Couverture de LPE_006

Article de revue

L’acceptation de la part « sauvage » des plantes pour développer des systèmes maraîchers « diplomatiques »

Pages 16 à 26

Notes

  • [1]
    Une étude serait nécessaire pour identifier le rôle accordé aux éléments naturels dans toutes les formes d’agricultures écologisées analysées par Ollivier et Bellon (op. cit.). Pour le travail présenté ici, nous portons notre attention sur l’agriculture biologique et l’agroécologie dont nous expliciterons plus loin les principes envers les éléments naturels.
  • [2]
    « Plants and botanical worlds receive less attention in efforts to move anthropology beyond the human. »
  • [3]
    Dans la suite du texte, et conformément à l’opinion mentionnée de Morizot, les termes « sauvage » et « par soi-même » sont à considérer comme équivalents, désignant le caractère d’être autonome, spécifique du vivant.
  • [4]
    Nous ne rentrons pas ici dans le débat sur l’intelligence des plantes. Nous choisissons la même attitude philosophique que Morizot, à savoir que nous faisons l’hypothèse que « tout [le monde vivant] se comporte » (op. cit., p. 182 ; souligné par l’auteur). Notre travail s’intéresse aux comportements des plantes.
  • [5]
  • [6]
    Cette définition apparaissait sur le site de l’association jusqu’à sa refonte récente. Nature et Progrès a par exemple participé en 2008 à l’organisation du premier colloque international sur l’agroécologie. Nous ne développons pas ici les raisons politiques qui ont amené l’association à retirer ce terme de sa stratégie de communication.
  • [7]
    Brevet professionnel de responsable d’entreprise agricole. Formation destinée aux adultes afin qu’ils puissent accéder au niveau nécessaire pour bénéficier d’aides à l’installation (entre autres critères).
  • [8]
    800 m² dans un seul cas, les autres buttes étant entre 200 et 500 m².
  • [9]
    Selon le type de buttes, soit le sol est creusé pour y placer différentes couches de matériaux, soit le sol des allées est replacé sur les buttes. Dans tous les cas, leur construction représente un travail considérable et un chamboulement des couches du sol.
  • [10]
    Ce que ne permet pas de faire le plein champ par exemple.
  • [11]
    Selon la manière dont elles sont construites, les buttes ont une durée de vie entre 5 et 15 ans tandis que d’autres demandent qu’on réintervienne au bout d’un an.
  • [12]
    Bois Réal Fragmenté : résultat du broyage de branches coupées avec ou sans feuilles.
  • [13]
    On a vu, dans la description du terrain, que les fermes comportent des châtaigneraies ou des bois non entretenus de chênes verts.
  • [14]
    Certaines mauvaises herbes, comme le liseron ou le chiendent, ne seront jamais tolérées sous quelque forme que ce soit.
  • [15]
    Ce terme renvoie au chamanisme méthodologique explicité par Baptiste Morizot s’inspirant du perspectivisme amazonien (op. cit., p. 190 et suivantes).
  • [16]
    Nous renvoyons ici au processus d’écoformation où les agriculteurs apprennent des relations sensibles, directes et réflexives qu’ils nouent avec l’environnement (Silva et al., 2019).

Introduction : la part « sauvage » des systèmes agricoles écologisés

1En France, le développement d’un modèle d’agriculture dite industrielle au cours de la deuxième moitié du xxe siècle a amené à considérer les éléments naturels et les processus biophysiques comme des facteurs limitants pour atteindre un optimum de production (Girard, 2014). Il s’agissait de standardiser les modes de production en « supprimant les perturbations, en réduisant la diversité de l’environnement et en limitant les options techniques […], [optimisation] permettant d’éliminer le risque et de minimiser les aléas » (ibid., p. 52). Aujourd’hui, pour répondre aux enjeux de durabilité, il existe une multitude de formes d’agricultures écologisées (Ollivier et Bellon, 2013). Parmi elles, « [p]lusieurs “courants” de pratiques serai[en]t fondé[s] sur l’utilisation, en lieu et place d’artefacts techniques ou d’intrants de synthèse, d’objets et de processus naturels » (Barbier et Goulet, 2013, p. 201). Selon ce principe, « la nature, les écosystèmes et les organismes vivants redeviennent des objets utiles et fonctionnels » (ibid.) [1]. Cette mobilisation des éléments naturels revêt une dimension heuristique en amenant à considérer différemment leurs actions et à les comprendre, non plus comme des perturbations (ibid., p. 202), mais comme participant au processus de production.

