Couverture de PSYE_582

Article de revue

Abus sexuel précoce, accès à la maternité et résilience

Pages 325 à 368

Notes

  • [1]
    Nous tenons à remercier Michel Ody pour les échanges riches que nous avons eus avec lui récemment (2013) sur cette question.
  • [2]
    Les prénoms des trois femmes ont été modifiés afin de préserver leur anonymat.

Prevalence de l’abus sexuel : des statistiques contradictoires

1 Le débat lancé au début du vingtième siècle par Sigmund Freud (1897) sur l’étiologie des névroses et l’abandon de sa neurotica lui a valu l’opposition violente de Sandor Ferenczi (1932) qui a continué à soutenir toute sa vie l’importance et la fréquence des traumatismes sexuels réels durant l’enfance. Ce débat est toujours vif dans la clinique contemporaine, comme en témoigne la réflexion de Dominique Chabert et Annick Chauvin (2005) qui notent que « dans la clinique la plus quotidienne le questionnement réel/fantasmé se pose toujours et de façon assez venimeuse ».

2 Or, l’analyse des taux de prévalence de l’abus sexuel dans l’enfance – approchée par les nombreuses recherches épidémiologiques dans ce champ – ne permet pas de lever le voile, de départager Freud et Ferenczi, tant les pourcentages établis apparaissent disparates.

3 Certes, les données de l’UNICEF (2009, in Beck, Cavallin et Maillochon, 2010) suggèrent l’importance du problème : « 150 millions de filles et 73 millions de garçons de moins de 18 ans auraient eu des relations sexuelles sous la contrainte ou subi d’autres formes de violence sexuelle et d’exploitation impliquant un contact physique. »

4 Les taux de prévalence français demeurent variables. L’étude menée en service de maternité par Benoit Bayle en 2006 auprès de 662 femmes (11 unités mère-bébé en France et 3 unités en Belgique) aboutit à un total de 15% d’abus sexuels dans l’enfance et l’adolescence pour cette population. En France, le rapport publié par la Direction de la Recherche des Etudes et de l’Évaluation Statistique (DRES) en 2010 (Beck, Cavallin et Maillochon, 2010) rappelle que l’enquête sur les violences sexuelles réalisée en France en 2000 (ENVEFF 2000) mettait en évidence que seules 4% des femmes interrogées déclarent avoir subi des violences sexuelles avant l’âge de 15 ans. L’enquête « Contexte de la Sexualité en France » (CSF, 2005-2006) aboutit à des taux plus élevés : 8,8% des femmes de plus de 40 ans interrogées déclarent avoir subi au moins un rapport ou une tentative de rapport sexuel forcé avant l’âge de 18 ans. Les premiers résultats de l’enquête EVS (Enquête sur les Violences Sexuelles) menée par ces auteurs aboutissent à un total de 11% et montrent la précocité des violences subies : parmi les 11% de femmes déclarant avoir subi au moins une fois des violences sexuelles, le tiers aurait subi une atteinte de ce type entre la naissance et 10 ans.

5 Les chiffres établis en France restent beaucoup plus faibles en moyenne que ceux enregistrés dans les pays anglo-saxons, caractérisés il est vrai par des disparités beaucoup plus importantes. En effet, la recherche épidémiologique internationale de David Finkelhor (1994) révélait que les taux de prévalence de l’abus sexuel dans 19 pays variaient de 7 à 36% pour les femmes, et de 3 à 29% pour les hommes. La dispersion est encore plus élevée dans d’autres travaux. Ainsi Kathleen Kendall-Tackett & al. (1993), dans leur propre revue de 45 recherches antérieures, mentionnent que les taux de prévalence varient de 21% (Conte & Schuermann 1987) à 49% (Caffaro-Rouget & al., 1989) ! Pour Clare Cosentino (1999), les taux varient « de 6 à 62% pour les filles et de 3 à 16% pour les garçons » ! Ce dernier conclut de manière plus prudente en posant « qu’une fille sur trois ou quatre et un garçon sur dix ont été sexuellement “victimisés” avant l’âge de 18 ans ». Ces chiffres sont assez proches de ceux retrouvés dans des recherches plus récentes, le plus souvent chez des femmes accédant à la maternité et donc non forcément représentatives de la population générale (Seng & al. 2008,Yampolski-Lev & al. 2010, Fairweather & Kinder, 2013).

6 Il nous semble que ces divergences sont explicables par plusieurs facteurs, qu’on pourrait poser comme autant de sources de biais saturant ces recherches. Nous venons d’évoquer pour certaines d’entre elles la non-représentativité de la population recrutée, mais il en existe bien d’autres :

7 –  La nature même des critères de définition de l’abus sexuel n’est pas identique d’une recherche à l’autre. En effet, les auteurs peuvent mettre sous le vocable d « abus sexuel » tout autant des attouchements et viols que des « agressions sexuelles muettes », celles induites par un climat familial à transaction incestueuse (une trop grande proximité physique, des exhibitions ou confidences éro­- tiques), des scènes sexuelles imposées (où l’enfant est tiers spectateur) ou accidentelles (rôle de la télévision), des maladresses verbales ou gestuelles lors des modifications corporelles de l’adolescence, avec propos équivoques des parents. Les variations de taux de prévalence peuvent donc être imputables en partie au degré d’extension du critère de définition de l’abus ;

8 –  Les conditions de recueil de l’information peuvent aussi générer des biais. Dans les études anglo-saxonnes, le mode de recueil est d’abord indirect : prise de contact par téléphone, mail ou courrier postal, sans construction d’une relation de confiance avec l’interviewé, ou utilisation de questionnaires sans échelle de désirabilité sociale permettant d’avoir un contrôle au moins partiel du degré de sincérité de la personne. On peut penser que, dans ce contexte, les réactions d’évitement visant à cacher le traumatisme passé ne doivent pas être rares.

9 –  La majorité des études étant rétrospectives (interrogation d’un adulte sur son passé traumatique), l’intensité de la souffrance réactivée peut conduire l’interviewé, surtout si elle se double d’un sentiment de honte, à filtrer la réalité de l’évènement qui peut de toute façon être déformée par l’après-coup et le travail de reconstruction opéré par la mémoire. À l’inverse, dans une situation judiciarisée, Michel Manciaux et Marceline Gabel (1997) font remarquer que la fausse allégation d’abus de la part de l’enfant ou de la mère n’est pas rare. Elle peut survenir dans un contexte conflictuel à l’égard d’un père divorcé ou d’un beau-père, ou pour éviter la garde partagée ou supprimer le droit de visite.

10 Ces réserves sur les taux de prévalence étant posées, les études sur l’impact chez l’adulte de l’abus sexuel commis durant l’enfance ne sont pas rares dans la littérature anglo-saxonne (Polusni & Follette, 1995 ; Linskey & Ferguson, 1997 ; Davis & Petretic-Jackson, 2000 ; Roberts & al., 2004 ; Colman & Spatz Widomb, 2004 ; Schutze & Das Eiden, 2005 ; Lamoureux & al., 2012 ; Fairweather & Kinder 2013). Un nombre impressionnant d’entre elles porte plus précisément – ces quinze dernières années – sur l’impact de l’abus sexuel sur la grossesse et l’accès à la maternité (Seng, 1998, 2002, 2008 ; Benedict & al., 1999 ; Grimstad & Schei 1999 ; Hobbins 2004 ; Weinstein & Verni, 2004 ; Leeners & al. 2006, 2010 ; Lev-Wiesel & al. 2009 ; Lukasse 2009, 2012 ; Marisko & al. 2010 ; Yampolski & al., 2010 ; Klaus 2012). Les travaux français ont connu la même centration, quoique plus souvent conduits dans une perspective soit plus qualitative (Rouyer, 1995 ; Bonnet, 1999 ; Chabert & Chauvin, 2005), soit quantitative (Rainelli et al., 2012). La plupart d’entre eux convergent pour souligner la période de risque que constituent la grossesse et l’accouchement, pouvant réactiver les traces traumatiques passées non élaborées. Ces femmes sont donc davantage susceptibles de développer des complications durant la grossesse et l’accouchement (prématurité par exemple), avec un risque dépressif majoré ainsi qu’un risque accru de réactivation d‘un syndrome post-traumatique à cette période de la vie et, par la suite, des difficultés plus grandes de construction de leur parentalité.

11 Toutefois, les études traitant de l’impact de l’abus dans l’enfance sur l’investissement du bébé en fonction de son sexe sont beaucoup plus rares. Paradoxalement, les risques de transmission d’un traumatisme non élaboré pour les femmes parvenant à la procréation sont pourtant conséquents. Ces études, qu’elles soient anglo-saxonnes (Krelkewetz & Piotrowsi, 1998) ou françaises (Bonnet, 1992, 1999 ; Rouyer, 1995 ; Chabert & Chauvin, 2005), sont le plus souvent qualitatives. Elles suggèrent des effets variés et ne sont pas univoques dans leurs conclusions. Dans l’article « Séquelles des traumatismes sexuels sur l’enfantement » (1992), Catherine Bonnet présente une recherche menée de 1987 à 1989 sur les raisons conduisant les femmes à accoucher sous X. Pour elle, ce que la femme cherche à supprimer « ce n’est pas tant le fœtus, le futur enfant réel, que l’irreprésentable vécu ou le vécu “impensable”». Toujours selon l’auteure, on peut trouver à l’extrême chez ces femmes un déni de grossesse. L’abandon de l’enfant ou son placement pour une adoption seraient choisis comme mode de protection face à une filiation fantasmée comme porteuse de maltraitance.

12 Christine Krelkewetz & Caroline Piotrowski (1998), outre Atlantique, soulignent la tendance générale à surprotéger les enfants. D’autres, notamment des cliniciennes françaises, évoquent des différences en fonction du sexe de l’enfant. Michelle Rouyer (1995) met en évidence le lien entre le sexe de l’enfant et la manière dont l’enfant est perçu par la mère. Selon cette auteure, l’enfant réactive l’histoire douloureuse de la mère. Ainsi la petite fille peut renvoyer la mère à sa propre image et à son passé, et le garçon à celle de l’abuseur. La fille peut donc risquer d’être traitée comme elle-même l’a été dans son enfance, et le garçon peut englober les caractéristiques de celui qui a abusé d’elle. Cette réactivation de traumatismes passés peut être à l’origine d’une mise à distance de l’enfant ou au contraire d’une hyperprotection. Dominique Chabert et Annick Chauvin (2005) remarquent que le sexe de l’enfant va conditionner en grande partie la qualité de maternage. Ils soulignent également qu’« aux différentes étapes de la maternité, des écueils risquent de surgir en raison de la réactivation du syndrome post-traumatique entrainant des troubles relationnels observables dans les interactions comportementales et affectives. Ces troubles nous semblent par ailleurs fréquemment qualitativement différents en fonction du sexe de l’enfant ». Selon ces auteurs, quel que soit le sexe d’un enfant, une mère victime d’abus sexuels dans son passé peut éprouver des difficultés à détacher l’enfant de sa propre histoire. Si son enfant est une fille, c’est une relation fusionnelle qui est le plus souvent observée, et s’il s’agit d’un garçon, on peut constater la difficulté à lui prodiguer les soins et à avoir un contact corporel avec lui.

13 Yolande Govindama (1999), dans Itinéraires des abuseurs sexuels, s’interroge sur le devenir de la relation mère/fils et mère fille ; elle suggère que lorsqu’une femme a été abusée sexuellement dans son enfance et qu’elle n’a pas été soutenue par sa mère, la dominante d’un sentiment de haine éprouvé envers cette dernière est susceptible de se transformer en « un rejet meurtrier » à l’égard d’un bébé fille. Quant au garçon, cette auteure souligne qu’il occuperait une place différente dans l’imaginaire de la mère. Le bébé garçon, en ravivant par sa naissance le traumatisme de l’abus, peut être vécu comme un agresseur-persécuteur.

Traces traumatiques et investissement de l’enfant : vers un modèle théorique en fonction du sexe du bébé

La transmission psychique : rappel historique

14 Esquisser un tel modèle théorique nous impose de revenir sur un concept psychanalytique important, la transmission psychique intergénérationnelle, qui va nous permettre, en fonction de la manière dont le traumatisme initial aura été élaboré, de faire des hypothèses sur l’investissement du bébé par la mère, selon qu’il s’agit d’une fille ou d’un garçon. La notion de mandat (Lebovici, 2009) joue un rôle majeur dans le processus de transmission. Pour se construire, l’enfant a besoin de s’inscrire principalement dans deux histoires : celle de sa mère et celle de son père, afin de s’affilier à son groupe familial. Selon Serge Lebovici, les conflits infantiles des parents peuvent influencer le processus d’affiliation. Dans ce cas-là, soit l’enfant reproduira ces conflits avec la génération descendante, soit il s’affiliera à la culture dans laquelle il se développe et aura ainsi une certaine latitude à l’égard de son mandat transgénérationnel.

