Couverture de RDR_053

Article de revue

Ludions n° 14. Paris : Société des Lecteurs de Léon-Paul Fargue, 2014, 308 p.

Pages 119 à 121

Éloge de l’hommage ou Comment précipiter une gloire

1 Dans un Hommage à l’Hommage, Léon-Paul Fargue paraît resurgir, entier et puissant, plus présent que jamais, devant des lecteurs étourdis mais alertes, saisis par l’impressionnante galerie de portraits ainsi dressée. Le n° 14, daté de 2014, Ludions, Bulletin de la Société des Lecteurs de Léon-Paul Fargue, est en tout point spécial. Il se consacre à l’Hommage rendu à l’écrivain paru dans Feuilles libres n° 44-46 de juin 1927.

2 L’épaisseur du volume est engageante. Songez : pas moins d’une soixantaine d’entrées est proposée ! Le but clairement avoué : « réunir des notices sur les auteurs des textes et sur les textes eux-mêmes ». Et le tour est joué ! Léon-Paul Fargue apparaît dans toute sa gloire, accompagné d’une phalange, d’un aréopage d’amis illustres, « parentés esthétiques » où se dessinent « affinités et nuances ». D’aucuns y verraient une métarevue. Une revue dans une revue. Une revue d’une revue, célébrant l’âge d’or de la petite revue. Reste que le produit fini est un furieux outil pour tout chercheur ou tout historien de la littérature, curieux et intrépide.

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3 Même si l’implacable parallélisme entre le sommaire de 1927 et celui de 2014 n’a pas pu être respecté, l’ensemble demeure de tout premier ordre et de tout premier choix. Aussi, n’est-ce pas sans plaisir que le lecteur, sereinement engagé par l’avant-propos de Pierre Loubier et la lumineuse présentation des Feuilles libres par Barbara Pascarel, entame un parcours littéraire atypique. On y goûtera à foison la densité du réseau de Fargue, revuiste par excellence. Il serait fastidieux de citer toutes les personnalités et, quoique la tentation soit grande, je me fais violence pour ne citer que : Man Ray, Henri Michaux, Charles-Louis Philippe, Marcel Schwob, Jacques Rivière, Marcel Proust, Rilke, Paul Valéry, Apollinaire, Valery Larbaud, Jules Supervielle, Albert Thibaudet, André Beucler, Jean Royère, Fernand Divoire, Joyce, Alfred Jarry…

