des œuvres de Breton et Artaud par le poète libanais Ounsi El Hage dans la revue Shi’r et la publication de son recueil Lan (1960) qui « contribua à délivrer la langue arabe du carcan de la tradition qui l’étouffait ».
10Il expose ensuite les contenus de la revue et les réactions que sa publication suscita. Ses animateurs et contributeurs furent, bien sûr, « qualifiés de sionistes et d’agents de la CIA »…
11Le Désir libertaire traversa deux périodes. La première, totalement en arabe (1973-1975), et qui fait principalement l’objet des traductions du présent volume, donna naissance à 5 numéros, tirés à 300 exemplaires, diffusés au Quartier Latin, et sous le manteau dans les pays arabes. La seconde période, dite « nouvelle série » (1980-1981), comporte 3 numéros composés de textes en français accompagnés de quelques textes en arabe ; l’École de Francfort ou le situationnisme y participent au renouvellement des approches.
12El Janabi détaille les contributions, insistant sur les moments forts de la publication. Nous retiendrons, plus globalement, que les écrits pourfendent la religion, la guerre, le nationalisme, et ont une perspective révolutionnaire. Révolution au service du surréalisme, vécu comme « une liberté couleur d’homme ». Quant à la poésie, elle est « toute la révolution ». Pour Le Désir libertaire la poésie, surréaliste, est une arme de destruction massive des références arabo-musulmanes. « La fin de l’ère chrétienne » est annoncée en 1925 dans le numéro 3 de La Révolution surréaliste, Le Désir Libertaire proclame « la fin de l’ère islamique » cinquante ans plus tard. Mark Kober exprime dans son introduction combien il « est difficile de se faire une idée du risque que cela représenta, de la violence faite à soi-même, à son éducation »…
13Pour investir ce « champ subversif, blasphématoire et ludique », Paris, terre d’exil « démocratique » (guillemets dans le texte), devint donc « Arabie-sur-Seine ».
14L’objectif était aussi d’inventer une nouvelle langue arabe, par exemple par l’exercice de la traduction : « Je suis un tigre des langages / Contemplé dans une jungle de dictionnaires ». Face à face des langues, jeux de miroirs perturbants entre l’arabe et le français, de gauche à droite, de droite à gauche, perte des repères… S’appliquer à déboussoler la lettre et l’esprit, et pratiquer le « détournement du passé culturel arabe ».
15La revue démonte les littératures et auteurs arabes reconnus, dénonce les mimétismes, voire les plagiats de l’Occident qu’ils mettent en œuvre ainsi que les mécanismes du prêt à penser : « Habitués à se nourrir des cadavres les plus décomposés de la littérature européenne, les littérateurs arabes ne voient dans le surréalisme qu’un catalogue d’images insolites, une morgue d’images fantastiques ». Et El Janabi d’ironiser, pourfendant les tenants de la littérature arabe du passé qui protègent férocement sa tradition poétique en vers… : « le poème en prose est un complot ourdi par l’étranger »…
16Ce volume de compilation des numéros du Désir libertaire, outre le Manifeste de 1975, des tracts, des traductions diverses, des hommages, des jeux surréalistes, des études, offre un florilège de textes de haute volée de quatre créateurs mal connus, ses contributeurs récurrents, « quatre étranges cavaliers » : Farid Lariby, journaliste, graphiste, et poète ; Ghazi Younes, poète, et caricaturiste connu sous le nom de Xavier Ghazi ; Maroine Dib, poéte ; Abdul Kader El Janabi, l’âme pivotante de la revue, passeur et traducteur de la pensée surréaliste. Leurs textes sont à découvrir absolument et ils résonnent d’un accent de modernité décapante.
17J’ai été aussi particulièrement sensible à certaines traductions assorties d’une présentation, par exemple celle de Ounsi El Hage (traduction par Mona Akej) ou un hommage à Georges Heinen, « L’ignition du sable » par El Janabi, le texte d’Édouard Jaguer « Flash pour fantômes, gommages d’Akej » ou la longue étude sur le groupe Art et Liberté (1938-1952) « Le Nil du surréalisme », ou encore Pierre Peuchmaurd : « Back Canary », hommage à William Warthon. Et bien d’autres, tant ce volume est riche de surprises et de raretés…
18Je voudrais m’arrêter un instant sur le texte magnifique de Qorat-al-Aïn, femme bahaïste au courage insensé qui, au XIXe siècle à Téhéran, appelait à l’égalité hommes-femmes, prônait l’abolition de la propriété, et proclamait : « Prenez donc votre part de ce monde, car il n’y a rien après la mort ». Elle fut lapidée en 1854 pour apostasie. Son texte est accompagné d’un collage d’El Janabi « Ainsi fut assassinée Qorat-al-Aïn », ce qui m’amène à signaler aussi la qualité et le nombre des illustrations, dessins ou collages surréalistes pour la plupart, qui parsèment le volume.
19Des annexes donnent des outils utiles pour approfondir la connaissance du Désir libertaire : une « Table des matières explicative » très détaillée, sur 6 pages, de la première série (1973-1975), mais aussi les « Autres publications » de la même période, puis une « Bibliographie ».
20Mais, avant cela, El Janabi clôt le volume par un poème-tract de 1991 (traduit par Charles Illouz et Mona Akej), « Pour en finir ». Le texte, d’inspiration surréaliste, fait se percuter des emprunts à André Breton (Lâchez tout) et Benjamin Péret (Toute une vie) avec une violente diatribe contre « les califes » et « les ayatollahs de toutes les religions » afin que « s’insurge la parole en “illuminations profanes” ». Ce combat impitoyable entre poésie et pouvoir, poésie et religion, rassemble bien, au final, le message du volume, qui s’élance encore vers « un avenir rythmique » :