15 Une rapide synthèse historique des travaux sur la transmission psychique dans le champ de la psychanalyse impose un retour nécessaire aux textes de Sigmund Freud. Dans Totem et Tabou (1913) et dans Pour introduire le narcissisme (1914), Freud décrit deux types de transmission : la transmission générique, constituée de traces mnésiques laissées par les générations précédentes et renvoyant à la préhistoire du sujet, et la transmission par identification aux modèles parentaux qui, elle, est en lien avec l’histoire du sujet. Il indique aussi dans Pour introduire le narcissisme (1914) que la transmission se fait à partir du négatif, à partir d’un manque.

16 Les psychanalystes Nicolas Abraham et Maria Törok (1975) ont apporté une contribution théorique centrale dans l’étude de la transmission psychique. Leurs travaux sur l’introjection, l’inclusion, la crypte et le fantôme ont offert de nouvelles perspectives de recherche dans le domaine de la transmission inter- et transgénérationnelle.

17 L’introjection a lieu lorsque le sujet est parvenu à élaborer psychiquement une nouvelle expérience. Lorsque ce travail est impossible suite à la difficulté du sujet à intégrer un évènement traumatique, survient alors le mécanisme, appelé par Abraham et Törok, « inclusion ». Selon Serge Tisseron (1995), les lacunes de l’introjection peuvent être soit d’origine intrapsychique, soit d’origine interpsychique, relationnelle. La cause intrapsychique sous-entend la réactivation des conflits entre les désirs et les interdits, tandis que la cause interpsychique est liée aux conflits entre le désir de savoir et de comprendre et au refus explicite ou inconscient de l’entourage d’assouvir ce désir. L’inclusion constitue une forme de clivage au sein du moi. Ce clivage peut être temporaire et ne durer qu’un certain temps, nécessaire pour introjecter les éléments de l’expérience traumatique, comme il peut être durable.

18 En effet, un évènement peut devenir définitivement cloîtré par le « refoulement conservateur ». Ce dernier cas d’inclusion, qui a un caractère définitif, apparait chez Nicolas Abraham et Maria Törok sous le terme de « crypte ». La crypte a lieu lorsque le sujet se retrouve dans l’incapacité de partager le secret qui le lie à l’autre ou de s’extraire de ce secret suite à la disparition de l’autre. Nicolas Abraham et Maria Törok, à partir de cas cliniques suivis en cure, se réfèrent aux changements vocaux et comportementaux de certains patients. Ces changements traduisent une identification endocryptique, un mécanisme qui « consiste à échanger sa propre identité contre une identification fantasmatique à la “vie” d’outre-tombe de l’objet perdu, par effet d’un traumatisme métapsychologique ».

19 Pour Serge Tisseron (1995), « l’ombre de l’objet ne cesse d’errer autour de la crypte jusqu’à se réincarner dans la personne même du sujet ». Les traumatismes non surmontés, incorporés par le sujet, feront ainsi partie de lui-même et seront également transmissibles aux générations suivantes sous forme de « fantômes ». Lorsque l’enfant est confronté à un parent porteur du secret (ce qui est selon nous le cas pour de nombreuses mères abusées sexuellement durant l’enfance), ce n’est pas uniquement une partie de son psychisme qui est clivée, mais sa totalité. L’enfant se retrouve, malgré lui, identifié à l’objet incorporé encrypté de son parent, objet qui ne fait pas partie de son expérience personnelle et qui est donc dépourvu de toute représentation verbale. L’évènement traumatique non élaboré qui a été « indicible » pour celui qui l’a vécu devient donc « innommable ».

20 Claude Nachin (1993), psychiatre et psychanalyste poursuivant les travaux d’Abraham et Törok (1975), a également apporté une contribution remarquable dans ce champ. Il accorde une place importante à l’étude des mécanismes de la transmission entre les générations et définit trois points essentiels dans les phénomènes inter- et transgénérationnels : les clivages du moi, les fantômes psychiques élaborés à travers les générations et les perturbations de l’unité duelle mère-enfant (ou parent-enfant). Les clivages du moi se réfèrent à l’évènement traumatique qui fait partie de l’expérience personnelle du sujet. Le clivage du moi, selon Claude Nachin (1993), se présente sous la forme de deux extrêmes. D’une part, il s’agit d’un « mécanisme général » qui se met en œuvre lorsque le sujet est confronté à une difficulté, par exemple à un deuil dont l’élaboration psychique nécessite un certain temps. Durant cette période, le problème est mis en latence, il est gardé dans une partie du moi. Ce clivage du moi est fonctionnel et perméable.

21 À l’autre extrême, le clivage est présenté sous forme de cryptes au sein du moi. Il s’agit d’un clivage du moi « imperméable, complètement cadenassé, qui va pouvoir compromettre toute une vie ». La crypte est le résultat d’une perte de l’objet qui était narcissiquement indispensable pour le sujet et qui avait pour lui la valeur de l’idéal du moi. La perte ici ne peut pas être reconnue en tant que telle à cause de l’existence d’un secret honteux qui relie le sujet à l’objet d’amour disparu. Dans ces situations, c’est le déni radical qui s’opère. « Les mots qui n’ont pu être dits, les scènes qui n’ont pu être remémorées, les larmes qui n’ont pu être versées sont mis en conserve dans la zone clivée du moi. »

22 Un autre point important distingué par Claude Nachin (1993) dans les problématiques inter- et transgénérationnelles concerne les fantômes psychiques élaborés à travers les générations. Nicolas Abraham et Maria Törok (1975) ont défini le travail du fantôme dans l’inconscient comme le travail du secret inavouable (bâtardise, inceste, crime…) d’un autre. Claude Nachin (1993) a étendu cette définition « au travail induit dans l’inconscient d’un sujet par sa relation avec un parent ou un objet d’amour important porteur d’un deuil non fait, ou d’un autre traumatisme non surmonté, même en absence d’un secret inavouable, avec la réserve qu’un deuil non fait devient par lui-même un secret au fil du temps, après des années, voire des décennies ». Pour lui, les problématiques des fantômes psychiques et des clivages du moi sont responsables de la perturbation de l’unité duelle mère-enfant.

23 Les travaux de René Kaës (1993) et d’Albert Ciccone (1997, 1999) mettent l’accent sur la négativité plus radicale. Selon eux, la transmission s’édifie à partir de ce qui n’a pas été métabolisé psychiquement, à partir de ce qui n’a pas été inscrit, ni représenté : « C’est à partir de ce qui est non seulement faille et manque que s’organise la transmission, mais à partir de ce qui n’est pas advenu, ce qui est absence d’inscription et de représentation, ou de ce qui, sur le mode de l’encryptage, est en stase sans être inscrit. » René Kaës distingue deux types de transmission : la transmission transpsychique et la transmission intersubjective. La transmission transpsychique suppose la transmission d’objets non transformables, tandis que la transmission intersubjective concerne la transmission d’objets transformables.

24 Pour Albert Ciccone, ce qui n’est pas transmis par un biais symbolisable se transmet aux générations suivantes dans un état brut, c’est la transmission traumatique due à la faillite du pare-excitant, équivalente, selon lui, à la faillite de la symbolisation. L’effet traumatique est produit par l’absence de paroles ou par des paroles brutes autour d’un évènement traumatique : « La brutalité de la transmission est plus traumatique que le traumatisme lui-même. » Albert Ciccone considère l’identification comme « voie royale de la transmission », et l’identification projective en particulier comme « une modalité centrale de transmission psychique inconsciente». Il distingue trois catégories d’objets de transmission ou d’objets psychiques : les objets autistisés, les objets incorporés et les objets internes introjectés, en fonction des processus identificatoires par lesquels ces objets sont constitués.

25 Les objets autistisés représentent des identifications adhésives. L’enfant atteint d’autisme par exemple va se diriger préférentiellement sur des objets durs, froids, plus sécurisants de par leur nature permanente et concrète, c’est l’identification adhésive. Ils occupent une place périphérique dans le psychisme du sujet et sont « sans affects, sans pensée, sans intériorité ».

26 Les objets incorporés se retrouvent, eux, sous forme « d’incorporats » dans le psychisme. Ces objets sont constitués par une identification projective. Il s’agit des objets non transformés qui n’ont pas pu être symbolisés et qui se sont retrouvés incorporés dans le psychisme.

27 À la différence des objets incorporés, les objets internes introjectés constitués par identification introjective peuvent être soumis à la transformation. Il s’agit d’objets transformables, constitutifs de l’identité du sujet. Les objets introjectés sont transformés par le moi, tandis que les objets incorporés soumettent le moi aux transformations. Selon Albert Ciccone, la transmission se réalise par l’inconscient : par la parole, mais plus particulièrement par le mode infraverbal : « L’inconscient se transmet dans l’infraverbal, dans la manière de dire plus que dans le dire lui-même. Il se transmet par le non-verbal, le  comportement, les attitudes, les gestes, les signes qui composent la communication et auxquels l’enfant, notamment le jeune enfant, est très sensible. »

28 Cette brève synthèse théorique nous permet de poser l’hypothèse selon laquelle les séquelles traumatiques non élaborées, associées à une situation traumatique d’abus sexuel de l’enfance ou l’adolescence, devraient relever d’une transmission intergénérationnelle.

Elaboration du traumatisme et niveau de résilience : propositions théoriques

29 La référence au concept de résilience, après une réflexion sur l’épidémiologie de l’abus sexuel dans l’enfance et ses conséquences sur l’investissement de la maternité, puis un détour sur les mécanismes de transmission psychiques tels qu’ils ont été conceptualisés par la psychanalyse contemporaine, pourra surprendre le lecteur. Elle nous a paru utile pour rendre compte des différents niveaux d’élaboration mentale du traumatisme initial. Nous pensons que des ponts peuvent être posés entre ces champs et modèles susceptibles d’entretenir des relations de complémentarité et nous nous sommes appuyés sur un modèle psychanalytique de la résilience élaboré antérieurement (Lighezzolo, de Tychey 2004). Nous débuterons notre réflexion par une question : qu’est-ce qu’être résilient après un traumatisme sexuel dans l’enfance ? Jacques Lecomte (2002), dans son étude du devenir adulte des enfants maltraités physiquement, émotionnellement et (ou) sexuellement, suggère plusieurs pistes. Si on se place du côté des enfants de sexe féminin, l’élaboration mentale du traumatisme, synonyme de résilience à l’âge adulte, peut s’apprécier à plusieurs niveaux à partir de différents signes :

30 –  s’investir dans une sexualité non entravée par l’abus initial, autrement dit, pour une femme, désirer une vie de couple, investir un objet génital et désirer s’engager dans la maternité sans difficulté majeure. L’accès à la maternité pourra témoigner à la fois d’une identification possible à sa propre mère et d’un investissement de l’autre sexe, malgré la trace traumatique marquée par l’abuseur (ce qui implique sans doute un niveau d’organisation œdipien) ;

31 –  ne pas reproduire sur ses enfants ce que l’on a vécu, par identification inconsciente.

32 Nous avons dès lors été conduits à poser trois hypothèses théoriques :

33 H1 : La survenue d’un abus sexuel durant l’enfance ou l’adolescence chez la fille risque, par le canal de la transmission psychique, d’entrainer une non-élaboration du traumatisme. Elle va générer, lors de l’accès éventuel à la maternité, une réactivation du traumatisme soit durant la grossesse, soit lors de l’accouchement, soit lors des interactions avec l’enfant après sa naissance ;

34 H2 : Du fait de la confusion bébé/agresseur lorsque l’enfant est de sexe masculin, l’investissement du bébé garçon doit être marqué par un rejet plus grand que lorsque le bébé est une fille. L’identification maternelle à sa fille devrait se doubler d’une non séparation-individuation pour la protéger d’une répétition traumatique.

35 H3 : Pour poser la troisième hypothèse, nous avons donné une extension à une conceptualisation de Michel Ody (1989, 2005, 2012) relative à « l’Œdipe attracteur » [1]. Une des fonctions de l’Œdipe attracteur est la triangulation introduisant au concept de l’autre, synonyme aussi de fonction de séparation. Cet auteur reconnait que, dans la perspective de recherche qui est la nôtre aujourd’hui, « la figure paternelle suffisamment positive durant l’enfance aura un rôle de contrepoids, en regard d’un père qui n’a pas cette qualité. Ce “positif” n’effacera pas le traumatisme, mais il peut l’aider à le transformer ». Nous sommes dès lors conduits à la conjecture suivante : la possibilité de résilience, impliquant l’élaboration mentale partielle ou complète du traumatisme initial, requiert que la jeune femme ait pu s’appuyer sur une image masculine paternelle positivement investie. Celle-ci aura été suffisamment attractive pour permettre la séparation d’avec la mère, le désinvestissement de la figure maternelle et également faire contrepoids à l’image de l’agresseur, en faisant perdurer l’investissement œdipien positif du masculin (désir de construire une vie de couple et d’avoir des enfants, quel qu’en soit le sexe).

