1 Le livre de Serge Martin nous réjouit d’abord par son sujet : enfin un livre sur Les Cahiers du Chemin ! Grâces soient rendues à La Revue des revues, qui en 2002 nous avait fait patienter, en livrant dans son numéro 32 un entretien de Gilberte Lambrichs avec sa fille Louise. On ne cherchera dans le livre de Serge Martin ni biographie ni notices, mais plutôt le signe d’une véritable passion pour Les Cahiers du Chemin – et qui ne répugne pas à la théorie littéraire. On y retrouve pourtant aussi les informations utiles sur l’itinéraire de Georges Lambrichs (1917-1992), un étudiant en philosophie qui rencontra Jean Paulhan en 1937, dix ans avant d’entrer grâce à lui aux éditions de Minuit, le 1er mars 1946, puis, après un bref passage par Grasset, chez Gallimard. Effacement et secret : la naissance bruxelloise de Georges Lambrichs facilite la mention de Paul Nougé, sa carrière réelle celle de Jean Paulhan. C’est d’ailleurs Georges Lambrichs qui transmet à Paulhan les « Souvenirs déterminants » de Paul Nougé. Ravalés au rang ancillaire, Les Cahiers du Chemin ont souffert d’une double concurrence, avec les grandes revues instituées d’une part et les petites revues d’avant-garde d’autre part, exhaussées par leur radicalisme même. Une revue à distance, sans manifeste ni programme, qui s’abstient de prononcer le mot d’éclectisme. Une revue dont on peut parler librement. Apte à donner le change, cette revue de la guerre froide a pourtant laissé respirer le monde en elle.
2 Question volume, il faut quarante centimètres de rayonnage pour caser une collection complète des Cahiers du Chemin (1967-1977). Je viens de le vérifier en descendant la mienne de mon grenier de la rue du Bercail, le temps de remarquer que « Chemin » prenait une capitale. L’œuvre propre de Georges Lambrichs, elle, tient en sept titres, auxquels il faut ajouter, si l’on y tient, un petit ensemble de tirés à part, extraits de Troisième Convoi (1946 et 1947), Synthèses (1952), Le Disque vert (1954), Monde nouveau (1956) et La N.R.F. (1954 et 1957) – sans compter les textes signés Pierre Louet. Il se trouve que ces volumes occupent une certaine place, dans l’histoire de nos lectures et qu’il est toujours plaisant – intrigant – d’y revenir. Une place incertaine, aussi, toujours à construire, à abandonner, comme à l’anglaise – ou à la suédoise, entre la mort volontaire de Salabreuil, en 1970, et le prix Nobel de Le Clézio, en 2008, déjà. Avant cela, Lambrichs dut batailler, pour publier de bons textes, qu’on lui refusait parfois, au bénéfice, provisoirement, des refusés de la Blanche. Née en 1959, la collection précède la revue.
3 Le premier numéro des Cahiers du Chemin s’ouvre en octobre 1967 sur le « Tam-tam » de Pierre Guyotat, aussi peu tambour battant que possible ; le dernier se ferme en avril 1977, après une note de Jérôme Prieur sur Chantal Akerman, avec un « Index général » qui ferme le ban, le directeur de la chose devenant rédacteur en chef de La N.R.F., « sans coupure ». Entre-temps, entre tant, trente fascicules de lecture dense, dont beaucoup sont devenus des livres des bibliothèques que nous déballons, et la césure de format, entre quinze et seize. Glissés à l’intérieur, un bulletin d’abonnement pour La Revue de psychanalyse, un autre pour… Les Cahiers du Chemin, un premier feuillet d’index des auteurs, jusqu’au no 16. Une disposition typographique particulière, où les marges font leur entrée sur la gauche, vers la droite. Une périodicité décalée aussi, les fascicules paraissant le quinze du mois. Deux rubriques de queue de sommaire, « Les hommes de parole » puis « Autrement dit » – qui fut aussi le nom d’une librairie, au 73, boulevard Saint-Michel. De grands moments, généralement en janvier : en 1968, « Ceci n’est pas une pipe » de Michel Foucault, en 1970, « Portrait de l’artiste en saltimbanque » de Jean Starobinski, et ce collector, « Je me souviens » de Georges Perec, en 1976. Georges Lambrichs lui-même n’y publie que sept pages en deux textes, « Un sujet d’inquiétude » le 15 janvier 1973 et « Un faire-part pour Olivier Picard » le 15 janvier 1975. Des livres relativement balisés : Perros, Réda, mais Deguy, Roubaud. Contributeur le plus fréquent : Jude Stefan, omniprésent, qui remerciait Gilberte Lambrichs de savoir accueillir à domicile les « provinciaux suicidaires ». Édith Boissonnas et Marianne Alphant. Pas mal de titres de textes, devenus titres de livres : « L’ivre-œil » de Pieyre de Mandiargues, en avril 1972, ne demande qu’à devenir L’Ivre-œil, achevé d’imprimer en 1979 ; « Le Jardin des langues » de Gérard Macé, en janvier 1974, n’a qu’à attendre la rentrée littéraire pour devenir le volume imprimé le 28 octobre. Un Ponge, un Frank André Jamme. On remarque Patrick Modiano. On s’étonne – mais pourquoi, au juste ? – d’y voir Yves Bonnefoy, avec « Rome, les flèches », en avril 1975. Des découvertes encore à faire : Jean Démélier, Michel Malnuit, sans parler de Jacques Duel. Quelques pas lus pas pris. Pas de texte propre de Roger Munier, mais son dialogue avec Brice Parain et sa traduction d’Octavio Paz ; ni de Philippe Jaccottet, mais sa traduction de Paul Celan.
