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Article de revue

Bilinguisme et troubles du langage chez l'enfant : étude rétrospective

Pages 577 à 595

1Le bilinguisme est un phénomène largement répandu dans le monde. Ce sujet est d’autant plus d’actualité, qu’avec l’ouverture des frontières européennes, la situation de couples mixtes originaires de deux pays différents et ayant des enfants tend à devenir une configuration assez banale.

2Si la maîtrise de plusieurs langues constitue un atout incontestable que l’on doit essayer de promouvoir dans les domaines de l’éducation et de la pédagogie, qu’en est-il lorsque des enfants élevés dans un milieu bilingue présentent des difficultés ? Le bilinguisme pourrait-il, dans certaines circonstances, être considéré comme un facteur prédisposant aux troubles du langage ? Les enfants bilingues touchés par de tels troubles différeraient-ils de leurs homologues monolingues ?

3Ce questionnement sur les enfants non monolingues a émergé de nos premières constatations concernant la fréquence des situations de multilinguisme chez les enfants évalués pour des troubles du langage dans le cadre du Centre Référent Langage de l’hôpital Necker. Dans ce travail exploratoire, nous avons comparé les données cliniques issues des populations d’enfants monolingues ou non évalués sur notre unité.

4Le bilinguisme consiste en la capacité d’un individu de s’exprimer avec aisance dans au moins deux langues dans la vie de tous les jours. En fonction de l’âge d’acquisition des différentes langues et de leurs circonstances d’apprentissage, on peut distinguer différentes sortes de bilinguisme. Le bilinguisme précoce simultané correspond à la situation d’enfants qui, au moment où ils apprennent à parler, sont en contact avec chacune des deux langues. Le bilinguisme précoce consécutif désigne le cas d’enfants qui apprennent à parler successivement deux langues de façon assez rapprochée dans le temps. Le bilinguisme scolaire signifie que l’apprentissage de la deuxième langue se fait dans le pays d’origine, c’est-à-dire dans le pays de la langue maternelle, et de façon strictement scolaire.

5Le bilinguisme repose sur des mécanismes d’apprentissage complexes, qui ne sont pas clairement élucidés. Il existe un âge limite au-delà duquel l’apprentissage d’une deuxième langue devient plus difficile. Ce seuil se situerait autour de la deuxième décennie (Hagège, 1996) et concernerait essentiellement l’aspect phonétique de la langue.

6Les résultats des études portant sur l’organisation lexicale du bilinguisme sont controversés. Le débat porte essentiellement sur le fait de savoir si les bilingues auraient à leur disposition deux systèmes lexicaux, chacun étant spécifique d’une langue, ou plutôt un seul et grand système lexical commun aux deux langues (Paradis et coll., 2003 ; Genese, 1989 ; De Houwer, 1990).

7Dans tous les cas, le sujet bilingue ne peut être assimilé à la somme de deux sujets monolingues (Grosjean, 1989). La coexistence de deux langues et leur constante interaction produisent une entité linguistique différente de celle des monolingues, qui constitue un tout non décomposable. C’est pourquoi la compétence communicationnelle du bilingue ne peut pas être évaluée à partir d’une seule langue, cette évaluation doit aussi prendre en compte l’ensemble du répertoire lexical des deux langues utilisées dans la vie de tous les jours.

8Les études neuro-anatomiques concernant l’organisation cérébrale du bilinguisme ne sont pas toujours concordantes. Les travaux sur l’aphasie des sujets bilingues d’origine traumatique ou lésionnelle constituent une ligne de recherche importante pour la clinique et la théorie neurolinguistique (Fabbro, 2001). L’accent a été particulièrement mis sur l’interprétation des différences observées dans les aphasies chez les bilingues en termes de représentations cérébrales pour chacune des deux langues, ces différences pouvant être intra- ou interhémisphériques (Karanth, 2000). Là encore, l’organisation cérébrale du bilingue ne peut être assimilée à la somme de deux systèmes linguistiques monolingues. Nous devons davantage nous représenter cette organisation comme un système unique et complexe, pouvant varier d’un individu à l’autre en fonction de différents paramètres, tels que le degré de performance langagière, le degré d’exposition aux différentes langues, l’âge d’acquisition de ces dernières (Sussman et coll., 198) (Perani et coll., 2003).