Méthodologie

Les sujets rencontrés

36 Notre démarche étant exploratoire, visant à construire une modélisation des conditions d’élaboration d’un traumatisme sexuel de l’enfance lors de l’accès à la maternité, nous avons privilégié la démarche préconisée par Daniel Widlöcher dans ses textes princeps (1990, 1999) et le recours à l’exemplarité de cas uniques contrastés, en l’occurrence trois femmes [2] présentant sur le plan clinique des niveaux d’élaboration du traumatisme respectivement très faible, partiel, et plus conséquent, correspondant selon nous à trois niveaux différents de résilience.

37 L’une des chercheuses de notre équipe, parfaitement bilingue et biélorusse d’origine, a pu suivre deux de ces trois femmes sur un plan longitudinal. Avant d’achever sa formation en psychologie en France, cette dernière a exercé à Minsk dans un centre de réhabilitation financé par l’UNICEF qui a accueilli deux des sujets de l’étude, Anna et Katia, ce qui confère à cette recherche une partie de son originalité. Notre collègue est restée en contact régulier avec ces deux femmes sur plusieurs années, ce qui a contribué à structurer une relation de confiance et elle leur a proposé plus récemment un entretien clinique approfondi sur leur parcours de vie et les traumatismes qu’elles ont rencontrés. La troisième femme, Olga, biélorusse également, a été contactée par le bais d’un forum internet sur l’abus sexuel et ses conséquences et a elle aussi accepté un entretien clinique approfondi à son domicile. Ces trois femmes ont donné leur accord (consentement éclairé) pour ces rencontres, et les entretiens ont été entièrement enregistrés puis traduits en français. Les données ont ensuite fait l’objet d’une analyse de contenu en double aveugle par deux autres chercheurs de l’équipe.

L’entretien clinique : un outil pertinent

38 Nous avions, avant d’engager cette recherche, pensé à compléter les données d’entretiens par d’autres outils d’investigation susceptibles d’objectiver différemment l’impact du traumatisme (par exemple, l’utilisation d’échelles évaluant le niveau et les caractéristiques du stress post-traumatique, le niveau d’angoisse et de dépression ou encore des épreuves projectives pour cerner le fonctionnement psychique de ces mères et leur mode d’organisation de la personnalité). Nous avons fait le choix d’y renoncer car aucune des échelles ou questionnaires disponibles en France n’a fait l’objet d’une traduction et d’une validation sur la population biélorusse. Par ailleurs, nous ne disposions d’aucune norme de psychogramme pour utiliser une épreuve projective comme le test de Rorschach par exemple.

Éléments d’anamnèse

39 Anna est une jeune femme de 25 ans dont l’enfance est marquée par plusieurs événements traumatiques. Son père s’est suicidé quand elle avait 2 ans. Une année plus tard, sa mère a reconstruit un couple avec un autre homme, tous les deux souffrant de dépendance à l’alcool. De l’âge de 10 ans à l’âge de 11 ans, Anna a subi des violences sexuelles répétées de la part de son beau-père. La révélation de ces abus a abouti à son placement en orphelinat et au retrait de l’autorité parentale de sa mère, qu’elle n’a pas revue depuis cette décision du tribunal. Il faut préciser que sa mère la battait en la rendant responsable de l’incarcération du beau-père : « Elle me battait... et elle m’a abandonnée après... » À l’âge de 15 ans, Anna est orientée par les services de protection de l’enfance vers le centre de réhabilitation pour mineurs en raison d’absentéisme scolaire, de consommation abusive d’alcool et de conduites auto- et hétéro-agressives. À l’âge de 16 ans, Anna donne naissance à un garçon qu’elle abandonne à la maternité. Cet accouchement est suivi par deux autres à trois années d’intervalle : à l’âge de 19 ans, Anna donne naissance à une fille, Maria, dont elle a la garde exclusive (naissance après laquelle elle prendra un congé parental de trois ans), et à l’âge de 22 ans, elle accouche d’un garçon qu’elle abandonne à la maternité, tout comme son premier enfant. Anna travaille actuellement comme vendeuse, mais a manifesté beaucoup d’instabilité dans sa vie professionnelle. En trois ans, elle a changé plusieurs fois de lieux de travail pour fautes professionnelles (retards, non-respect des clients et de la hiérarchie). Mais elle a toujours travaillé dans le même domaine.

40 Katia est une jeune femme de 31 ans, divorcée depuis trois ans, mère d’une petite fille, Sofia, âgée de 7 ans. À l’âge de 11 ans, Katia a subi un viol de la part de son oncle avec qui elle entretenait des relations très proches depuis son enfance et qu’elle considérait comme son père. Katia possède un master en sociologie et travaille en tant que commerciale dans une entreprise spécialisée en vente de produits de beauté. C’est son premier travail, qu’elle a trouvé quand Sofia avait 3 ans, âge auquel la fillette sera scolarisée. Actuellement en CE1, son adaptation scolaire suivra des débuts difficiles (pleurs durant plusieurs mois), mais à l’heure actuelle, Sofia semble être un peu mieux intégrée, bien que sa mère limite au maximum ses tentatives de prise d’autonomie.

41 Olga est une femme de 37 ans, mariée, mère de deux enfants : un garçon, Sasha, âgé de 16 ans et une fille, Lisa, âgée de 12 ans. À l’âge de 14 ans, Olga a subi une agression sexuelle de la part de son petit ami et d’un ami âgés de 17 ans. Titulaire d’un baccalauréat, elle travaille depuis ses 18 ans comme caissière dans un magasin. Il est intéressant de noter qu’elle a pris un congé parental de deux ans après la naissance de Sasha, mais qu’elle a voulu maintenir une relation de proximité beaucoup plus longue avec sa fille. En effet, elle a arrêté son travail durant six ans après la naissance de Lisa.

Analyses cliniques

Anna

Non élaboration du traumatisme : impact sur la grossesse, l’accouchement et les interactions avec l’enfant (H1)

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Nous pouvons constater tout au long de l’entretien les difficultés d’Anna à se remémorer les souvenirs de son enfance reliés à son expérience traumatique d’agression sexuelle. L’angoisse qui s’y rattache est traduite corporellement (tremblement des mains et des lèvres, ralentissement du débit de parole, plusieurs pauses). La lecture de l’entretien nous permet de constater que la naissance de ses deux fils semble raviver chez Anna les souvenirs relatifs à son agression sexuelle passée. Quinze années après le traumatisme, elle conserve la même haine vis-à-vis de son beau-père et de sa mère, indifférenciés dans la négativité : « Mon beau-père il est pas mon beau père, ne l’appelez pas comme ça. C’est un salaud, il fallait le castrer et le pendre tout nu sur la place centrale. » Puis elle affirme : « Je n’ai pas de parents, je les hais tous les deux, et l’autre il mérite pas que je parle de lui. Je ne sais même pas s’ils n’ont pas encore crevé, lui et ma mère. Ce qui est sûr je m’en fiche... ça fait des années que je les ai pas revus et tant mieux. »
Anna a eu son premier enfant, un garçon, à l’âge de 17 ans. Elle dit avoir ressenti une grande « déception » à la naissance de ce bébé. Au cours de la grossesse, Anna était persuadée qu’elle attendait une fille et déniait toute possibilité de pouvoir donner naissance à un garçon. L’enfant fantasmé si investi semble ne pas s’être retrouvé dans l’enfant réel qui réactive son passé douloureux. Anna dit être perturbée par la vue du sexe de l’enfant qui lui renvoie les images de son agresseur : « Il y a rien de beau là dedans... c’est dégoûtant... beurk... ah, rien que d’y repenser ça me donne envie de vomir. » Le second garçon sera davantage encore confondu avec l’agresseur en raison d’une analogie physique : « J’aurais ce truc-là devant mes yeux jusqu’à la fin de ma vie. Et oui, ce bébé avait le même... avec le même grain de beauté sur le ventre. Il n’était pas beau. Je ne pouvais pas le regarder... Ça me donnait des nausées. »
Nous pouvons supposer que la naissance de ses deux garçons réactive chez Anna le traumatisme psychique lié aux abus sexuels passés. Le sexe dénudé de son fils semble déclencher les souvenirs de cette expérience douloureuse. Dans ce contexte, l’enfant est vécu comme agresseur-persécuteur : « Ses cris m’énervaient. On dirait qu’il faisait tout pour m’énerver : il me mordait le sein, il hurlait. »
Ne parvenant pas à investir ses bébés et submergée par les impulsions violentes à leur égard (« je ne sais pas si j’aurais été capable de le frapper mais j’avais envie soit de lui fermer la bouche, soit de le secouer »), Anna prend la décision de les abandonner immédiatement à la maternité. Elle n’a jamais essayé de reprendre contact avec eux. On retrouve bien ici une des voies de traduction du traumatisme non surmonté lors de l’accès à la maternité, soulignée par Catherine Bonnet (1992), « l’abandon comme mode de protection car une filiation serait porteuse de maltraitance ».

L’investissement de ses enfants en fonction de leur sexe (H2)

