Notes
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[1]
Sédition, n°1, juin 1961. Impr. « E.P. », 232, rue de Charenton.
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[2]
Témoignage écrit de Guy Prévan, août 2012. Ce dernier de son vrai nom Guy Lecrot signe Gui Lecrot dans la revue.
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[3]
« Liminaire », Sédition, p. 2. Signé par le comité de rédaction composé de Claude Citon, Marc Gautier, Pierre Gobert, Louis Janover, Gui Lecrot, Gérard Legrand, Bernard Pêcheur.
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[4]
Dionys Mascolo, « Sur les effets d’une approche rétrospective », préface à la réédition en fac-similé de la revue Le 14 juillet, Séguier, 1990, p. 11-12.
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[5]
Le tapuscrit du texte initial intitulé « Adresse à l’opinion internationale » porte en marge les initiales de Dionys Mascolo et Jean Schuster (Fonds Dionys Mascolo/IMEC). Voir Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, Engagements et Déchirements. Les intellectuels et la guerre d’Algérie, Gallimard/IMEC, 2012, p. 161. Reproduit infra, p. 12.
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[6]
Gui Lecrot, « Memento pour la liberté », Sédition, p. 3.
-
[7]
Pierre Dumay, « Où va le gaullisme ? », ibid. p. 18.
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[8]
« Questionnaire adressé le 10 avril 1959 à quatre-vingt-dix-neuf intellectuels français », Le 14 juillet, n° 3, 18 juin 1959. Tirant les leçons de l’enquête, Jean Schuster écrivait : « Les intellectuels français sont d’une exemplaire sagesse et taillés dans un bois dont on fait les chaises longues […] Les résultats de l’enquête qu’on vient de lire témoignent, à leur manière, de la faillite de l’intelligence française, d’une inintelligence qui a désappris à dire non ou qui dit non avec précaution. », ibid. p. 16.
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[9]
G. Munis, « La vieille Chine de Mao-Tsé-Toung », H. Langlois, « Notes sur le communisme ».
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[10]
Gérard Legrand, « Subjectivité, savoir et révolution », Sédition, p. 32-40.
-
[11]
Ibid. p. 37.
-
[12]
Gérard Legrand devait plus tard préciser sa pensée : « Je ne me considère pas comme marxiste, je pense que le marxisme est inclus dans une dialectique plus vaste au même titre que n systèmes conçus ou conçevables à partir de “l’inachèvement” hégélien… », La Brèche, n° 2, mai 1962, p. 63.
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[13]
Louis Janover, Bernard Pêcheur, « La trahison permanente », Sédition, p. 6.
-
[14]
Ibid. p. 8.
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[15]
« La Révolution d’abord et toujours », 1925, tract signé par Clarté, Correspondance, Philosophies, La Révolution surréaliste, etc. [sic]
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[16]
« La Déclaration des 121, Sédition et les surréalistes », La Brèche, n° 2, mai 1962, p. 61.
-
[17]
Ibid. p. 62.
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[18]
Ibid. p. 63.
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[19]
Ibid. p. 65. Dans une lettre, Dionys Mascolo reproche à Edgar Morin de confondre la Déclaration des 121 avec la lettre de Sartre, le réseau Jeanson et le FLN. Il s’élève contre une confusion et une falsification, « fâcheusement entretenue par une presse ignorante, paresseuse et simpliste. » Fonds Edgar Morin/IMEC. Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, op. cit., p.165.
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[20]
Témoignage de Guy Prévan.
1 En juin 1961 paraît la revue Sédition [1], modeste publication de couleur verte de petit format (13,5 x 20,5 cm) qui n’eut qu’un seul numéro. Elle se situe dans une tradition révolutionnaire située à l’extrême gauche et présente, dans sa sobriété, un style de publication caractéristique de cette mouvance politique : rareté des illustrations, caractère austère de la présentation, textes serrés et denses. Sur la couverture une citation en exergue de Robespierre affirme :
Observez ce penchant éternel à lier l’idée de sédition et de brigandage avec celle de peuple et de pauvreté.