9Bien que la situation d’enfants élevés dans un environnement bilingue soit de plus en plus fréquente – à titre indicatif, il y aurait 14 % d’enfants bilingues sur les 6 millions d’enfants américains (Toppelberg et coll., 2002) –, il existe relativement peu d’articles ayant étudié l’association entre bilinguisme et troubles du langage. La sous-estimation de ces troubles chez les enfants issus d’un environnement bilingue et le manque d’outils d’évaluation performants pour l’ensemble des langues pourraient expliquer en partie cette lacune. Les articles ainsi retrouvés dans la littérature médicale sont assez hétérogènes et disparates.

10Selon Paradis (2003), les enfants bilingues présentant des troubles spécifiques du langage présenteraient les mêmes altérations de la morphologie grammaticale que leurs homologues monolingues. D’après Salameh (2004), l’ordre chronologique d’apparition des structures grammaticales serait le même, dans les deux langues, chez les enfants bilingues dont le langage se développe normalement et chez ceux qui présentent un trouble du langage. En revanche, dans une population d’enfants vivant en Angleterre pris en charge dans des établissements spécialisés pour la prise en charge des troubles du langage, les enfants bilingues forment un sous-groupe distinct dont les troubles sont plus sévères et plus difficiles à traiter (Crutchley et coll., 1997).

11Partant du constat qu’une proportion importante des enfants adressés dans notre centre référent d’évaluation des troubles précoces des apprentissages était issue d’un environnement bilingue (35 %), nous avons mené une étude rétrospective sur la population évaluée sur une période de deux ans, afin de mettre en évidence d’éventuelles différences cliniques entre le groupe des enfants issus de milieux bilingues ou monolingues. Nous nous sommes intéressés en particulier au diagnostic associé au trouble du langage et aux caractéristiques sociodémographiques des populations étudiées.

METHODOLOGIE

12Le « Centre Référent Langage » de l’hôpital Necker reçoit des enfants âgés de moins de 7 ans sur quatre journées pour une évaluation multidisciplinaire impliquant pédopsychiatres, psychologues, psychomotriciennes, orthophonistes, assistante sociale et neuropédiatres. Des examens complémentaires (EEG, bilan ORL) sont également pratiqués de manière systématique. Les enfants sont adressés par des professionnels extérieurs ou par des consultants du service.

13L’évaluation comporte des temps de bilan (psychologique, psychomoteur, orthophonique) et des temps d’observation sur des temps informels (repas, jeux).

14Le bilan psychologique comporte des épreuves psychométriques, essentiellement le WPPSI-R, ou quand ce test est de réalisation difficile le Merrill-Palmer, voire le K-ABC, ainsi que des tests projectifs, essentiellement le scéno-test et plus rarement le CAT.

15Le bilan orthophonique comprend plusieurs épreuves : « Le bain des poupées » ou BEPL, ELO Khomsi, EVIP forme A, les épreuves de N-EEL Chevrier-Muller, EDP 4-8.

16Le bilan psychomoteur se compose d’un examen de la latéralité manuelle (test d’Auzias), visuelle et pédestre, d’une évaluation des praxies (évaluation des gnoso-praxies de L. Vaivre-Douret (EMG), découpage, perles, graphisme, écriture et VMI), de la coordination dynamique générale, des coordinations oculo-manuelles globales, du schéma corporel (dessin du bonhomme, épreuve de vocabulaire de Berges-Lezine), et de la représentation spatiotemporelle.

17Le diagnostic est établi de manière consensuelle entre les différents professionnels et formulé, selon la classification de la CIM-10, aux parents comme aux professionnels qui suivent l’enfant, ainsi que les recommandations de prise en charge.

18Tous les dossiers des enfants évalués sur une période de deux ans ont été repris de manière rétrospective.

RESULTATS

Caractéristiques de la population étudiée

1947 patients on été évalués. Parmi eux, 31 sont élevés dans un environnement monolingue et 16 dans un environnement bilingue ou multilingue. Nous entendons par environnement bilingue ou multilingue les familles dans lesquelles l’un des parents ou les deux parents, voire la personne qui est le plus souvent en contact avec l’enfant (il peut s’agir par exemple d’un grand-parent), communiquent entre eux et avec l’enfant dans leur langue maternelle, qui n’est pas le français. Pour ces enfants, le français peut être entendu à la maison, si l’un des parents le parle, ou seulement à l’extérieur de la maison, en particulier à l’école. Par commodité, nous parlerons d’enfant bilingue par opposition à monolingue dans la suite du texte, même s’il s’agit d’un abus de langage, puisque ces enfants sont venus consulter dans notre centre précisément parce qu’ils ne maîtrisent aucun langage.