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Cette hypothèse nous apparait pleinement confirmée tant la confusion avec l’identité de l’agresseur est forte dans son investissement de ses deux garçons immédiatement rejetés (avec persistance d’un sentiment final de culpabilité suite à sa décision de les abandonner). À l’inverse, sa fille est massivement investie, idéalisée. Elle entretient avec elle un lien foncièrement anaclitique, pour se protéger elle-même du risque de répétition synonyme de séparation-individuation impossible. Notre analyse de contenu fait ressortir en effet les trois investissements suivants d’Anna vis-à-vis de ses enfants :
– Pour le premier bébé garçon : « C’était un garçon. Je ne vous parle pas de ma déception. Il était tout rouge, avec une tête énorme et pas qu’une tête… » Anna est très gênée par la vue du sexe : « Il y a rien de beau là dedans. C’est dégoûtant... beurk... ah, rien que d’y repenser ça me donne envie de vomir... Ce n’est pas mon fils. Je ne sais pas s’il a été adopté mais officiellement je ne suis pas sa mère. Et oui, je ne trouve pas les hommes nus beaux. Je dirai voire que c’est moche. Après ce que j’ai vécu, personne n’aurait pu apprécier ce truc-là. Je sais pas. Je ne ressentais rien envers cet enfant. Je ne savais même pas qui était son père. Vous savez c’était une période assez difficile, beaucoup d’alcool, pas de quoi être fière je ne ressentais rien envers lui... ses cris m’énervaient. On dirait qu’il faisait tout pour m’énerver : il me mordait le sein, il hurlait. J’aurais été tout le temps énervée contre lui, c’est sûr. J’avais envie soit de lui fermer la bouche, soit de le secouer et il aurait bien fallu que je le lave, que je lui change des couches. Chaque jour je l’aurais détesté encore plus... vous croyez que c’est mal ce que j’ai fait ? »
– Pour le second bébé garçon : Anna reconnaît ne pas avoir voulu de cet enfant, mais à cause du dépassement de délais légaux d’avortement, elle s’est retrouvée obligée de mener cette grossesse à terme. La grossesse n’est donc pas vécue comme un moment épanouissant. Les mouvements fœtaux sont perçus par Anna comme dérangeants et structurant une relation d’attachement insécurisante, peut-être à l’origine de l’accouchement prématuré de ce bébé : « Il bougeait beaucoup, ça m’énervait. Il me dérangeait. Plus il bougeait, plus j’avais envie qu’il sorte. J’avais l’impression qu’il me tapait, j’avais toujours des petites bosses sur mon ventre qui sortaient, heureusement qu’il est né plus tôt et très vite, en quelques heures. » La confusion avec l’agresseur est à nouveau réactivée par la vue du sexe du bébé, comme lors de la naissance précédente. Elle réactive une violence fondamentale (Bergeret 1984) qui ne peut s’étayer sur aucun courant libidinal et la renvoie à sa propre histoire d’enfant par rapport à ses parents : « C’était un garçon. Il était tout nu, encore plus moche que le premier et avec un truc énorme... il me faisait peur, même s’il n’avait pas de grain de beauté. Je voulais qu’elles le reprennent tout de suite. Je ne voulais pas le regarder. Je ne voulais pas le prendre. Je voulais rentrer à la maison. Je sais que beaucoup de gens me critiquent, mais je m’en fiche. J’aurais préféré que mes parents m’aban­donnent à la maternité, peut-être que je n’aurais pas eu cette enfance de merde. »
– Pour le bébé fille, qui correspond en fait à la deuxième grossesse d’Anna : lorsqu’on l’interroge sur le pourquoi de cette deuxième grossesse, elle exprime toute son ambivalence par rapport au désir d’enfant après une première rationalisation secondaire : « Vous croyez que les mecs se réjouissent à l’idée de mettre un préservatif ? Et je ne gagnais pas assez pour m’acheter des pilules. En tout cas, je n’avais pas peur de tomber enceinte, comme je l’ai dit, je ne regrette rien. » La fonction de restauration du narcissisme d’Anna par la représentation idéalisée de sa fille est patente lorsqu’elle déclare : « Oui, mais je l’appelle la petite fée, mon petit chaton adoré. Pourquoi il faut toujours chercher des explications ? Je voulais avoir une fille, c’est comme ça, je ne sais pas pourquoi certaines mères veulent avoir un garçon et moi je voulais avoir ma petite princesse à moi. J’ai vu ma petite fée qui est sortie. Je vous jure : qu’est-ce qu’elle était belle ! Tout le monde le disait, un vrai ange, et elle l’est toujours... ah que c’est vrai ? » Le déni de la figure paternelle de l’enfant (lié aux propres traumatismes d’enfance non élaborés d’Anna) est transparent dans son discours, et nous semble de nature à pouvoir constituer chez sa fille une crypte au sens d’Abraham et Törok (1975), comme nous l’avons évoqué dans notre section théorique. Anna affirme en effet : « Elle n’a pas de père. Elle n’a pas besoin de père, elle est à moi... et rien qu’à moi... On n’a besoin de personne... pourquoi faire ? Je lui ai dit que je ne savais pas où son père était. Il aimait boire et faire la fête et les hommes comme ça n’apportent rien de bien. Non, aucun homme ne s’approchera de ma princesse tant que je suis vivante. Je le tuerai, je vous le promets, s’il la touche. » Interrogée sur les questions posées par sa fille Maria sur son père, Anna nous précise : « Non, je lui ai dit que je ne savais pas où il était, qu’il habitait probablement loin mais qu’on n’a pas besoin de lui, car il pouvait être méchant.» Cette représentation semble générer des souffrances chez Maria qui a déclaré à sa mère qu’elle pensait que son père était mort. Essaie-t-elle de donner un sens à cet abandon ? Essaie-t-elle de revaloriser l’image de son père ou de le « punir » pour ce qu’il a fait à elle ou à sa mère ? Ou perçoit-elle les angoisses que ce sujet suscite chez sa mère et cherche-t-elle à la protéger ? Anna conforte sa fille dans ce déni : « Ça me pose pas de problèmes et c’est plus facile pour elle de penser qu’il soit mort que de réfléchir s’il est encore en vie. Je sais de quoi je parle. Moi, je pense que ce salaud est toujours vivant, et elle ne s’embête pas avec ces questions... tant mieux, je suis contente... »
En s’identifiant à sa fille, Anna semble être en difficulté à percevoir les ressentis et les angoisses de Maria comme différenciés des siens. Nous pouvons constater que cette identification projective sur sa fille alimente également chez Anna son angoisse de répétition du traumatisme. Elle la conduit à adopter une attitude de surprotection et d’hypercontrôle vis-à-vis d’elle. Tous les hommes sont suspectés d’être potentiellement dangereux et sont mis à distance (aucun homme n’est présent dans l’entourage d’Anna ni de sa fille) : « J’ai pas d’amis, j’ai que Tanya et elle est célibataire. Maria à l’école elle a une maîtresse. Elle a des copains dans sa classe, c’est tout. Je ne vois pas de mal. Pourquoi voulez-vous qu’elle ait obligatoirement un homme à côté d’elle ? Elle en a pas besoin, elle est bien comme ça» Elle ajoute à propos des hommes : « Je suis pas bête, je sais comment ça se passe. Ils peuvent faire les gentils au début et après... il ne faut faire confiance à personne. Je sais ce que c’est et ma fille sera protégée... non, aucun homme ne s’approchera de ma princesse, tant que je suis vivante. Je le tuerai, je vous promets, s’il la touche... c’est encore un bébé. Elle a besoin de moi. Je ne suis pas comme tous ces parents fous qui laissent leurs enfants tout seuls et après ils les retrouvent plus. » La relation profondément anaclitique construite entre la mère et la fille ne peut que perdurer, tant l’angoisse de séparation ne peut être métabolisée ni par l’une ni par l’autre en miroir. Celle-ci s’exprime chez Maria à la fois au niveau scolaire et au niveau familial. Sur le plan scolaire, malgré quatre années de scolarisation, Maria a du mal à se séparer de sa mère le matin pour aller à l’école. Cette difficulté s’exprime par des pleurs matinaux, des plaintes somatiques (douleurs abdominales) et de la tristesse durant la journée scolaire. Elle refuse également les invitations aux anniversaires de ses amis de classe en expliquant à sa mère qu’elle ne veut pas y aller et qu’elle préfère rester avec elle. Au moment du coucher nocturne, elle présente depuis plusieurs années des troubles du sommeil. Anna nous confie à leur propos : « Elle ne veut pas dormir toute seule. Elle est petite et elle a le droit de vouloir dormir avec sa maman. Je crois que c’est inutile d’en parler, il faut faire. Elle le veut, je le fais. Même si elle a peur du noir, ou d’être seule, c’est inutile de concentrer son attention sur ça. Elle ne veut pas s’endormir sans moi et moi, je ne veux pas essayer. Ma fille se réveille plusieurs fois par nuit toutes les nuits et elle s’endort aussitôt, car je suis toujours là. Elle n’aime pas l’école, elle veut rester avec moi.»

Les conditions d’élaboration du traumatisme (H3)

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Anna nous semble dans une situation tragique, dans la mesure où elle a subi plusieurs traumatismes cumulés (suicide de son père alors qu’elle avait 2 ans, agressions sexuelles répétées par un membre de la famille, le beau-père, complicité de la mère par rapport aux actes du beau-père), ce qui constitue un triple facteur aggravant pour Jean-Yves Hayez (1999). Elle n’a pu, tout au long de son développement, s’appuyer sur aucune figure à valence paternelle masculine attractive : son père biologique s’est suicidé en l’abandonnant et en laissant sa place à un autre homme qui l’a maltraitée et l’a agressée sexuellement. Elle n’a, selon nous, pu effectuer aucun travail d’élaboration mentale des situations traumatiques passées, notamment les pertes et agressions sexuelles répétées. Toutes les figures masculines (enfant, père, beau-père) sont soit inconsistantes et niées (les partenaires impliqués dans la naissance de ses enfants), soit haïes et confondues avec la figure de l’abuseur, ou chargées de négativité-dangerosité potentielle (les amis de sexe masculin de sa fille et tous les hommes). Elle n’a plus aucun lien objectal avec un homme et est très isolée (sa seule amie Tania est une autre femme célibataire). Elle n’a pu s’appuyer sur aucune figure maternelle (ou substitut maternel) sécurisante. Le déni qu’elle opère sur la filiation paternelle de sa fille et l’impossible communication de ce qui lui est arrivé sont de nature à structurer une crypte dont les effets mériteraient d’être l’objet des services médico-psycho-sociaux amenés à la suivre. Les trauma­tismes de perte précoce (mort tragique de son père, puis placement en orphelinat), cumulés aux agressions sexuelles, ont structuré chez elle les co-morbidités que nous avons évoquées en présentant le cas. Elle ne nous semble disposer d’aucune ressource interne (attachement secure ou qualité de la mentalisation) tant les verbalisations qu’elle développe sont crues et chargées de violence et de négativité. Elle n’a rencontré au cours de son développement aucune figure d’étayage externe tant masculine que maternelle qui aurait pu lui permettre de se reconstruire tant au niveau de ses objets d’attachement que de ses cibles identificatoires et d’engager un rebond résilient.

Katia

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La trajectoire de vie de Katia présente à la fois des points communs et des différences par rapport à celle d’Anna. L’abus sexuel est vécu au même âge que celui d’Anna et, comme pour Anna, acté par un proche de la famille (l’oncle). Cependant, il s’agit d’un évènement unique et non répété, et les images intériorisées des deux parents de Katia sont très différentes de celles d’Anna, de même que sa trajectoire de vie en dépit de certaines séquelles traumatiques identiques.

Non élaboration du traumatisme : impact sur la grossesse, l’accouchement et les interactions avec l’enfant (H1)

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L’analyse des données d’entretien ne nous a pas permis de constater la résurgence de souvenirs traumatiques durant la période de grossesse. Katia décrit cette période comme étant « le moment le plus heureux » de sa vie. Même si elle avoue avoir une préférence pour un garçon, elle dit ne pas être déçue par le fait qu’elle attendait une fille. Elle n’évoque pas d’angoisses particulières durant sa grossesse. C’est au moment de l’accouchement que nous pouvons noter le premier épisode d’irruption de souvenirs traumatiques liés à l’expérience d’agression sexuelle vécue par Katia dans son enfance : « Oui, je voulais peut-être séparer cette douleur du viol dans ma tête et je me disais que ce n’était pas pareil. Je ne sais pas pourquoi je les associais, cela est venu tout seul à un moment, au moment où il fallait que je pousse... je me suis vue sur le lit quand vous savez, c’était comme un flash... c’était pas long, juste un instant. Je me suis tout de suite raccrochée aux regards et aux visages des sages-femmes pour me rappeler où j’étais. »
Le corps de Katia semble avoir gardé les traces mnésiques de l’agression vécue dans le passé. La douleur ressentie au moment de l’accouchement et notamment au moment de l’expulsion de l’enfant semble raviver ces souvenirs corporels en entraînant l’irruption des images traumatiques. La remémoration durant l’entretien du moment de l’accouchement a en effet généré chez Katia une forte montée d’angoisse, exprimée à travers des manifestations physiques (augmentation de la fréquence respiratoire, pâleur, tremblement des lèvres) et sa demande de changer de sujet de conversation.
Si Katia se trouve en difficulté en étant confrontée à ses souvenirs de l’accouchement, elle parlera davantage du deuxième épisode de réactivation de souvenirs traumatiques liés aux violences sexuelles passées, survenu trois années plus tard et en lien direct avec son mari. Un jour Katia rentre à la maison après le travail et voit sa fille, âgée de 3 ans, assise sur les genoux de son père qui est en train de lui lire le même livre que l’oncle de Katia lui lisait quand elle était petite. Sofia fait une bise à son père et court dire bonjour à sa maman. Et c’est à ce moment-là que Katia dit avoir été envahie par « une énorme angoisse » qu’elle verbalise de la façon suivante : « Quelque chose de bizarre, quelque chose de désagréable m’a envahie, une énorme angoisse, voire crise de panique... J’ai déjà vécu ça, je le savais, mais je n’étais pas capable de réfléchir. Mon cœur battait très fort, à tel point que je croyais qu’il allait exploser. J’ai ressenti, je ne sais pas, j’avais du mal à respirer, des nausées. C’était comme, je ne sais pas comment décrire. Je voulais me cacher, prendre Sofia dans mes bras et courir, mais je ne pouvais pas bouger. J’étais paralysée. Alex a dû remarquer quelque chose. Il a commencé à me demander si ça allait, Sofia criait “maman, maman”, je ne pouvais pas répondre. Sa voix, la voix d’Alex, je voulais qu’il se taise… Je ne sais pas combien de temps ça a duré. Je suis restée comme ça, avant… après j’ai hurlé qu’il me laisse tranquille et je me suis mise à pleurer. Il a essayé de me prendre dans les bras et là, j’ai vomi. Après ça, j’ai les souvenirs qui se troublent. »
Katia explique qu’elle n’arrivera à donner de sens à cette crise d’angoisse que quelques jours plus tard, suite à l’irruption des images traumatiques. Le fait de voir sa fille assise sur les genoux de son père, avec le livre que son oncle lui lisait quand elle était elle-même enfant, a ravivé les souvenirs de sa propre enfance et de ses relations avec son oncle en faisant remonter à la surface les angoisses qui accompagnaient ces relations. Nous pouvons le constater à travers le contenu des flash-back décrits par Katia : « J’ai commencé à revoir mon oncle, c’était envahissant, comme des flashs... je le voyais me lire ce livre, je me voyais aussi lui faire des bisous et après... je voyais autre chose... »
Même si les flash-back ont disparu au bout de deux mois, ces réminiscences de la mémoire traumatique ont eu des répercussions sur la vie de couple de Katia. Elle affirme ne plus avoir le même regard sur son mari et ne plus supporter de le voir à côté de Sofia. Katia semble osciller entre l’assimilation inconsciente de son mari à son agresseur et l’identification projective comme voie royale de transmissions de ses propres angoisses à sa fille. Accaparée par son passé traumatique et obnubilée par la crainte de répétition du traumatisme, Katia limite les contacts père-fille et s’éloigne elle-même de son mari, ce qui les amène au bout de quelques mois au divorce. Le mari, en renvoyant à Katia l’image de son agresseur, n’a plus aucune place dans sa relation avec sa fille, ni dans la relation de couple : « On n’avait plus de rapports, il croyait que j’avais quelqu’un d’autre et je ne le disais pas... ça m’arrangeait qu’il s’énerve et qu’il me fasse la tête. Mais parfois il s’emportait, il levait la voix. Sofia avait peur et moi, je la prenais dans les bras et je la serrais très fort. Je ne pouvais pas lui parler, je ne pouvais pas lui expliquer, je ne comprenais pas moi-même ce qui m’arrivait. Elle me serrait aussi très fort dans ses bras, petit à petit elle s’éloignait d’Alex et lui, il s’éloignait d’elle et après il est parti, il a déménagé à T. et en trois ans il l’a vue deux fois. Il lui téléphone régulièrement, mais elle ne lui dit que quelques phrases par téléphone. »