3 L’originalité de la revue tient dans son principe affiché de mêler analyses politiques, textes poétiques, littéraires et philosophiques. Elle combine des articles critiques et d’analyses politiques à des textes surréalisants ou proprement surréalistes.
4 La revue est née de la rencontre de militants venant du trotskisme (Bernard Pêcheur, Marc Gautier) de l’ultra-gauche (Louis Janover, Grandizo Munis) et du surréalisme (Gérard Legrand) auxquels se sont joints Pierre Gobert, Claude Citon et Gui Lecrot. Tous à l’exception de G. Munis font partie du comité de rédaction. L’objectif est de « passer du brûlot confidentiel à un projet de revue à la fois émancipatrice et mobilisatrice [2] ». Un tract de couleur rouge, reprenant l’argument du liminaire de la revue, fut envoyé à toutes les organisations de l’extrême gauche sans rencontrer beaucoup d’écho. L’essentiel du travail d’édition est assuré par Bernard Pêcheur tandis que Gui Lecrot assure le rôle du directeur-gérant.
5 Les membres du comité de rédaction appartiennent en majorité à une génération née dans le milieu des années trente. Seuls Grandizo Munis (né en 1912) et Gérard Legrand (né en 1927) font figure de vétérans. Bien que n’étant pas formellement membre du comité de rédaction de Sédition, Grandizo Munis exerce un rôle occulte et une influence notable sur certains membres de la revue comme Bernard Pêcheur et Louis Janover. La présence de Gérard Legrand, membre du groupe surréaliste, correspond à une initiative purement personnelle qui s’explique par sa proximité politique avec Grandizo Munis. Ce dernier jouit d’un relatif prestige en raison de son passé militant ayant connu la clandestinité et la prison. Un des premiers adhérents à l’Opposition de gauche internationale dirigée par Trotski, il a participé activement à la révolution espagnole et, au Mexique, animé le groupe trotskiste espagnol en exil avec Benjamin Péret. Tous deux ont rompu avec la iv e Internationale en 1948. Ils ont fondé, peu avant la mort de Benjamin Péret, le Fomento Obrero Revolucionario [Ferment ouvrier révolutionnaire]. D’autres, comme Marc Gautier appartiennent au groupe trotskiste dirigé par Pierre Lambert. Il dirige La Vérité et y écrit sous le pseudonyme de Henri Langlois. Gui Lecrot, correcteur et poète, et qui prendra plus tard le nom de plume de Guy Prévan, est proche du groupe Lambert et a collaboré à plusieurs reprises à La Vérité.
6 Le « Liminaire », signé par le comité de rédaction, affirmait vouloir affronter « toutes les questions que ne manquent jamais de poser la vie » et de participer « à la toujours renaissante aventure de l’émancipation humaine, sans limites. Dépassement, tel est le terme de lumière, qu’il nous vienne de la poésie ou de l’amour. Ou de la révolution prolétarienne, puisque nous nous retrouvons quelques-uns ici, et certains de n’y pas rester seuls, à n’avoir point renoncé à l’intégralité de son exigence. » L’orientation de la revue était résolument placée sous le signe de la révolution et de la poésie. Les signataires n’hésitaient pas à affirmer avec un certain lyrisme :
Notre quête n’est pas sans analogie avec celle du mineur qui rejette des tonnes de gangue pour un seul de ces diamants capables demain, de rendre plus belle encore la femme que nous aimons. Notre prospection sera d’intransigeance et de fièvre, de lucidité et, espérons-le, de pari tenu [3].