4 Alfred Jarry justement, sur lequel Julien Schuh revient de façon définitive sur les liens singuliers qui l’unirent au jeune Fargue, s’inspirant ou se pillant l’un l’autre. « On n’écrit jamais qu’en groupe, pour autrui et par autrui » écrit Julien Schuh en prenant pour exemple d’autres, trio, Gide-Louÿs-Valéry ou duo, Gourmont-Aurier, véritable laboratoire d’une littérature en devenir. Le jeune Fargue lorsqu’il envoyait aux revues et journaux ses poèmes, écrits ou non à quatre mains avec Jarry, rencontrait Marcel Schwob qui était alors le co-directeur du Supplément littéraire illustré de L’Écho de Paris avec Catulle Mendès. Voici une rencontre importante pour Fargue, « l’image d’un érudit rieur et inquiétant, entouré de livres rares et se complaisant dans les lectures les plus insolites » comme l’évoque Bruno Fabre. Selon Michel Jarrety, ce serait chez Schwob, voire au Mercure de France que Fargue et Valéry se seraient rencontrés. Immanquablement se dresse dès lors la haute stature de la revue Commerce, lancée en 1924. Car il faut bien le dire, Fargue est intimement lié au monde des revues. À La NRF, auprès de Jacques Rivière, dont il est très proche, au moment du « printemps de La NRF » de 1912 à 1914. « Premiers déplacements en métropolitain, passion pour le chemin de fer, découverte du milieu Gallimard, échanges littéraires, fréquentation enthousiaste des salles de concert et des expositions forment le terreau de l’amitié » énumère, enthousiaste, Alix Tubman-Mary. S’il s’en détourne lentement, dès 1919, La NRF aura été pour lui une exceptionnelle passerelle où il put témoigner de son profond attachement à Charles-Louis Philippe, mort trop tôt, mort trop jeune. David Roe revient sur leur relation, sur laquelle, hélas, la documentation manque encore. C’est la revue belge Antée qui réunit pour la première fois dans son sommaire les noms de Francis de Miomandre et de Fargue. Nous sommes en 1907, au cœur d’un triangle fameux unissant, autour de l’ombre de Gide, Antée, L’Ermitage et La NRF. Les dandys Miomandre et Fargue évoluent de concert, dans L’Intransigeant, Marie-Claire, Minerve, ou Plaisirs de France, parfois même sous le dur faisceau de la « dèche » qui les contraint à des « besognes alimentaires » : « Quand Miomandre publie une plaquette commerciale, L’art du graissage (1920), ou l’éloge du papier peint, Fargue […] disserte doctement sur la grippe, le sport, l’aérodynamisme… » précise Pierre Loubier. Parmi les revues qui fleurissent et embaument le monde littéraire effervescent en ce début de xx e siècle, La Phalange de Jean Royère a son mot à dire. D’autant plus que, comme le souligne très judicieusement Mikaël Lugan, Royère admirait Fargue, d’une admiration « ancienne et quelque peu distante ». La Phalange, qui accueille Fargue grâce à Valéry Larbaud, se montre bienveillante à l’égard de Fargue. Mais hélas, la machine gidienne nommée NRF possède, entre autres attributs, le pouvoir de dépeupler les rédactions des revues annexes. Jean Royère en fait les frais, amèrement, alors qu’il songeait à « embaucher » Fargue, parmi d’autres, comme collaborateur à Paris-Journal, qu’il rêvait de faire le « grand journal littéraire quotidien ».

5 Et le critique prolixe Albert Thibaudet n’est pas en reste puisqu’il subit, à profit, l’influence de Fargue en ses toutes jeunes années, alors fraîchement débarqué de Tournus. Considérant Fargue comme « celui qu’on attend », au sens propre comme au figuré, Thibaudet, « l’épervier de la mémoire » comme le nomme joliment Christophe Pradeau, lui consacre notamment une lumineuse étude, ici partiellement reproduite, où « l’épervier » tente un rapprochement avec Proust et « la méthode du temps perdu qui n’est pas perdu ». Et à propos de Proust justement, Mireille Naturel évoque les deux univers apparemment peu complémentaires des deux écrivains. Seule La NRF les rassemble. Cependant, Fargue – « ce grand paresseux, s’est mis à écrire ses souvenirs d’enfance » – se plaît à utiliser lui aussi sa mémoire. Judicieuse initiative. C’est donc sur le terrain de la mémoire qu’une affinité se crée, lentement. Scrupuleusement. Il s’y mêle également un peu de pastiche : le cas « Proust » met en verve Fargue. Il joue avec le rythme, la durée. Mireille Naturel résume nettement leur relation : « L’admiration profonde du poète ne pouvait se dire que sur le mode de la dérision ». Avec Valery Larbaud, brouillés au moment où le numéro des Feuilles libres paraît, en raison des « manigances et indiscrétions » de Léon-Paul, leur relation est tout autre. Le ton de l’article des Feuilles libres relève davantage de la critique que de l’hommage. Ah ! les anicroches entre gens-de-lettres ! Michel Murat explique très clairement cela. Il y a une réelle proximité entre Fargue et Larbaud, « intimement liés aux destinées de la poésie », une proximité dans la ressemblance comme dans la dissemblance.

6 Il serait impossible de rendre ici toute la saveur de cet Hommage à l’Hommage. Ce Ludions n° 14 se savoure, se picore, se glane, se déguste avec ravissement, avec profit.

7 Site de la Société des Lecteurs de Léon-Paul Fargue : http://leonpaulfargue.assoc.pagespro-orange.fr/lpf-asso.html

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