L’investissement de ses enfants en fonction de leur sexe (H2)

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Cette hypothèse ne peut être évaluée ici puisque Katia n’a qu’une fille, Sofia. Cependant, ses interactions avec elle semblent prendre rigoureusement la même voie que celle d’Anna présentée plus haut. L’autonomisation et l’individualisation de Sofia sont vécues par Katia d’une manière angoissante. Elle évoque l’apparition des premières angoisses au moment de l’acquisition de la marche par sa fille : « C’est quand elle a commencé à marcher que j’ai eu mes premières angoisses. À chaque fois où j’entendais à la télé parler d’enlèvement d’enfant ou d’accident de la route, par exemple, je ne pouvais pas m’empêcher de penser que ça pouvait arriver aussi à Sofia. Ce n’était pas uniquement en relation avec... vous savez... ce qui m’est arrivé... j’avais peur de tout : accident, noyade, étouffement. »
Pour faire face à ses angoisses, Katia adopte une attitude de surprotection avec sa fille. Elle dira que durant les trois premières années, elle ne s’est séparée d’elle que pour quelques heures, en laissant sa garde à sa mère et à son mari. Nous pouvons constater que cette difficulté à supporter la séparation avec sa fille perdure au fur et à mesure que Sofia grandit. Le moment de scolarisation génère beaucoup d’anxiété chez Katia, ainsi que chez sa fille : « Quand elle est allée à l’école, je ne pouvais rien faire, j’étais au boulot et je pensais tout le temps à elle. J’avais peur qu’elle pleure. Elle pleurait beaucoup les premiers temps à l’école, parfois durant des heures. Je sais que je lui manquais et qu’elle avait peur de rester seule sans moi. »
Les données d’entretien indiquent que l’éloignement du père ne permet pas à Katia d’apaiser ses angoisses. Tout homme se trouvant en contact avec Sofia est suspecté d’agression sexuelle potentielle. Elle dénie d’ailleurs que cette attitude soit en lien avec son passé : « Je ne crois pas que dans ce cas précis il y ait un lien avec mon vécu à moi. Il suffit de regarder la télé, de lire les journaux. Tant d’enfants se font agresser. Je crois que c’est mon rôle de mère de la protéger de tout ça, même si elle n’apprécie pas. Je crois qu’on n’est jamais assez prudent et je veux qu’elle comprenne bien. Je lui dis qu’il y a des gens qui sont méchants, qui peuvent faire du mal aux petits enfants, qu’elle est encore petite pour se protéger et que c’est mon rôle de le faire.» Cette anxiété permanente amène Katia à adopter une attitude de surprotection et d’hypercontrôle vis-à-vis de sa fille. Elle ne l’autorise pas à aller chez ses amis et ne la confie jamais à personne, malgré les souffrances manifestes que cela suscite chez Sofia : « Elle fait des crises de colère quand je ne la laisse pas aller aux anniversaires chez ses copines ou chez ses copains. Elle devient parfois hystérique : elle lance les jouets par terre, crie, pleure. Elle dit que je suis méchante...»

Les conditions d’élaboration du traumatisme (H3)

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Si on compare la trajectoire existentielle de Katia à celle d’Anna, on retrouve la même difficulté de séparation-individuation par rapport à leur enfant fille, reflet des séquelles traumatiques de l’abus sexuel de l’enfance comme si l’idéal du moi leur imposait une proximité protectrice permanente avec leur fille pour éviter que ne lui arrive ce que leur propre mère n’a pas réussi à leur éviter, tous les hommes étant fantasmés comme des abuseurs potentiels.
Néanmoins, Katia nous semble présenter un meilleur degré d’élaboration mentale du traumatisme que celui d’Anna. Elle possède aussi des capacités introspectives qui la conduisent à la fin de l’entretien à prendre conscience du caractère à la fois nécessaire et douloureux d’une séparation d’avec sa fille, ce qu’Anna, quant à elle, refuse. Elle nous déclare en effet : « Nos relations sont fusionnelles. Je n’ai qu’elle au monde. Elle fait partie de moi. Ça me rend un peu triste qu’elle grandisse, qu’elle devienne de plus en plus autonome, qu’elle ait de moins en moins besoin de moi.»
Katia a plus de stabilité dans sa vie professionnelle qu’Anna et ne présente pas les co-morbidités développées par Anna. Elle a manifestement réussi à construire dans un premier temps une vie de couple, même si les séquelles traumatiques de l’abus sexuel initial l’ont conduite ensuite à un divorce en raison d’une confusion fantasmatique mari/abuseur projetée sur le lien entre son mari et sa fille. Le masculin peut aussi être positivement investi chez elle et même associé à une fonction de protection étonnante, avec une représentation du masculin diamétralement opposée à celle d’Anna lorsqu’elle affirme qu’elle aurait préféré avoir un bébé garçon en précisant : « Oui... peut-être que c’est parce que moi je rêvais toujours d’avoir un petit frère... surtout après ce qui s’est passé... vous savez quand... avec mon oncle... je croyais toujours que si j’avais eu un grand frère, il l’aurait empêché... mais bon, peu importe... j’étais très contente de savoir que j’attendais une fille et je vivais très bien ma grossesse. »
L’analyse des images parentales de Katia permet de rendre compte d’un rebond résilient plus important. Contrairement à Anna, il existe chez elle un noyau œdipien attesté par l’attraction pour deux figures masculines de l’enfance : l’oncle investi très positivement avant qu’il ne sombre dans l’alcool, commette l’abus puis se suicide après avoir été incarcéré. Elle nous signifie en effet toute son ambivalence à son sujet : « Je sais que j’ai subi un viol. Maintenant je le sais, mais avant... j’avais 11 ans... je jouais encore aux poupées... mais bon, il faut vivre avec... Il a dû le regretter, il s’est suicidé après la sortie de prison. Le pire c’est que je ne sais pas si ça me soulage, je l’aimais et peut-être que je l’aime encore. J’ai toujours au fond du moi cette bonne image de lui... avant l’alcool, maintenant je crois qu’il n’existe pas de moyens d’effacer tout ça. Ça reste caché quelque part, très profondément et on ne sait pas quand ça frappera de nouveau… » Le fait que l’abuseur se soit senti coupable et finisse par se suicider peut, selon nous, faciliter l’élaboration d’un pardon, d’autant plus que l’attachement initial à son égard n’a pas été détruit par l’abus.
Le même investissement positif et la même ambivalence s’expriment à l’égard de son père qui, suite à un accident, a sombré lui aussi dans l’alcool puis a quitté la mère de Katia après une infidélité conjugale. Katia reste capable de différencier le père d’avant et le père d’après l’accident : « Mon père, je ne sais pas, je ne sais pas si on peut déjà parler de relations quelconques. On ne se voyait pas beaucoup. Je ne sais pas. J’ai des sentiments un peu mitigés à son égard. Je ne l’ai jamais trop connu. Il est parti et, comme la majorité des pères qui quittent leur femme, il ne s’est pas trop préoccupé de moi. On a divorcé nous aussi, comme je le dis. » Cette formulation terminale traduit, selon nous, toute l’intensité et la persistance de la dynamique œdipienne de Katia, de même que le va et vient entre désir et interdit qui clôt sa verbalisation sur son oncle : « Je le haïssais mais en même temps je lui cherchais des excuses. C’est très difficile d’arrêter d’aimer quelqu’un du jour au lendemain. Il m’a élevée, c’était comme un père pour moi. Il n’a jamais été violent avec moi… jusqu’à ce qu’il plonge dans l’alcool. Mais avant de devenir alcoolique, il était différent. Il s’occupait beaucoup de moi. C’est lui qui me gardait quand ma mère rentrait tard du boulot. Il jouait avec moi, il me lisait des histoires… Et après… il a eu un accident au travail, il a perdu l’usage de sa main et il a commencé à boire »
Contrairement à Anna, Katia a pu s’appuyer sur une figure maternelle investie de manière ambivalente à l’aune d’une communauté du déni par rapport à l’abus sexuel : « De cette histoire avec mon oncle, je savais qu’elle savait, elle savait que je savais. C’était douloureux pour nous deux, je crois, chacune voulait protéger l’autre. » Mais cette mère restait quand même contenante juste après l’abus : « Ma mère a dû prendre un congé pour rester en permanence avec moi. Je ne pouvais pas rester seule. » L’attachement à l’égard de cette mère qui s’est dévouée corps et âme pour Katia semble persister : « Ma mère, j’aime ma mère, c’est une bonne mère dans l’ensemble. Certes, elle a ses défauts, mais qui n’en a pas ? Ma mère m’a consacré toute sa vie. En fait, elle n’a personne d’autre dans sa vie. Juste moi et Sofia. Mon père nous a quittés quand j’avais 6 ans. Il a rencontré une autre femme et il est parti. Le fait qu’elle était assez stricte, ce n’est pas si mal en fait. Si on est trop laxiste avec les enfants, on ne leur rend pas service. » Katia semble s’être identifiée à cette mère-là, et duplique avec sa fille la même relation anaclitique que sa mère avait avec elle après la survenue de l’abus et le départ du père.
Dans l’histoire de vie de Katia, l’oncle et le père paraissent avoir pleinement exercé au début de sa vie leur fonction de séparateur de la dyade mère-enfant et d’attracteur œdipien, mais l’abus sexuel, l’accident et le départ du père ont majoré un retour régressif vers un investissement objectal duel anaclitique avec la figure maternelle. Cependant, le marquage œdipien initial a été suffisamment fort pour engager Katia vers la génitalité, le désir de construire une vie de couple et de procréer avec son partenaire. Ce sont les séquelles traumatiques non élaborées de l’abus de l’enfance qui l’ont conduite à une confusion mari-abuseur, et à se séparer dans un second temps de son mari : « Jusque-là, ça ne m’a jamais dérangée que Sofia fasse des bisous à Alex. Mais j’ai commencé à revoir mon oncle. C’était envahissant, comme des flashs, ça a duré presque deux mois, c’est trop long... Je ne pouvais plus supporter sa présence. Je passais de moins en moins de temps à la maison. J’allais chercher Sofia après l’école et on allait se promener pendant des heures. J’ai dû changer de boulot pour aménager mes horaires et pour être disponible à sa sortie de l’école. Je ne voulais plus qu’Alex aille la chercher. La nuit, je dormais dans le lit de Sofia, avec Sofia... je faisais semblant de m’endormir en lui lisant une histoire. Je ne peux pas dire que j’avais peur qu’Alex puisse lui faire réellement mal, mais au fond de moi j’avais cette angoisse... difficile d’expliquer... c’est juste après, quand on a commencé à se disputer avec Alex, que ça a dû la marquer... j’aurais tellement voulu que ça puisse se passer autrement, que je continue à aimer Alex et qu’on vive ensemble... mais je ne peux pas réanimer les sentiments. Ils se sont fissurés ce soir-là et on les a complètement brisés par la suite avec toutes les disputes. Je provoquais Alex, on n’avait plus de rapports, il croyait que j’avais quelqu’un d’autre et je ne le niais pas... ça m’arrangeait qu’il s’énerve et qu’il me fasse la tête... et après il est parti. » Ce qui au final n’est pas sans réactiver une culpabilité fantasmatique œdipienne non élaborée, lorsqu’elle conclut l’entretien à propos de cette rupture entre elle et sa fille d’un côté et son ex-mari de l’autre en disant : « Je ne suis pas fière de tout ce que je leur ai fait, j’ai essayé d’effacer et j’étais certaine d’y arriver, mais en réalité non… c’est pour ça que je dis que ça fait partie de moi. J’ai privé ma fille de son père juste à cause de mes angoisses. Je vis avec, je la protège de tout… même de son père. » Le risque de transmission d’une crypte à Sofia est à poser lorsqu’elle déclare à la fin de l’entretien : « Certes, elle ne comprend pas encore, elle peut pleurer, dire que je suis méchante, mais je crois qu’elle comprendra un jour. Je ne lui parlerai probablement jamais de ce que j’ai vécu, je ne crois pas que l’enfant ait besoin de connaître ces points de biographie de sa mère. Mais quand elle sera grande, elle apprendra par moi ou par quelqu’un d’autre ce qui peut arriver aux petites filles et que je voulais tout simplement la protéger. »