8 Le sommaire, assez disparate, reflétait pour une part l’ambition affichée. Les textes politiques sont nettement majoritaires et une place plus modeste est réservée à la poésie et à la littérature. Un article consacré aux lettres françaises, un autre de nature philosophique et des poèmes occupent au total 15 pages sur 47 soit près du tiers du numéro. Le surréalisme est représenté par un long article de Gérard Legrand sur la dialectique hégélienne et un texte d’Alain Joubert intitulé « Les travailleurs ». La présence de Joyce Mansour et de Marianne van Hirtum, toutes deux membres du groupe surréaliste, est probablement due à Gérard Legrand. Cependant elles ne participent pas à l’activité de la revue. Remarquons en passant que ce sont les seules présences féminines au sommaire de la revue. C’est sans doute là ce qui distingue Sédition du reste des publications de l’extrême gauche peu enclines à publier de la poésie. Joyce Mansour, poétesse égyptienne de langue française, née en Angleterre, a publié son premier recueil en 1953 salué par André Breton. Marianne Van Hirtum, née en Belgique, s’installe à Paris et rejoint le groupe surréaliste en 1958.
9 Les articles politiques ont pour sujet la guerre d’Algérie, le gaullisme, la Chine de Mao Tsé-Toung et le communisme. S’il est difficile de dégager de cet ensemble une cohérence et un programme politique clairement défini, on discerne néanmoins un fil conducteur. L’antistalinisme, l’anticolonialisme, la trahison des partis ouvriers, la dénonciation du régime policier gaulliste constituent le dénominateur commun des contributions.
10 Le texte de Gui Lecrot intitulé « Mémento pour la liberté » qui ouvre le numéro, reflète le climat politique et intellectuel de la société française en ce début des années soixante. Le conflit algérien connaît alors ses derniers soubresauts tandis que l’opposition à la guerre, la dénonciation de la torture, sont l’objet d’une répression sévère. La prise du pouvoir, trois ans plus tôt par le général De Gaulle, s’est traduit par une reprise en main de l’appareil d’État, par un musèlement des moyens d’information officiels et par un sentiment d’étouffement et de domestication de la pensée. En juillet 1958, les surréalistes avaient pris l’initiative d’une « résistance » en fondant la revue Le 14 juillet. Si la crainte de voir naître un fascisme en France s’est avérée une erreur et une illusion, Dionys Mascolo n’en soulignait pas moins, qu’en tout état de cause, le coup porté avait atteint avant même ses conséquences politiques « les droits de l’esprit [4] ». Ce sont – et ce n’est pas un hasard – les deux fondateurs du 14 juillet, Dionys Mascolo et Jean Schuster, qui sont à l’initiative du texte de la Déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie, dont le titre revient à Maurice Blanchot, et qui sera connue sous l’appellation de Manifeste des 121 [5].
11 Le texte de Gui Lecrot exalte la liberté qui, selon lui, ne saurait être que « conquérante, dynamique, exclusive, de chair et d’esprit, de lumière et d’audace » c’est-à-dire aux antipodes d’un régime qui procède à un étranglement progressif de toute vie démocratique. Il affirme qu’un peuple au nom duquel depuis plus de six ans « est menée une guerre de reconquête coloniale, n’est pas un peuple libre » de même qu’un peuple qui s’en remet de sa souveraineté, de son avenir et de ses lois à « un sauveur mégalomane et archaïque, n’est pas un peuple libre. [6] » En dépit du ton pessimiste et d’une sombre description des conditions faites à la liberté, la conclusion laissait entrevoir une lueur d’espoir :
Quant au talisman, il existe, il est en chacun de nous et le soleil est rouge qui perce la nuit séculaire des infamies, la nuit des consciences et leur opiniâtre tentative d’échapper au cauchemar.