20La moyenne d’âge de notre échantillon se situe autour de 4 ans et 10 mois pour les sujets monolingues et de 4 ans et 9 mois pour les sujets bilingues. L’enfant le plus jeune au moment de l’évaluation était âgé de 2 ans et 10 mois, le plus âgé de 7 ans et 10 mois. La plupart des enfants de l’étude sont scolarisés, majoritairement en maternelle. Seuls quatre enfants ne sont pas scolarisés.

21La population bilingue est d’origine variée : Portugal, Angleterre, Irlande, Canada, États-Unis, Maroc, Iran, Algérie, Côte-d’Ivoire, Colombie, Chili, Argentine, Sri-Lanka, Inde, Vietnam. Au sein des enfants bilingues, 12 sont nés en France, soit 75 % d’entre eux. Les quatre enfants restants sont nés respectivement en Angleterre, au Portugal, en Suisse et en Argentine.

22Le premier contact avec le français a eu lieu pour cinq d’entre eux dès la naissance, pour cinq d’entre eux à partir de leur entrée à l’école soit autour de l’âge de 3-4 ans, et pour six d’entre eux entre la naissance et l’entrée en maternelle, ce qui correspond probablement à un changement dans le mode de garde.

23Parmi les couples de parents d’environnement bilingue, six sont mixtes ; pour trois couples, l’un des parents a la nationalité française, le deuxième une autre nationalité, alors que dans les trois autres, les deux parents sont de nationalités différentes non française. Pour neuf couples, les parents sont originaires du même pays.

24Dans le groupe des enfants élevés dans un environnement multilingue, les enfants évalués sont le plus souvent en position d’aînés (43,75 % des enfants), les cadets ne représentant que 18,75 % des cas. À l’inverse, ces sont les cadets qui sont les plus nombreux dans la population des enfants monolingues (41,9 % des cas), alors que les aînés ne représentent que 29 % des cas.

25Nous n’avons pas observé de différences notables de niveau socio-économique entre les deux groupes, puisque 61 % et 68 % des enfants des groupes mono- et multilingues présentent un niveau socio-économique satisfaisant.

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Fig. 1. — Caractéristiques de la population étudiée

Diagnostics associés au trouble du langage

26Nous avons répertorié dans chaque groupe d’enfants quels étaient les diagnostics principaux d’une part, et les diagnostics associés retenus au terme des évaluations tels que définis dans la CIM-10, d’autre part (cf. fig. 2). Nous avons également pris en considération la place des enfants dans leur fratrie, les antécédents psychiatriques de cette dernière, les antécédents personnels des enfants et le niveau socio-économique des familles. Étant donnée la petite taille des effectifs dans chaque groupe, l’expression en pourcentage est à interpréter avec réserve et ne permet aucune exploitation statistique des résultats.

27Dans le groupe des enfants bilingues, les deux diagnostics le plus souvent posés sont ceux de trouble envahissant du développement (cinq enfants) et de retard mental (cinq enfants), soit 31,25 % pour chacun de ces diagnostics. Pour ces patients, le trouble langagier s’inscrit donc dans un cadre diagnostique plus large. Alors que le retard simple de langage et de parole concerne trois enfants dans la population bilingue de notre étude (18,75 % des patients), seuls deux d’entre eux présentent un trouble spécifique du langage, ou dysphasie (12,5 %).

28Les diagnostics psychiatriques associés sont plus rares dans le groupe des enfants élevés dans un environnement multilingue (six enfants soit 37,5 %) que dans celui des enfants monolingues (51,6 %). Parmi eux, on identifie des troubles dépressifs chez trois enfants (18,8 %) et des troubles du comportement (12,5 %). Enfin, l’un de ces patients présentait une sclérose tubéreuse de Bourneville, associée au retard mental.

29Le diagnostic le plus fréquent dans le groupe des enfants issus d’un environnement monolingue est le retard mental, soit 38,7 %. Le retard simple de langage et de parole est le deuxième diagnostic le plus fréquent, affectant 22,6 % des patients. Les troubles envahissants du développement concernent 16,1 % des enfants de ce groupe, tandis que quatre enfants seulement présentent une dysphasie soit 12,9 % des cas. Enfin dans 9,7 % des cas, il s’agit d’autres diagnostics (dépression, cause organique, mutisme sélectif).