Olga

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Olga a subi une double agression sexuelle isolée à 14 ans, commise par deux membres extérieurs de sa famille (en l’occurrence son petit ami, et un ami âgé de 17 ans), ce qui la différencie à la fois d’Anna et de Katia au niveau des conditions de l’abus. Elle a réussi simultanément à avoir une trajectoire professionnelle et affective stable. C’est la seule des trois cas cliniques étudiés qui a construit une relation maritale pérenne accompagnée de la naissance de deux enfants de sexe différent : Sasha, qui a maintenant 16 ans et qui entre en terminale, et Lisa, 12 ans. Olga est à nos yeux celle dont le rebond résilient est le plus marqué. Même si certaines séquelles traumatiques, comme nous allons le voir, ont influencé son accès à la maternité et sa manière d’éduquer ses deux enfants, elle a élaboré un aspect important de son traumatisme puisque, contrairement à Anna (qui rejette tous les hommes et dénie la filiation paternelle) et à Katia (qui en vient à confondre fantasmatiquement mari et abuseur), elle a conservé une relation affective stable avec son mari depuis de nombreuses années.

Non élaboration du traumatisme : impact sur la grossesse, l’accouchement et les interactions avec l’enfant (H1)

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La grossesse et l’accouchement ont manifestement réactivé chez Olga des souvenirs traumatiques liés à l’agression sexuelle passée. Olga évoque d’abord ses angoisses par rapport au sexe du futur enfant. Elle affirme avoir eu « une nette préférence » pour un garçon, par crainte de répétition du modèle éducatif de sa mère avec sa fille, mais elle mentionne également l’apparition d’angoisses relatives à la répétition de traumatisme. « Oui, à vrai dire, je crois que ça me faisait plus peur que ça puisse lui arriver à elle. Je n’avais pas spécialement peur pour moi. Le viol que j’ai subi je ne l’oublierai jamais, je ne vais pas mentir, mais ça me coupait le souffle de penser que mon enfant, que ma fille puisse subir ces choses-là. »
Durant sa deuxième grossesse, elle présentera les mêmes angoisses qualifiées de « plus intenses », puisque cette fois-ci elle savait qu’elle attendait une fille. Olga évoque plusieurs épisodes de cauchemars au cours de cette grossesse, dont un en particulier retient notre attention vis-à-vis de notre hypothèse relative à la réactivation des souvenirs traumatiques. Ce cauchemar portait sur l’agression qu’Olga avait vécue durant son adolescence. C’est pour la première fois depuis son viol qu’elle dit avoir revu les vi­sages de ses agresseurs qu’elle mettra plusieurs semaines à oublier. Ce cauchemar semble être l’expression des angoisses, projetées sur son enfant à venir, relatives à la répétition du traumatisme, d’autant plus qu’Olga mentionne son ressenti de confusion identitaire : « [...] c’était moi qui me faisais violer mais je savais en même temps que c’était ma fille, comme si j’étais en même temps une victime et un témoin. »
Nous pouvons également constater chez Olga la résurgence des souvenirs traumatiques à travers son appréhension de l’accouchement. Au cours de l’entretien, Olga évoque ses angoisses relatives à la douleur de l’accouchement, qu’elle imagine être similaire à celle de l’agression vécue. Elle précise même essayer de se rappeler ce qu’elle avait ressenti au moment de son viol dans le but de se préparer à cette douleur : « Je suis très douillette et cette douleur-là m’angoissait particulièrement... je suis persuadée que c’est en lien avec mon viol... même si la douleur en elle-même s’oublie assez rapidement, l’angoisse reste. »
Nous pouvons remarquer que la représentation de l’accouchement réactive chez Olga les souvenirs relatifs à l’expérience de l’agression vécue dans le passé. Nous savons qu’Olga a mis ses deux enfants au monde par césarienne. Concernant sa première grossesse, elle dit avoir dépassé le terme et évoque l’arrêt du travail au bout de quelques heures de contractions. Nous pouvons nous demander si le dépassement du terme et l’arrêt du travail, malgré le déclenchement médicamenteux, pouvaient être liés aux angoisses d’Olga de revivre, à travers cet accouchement, l’agression dont elle a été victime dans son passé. Nous pouvons aussi constater que pour sa deuxième grossesse, elle choisit délibérément la césarienne et refuse l’accouchement par voie basse, en expliquant ce choix par sa crainte que la naissance de son enfant puisse être associée pour elle à son viol : « Tout compte fait, ça m’a arrangée d’avoir une césarienne, comme ça la naissance de mes enfants ne s’associe pas avec la douleur... je ne voulais pas que leur arrivée au monde me rappelle cet épisode de ma vie. »

L’investissement de ses enfants en fonction de leur sexe (H2)

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Les séquelles traumatiques consécutives à l’agression sexuelle conduisent Olga à développer des interactions très différenciées avec ses deux enfants de sexe opposé.
Avec l’ainé, Sasha, le dysfonctionnement relationnel apparaît juste après sa naissance. Olga évoque les difficultés qu’elle a rencontrées pour lui prodiguer les soins et pour l’allaitement : « C’était les soins qui étaient difficiles pour moi... j’étais pas à l’aise de le voir nu… gênée en quelque sorte, comme si je m’introduisais dans son intimité... même pour lui donner le sein... c’était difficile, comme si je faisais quelque chose de mal. Je savais très bien que ce n’était qu’un bébé et que c’est l’inverse qui était pas bien : ne pas allaiter, par exemple... mais ce qui est étonnant c’est que la raison ait du mal à prendre le dessus. J’ai arrêté l’allaitement au bout de la troisième semaine. Je devais essayer de faire autrement, car étant petit Sasha était souvent malade, très fragile, et les médecins me disaient qu’il n’avait pas eu assez d’anticorps. C’était pareil quand il fallait le changer : je regardais son visage, j’étais gênée de le voir nu. C’était un peu pervers ou incestueux si vous voulez... comme pour le sein... je le sentais comme ça. Et c’est pour ça que c’était son père qui lui donnait son bain et qui le changeait quand il était là. » Ici se télescopent, à notre avis, des fantasmes liés pour partie à l’agression sexuelle passée, mais aussi pour une part probablement importante au noyau œdipien incestueux non élaboré par rapport à sa figure paternelle, point sur lequel nous reviendrons dans la dernière section de notre analyse consacrée aux conditions d’élaboration du traumatisme. Olga explique que depuis son agression, elle éprouve un sentiment « bizarre » face à la nudité masculine : « J’ai toujours ce sentiment de gêne face aux hommes dénudés. Je n’arrive pas à trouver un mot pour définir ça... non, pas la peur, ni la répulsion, mais quelque chose de désagréable. C’est un sentiment bizarre. »
Sur un autre plan, l’analyse de l’entretien nous permet également de constater d’autres problèmes dans les relations mère-fils. Tout d’abord, Olga mentionne ses difficultés à supporter la moindre pulsionnalité agressive de la part de Sasha ce qui, selon elle, l’amenait à recourir fréquemment aux punitions : « Si sa maîtresse ou quelqu’un d’autre me disait qu’il s’était battu ou qu’il n’était pas gentil, en rentrant à la maison il était puni. Je ne supportais pas ça. » Elle évoque également le manque de dialogue et d’écoute avec Sasha, le besoin d’avoir le contrôle sur lui ainsi que le besoin d’obtenir de lui une obéissance totale ne supportant aucune opposition de sa part : « J’étais très stricte avec Sasha, je ne le laissais pas trop s’exprimer, ni s’affirmer... j’étais persuadée qu’une discipline stricte était nécessaire... comment dire... elle était indispensable pour que le garçon puisse devenir quelqu’un de bien. » Nous pouvons supposer que le fils d’Olga se retrouve inconsciemment assimilé par elle à ses agresseurs. Par ailleurs, elle nous le confirme en évoquant ses angoisses que son fils « puisse refaire la même chose». Une lourde charge à porter pour Sasha qui, selon Olga, lui affirme un jour avoir souffert de ce comportement autoritaire et de ce manque d’écoute et d’empathie de sa part.
La temporalité et la non-passivité de son fils vont l’aider à entreprendre une élaboration de ces séquelles traumatiques. Sasha engage en effet un conflit ouvert pour se dégager de l’emprise maternelle : « Il m’a dit beaucoup de choses blessantes... qu’il me mentait depuis des années, parce que c’était le seul moyen pour lui d’éviter la punition, qu’il se sentait seul, que je ne m’intéressais à lui que dans le but de le punir. Ça fait très mal à entendre tout ça. Je ne lui en voulais plus de m’avoir menti, je voulais le serrer dans mes bras. Mais je n’ai pas pu le faire. Il a quitté l’appartement en courant, je n’ai pas pu le retenir et après c’était l’horreur. Il n’est rentré qu’à trois heures du matin. Il n’est jamais sorti si tard de sa vie, je priais, je ne faisais que prier. J’ai donné la promesse que s’il revenait sain et sauf, je ne le punirai plus jamais, je l’écouterai. Quand il est rentré, je l’ai serré dans mes bras, je pleurais et lui aussi, il pleurait, il a dû avoir très peur. Je lui suis reconnaissante d’avoir eu le courage de le dire... ça a changé nos relations, ça m’a permis d’aller chercher les réponses à mes problèmes. » Olga réussit au final à élaborer en partie l’identification projective négative projetée sur son fils liée au trauma initial, engendrant un télescopage entre l’image de son abuseur et celle de son fils. Sasha est actuellement en classe de terminale. Olga le décrit comme un bon élève qui se prépare à poursuivre des études en informatique. Il n’a pas de difficultés relationnelles avec ses pairs, ni de problèmes particuliers avec les professeurs. Il n’a, aux yeux de sa mère, jamais présenté de difficultés durant son enfance, la scolarisation et la séparation avec la mère se sont passées pour lui sans difficultés apparentes : « Il aimait aller à l’école, même tout petit pour aller à la crèche, il n’a jamais pleuré, comparé à d’autres enfants qui s’accrochaient à leurs parents. » Sasha est un garçon sociable ayant beaucoup d’amis. Olga évoque l’absence de troubles de sommeil chez lui, en mentionnant qu’il n’a jamais eu de difficultés d’endormissement, ni de réveils nocturnes répétitifs.
Avec sa fille cadette, Lisa, Olga développe une interaction très proche de celles développées par Anna vis-à-vis de Maria et par Katia vis-à-vis de Sofia. Elle y répète le lien anaclitique vécu avec sa propre mère, ce qu’elle expose dès le début de l’entretien : « À 37 ans elle voulait avoir un enfant, rien que pour elle, pour ne pas mourir en solitude. C’est comme ça que je suis venue au monde, j’étais une enfant qui avait pour fonction de ne pas laisser ma mère vieillir ni mourir de solitude. Dès mon plus bas âge, j’étais au courant que je devais ma vie à ma mère, que j’avais des responsabilités devant elle. » L’exacerbation de la fonction surmoïque maternelle intériorisée nous parait cependant à relier également aux conditions adultérines de la naissance d’Olga et au lien œdipien serré qu’elle va développer avec sa figure paternelle : « Heureusement que j’avais mon père, celui qui était, selon ma mère, le donneur du sperme… Il avait une autre famille, ça n’a jamais été officiel pour ma mère. Ils se voyaient en cachette et ma mère s’est arrangée pour tomber enceinte. Je ne suis même pas certaine que ma mère le voulait. Elle avait tout simplement besoin d’un enfant, elle avait besoin d’une poupée en quelque sorte et non pas d’un enfant avec ses envies, ses projets à lui. Peut-être que j’idéalise mon père, mais il s’intéressait à mes problèmes à l’école, il me rassurait. J’étais une fille ronde, avec des lunettes, un souffre-douleur pour mes copains de classe. Mon père me disait que j’étais belle, que les autres ne comprenaient rien, et qu’un jour ils le regretteraient. C’est ce que j’attendais de ma mère. » Ce lien œdipien perdure actuellement dans la relation qu’elle continue à avoir avec son père via l’exercice de sa fonction grand-paternelle : « Mon père je le vois toujours, il a divorcé. Je lui téléphone tous les jours, pour prendre des nouvelles, pour lui donner les nouvelles des enfants, pour lui demander s’il n’a besoin de rien. Il adore ses petits-enfants et eux aussi, c’est leur grand-père adoré (rit)… »
Olga n’éprouve pas vis-à-vis de sa fille Lisa la gêne dans l’investissement du corps de son enfant qu’elle ressentait lors du maternage de son fils. Mais les craintes que sa fille ne revive une agression sexuelle similaire la conduisent à une impasse dans le processus de séparation-individuation, marquée par plusieurs indicateurs (allaitement prolongé, terreurs nocturnes conduisant à des couchers prolongés dans le lit des parents, difficultés importantes lors de l’entrée à l’école). Le discours d’Olga sur sa relation à sa fille est d’emblée particulièrement transparent : « Mes relations avec Lisa sont... je ne sais même pas comment les qualifier... très proches. C’est comme si elle faisait partie de moi. J’ai l’impression que je sais ce qui se passe en elle, comme si je savais à quoi elle pense, ce qu’elle veut, ce de quoi elle a peur ou ce qui l’inquiète ou la rend triste. »
Les angoisses de répétition du traumatisme, réactivées pendant la période de grossesse, perdurent après l’accouchement. Olga dit être en difficulté à surmonter et à supporter la séparation avec sa fille. Depuis sa naissance, elle se retrouve dans un état d’hypervigilance par crainte de répétition du traumatisme : « Ma plus grande peur était de la laisser toute seule [...] j’avais besoin de la surveiller, ma plus grande peur était qu’elle se fasse enlever par un pédophile. Beaucoup de femmes ont les mêmes inquiétudes. » Pour développer l’auto-défense, elle l’inscrit contre sa volonté à un cours de karaté : « Quand elle avait 8 ans, je l’ai inscrite au cours de karaté... Elle a abandonné cette année... ça ne l’a jamais intéressée mais pour moi c’était important qu’elle apprenne les bases de l’auto-défense. Par contre, au niveau relationnel ça reste assez dur, elle a toujours la même copine à l’école et c’est tout. Ça m’angoisse énormément, même s’il y a très peu de risques qu’elle puisse subir la même chose que moi presqu’à son âge.»
Ne parvenant pas à gérer ses angoisses, Olga a refusé au départ d’inscrire sa fille à l’école maternelle et elle la garde à la maison jusqu’à ses 7 ans, ne pouvant la confier à personne : « Je n’avais confiance en personne, je devais toujours être près d’elle. » Elle la surveille en permanence et intervient dans tous les conflits avec ses copains en l’empêchant d’acquérir un sentiment de sécurité et en mettant en difficulté le processus de séparation et d’individualisation : « J’étais toujours à ses côtés... si quelqu’un l’embêtait, j’étais toujours là pour intervenir, pour la protéger, pour faire une remarque à l’autre enfant... je gérais ses conflits... Mais ce à quoi je n’ai pas pensé, c’est que ça l’empêchait d’apprendre à résoudre des conflits toute seule, à se défendre. » La scolarisation primaire se passe mal : « À la rentrée au CP les problèmes ont commencé. J’ai vu la peur dans ses yeux quand je l’ai laissée devant la classe. Elle avait les larmes aux yeux. Elle était complètement perdue. En rentrant à la maison, elle me suppliait de ne plus la ramener là-bas. C’était vraiment une période très dure. Elle pleurait toutes les nuits, elle faisait des cauchemars, le matin elle pleurait aussi. Ça a duré plusieurs mois. »
Le fait que sa fille se rapproche de l’âge qu’avait Olga lors du viol réactive les angoisses de répétition du traumatisme : « Elle se rapproche de ses 14 ans... et même si je suis consciente maintenant qu’elle a son propre destin, je n’arrive pas à me maîtriser. Oui, à chaque fois que je pense qu’il faut qu’on aborde le sujet des relations entre homme et femme, j’ai peur qu’elle me pose des questions sur mon expérience. J’ai déjà joué cette scène plusieurs fois dans ma tête... et à chaque fois je vois ces mêmes images... cette salle de bain, douleur, prières. »
Actuellement, Lisa semble en souffrance majeure. Elle ne quitte sa mère que pour aller à l’école ou pour passer un peu de temps avec sa copine. Elle refuse de sortir avec d’autres enfants de son âge sous prétexte d’être bien à la maison avec sa mère. La mère est consciente des difficultés de sa fille lorsqu’elle évoque la perception des professeurs à son égard, mais elle n’a aucune solution pour les résoudre : « Ses professeurs disent qu’elle est très timide, qu’elle ne participe pas dans le travail du groupe, qu’elle n’ose pas parler devant les autres et même parfois qu’elle bégaie. Elle ne le fait que quand elle stresse. Ils ont essayé de la forcer à prendre des cours du théâtre. Ça allait encore pour le karaté ou la danse, là, personne ne te regarde, ça se passe en groupe, mais une fois sur scène, elle devenait muette et pas moyen de la faire parler. Ils me suggèrent de la ramener chez un psychologue, mais Lisa ne veut pas. »