13 C’est bien à un examen de la société française dans son ensemble, dans les domaines politique, économique et culturel, auquel se livre la plupart des auteurs. Pierre Dumay analyse les causes qui ont amené le gaullisme au pouvoir, celles-ci étant étroitement liées à la crise de l’État incapable de régler la question algérienne. Autrement dit, il fallait « liquider l’empire colonial au mieux des intérêts impérialistes ». Dans le même temps, il fait le constat de la faiblesse des révolutionnaires dans une société jouissant d’une relative prospérité tout en reconnaissant que devant l’offensive néo-capitaliste ils n’avaient opposé qu’une bien faible résistance théorique : « trop souvent, ils n’ont su que répéter, en face des problèmes nouveaux qui se posaient à eux, un certain nombre de schémas et de slogans […] pour le moins inadaptés à la période actuelle. [7] »
Mémento pour la liberté
Une princesse en couches, un académicien pédéraste, une catin de cinéma, un boxeur au tapis, un enfant prodige, un veau à six pattes, cela vaut bien, n’est-ce pas que l’on oublie, l’étranglement progressif de toute survivance démocratique, la laïcité remise en question, le chômage à l’ordre du jour. Et la chasse à l’homme en Kabylie.
C’est la loi du plus fort, c’est aussi l’art de gouverner : on façonne l’opinion, on décourage, on aveugle, on avilit, on gave, on viole, on rince les cerveaux comme des slips et on braille les louanges des maîtres du moment.
[…]
Assez de songes creux, assez d’ersatz, assez de soudards, assez de chansons tristes, assez de fadaises, assez d’argousins, assez de ricanements, assez de morgue, assez de tortionnaires, assez de gloires nationales et de paillassons intellectuels, assez de chacals, assez de moinillons, assez d’absurde et de complaisane à l’absurde.
Brouillon tapuscrit du Manifeste des 121
Brouillon tapuscrit du Manifeste des 121
14 C’est à une critique sans concession des écrivains et du milieu littéraire à laquelle se livre Claude Citon : « les intellectuels français sont victimes d’une grave paralysie », constat qu’avait fait avant lui la revue Le 14 juillet [8]. La littérature française de Mauriac à Aragon et à Françoise Sagan est décrite comme une « littérature de retraite », une « littérature qui pourrit ». Si le nouveau roman présente une tentative courageuse c’est parce qu’elle est « de plein pied avec la vie présente », en ce qu’elle exprime le « déracinement, l’arbitraire, la mutilation » qui résulte de la superficialité d’une réalité terriblement oppressive. »
15 Si la plupart des articles relèvent de la critique marxiste traditionnelle comme ceux de Grandizo Munis et Henri Langlois (Marc Gautier) [9], une longue étude théorique de Gérard Legrand s’en démarque nettement. Le texte se veut une ébauche dont le dessein est de remettre en question les principes d’une « manière de voir » généralement acceptée. Il y défend un point de vue personnel en réfutant la critique faite par Marx de la philosophie hégélienne. De formation philosophique il se dit trop attaché aux « grands idéalistes » et en tant que poète de s’être « imprégné de l’accent comme de la pensée de ces âpres esprits, Berkeley et Spinoza et Hegel, pour ne rien dire des Grecs, à tel point qu’y renoncer aurait pour moi l’allure exécrable de la conversion. [10] » Il affirme donc ne pas être marxiste mais viser à l’élaboration non pas d’un « retour à Hegel », mais à une pensée de type hégélien. Selon lui il est possible d’admettre que « le Savoir hégélien est réalisé (circulaire) et imaginer la possibilité autour de lui d’autres savoirs “élargis” c’est-à-dire concentriques. [11] » Ce qui revient à dire que la dialectique hégélienne contient le marxisme et non l’inverse. On ne sait pas si cette analyse hétérodoxe [12] a été discutée au sein de Sédition et quelles ont été les réactions de ses amis politiques les plus proches à commencer par Grandizo Munis, marxiste convaincu.