30Les troubles psychiatriques associés les plus fréquemment diagnostiqués chez ces enfants sont les troubles du comportement de type agitation, hyperactivité, troubles de l’attention, trouble oppositionnel avec provocation, dans 22,6 % des cas. Les troubles dépressifs et les inhibitions de type névrotique sont présents chez quatre enfants, soit 12,9 % des cas. Des troubles anxieux sont présents chez 9,7 % des enfants. Enfin, des troubles de type dyspraxie, dysorthographie, dyslexie, ont été retrouvés dans 6,5 % des cas.

31Dans les deux groupes d’enfants, issus d’environnements monolingue et multilingue, on observe une fréquence équivalente d’antécédents ORL, notamment d’otites séreuses (soit 35,5 % et 37,5 % respectivement).

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CAS CLINIQUE : MELISSA

32Mélissa (4 ans 11 mois) nous est adressée pour évaluation par une neuropédiatre de l’hôpital. Elle est enfant unique. Ses deux parents sont d’origine indienne. Monsieur vit en France depuis 1987. Il s’est marié en Inde avec Madame, qui est venue le rejoindre en 1995. Mélissa est née trois ans plus tard. La grossesse s’est bien déroulée, mais l’accouchement a été vécu de manière traumatique par Madame, en raison de l’utilisation de forceps. C’est la grand-mère de Mélissa, revenue d’Inde avec son mari à l’occasion de la naissance de sa petite-fille, qui s’en est occupée les trois premiers mois. Madame semble avoir été très déprimée pendant cette période, et plus encore après le départ de ses parents. Madame s’est retrouvée très seule, d’autant que son mari travaillait de nuit. Mélissa restait ainsi la plupart du temps seule dans son lit, sans stimulation affective ni ludique. Lorsque Mélissa a eu un an, ses grands-parents maternels sont revenus séjourner en France, son grand-père devant subir une intervention cardiaque. À 18 mois, Mélissa est partie en Inde avec sa mère et ses grands-parents. Son développement semblait jusque-là dans les limites de la normale sur le plan psychomoteur (station assise acquise à 6 mois, marche acquise à 18 mois). Toutefois, en raison d’une grande agitation et de troubles du sommeil importants, les parents de Mélissa sont allés consulter un neurologue en Inde, qui a prescrit un traitement par Tégrétol et Largactil, poursuivi pendant un an. Pour ses parents, les progrès langagiers de Mélissa, qui disait quelques mots en Ourdou, se sont interrompus. À la suite d’un bilan neuropédiatrique réalisé en France, le traitement par Largactil et Tégrétol a été arrêté et Mélissa a été orientée vers un CMP où s’est engagé un suivi en psychomotricité individuelle et en groupe, associé à un suivi mère/enfant. Intégrée en halte-garderie dans un premier temps, elle est scolarisée en petite section de maternelle depuis le début de l’année scolaire, avec un an de retard.

33Au cours du bilan, Mélissa s’est montrée d’une grande instabilité motrice et psychique. Elle n’établit pas de réelle interaction avec les autres enfants, si ce n’est dans le registre de l’excitation. Avec l’adulte, la relation passe le plus souvent par de la provocation et de l’opposition. Mélissa se montre toutefois sensible aux encouragements.

34L’évaluation psychologique a été difficile. Les verbalisations sont possibles et font alterner de courtes phrases ou des juxtapositions de mots formulés à bon escient ( « et voilà bravo » ), des écholalies immédiates et de longs monologues jargonnés notamment lorsque Mélissa se regarde dans la glace. Au Merril-Palmer réalisé avec difficulté, malgré l’opposition, les persévérations, et la participation fluctuante de Mélissa, son quotient de développement est de 80, témoignant de capacités cognitives non déficitaires. Le matériel du scéno-test peut donner lieu à quelques manipulations de faire-semblant, sans élaboration de scénario.

35Sur le plan du langage, seules les productions spontanées de Mélissa ont pu être analysées, mettant en évidence la présence de productions jargonnées, écholaliques et stéréotypées, dont certaines en ourdou, avec, sur le plan de la parole, la présence de simplifications phonologiques. La communication non verbale est possible mais fluctuante, par le regard ou le pointage.

36Sur le plan psychomoteur, alors que de nombreuses épreuves n’ont pu être passées, le niveau moteur fonctionnel et les coordinations se situent autour de 30 mois, avec des réussites pour certains items jusqu’à un âge de 47 mois, plus proches de l’âge chronologique de Mélissa (59 mois).