Les conditions d’élaboration du traumatisme (H3)

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Olga nous apparait comme étant la plus résiliente parmi les trois femmes, dans le sens où c’est elle qui a engagé un travail d’élaboration mentale du traumatisme initial le plus conséquent, même si des séquelles traumatiques subsistent, manifestées lors de la grossesse et de l’accouchement, puis dans les interactions avec sa fille. Après une temporalité conséquente, elle a pu modifier sa manière d’être avec son fils Sasha. Contrairement à Katia et à Anna, elle a pu développer une vie professionnelle et maritale stable.
L’analyse simultanée de sa dynamique familiale dans l’enfance, des étayages externes qu’elle a pu trouver et de sa propre évolution à partir de ses possibilités d’élaboration mentale personnelles va nous permettre de mieux comprendre une évolution qui perdure sous le primat de la génitalité. Il nous semble que l’ancrage œdipien placé sous le signe de la transgression est présent d’emblée dans son histoire personnelle puisqu’elle est le fruit d’une liaison adultérine. Elle l’évoque en exprimant immédiatement la force du lien œdipien à un père idéalisé et la haine éprouvée à l’égard de sa mère. Elle est capable de différencier très clairement (contrairement à Anna et Katia), sans les télescoper fantasmatiquement, les sentiments éprouvés à l’égard de ce père et ceux ressentis vis-à-vis des autres objets masculins que sont les abuseurs et le partenaire de sa vie, père de ses enfants.
Vis-à-vis de ses agresseurs, elle est à même de revenir sur les circonstances du trauma avec une voix contrôlée : « À 14 ans, j’étais loin d’être une fille dont tous les garçons rêvaient. Et je me rendais bien compte de tout ça. Bref, j’étais très étonnée quand un garçon plus âgé de mon école a commencé à s’intéresser à moi. Et pas n’importe quel garçon, il avait trois ans de plus que moi… À un moment donné, j’ai cessé de me débattre. J’ai eu peur de ce qui pouvait m’arriver par la suite. Le temps qu’ils me violaient, qu’ils m’insultaient, je priais, je priais que ça se termine plus vite et qu’ils me laissent partir. Une fois fini, ils m’ont dit que je devais leur être reconnaissante et que je pouvais revenir quand je voulais. Quel cynisme ! Et le pire, c’est qu’ils savaient qu’ils ne risquaient rien, ils ne m’ont même pas menacée. Ils avaient des parents très bien placés, les lois n’étaient pas faites pour eux. »
Si l’absence de reconnaissance par la justice du préjudice causé constitue un traumatisme supplémentaire, Olga a pu dans cette situation s’appuyer sur une mère plus contenante que celles de Katia et Anna, non campée dans une position de déni : « C’est ma mère qui les a dénoncés. Je suis rentrée en larmes à la maison. À vrai dire, à mes 14 ans, je ne savais pas ce que c’était un viol. Dans ma famille, on ne parlait jamais de la sexualité. Ma mère a vu le sang sur mes jambes et comme je ne lui parlais pas, elle a appelé les urgences. Je ne sais pas ce qui était le pire, le viol en lui-même ou tout ce qui l’a suivi. Les médecins, les examens, les interrogatoires. Et pour quoi faire ? Ils s’en sont sortis en me faisant passer pour une alcoolique et une mythomane. Mon dossier a été vite classé, on a eu des menaces par téléphone. »
Olga dépeint toute l’ambivalence de sa mère durant cet épisode traumatique puisque cette dernière s’y révèle à la fois relativement contenante dans un premier temps, puis culpabilisante à l’égard de sa fille : « Ce n’est pas mon agression qui l’a changée. Je ne peux pas dire qu’elle est restée complètement indifférente à ce que j’endurais, mais comme d’habitude, sa position n’était pas trop claire. Parfois, elle pouvait me prendre dans les bras… sans rien dire. C’était déjà beaucoup, ma mère n’a jamais été très tactile, la tendresse ne faisait pas partie de ses qualités. Elle le faisait surtout quand je me mettais à pleurer. Elle restait comme ça, sans un mot et quand je cessais de pleurer, elle partait, sans rien dire non plus. Ce n’est que quand j’ai commencé à aller mieux, au bout de six mois à peu près, qu’elle m’a dit au cours d’une dispute que j’étais une fille indigne, que je ne lui attirais que des ennuis, que je ne me souciais pas d’elle, que je ne me demandais même pas ce qu’elle avait enduré suite à mon aventure amoureuse… que j’avais certainement cherché moi-même. » Il nous semble que c’est alors la souplesse de ses mécanismes de défense qui va lui permettre un dégagement : « La haine que je ressentais envers moi, je l’ai déplacée sur le système judiciaire, sur ces policiers, sur les parents de ces deux monstres. Bien ou pas bien, ça m’a soulagée. »
Vis-à-vis de son mari, elle n’est nullement dans la confusion abuseur/mari comme Katia. Elle a dû, avant de le rencontrer, se séparer de sa mère pour conquérir son indépendance avec beaucoup de lucidité : « Au début, il n’y avait pas de relations avec les hommes. Je n’attirais pas les hommes. En étant franche, ils ne m’attiraient pas non plus. Ne pensez pas que j’étais attirée par des femmes (rit). Je crois que j’ai fait le blocage sur des relations amoureuses. Je ne pensais pas à mon avenir en tant que femme, ni en tant que mère. Ce n’était pas la question qui me préoccupait. Je pensais plutôt à mon indépendance de ma mère, c’est pour cette raison que je suis allée travailler. »
Cette séparation se révèle possible lorsqu’elle trouve un emploi en même temps que de nouvelles figures d’étayage, susceptibles d’exercer la fonction de tuteur de résilience en termes de cibles identificatoires substituts et d’investissements objectaux nouveaux : « J’ai trouvé un poste de caissière dans un magasin à l’autre bout de la ville, j’y travaille toujours, ça va faire vingt ans cette année. Ça craint (rit)… Pour moi, c’est le lieu de ma deuxième naissance. J’y ai rencontré les personnes qui comptent énormément pour moi, des personnes vraiment formidables. Je ne savais pas avant ce que c’était une amitié. »
C’est par ailleurs en exerçant son travail qu’elle rencontre son futur mari et structure sa relation avec lui : « À vrai dire, le seul homme avec qui j’ai eu des relations c’est mon mari. C’est ma collègue du travail qui me l’a présenté. Il est devenu tout d’abord un bon ami pour moi. Il m’invitait au théâtre, on se faisait des balades. Il m’a dit plusieurs années après qu’il était dès le début amoureux de moi et je n’ai rien vu. Je ne peux pas dire que j’étais follement amoureuse de lui, c’est venu plus tard. Mais je l’appréciais et je me sentais bien avec lui. Je suis tombée enceinte très rapidement, trois ou quatre mois après qu’on ait commencé à avoir des relations avec mon mari. » Il est à noter qu’elle transfère sur ce mari l’investissement idéalisé qu’elle avait de sa figure paternelle : « J’ai un mari formidable, il est très gentil, il est très doux, plutôt papa-copain pour ses enfants. »
Elle rencontre des modèles identificatoires nouveaux très différents de sa mère, qui vont l’aider à intérioriser une fonction maternelle positivement investie : « Avec ma mère, j’avais peur de ne pas pouvoir être la bonne mère pour mon enfant. Je n’avais pas d’expérience positive sur laquelle je pouvais m’appuyer. Ce qui m’a beaucoup aidée au cours de ma grossesse, c’étaient ma belle-mère et ma belle-sœur, la sœur de mon mari. Elle avait déjà un enfant, ma belle-mère en a élevé deux. Elles m’ont beaucoup soutenue. Ma belle-sœur m’a donné des livres sur la maternité. Ma belle-mère me parlait beaucoup, elle me parlait de ses enfants. Elle partageait son expérience. Ma mère était déjà décédée à cette époque-là. Paradoxalement, c’est à ce moment-là qu’elle me manquait le plus… Mais j’avais ma belle-mère à mes côtés» Ce qui la conduit au final à reconnaître lucidement ses erreurs éducatives liées aux séquelles traumatiques passées : « J’ai été trop stricte avec Sasha et mère-poule avec Lisa. »
La dépression d’Olga lors du décès de sa mère peut être en lien avec ses désirs de vouloir la faire disparaître, mais indépendamment d’une investigation clinique projective qui l’attesterait, la qualité de ses défenses et celle du travail d’élaboration mentale de son deuil (tout comme celle de l’étayage externe reçu) nous apparaissent transparentes lorsqu’elle nous déclare : « L’humour aide à surmonter beaucoup de choses, à dédramatiser surtout. J’ai fait une très grande dépression après le décès de ma mère. Ce sont mes collègues du travail qui m’ont beaucoup soutenue. Ils venaient me voir presque tous les jours. Et puis, petit à petit j’ai commencé à aller mieux. J’ai accepté le fait d’être une enfant pas trop aimée par sa mère, j’ai accepté mon droit de la détester de temps en temps ainsi que mon droit de l’aimer… Et puis j’ai accepté sa mort. »
Sur un autre plan, elle semble – malgré ses difficultés actuelles avec sa fille – être moins encline que Katia et Anna à laisser s’encrypter l’évènement traumatique subi à l’adolescence en déclarant à la fin de l’entretien : « Si tout le monde avait le courage d’en parler, on serait plus armé face à ces barbaries. »