16 La contribution des principaux animateurs de la revue, Louis Janover et Bernard Pêcheur sous le titre « La trahison permanente » allait soulever une vive polémique avec le groupe surréaliste. Les auteurs démontrent, en prenant à leur compte les thèses de Trotski sur la révolution permanente, qu’à l’époque impérialiste la révolution nationale démocratique ne peut être victorieuse que si les rapports sociaux sont en mesure de porter au pouvoir le prolétariat. Dans le cas contraire la « lutte pour la libération nationale n’aboutira qu’à des résultats incomplets et néfastes aux masses travailleuses [13]. » Ils affirment qu’il ne peut y avoir de « droit de libre disposition des nations » car le caractère « petit-bourgeois et rétrograde de cette formule nationaliste », dans le cadre de la société de classes, se transforme inévitablement en un moyen de domination de la classe bourgeoise. Appliquant ce schéma à la révolution algérienne ils affirment que celle-ci « recouvre les mêmes conflits d’intérêts bourgeois, cristallisés autour du pétrole saharien et utilisant à leurs fins propres une insurrection privée de toute direction authentiquement révolutionnaire. » Le FLN ayant réussi, avec l’appui de tout le monde arabe, à éliminer ses adversaires de toute tendances, a cantonné de l’extérieur l’insurrection dans un contexte exclusivement nationaliste, écartant toute revendication révolutionnaire tant sociale qu’idéologique. Forts de cette analyse ils en viennent à mettre en cause les signataires du Manifeste des 121, coupables, selon eux, d’avoir apporté leur caution au nationalisme algérien et à la politique du FLN :
L’instauration en France d’un crypto-fascisme gâteux incarné par celui qui fut jadis, lui aussi, l’apôtre de certaine « libération nationale » a déterminé un regroupement des intellectuels de gauche qui, dans le manifeste dit « des 121 », ont condamné le colonialisme, et ont mis en avant une justification morale du soutien au nationalisme algérien et au mouvement d’insoumission. Alors que l’instant semblait propice à un réveil de la classe ouvrière sur la base du défaitisme révolutionnaire, Sartre et ses épigones ont replacé la lutte dans son contexte purement nationaliste, avec ses inévitables corollaires : appui à la politique du FLN, limitation des revendications à la paix immédiate et, par là même, appui à De Gaulle s’il venait à s’engager dans cette voie. La bourgeoisie éclairée pouvait ainsi apporter une caution prudente au Manifeste, et les staliniens, loin d’être contraints de se prononcer pour ou contre le défaitisme révolutionnaire, se consacrer après une agitation dérisoire, à la « préparation » du référendum gaulliste dont le triomphe ne faisait d’ailleurs de doute pour personne [14].
18 Les auteurs ne pouvaient ignorer que l’ensemble des surréalistes avaient signé le Manifeste des 121 et, parmi ces derniers, Gérard Legrand membre de comité de rédaction de Sédition. On pouvait même penser qu’il y avait quelque perfidie à attaquer les signataires du Manifeste, sans nommer directement les surréalistes, mais en mettant en exergue de leur article un extrait du tract La Révolution d’abord et toujours louant le réveil des peuples longtemps asservis, désireux de reconquérir leur indépendance, et flétrissant « le patriotisme qui est une hystérie comme une autre […] le concept de patrie qui est vraiment le concept le plus bestial. [15] » Pouvaient-ils également ignorer que l’utilisation faite par Jean-Paul Sartre du Manifeste en soutien à la politique du FLN ne correspondait ni à la lettre ni à l’esprit du texte ? Pouvaient-ils enfin ignorer que la rédaction du Manifeste, dans sa première version, était due à Dionys Mascolo et à Jean Schuster et que le groupe surréaliste avait joué un rôle moteur dans sa diffusion ?
19 Le numéro de Sédition daté de juin est déjà imprimé, mais pas encore mis en circulation, lorsqu’il est montré, au début du mois de juillet, à quelques surréalistes présents à Paris. L’article « La trahison permanente » provoque une vive émotion et des réactions violentes. Il est alors question d’un rectificatif précisant la pensée des auteurs, Gérard Legrand se proposant à en faire admettre le principe par le comité de rédaction de Sédition. Mais, trois mois plus tard, la revue est en vente sans qu’aucun rectificatif n’y soit inséré.
20 Un débat de fond ne pouvait être évité au sein du groupe surréaliste d’autant que les avis divergent sur le sens à donner à l’article incriminé de Sédition. Trois positions se manifestent :
1. Il s’agit d’une attaque contre la Déclaration des 121, mettant en cause l’adhésion des surréalistes aux raisons et aux principes qui en ont déterminé la teneur.