37Les difficultés de Mélissa s’intègrent dans un tableau de dysharmonie psychotique ou de trouble envahissant du développement. On repère des difficultés précoces d’interaction liées à une probable dépression maternelle, dans un contexte de grande vulnérabilité affective, peut-être en partie liée au déracinement et à l’isolement de Madame. L’agitation et les troubles du sommeil de Mélissa à l’âge de 18 mois étaient sans doute symptomatiques d’une dépression de l’enfant, qui n’a pas pu être détectée ni prise en charge de manière adéquate. Dans cette situation, le contexte de bilinguisme est un indice de la situation complexe de la famille. La barrière linguistique aggrave l’isolement de la mère et rend plus complexe le travail thérapeutique.

DISCUSSION

38La proportion d’enfants bilingues de notre étude est de 34 %. Nous ne disposons pas de valeur précise concernant le pourcentage des enfants bilingues en France. Dans une étude non publiée réalisée à partir d’une population issue de huit écoles maternelles, dont quatre étaient situées dans le 16e arrondissement de Paris et quatre à Boulogne, 13,6 % de l’ensemble des enfants âgés entre 3 et 6 ans et scolarisés en maternelle étaient considérés comme bilingues. Il semble ainsi que la proportion d’enfants bilingues de notre étude soit un peu plus élevée qu’en population générale (mais ces chiffres ne sont qu’indicatifs).

39Un des objectifs de notre étude était de comparer les enfants bilingues et monolingues adressés pour l’évaluation d’un trouble du langage dans notre centre. Deux résultats nous semblent particulièrement intéressants, même s’ils doivent être interprétés avec réserve du fait de la petite taille des groupes et du biais de recrutement inhérent à notre centre :

40— la proportion de troubles spécifiques du langage, ou dysphasies, est la même dans les deux groupes ;

41— la proportion d’enfants présentant des troubles envahissants du développement est deux fois plus forte dans le groupe des enfants élevés dans un contexte bilingue.

42Les troubles spécifiques du langage, ou dysphasies, touchent en proportions équivalentes les deux groupes d’enfants de notre étude, soit 12,5 % des bilingues et 12,9 % des monolingues. Ce résultat corrobore les données de la littérature quant à l’importance des facteurs endogènes tels que les facteurs génétiques dans l’étiopathogénie des dysphasies (Fisher et coll., 1998 ; Lai et coll., 2001 ; Samples et Lane, 1985). Le contexte environnemental du bilinguisme ne semble donc pas avoir d’impact sur la survenue d’un trouble spécifique du langage.

43De manière plus surprenante, nous n’avons pas observé de fréquence accrue de retards simples de langage et de parole dans le groupe des enfants bilingues. Au contraire, le retard de langage est le deuxième diagnostic le plus souvent rencontré chez les monolingues (22,6 %), alors qu’il ne touche que 18,75 % des bilingues. Cette différence pourrait s’expliquer, en partie, par le fait que le diagnostic de retard de langage est sous-estimé chez les enfants bilingues, car considéré, par certains (Leung et Pion Kao, 1999), comme faisant partie du développement normal de ces enfants. Les enfants bilingues présentant un retard de langage seraient ainsi moins souvent adressés dans des centres spécialisés pour une évaluation.

