1Toute vraie revue présuppose et crée dans un même mouvement une communauté, sa communauté. C’est ainsi que l’on sait qu’une revue est viable et qu’elle a quelque chance de durer : elle a réussi à constituer autour d’elle un ensemble cohérent et divers, hétérogène et uni, un groupement, une agglomération, un réseau de collaborateurs et de lecteurs, les uns et les autres plus ou moins réguliers. Et si la revue a une vraie originalité, ce que j’appellerai une personnalité authentique (ce qui est après tout sa raison d’être), cette communauté vivra, s’installera dans la durée, existera véritablement. Pour cela, il est indispensable que la revue ait quelque chose à défendre et quelque chose à combattre, que, au-delà des différences et des singularités qui existent en son sein, la communauté qu’elle constitue se retrouve autour d’un certain nombre d’idées, de convictions, de célébrations et de détestations communes. C’est en cela que les revues occupent une place éminente et irremplaçable dans la vie intellectuelle et spirituelle d’une nation.
2Dans le cas des revues de théâtre, elles jouent ce rôle en créant un espace d’expression, de dialogue et de visibilité à une figure tout à fait essentielle et pourtant étrangement oubliée dans le discours dominant depuis quelques années à propos du théâtre : l’amateur. L’amateur de théâtre, dont l’existence est aussi ancienne que le théâtre lui-même, et qui lui est absolument indispensable, est curieusement ignoré, en particulier par un certain discours universitaire. Comme si les Sérébriakov de tous poils voyaient en lui un danger, un rival capable de montrer par contraste la vacuité d’un discours qui se veut distancié et qui n’est que distant, d’un discours qui se veut objectif et qui finit par oublier son objet. Je n’exagère pourtant pas en invoquant l’ancienneté, et la dignité, de cette figure. Lorsqu’il en vient à devoir décrire le philosophe et sa poursuite passionnée de la vérité, Platon ne trouve pas de meilleur modèle à donner que celui des amateurs « qui, comme si l’on avait payé leurs oreilles pour écouter tous les chœurs, courent les Dionysies sans en laisser passer une seule, ni celle de la ville, ni celles des bourgs ! » (République, V, 475d). Dans cette théâtrocratie qu’était l’Athènes de l’âge classique, quelle autre comparaison aurait pu être aussi parlante pour ses auditeurs ? Et par la suite l’amateur a toujours et partout accompagné le théâtre dans ses heures fastes et dans ses périodes sombres. Un de ses grands mérites en particulier est d’avoir été à l’origine du discours critique. Dans le domaine du théâtre comme dans les autres arts, la critique a été créée à l’origine par des amateurs passionnés, dont le regard à la fois pertinent et impertinent, ne se contente pas de distiller l’éloge et le blâme, mais tente toujours d’entrer en dialogue avec les artistes, de créer des liens, des passages entre la scène et la salle. Or ce discours critique de l’amateur, tellement vivace encore dans le domaine de la critique cinématographique a aujourd’hui totalement disparu de la presse quotidienne ou hebdomadaire. Seules les revues lui offrent un refuge salutaire face aux contraintes subies par la critique journalistique, de plus en plus empêchée de faire vraiment son travail, et de plus en plus menacée d’être réduite à de la pure et simple communication, voire à de la promotion.
3Ce discours de l’amateur, critique ou pas, se teinte de particularités qui donnent une couleur unique à chaque revue. C’est que chaque revue suppose en quelque sorte un lecteur type, un genre particulier d’amateur, qui ressemble d’ailleurs étrangement à ceux qui y écrivent. On pourrait ainsi imaginer un semblant de typologie, esquisser quelques figures de l’amateur en fonction de la revue qu’il lit.
4Le lecteur de la Revue d’histoire du théâtre veut tout savoir du théâtre, des origines à nos jours. Il s’intéresse autant à Genet qu’au théâtre élisabéthain, autant à la tragédie grecque qu’au mélodrame. Il sait, pour reprendre le mot de Valéry que « tout finit en Sorbonne », mais il refuse de s’y résoudre. Peut-être fait-il lui-même partie de la Société d’histoire du théâtre. En tout cas, il partage avec les grandes figures qui ont marqué cette association, les Copeau, Jouvet, Barrault, François Périer et autres, la ferme conviction qu’une histoire du théâtre n’a de sens et de pertinence que du point de vue de la représentation. Il sait par conséquent que c’est aux praticiens du théâtre, comédiens, auteurs dramatiques, metteurs en scène, techniciens, scénographes, et aussi spectateurs, de s’emparer d’une discipline où ils ont un point de vue absolument original et indispensable à transmettre.
5C’est davantage dans l’espace que dans le temps qu’aime à voyager le lecteur de la revue Ubu-Scènes d’Europe. Avide de connaître les théâtres du monde entier, il aime découvrir des troupes ou des metteurs en scène étrangers. Et aussi retrouver des créateurs dont il a eu l’occasion de croiser la route en France ou à l’étranger. Au fil des numéros, il a ainsi pu se familiariser avec le théâtre hongrois ou algérien, mieux connaître les scènes new-yorkaises ou lisboètes. Il compare certaines expériences faites ailleurs avec les pratiques courantes sur nos scènes et porte sur ces dernières un regard moins naïf, mais pas forcément moins complice.
6Le lecteur de Frictions a quelques convictions auxquelles il tient. Pour commencer celle qui consiste à affirmer l’intérêt primordial du discours des praticiens du théâtre et la nécessité de leur donner la parole plutôt que de parler à leur place. Intéressé par les expériences les plus originales et les plus innovantes de la scène française, il noue, numéro après numéro, un dialogue avec ceux qui savent que d’authentiques ambitions artistiques ne sauraient résulter que d’une pratique raisonnée. Et qui savent en outre que toute pratique scénique implique un certain point de vue politique.
7Le Journal de Théâtre Ouvert entraîne son lecteur dans le sillage de la grande aventure initiée depuis des années par Lucien et Micheline Attoun. Et le lecteur, au fil des numéros, découvre de nouvelles écritures, parfois surprenantes, qu’il apprend à aimer. Il suit ainsi avec bienveillance certains auteurs, les accompagne depuis leurs premiers pas, parfois jusqu’à la reconnaissance et la gloire. Il apprécie qu’on donne ainsi une chance à des écritures exigeantes, et qu’on garde toujours à l’esprit que ces écritures sont faites pour être portées à la scène et pas simplement pour être lues. Que c’est la scène qui est l’épreuve suprême.
8Ce ne sont là que quelques exemples parmi d’autres. Mais ces revues très différentes entre elles, à la fois dans le propos, le ton, la maquette, se rejoignent néanmoins autour de l’idée du théâtre comme pratique spécifique. C’est en cela qu’elles sont indispensables. Et les amateurs de théâtre que j’ai distingués de manière quelque peu artificielle se rejoignent tous aujourd’hui au moins sur un point : ils sont inquiets, en ces temps de désaffection pour les choses de l’esprit, en ce qui concerne l’avenir de leur revue favorite.