2. C’est une mise en cause parfaitement légitime de la Déclaration en raison de la signification particulière que Sartre lui a donnée par la suite.
3. L’adhésion des surréalistes à la Déclaration des 121 n’est pas mise en cause par cet article, mais l’émotion soulevé à l’intérieur du surréalisme prouve l’importance du problème posé. [16]
22 Le groupe décide de constituer un dossier destiné à être publié dans La Brèche faisant état des positions des uns et des autres dans toutes leur diversité. Le dossier rassemblé par José Pierre réunit principalement trois interventions exprimant les différents point de vue. À leur suite sont également publiés des extraits de la correspondance échangée entre Louis Janover et Jehan Mayoux, membre du groupe surréaliste, qui est encore le dernier des 121 à subir des sanctions administratives.
23 André Breton insiste pour sa part sur la position qui a toujours été la sienne « à l’égard de ceux qui – et c’est le cas pour les animateurs de Sédition – se réclament de la pensée de Trotski ». Il pense qu’il n’y avait pas de perfidie de la part des auteurs dans leur attaque de la Déclaration, l’article devant être replacé dans « son contexte trotskiste ». Il allait plus loin en affirmant que « c’est faute d’un minimum de précaution prises pour nous situer dans l’internationalisme révolutionnaire que la déclaration s’est trouvée si fortement teintée par les positions de Sartre et que nous avons pu encourir le grief de soutenir le nationalisme algérien. [17] »
24 Gérard Legrand, pris entre deux feux, tente de justifier sa position dans une longue et laborieuse intervention. Il refuse de voir une contradiction entre, d’un côté, son appartenance à Sédition tout en se revendiquant non marxiste et en avouant son « inaptitude à l’engagement militant », et de l’autre, sa participation intégrale au surréalisme. Il continue à penser que « dans les circonstances où elle est apparue, la Déclaration des 121 ne pouvait guère être que ce qu’elle est », et à la tenir pour exemplaire dans son cadre, celui d’une « intervention collective des intellectuels les plus à gauche » [18].
25 Jean Schuster, dans une intervention fortement argumentée affirme, pour sa part, qu’il ne voit pas pourquoi les surréalistes « seraient fascinés par l’engagement du FLN au point de prendre, vis-à-vis de l’insurrection algérienne, une distance compensatrice. » Du point de vue de l’internationalisme prolétarien il admet les limites du soulèvement algérien sur le plan révolutionnaire mais affirme en même temps que la révolte organisée de neuf millions d’opprimés si « elle n’est pas la Révolution elle est du moins une révolution ». Le Manifeste des 121 a pu donner lieu a une équivoque « dans la mesure où la presse de droite et de gauche l’a plus ou moins amalgamée à la lettre de Sartre au tribunal du procès Jeanson. Il suffit de relire la Déclaration pour admettre que l’équivoque n’existe pas dans le texte. [19] »
Intervention de Jean Schuster
On peut admettre que l’engagement sartrien est une conséquence politique du postulat fondamental de l’existentialisme selon lequel l’existence précède l’essence. Il est logique que Sartre se réalise (réalise son essence) à travers une péripétie historique qu’il estime décisive. En refusant le postulat existentialiste, je n’éprouve pas le besoin de reprendre à mon compte le postulat inverse. Je pose seulement qu’existence et essence se déterminent mutuellement. La chronologie sartrienne et la chronologie classique dissimulent une option qualitative.
2. Du point de vue révolutionnaire, je crois que la constante confrontation des principes et des faits doit conditionner toute démarche. C’est faute de cette confrontation que rien ne s’accomplit, aussi bien en pensée qu’en action, quand les principes sont seuls considérés ; ce qui s’accomplit est vicié lorsque les principes sont écartés.