44La fréquence des troubles envahissants du développement est de 31,25 % dans le groupe des enfants bilingues, alors qu’elle n’est que de 16,1 % chez les enfants monolingues. Ce n’est pas le bilinguisme en tant que tel qui est en cause, d’autant plus que, dans une majorité de familles, la langue parlée à l’enfant est exclusivement la langue maternelle des parents, la situation d’exposition à plusieurs langues intervenant au moment de la scolarisation de l’enfant, comme c’est le cas pour Mélissa. La situation de bilinguisme n’est pas non plus associée à une situation socio-économique plus défavorable, puisque 68 % des enfants du groupe bilingue contre 61 % des enfants du groupe monolingue présentent des conditions socio-économiques favorables. Dans le cas clinique que nous avons exposé, nous avons vu que la mère de Mélissa, qui vivait depuis trois ans en France alors que son mari y travaillait déjà depuis longtemps, vivait une expérience de déracinement très douloureuse au moment où son premier enfant est né. En dépit de la présence de ses parents à ses côtés pendant les premiers mois, elle a été vraisemblablement très isolée et très déprimée pendant la première année de vie de sa fille. Même si nous ne pouvons pas généraliser cette observation, nous pouvons faire l’hypothèse que les difficultés psychologiques éventuelles des familles migrantes, les conséquences du déracinement, du changement éventuel de profession, de statut social, le défaut d’étayage social et familial, fragilisent les familles au moment où elles accueillent la naissance d’un enfant, en particulier le premier, comme nous le verrons plus loin. Or, comme le souligne Toppelberg (1999), les stratégies d’apprentissage des enfants présentant des troubles envahissants du développement sont beaucoup plus contraignantes que chez les sujets sains, et nous pouvons imaginer combien l’existence d’un bilinguisme peut venir compliquer la tâche chez des sujets déjà fragilisés. Quels que soient les mécanismes impliqués, qu’ils soient purement linguistiques ou plus probablement intriqués, associant les facteurs linguistiques aux facteurs psychoaffectifs et socio-économiques, ces résultats témoignent de l’impact des facteurs d’environnement dans la physiopathologie des troubles envahissants du développement, ce qui constitue un résultat indirect de notre étude.

45Le retard global de développement affecte de manière équivalente les enfants monolingues (38,7 %) et les sujets bilingues (31,25 %), dans la population des jeunes enfants adressés pour un retard sévère de langage. Ceci témoigne sans doute du rôle des facteurs endogènes dans la survenue de ces retards globaux de développement, comme en témoigne le diagnostic associé de sclérose tubéreuse de Bourneville réalisé pour l’un des enfants de la cohorte.

46Ainsi, les enfants bilingues de notre étude, principalement affectés par des troubles envahissants du développement et des retards globaux de développement, apparaissent être atteints par des pathologies psychiatriques plus sévères que les enfants monolingues. L’atteinte langagière des enfants bilingues de notre étude n’est le plus souvent pas isolée et s’inscrit ainsi dans un cadre nosographique plus large. Ces résultats semblent pouvoir s’accorder avec ceux de l’étude de Crutchley (1997) en ce qui concerne la gravité des troubles langagiers des enfants bilingues. En effet, ce dernier avait mis en évidence que les enfants bilingues formaient un sous-groupe distinct au sein d’un vaste ensemble d’enfants souffrant de déficience linguistique spécifique qui fréquentaient des établissements spécialisés de langage un peu partout en Angleterre ; les enfants bilingues de cette étude présentaient des troubles du langage plus sévères et progressaient moins rapidement que leurs homologues monolingues.

47Pour les enfants bilingues, nous retrouvons un diagnostic secondaire associé au principal dans 37,5 % des cas, alors que chez les monolingues un diagnostic associé est présent dans 51,6 % des cas. Les résultats chez les enfants monolingues sont assez comparables à ceux de l’étude de Cantwell et Baker (1991), selon lesquels 50 % des enfants suivis dans les centres spécialisés de Los Angeles et de ses environs pour le langage et l’audition étaient atteints de troubles psychiatriques associés, les plus fréquents étant les déficits de l’attention, les troubles anxieux, les troubles des conduites et de l’opposition, les troubles dépressifs et de l’adaptation. La plus grande sévérité des tableaux cliniques présentés par les enfants bilingues pourrait reléguer au second plan d’autres diagnostics associés. Par ailleurs, certains de ces diagnostics associés, tels que les troubles du comportement, de l’opposition, peuvent faire partie intégrante de certains tableaux cliniques présentés par les enfants bilingues.

48Nous notons des différences entre les sujets bilingues et les sujets monolingues en ce qui concerne la place qu’ils occupent au sein de leur fratrie. Les sujets bilingues sont plus souvent des aînés (43,75 %), alors que les sujets monolingues sont le plus souvent des cadets (41,9 %). Notre hypothèse est que les aînés des familles bilingues sont plus exposés aux facteurs environnementaux que le reste de leur fratrie, celle-ci ayant pu bénéficier de meilleures conditions d’adaptation, leurs parents s’étant mieux intégrés dans leur pays d’accueil. Les parents pourraient également avoir bénéficié pour leurs puînés de l’expérience qu’ils ont acquise avec leur premier enfant. Pour les familles monolingues, des facteurs environnementaux pourraient également intervenir, mais ils sont probablement différents et touchent de manière plus aléatoire l’ensemble de la fratrie.