4 Mais comment parler d’une revue ? L’appel des noms, goutte à goutte, a quelque chose d’euphorique, le plaisir de la dénomination débordant, de partout, le quantitatif. La facilité consisterait à filer la métaphore du chemin, sous la garde des chiens du soir. Mais c’est Le Clézio qui donne l’exemple, en janvier 1975, avec les « Carnets du chemin » (sans capitale). La voie comparative peut elle aussi être éclairante : poussés au cul depuis 1956 par le recueil Écrire de Jean Cayrol, Les Cahiers du Chemin s’adossent à Tel quel et à La N.R.F., laquelle veille à manquer le virage des sciences humaines. Serge Martin voudrait prendre ses distances avec l’éloge simpliste de la variété des auteurs, les rapprochements répétitivement étonnants, voire avec la question du pouvoir : qui décidait ? À la tradition des déjeuners, où Trassard, Janvier, Deguy, Chaillou et bien d’autres, brassaient des idées, Georges Lambrichs ajoutait sa solitude d’éditeur. Le sommaire, c’était le dimanche et la phrase rapportée par Gilberte : « Je vais faire le numéro ». Mais un déjeuner fait-il une équipe ? Serge Martin part plutôt d’une hypothèse. Après avoir noté la portion congrue réservée aux Cahiers du Chemin lors des deux centenaires de la revue et de la maison, il parie pour une exemplarité des Cahiers du Chemin, aujourd’hui, et si l’on ose encore le dire, dès maintenant. Comme lecteur, comme auteur ou comme animateur, chacun œuvre comme il le peut dans les revues dont il connaît les noms. Il suffirait presque qu’il y ait quelques amateurs pour y songer, cela suffirait toujours. Une revue, ça ne fait pas envie, ça donne envie.
5 Avec ses cinq auteurs nouveaux à chaque numéro, la revue a ses thèmes : la voix narrative, la levée des frontières disciplinaires (l’indiscipline), la liaison entre poésie et philosophie, la sexualité, l’en-allée de l’homme dans la prolifération des signes : « On voit des signes. Il y en a partout. Ce sont eux qui savent. » C’est Le Clézio qui l’écrit, dans le n° 10, où paraît « Naissance de la pensée ». Parler d’une revue, c’est renoncer à le faire, pour la lire, voire se promettre de le faire, avec plus d’intensité encore. Telle était dès 1940 la thématique chère à Lambrichs : « Retour et commencement » – pour reprendre le titre, peut-être un peu didactique, d’un de ses récits d’alors, confié à Paulhan. Mais c’est dans l’œuvre de Georges Lambrichs que l’on trouvera l’approche formulaire la moins insatisfaisante, travail de couture entre connivence et rupture, dans Les Fines attaches de 1957, « la livraison zéro » des Cahiers du Chemin, comme l’appelle justement Serge Martin.
6 En juillet 2014, au cimetière du Montparnasse, auprès du cercueil de Gilberte Lambrichs, Marcel Cohen lut quelques versets de Qoheleth dans la traduction de Meschonnic : « Buée de buée. Tout est buée. Et pâture de vent. » Sous la chaleur exactement et tout en disant ce qu’ils disaient, les versets faisaient allusion à leur contraire.