3. En soumettant au principe de l’internationalisme prolétarien le soulèvement du peuple algérien, on constate les limites de ce soulèvement sur le plan révolutionnaire. Mais, ce point admis, il convient d’analyser les caractéristiques du soulèvement en question. Or, au terme d’une analyse qui serait fastidieuse ici, il paraît clair qu’on ne peut exiger une conscience internationale et prolétarienne d’un peuple sous-développé culturellement, économiquement, socialement.
L’insurrection algérienne, c’est d’abord la révolte de quelques-uns, c’est aujourd’hui la révolte organisée de neuf millions d’opprimés. Cette révolte organisée, je dis que ce n’est pas la Révolution mais que c’est une révolution.
D’une manière générale, les caratéristiques objectives de l’oppression conditionnent la nature de l’insurrection.
4. L’objectif de la réforme agraire peut faire sourire ; il n’en est pas moins vrai qu’il doit représenter une bien belle espérance pour quelques millions d’hommes maintenus par le colonialisme et les caïds complices dans un état proche du servage.
André Breton a écrit : « À l’origine de la révolte du cuirassé Potemkine, il me plaît de reconnaître ce terrible morceau de viande ». À mes yeux, si « ce terrible morceau de viande » n’est pas présent, toujours, ne serait-ce que dans un coin du tableau, nous ne sommes plus dans une perspective révolutionnaire mais dans l’intellectualisme pur, c’est-à-dire dans le vide.
5. La déclaration sur le droit à l’insoumission dans la guerre d’Algérie a pu donner lieu à une équivoque dans la mesure où la presse de droite et de gauche l’a plus ou moins amalgamée à la lettre de Sartre au tribunal du procès Jeanson.
Il suffit de relire la Déclaration pour admettre que l’équivoque n’existe pas dans le texte.
Que l’on veuille, aujourd’hui, dissiper cette équivoque soit. Je rappelle cependant que das la réponse à Cournot, publiée en novembre 1960 par l’Express, il était dit que qu’« une parole de ce genre, (la Déclaration) parole de jugement, doit toute son efficacité précisément au refus de faire dépendre de calculs d’efficacité pratique et politique ». Cette réponse était anonyme, mais je crois savoir que ce n’est pas Sartre qui l’a rédigée.
Sans tenir la Déclaration pour un document définitif échappant à toute critique, j’avoue ne pas comprendre la nécessité des réserves destinées à en limiter rétroactivement la portée et à rendre difficile que l’on s’en serve aujourd’hui, si besoin est, comme texte de référence. Je ne m’associe absolument pas à ces réserves.
26 Dans un souci de clarté et d’équité, La Brèche donnait la parole à Sédition en publiant de larges extraits de la correspondance entre Louis Janover et Jehan Mayoux. Ce dernier affirmait dans un dernier échange que quelles que soient ses positions personnelles sur la Guerre d’Algérie que dans son combat de propagande et d’éducation contre le nationalisme, le colonialisme et le racisme, le seul texte qui se soit présenté à lui et qui lui a été utile avait été celui des « 121 ».
27 Mais ce n’est pas seulement la polémique entre une partie des membres de Sédition et les surréalistes à propos de la guerre d’Algérie qui devait mettre un terme à la revue. Sédition annonçait dans les prochains sommaires plusieurs études : « L’érotisme flamboyant » de Tristan Clermon, « Pour une logique différentielle » de Jacques Morvan, « Politique militaire de la Commune » de Jehan Mayoux, ainsi que des textes sur « Culture et Révolution », « Résistance et Union nationale », « La psychanalyse ». Une résolution est mise au vote sur l’orientation éditoriale des futurs numéros, à la demande de Gui Lecrot. Celui-ci, qui ne veut pas d’une politisation trop marquée de la revue, plaide pour l’ouvrir à des sujets politico-historiques ou poétiques, obtient une courte majorité (4 voix contre 3) [20].