49Enfin, nous trouvons dans les deux groupes d’enfants des fréquences élevées d’antécédents ORL, en particulier d’otites séreuses avec retentissement sur l’audition, soit 37,5 % chez les bilingues et 35,5 % chez les monolingues, en accord avec les données de la littérature.

LIMITES DE L’ETUDE

50Notre étude est limitée par la petite taille de l’échantillon de patients étudié, qui ne permet pas de réaliser un traitement statistique des données. Ainsi, nos résultats ne sont qu’indicatifs et doivent être confirmés sur une population plus large de patients. Une seconde limite est liée à notre biais de recrutement : nous évaluons des enfants jeunes présentant des troubles sévères du langage, en milieu hospitalier. Le jeune âge des enfants évalués et la sévérité des troubles expliquent sans doute la proportion importante de troubles envahissants du développement et des retards mentaux que nous avons retrouvés. Toutefois, ces biais n’expliquent pas les différences de répartition des diagnostics que nous avons identifiées entre enfants élevés en milieu bilingue ou monolingue. Une troisième limite est liée au recueil rétrospectif des données, les évaluations de ces enfants ne sont pas réalisées dans le but d’étudier plus particulièrement le bilinguisme. Ainsi, les informations dont nous disposons au sujet des familles bilingues sont souvent incomplètes. Il aurait été intéressant de bénéficier de davantage de renseignements afin de mieux étudier les conditions de bilinguisme de ces enfants, notamment de pouvoir avoir accès aux conditions d’immigration des parents, connaître leur niveau de maîtrise du français, savoir comment est utilisée la langue maternelle à la maison et si les parents la font partager à leurs enfants. Nous pourrions envisager, si nous souhaitons poursuivre cette recherche, de mettre au point des questionnaires destinés aux familles permettant de mieux préciser les caractéristiques du bilinguisme pratiqué à la maison.

51Enfin, un dernier obstacle concerne l’évaluation du langage chez les enfants bilingues. Dans l’idéal, pour porter un diagnostic précis de l’atteinte langagière présentée par ces enfants, l’ensemble des langues parlées par ces derniers devrait pouvoir être évalué de façon adaptée. Or dans notre étude, si le français a pu être appréhendé par des tests standardisés, la deuxième langue ne l’était que de façon informelle dans le meilleur des cas où l’examinateur avait quelques connaissances dans cette langue. Le plus souvent, nous ne pouvions pas avoir accès à cette autre langue et nous ne disposions pas de tests standardisés pour pouvoir l’évaluer. La littérature (Stow et Dodd, 2003) souligne cette carence en outils d’évaluation suffisamment pertinents et culturellement adaptés à l’évaluation des enfants bilingues.

CONCLUSION

52Dans cette étude rétrospective, nous avons montré qu’une proportion importante des enfants évalués sur le centre référent des troubles du langage pour des troubles sévères grandissent dans un environnement multilingue. Dans ce groupe d’enfants, le trouble du langage paraît le plus souvent associé à la présence d’un trouble envahissant du développement, alors que la proportion de troubles spécifiques du langage n’est pas plus élevée que dans le groupe des enfants monolingues. Ainsi, le multilinguisme ne semble pas être un facteur prédisposant à l’apparition d’un trouble spécifique du langage, mais plutôt un indice de vulnérabilité prédisposant à des troubles psychiatriques précoces comportant une altération du langage. Le fait que les aînés soient plus souvent atteints par ces troubles que leurs puînés témoigne sans doute de l’implication des facteurs psychoaffectifs associés de manière indirecte au multilinguisme, dans l’émergence de ces troubles.

53Cette étude permet également d’ouvrir d’autres perspectives de recherche dans le domaine du bilinguisme et des troubles du langage. Plus particulièrement, des progrès dans l’évaluation des enfants bilingues apparaissent indispensables, notamment dans le développement d’échelles d’évaluation standardisées et ce dans plusieurs langues. Une meilleure évaluation de la communication des enfants bilingues devrait permettre d’améliorer notre compréhension des troubles du langage présentés par ces enfants et d’aboutir, ainsi, à une meilleure prise en charge de ces patients.

RÉFÉRENCES

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Mots-clés éditeurs : Étude rétrospective, Trouble spécifique du langage, Trouble du langage, Enfant, Trouble envahissant du développement, Bilinguisme

Date de mise en ligne : 24/03/2009

https://doi.org/10.3917/psye.512.0577

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