Discussion, conclusion

53 L’analyse des entretiens nous a permis de constater la présence de séquelles post-traumatiques chez les trois femmes. Néanmoins, Olga semble être la plus résiliente, tandis que c’est Anna qui paraît présenter les séquelles traumatiques les plus importantes. Katia, au vu de notre critère de résilience posé à la fin de notre section théorique, semble se trouver à un niveau intermédiaire.

54 Anna est la femme la plus en souffrance (voir le tableau clinique de sa trajectoire de vie avec plusieurs épisodes de co-morbidités). C’est chez elle que les séquelles post- traumatiques sont les plus lourdes et le niveau d’élaboration du traumatisme le plus faible. Elle cumule, contrairement aux deux autres femmes, plusieurs facteurs posés dans la littérature comme des facteurs d’aggravation du traumatisme (Côté 1996, Hayez 1999, Bonnet 1999). En effet, Anna a subi plusieurs traumatismes avec, outre la mort tragique précoce de son père, des violences sexuelles répétées d’un membre de la famille substitut paternel, aggravées par une mère qui l’a frappée puis abandonnée après l’incarcération de son conjoint, à un âge (10 ans) où les possibilités d’élaboration mentale sont plus réduites. Elle n’a pu, contrairement à Katia et Olga, trouver sur sa route d’objet d’étayage maternel ou paternel substitut, susceptible de la sécuriser et de lui offrir une autre cible identificatoire attractive. Elle présente un risque majoré d’encrypter le traumatisme subi dans l’enfance en le transmettant à sa fille. Elle semble dans un déni de la filiation biologique masculine et dans une confusion totale sexe masculin/abuseur, ce qui l’a contrainte à abandonner à la naissance ses deux bébés garçon, à structurer une relation profondément anaclitique avec sa fille Sofia pour la protéger de revivre le même traumatisme, et à éloigner tous les hommes de sa vie et de celle de sa fille, dont l’adaptation scolaire et la socialisation semblent particulièrement problématiques.

55 Katia présente un niveau d’élaboration mentale du traumatisme plus important. Le viol est commis par un membre de la famille, mais c’est une agression unique et non répétée comme chez Anna. De plus, Katia peut s’appuyer sur une mère plus contenante que celle d’Anna, même si cette mère est ambivalente dans l’investissement de sa fille. Contrairement à Anna, la figure paternelle comme « attracteur œdipien » (Ody 1989, 2005, 2012) est bien présente, non pas à travers le père biologique peu présent dans sa vie, mais à travers des figures masculines substituts : son grand-père qui jouait souvent avec elle et son oncle, avant que ce dernier ne commette l’abus. Les connotations incestueuses œdipiennes nous semblent très présentes dans l’investissement de ces deux hommes tels que les dépeint Katia, même si cela peut relever d’un après-coup susceptible de déformer la réalité passée. Le choix de l’hétérosexualité et d’une vie de couple reste possible tant le marquage par la dynamique œdipienne est fort chez elle. Mais nous faisons l’hypothèse que chez Katia, au-delà d’une réactivation traumatique conduisant à une confusion mari/abuseur dans la relation de son mari avec sa fille, c’est tout le noyau de ses propres désirs incestueux non élaborés qui, par la voie de l’identification projective, est déplacé sur son mari et conduira à leur séparation.

56 Olga présente selon nous le niveau de résilience le plus élevé, même si, comme nous l’avons montré lors de l’analyse clinique, toutes les dimensions du traumatisme de l’enfance n’ont pas été complètement élaborées. Les données ont été obtenues pour elle de manière rétrospective, mais beaucoup de parallèles peuvent être établis avec la trajectoire existentielle des deux autres femmes. Cependant, le double traumatisme sexuel unique est commis par des membres extérieurs à la famille proche et à un âge un peu plus tardif que celui de Katia et Anna, ce qui contribue peut-être à assoir de meilleures possibilités d’élaboration mentale. Mais Olga a surtout pu s’appuyer, pour réaliser ce travail, à la fois sur des figures maternelles substituts plus sécurisantes que les mères de Katia et d’Anna, même si l’ambivalence à l’égard de sa propre mère est probablement accentuée par la conflictualité œdipienne non élaborée d’Olga. La force de l’attachement œdipien à la figure paternelle est la plus marquée chez elle. Elle perdure plus de vingt ans plus tard, malgré la séparation précoce de ses parents. L’intérêt du cas d’Olga est en outre de nous permettre de mieux saisir l’impact à long terme sur la parentalité d’un abus sexuel subi à l’entrée dans l’adolescence, car les enfants d’Olga ont respectivement 12 et 17 ans. Contrairement à Katia, une vie de couple stable, sans confusion mari/abuseur et sans réactivation de la conflictualité œdipienne trop marquée, a pu s’établir chez elle. Les séquelles traumatiques non élaborées sont réactivées, certes, lors de l’accès à la maternité, mais elles s’expriment surtout par l’investissement différencié des deux enfants. Pour Olga comme pour Katia et Anna, la séparation-individuation mère/fille n’est pas possible. La crainte de la répétition de l’abus sur leur fille, associée au lien anaclitique serré qu’elles avaient probablement toutes les trois (même pour Anna dont le père s’est suicidé alors qu’elle avait 2 ans) avec leur propre mère au début de leur vie, les conduit à répéter ce mode d’investissement objectal plus tard avec leur propre fille, comme défense face au risque de répétition… Cette orientation est soulignée par d’autres auteurs dans la littérature à orientation plus qualitative que nous avons passée en revue au début de ce travail. Un point commun, même s’il existe des différences de degré importantes, se dessine également sur le plan de l’impact de l’abus initial sur la maternité en fonction du sexe de l’enfant. Le risque de confusion garçon/abuseur ou futur abuseur nous semble très présent dans le psychisme d’Anna et d’Olga, qui ont eu des enfants des deux sexes. Plus fortement chez Anna qui ne peut s’appuyer sur aucune figure masculine de l’enfance positivement investie, contrairement à Olga, mais même chez cette dernière, la tolérance aux manifestations pulsionnelles agressives ou viriles d’affirmation de soi de son garçon demeure réduite.

57 Par rapport aux limites de ce travail et aux pistes de recherches futures, plusieurs remarques peuvent être avancées. Les impacts différenciés sur les interactions éducatives des mères abusées sexuellement à la fin de l’enfance ou au début de l’adolescence, selon le sexe de leur enfant, mériteraient d’être étudiés sur un échantillon de mères plus important même si, comme nous l’avons vu, plusieurs facteurs sont nécessairement intriqués dans le déterminisme de ces interactions, ce qui rend problématique la constitution de groupes homogènes. La même remarque vaut pour l’importance de la fonction paternelle comme fonction de séparation de la dyade mère-enfant et d’« attracteur œdipien » pour des femmes abusées sexuellement au sortir de l’enfance, dont le développement psychosexuel ultérieur demeure susceptible de rebond résilient dans ce cas de figure. Nous partageons néanmoins le point de vue que nous a récemment énoncé Michel Ody (communication personnelle, 2013). Ce dernier nous a fait remarquer que « seul un travail psychanalytique personnel de ces mères pourrait permettre d’effacer le traumatisme ». Ce qui pose la difficile question de l’engagement et de la construction de l’alliance thérapeutique chez des femmes qui n’ont nullement cette demande au moment où se produisent les faits, et souvent pas davantage lors de l’accès à la maternité. Nous restons cependant persuadés que la mise en place d’un tel travail permettrait certainement de modifier, grâce à une meilleure élaboration mentale du traumatisme, les attitudes éducatives différenciées de ces mères en fonction du sexe de leur bébé. Nous sommes tout autant convaincus qu’il aurait pu prévenir l’éclatement de la vie de couple de Katia lors de l’épisode de réactivation du traumatisme, relié à la confusion mari/abuseur issue de l’interaction entre son mari et sa fille.

58 L’originalité de ce travail a été de combiner démarche longitudinale prospective pour l’étude d’Anna et de Katia, et démarche rétrospective pour Olga. La richesse des données cliniques obtenues ne doit pas nous faire oublier qu’elles reposent sur le seul entretien clinique réalisé au domicile de ces mères, même si dans le cas d’Anna et de Katia, ces données sont confirmées par les observations directes longitudinales des interactions mère-enfant. Nous sommes conscients qu’il serait pertinent de les objectiver à l’aide d’une méthodologie plurielle, comprenant par exemple des échelles et des questionnaires adaptés à cette population, pour évaluer le niveau d’anxiété, de stress post-traumatique et de dépression des mères et de leurs enfants, associés à des investigations projectives comme le test de Rorschach utilisé dans une perspective qualitative (et non normative), pour approcher notamment la nature des imagos parentales intériorisées, les qualités d’élaboration mentale à travers la souplesse des mécanismes de défenses et des processus de symbolisation.

59 Notre dernière réflexion sera davantage située à un niveau thérapeutique dans une perspective de prévention des effets traumatiques de l’abus sexuel dans l’enfance. Les temps forts de la transmission de ces effets sont pour Serge Tisseron (1995) et ses collègues la période fœtale (point de vue partagé par Bergeret & Houser 2004, Soulé 2005 et plus récemment Missonnier 2013), et la période des interactions précoces et des premières identifications aux figures parentales. Or la période de la grossesse et de l’accès à la maternité est une période de transparence psychique plus grande (Bydlowski, 1997, 2000) facilitant l’accès aux souvenirs traumatiques refoulés et leur travail de réélaboration sur le plan mental. Il nous semble donc essentiel, lors de la période prénatale et de l’accouchement puis celle des premières interactions, de pouvoir repérer à partir des indicateurs cliniques présentés au début de ce travail les futures mères ayant un passé d’abus sexuel dans l’enfance, afin de leur proposer un accompagnement spécifique. Cela aurait pour objectif de favoriser l’instauration d’un cadre contenant visant à permettre un travail de réélaboration du traumatisme initial, d’éviter la survenue de transmissions pathogènes, et de prévenir l’émergence dans les interactions précoces et ulté­rieures d’identifications projectives susceptibles d’entretenir la confusion enfant/abuseur ou mari/abuseur.

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Mots-clés éditeurs : Sexe du bébé, Enfance, Abus sexuel, Maternité, Résilience

Date de mise en ligne : 28/12/2015

https://doi.org/10.3917/psye.582.0325

Notes

  • [1]
    Nous tenons à remercier Michel Ody pour les échanges riches que nous avons eus avec lui récemment (2013) sur cette question.
  • [2]
    Les prénoms des trois femmes ont été modifiés afin de préserver leur anonymat.

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