28 Le pari initial des animateurs de Sédition d’associer la poésie et la révolution dans une même quête émancipatrice n’aura finalement pas été tenu. Le mouvement surréaliste bien avant eux avait également affirmé l’exigence double de « transformer le monde » et de « changer la vie » et avait été confronté, lui aussi, aux mêmes obstacles. L’équipe de Sédition en échouant à trouver une entente sur une ligne rédactionnelle et en soulevant une polémique à propos du Manifeste des 121, s’est également privé d’un dialogue avec le groupe surréaliste qui a tourné court. Pourtant les aspirations dont les uns et les autres étaient porteurs allait resurgir et éclater en plein jour dans les idées et les évènements de mai 1968.
Notes
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[1]
Sédition, n°1, juin 1961. Impr. « E.P. », 232, rue de Charenton.
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[2]
Témoignage écrit de Guy Prévan, août 2012. Ce dernier de son vrai nom Guy Lecrot signe Gui Lecrot dans la revue.
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[3]
« Liminaire », Sédition, p. 2. Signé par le comité de rédaction composé de Claude Citon, Marc Gautier, Pierre Gobert, Louis Janover, Gui Lecrot, Gérard Legrand, Bernard Pêcheur.
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[4]
Dionys Mascolo, « Sur les effets d’une approche rétrospective », préface à la réédition en fac-similé de la revue Le 14 juillet, Séguier, 1990, p. 11-12.
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[5]
Le tapuscrit du texte initial intitulé « Adresse à l’opinion internationale » porte en marge les initiales de Dionys Mascolo et Jean Schuster (Fonds Dionys Mascolo/IMEC). Voir Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, Engagements et Déchirements. Les intellectuels et la guerre d’Algérie, Gallimard/IMEC, 2012, p. 161. Reproduit infra, p. 12.
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[6]
Gui Lecrot, « Memento pour la liberté », Sédition, p. 3.
-
[7]
Pierre Dumay, « Où va le gaullisme ? », ibid. p. 18.
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[8]
« Questionnaire adressé le 10 avril 1959 à quatre-vingt-dix-neuf intellectuels français », Le 14 juillet, n° 3, 18 juin 1959. Tirant les leçons de l’enquête, Jean Schuster écrivait : « Les intellectuels français sont d’une exemplaire sagesse et taillés dans un bois dont on fait les chaises longues […] Les résultats de l’enquête qu’on vient de lire témoignent, à leur manière, de la faillite de l’intelligence française, d’une inintelligence qui a désappris à dire non ou qui dit non avec précaution. », ibid. p. 16.
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[9]
G. Munis, « La vieille Chine de Mao-Tsé-Toung », H. Langlois, « Notes sur le communisme ».
-
[10]
Gérard Legrand, « Subjectivité, savoir et révolution », Sédition, p. 32-40.
-
[11]
Ibid. p. 37.
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[12]
Gérard Legrand devait plus tard préciser sa pensée : « Je ne me considère pas comme marxiste, je pense que le marxisme est inclus dans une dialectique plus vaste au même titre que n systèmes conçus ou conçevables à partir de “l’inachèvement” hégélien… », La Brèche, n° 2, mai 1962, p. 63.
-
[13]
Louis Janover, Bernard Pêcheur, « La trahison permanente », Sédition, p. 6.
-
[14]
Ibid. p. 8.
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[15]
« La Révolution d’abord et toujours », 1925, tract signé par Clarté, Correspondance, Philosophies, La Révolution surréaliste, etc. [sic]
-
[16]
« La Déclaration des 121, Sédition et les surréalistes », La Brèche, n° 2, mai 1962, p. 61.
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[17]
Ibid. p. 62.
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[18]
Ibid. p. 63.
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[19]
Ibid. p. 65. Dans une lettre, Dionys Mascolo reproche à Edgar Morin de confondre la Déclaration des 121 avec la lettre de Sartre, le réseau Jeanson et le FLN. Il s’élève contre une confusion et une falsification, « fâcheusement entretenue par une presse ignorante, paresseuse et simpliste. » Fonds Edgar Morin/IMEC. Catherine Brun et Olivier Penot-Lacassagne, op. cit., p.165.
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[20]
Témoignage de Guy Prévan.