2L’écologisation de la pensée agronomique semble alors s’accompagner d’une remise en question du monologue anthropocentré du « faire sur » une nature-objet (Larrère, 2002). Néanmoins, il reste difficile de définir les degrés de contrôle et d’autonomie accordés ou non aux éléments naturels. Cette difficulté est en partie liée à une méconnaissance des fonctionnements biologiques dans les systèmes cultivés, du fait, à la fois, de la faible prise en compte de cette composante par l’agronomie durant de nombreuses années (Chevassus-au-Louis, 2006) et d’un manque de clarté dans les degrés et les termes des propositions d’écologisation des pratiques agricoles (Compagnone et al., 2018). Les éléments naturels mobilisés dans les systèmes de production peuvent échapper au contrôle et se montrer « indociles » en débordant les cadres pensés pour leurs actions (De Tourdonnet et Brives, 2018 : 79). Si bien que leur réintroduction amène une part d’inconnue dans les processus. Les systèmes de production semblent porter une dimension spontanée incontrôlable, autonome, voire récalcitrante à l’emprise humaine et échappant à la domestication. Cette composante correspond à la définition de la « nature qui se fait sans nous, autre, extérieure, autonome », autrement dit « la part sauvage du monde » (Maris, 2018, p. 9).

3Il ne s’agit cependant pas, dans ces systèmes, de distinguer les composantes anthropiques des composantes « sauvages » afin de développer des principes de gestion spécifiquement adaptés aux unes ou aux autres. L’artificialité de la séparation entre « domestique » et « sauvage » a déjà été largement soulignée dans les études sur les pratiques agraires (Descola, 2004 ; Seshia Galvin, 2018, p. 239) et renforcée par le brouillage des frontières dualistes remises en cause par le tournant ontologique (Henare et al., 2007, p. 10). Aujourd’hui, à la division dualiste des espaces agricoles se substitue un entremêlement des dimensions « anthropiques » et « sauvages », si bien que la part « sauvage » des éléments des agroécosystèmes n’est plus liée à des types d’espèces ou d’espaces, mais est désormais considérée comme constitutive des systèmes de production écologisés. Le « sauvage » est partout, puisqu’il est lié aux possibilités d’expression des caractéristiques physiologiques et comportementales des éléments naturels et aux degrés d’autonomie que les agriculteurs leur accordent. L’enjeu devient alors d’expérimenter des formes de gestion de ces agroécosystèmes tout en respectant leur complexité et en tenant compte de leurs incertitudes.

Contextualisation et hypothèses

Un changement de posture envers le végétal

4Ce travail s’inscrit dans un contexte de « plant turn » (Myers, 2015), caractérisé par la prise en compte des plantes en tant qu’êtres sensibles, voire « intelligents », par opposition à une tradition qui les envisage passives, muettes et immobiles. Le « plant turn » met en perspective l’écologisation des pratiques en offrant une dimension ontologique à l’analyse des changements de posture envers les plantes et des moyens mis en œuvre pour prendre en considération leurs expressions.

5Il existe une grande diversité de travaux en anthropologie, notamment dans la tradition ethnobotaniste, répondant à l’omniprésence des plantes dans les mondes agricoles. Néanmoins, Shaila Seshia Galvin note, dans son recensement des travaux d’ethnographie multispécifique dans les milieux agraires, que, à l’inverse des animaux ou des micro-organismes, « les plantes et les mondes botaniques reçoivent moins d’attention dans les efforts pour déplacer l’anthropologie au-delà de l’humain [2] » (op. cit., p. 235 ; notre traduction). Le travail que nous présentons ici souhaite compléter les rares investigations portant sur les relations entretenues entre les maraîchers et les plantes en contexte productif occidental (Beltrame et al., 1980 ; Kazic, 2019). Nous nous intéressons aux statuts des plantes et aux relations entretenues avec elles dans des systèmes de production biologiques maraîchers en France, que nous décrirons plus loin. Nous prenons en considération les plantes ordinaires que tout un chacun peut trouver dans son potager, plantes productives comme « mauvaises herbes ».

6De façon à analyser la place accordée à la part « sauvage » des végétaux dans les systèmes de production, nous nous appuyons sur la proposition de Baptiste Morizot (2016) de développer un « projet diplomatique » avec la dimension « sauvage » du vivant, qu’il requalifie par le concept de « par soi-même ». Le « par soi-même » permet de repenser le « sauvage » qui n’est plus pris dans une optique dualiste en opposition au « domestique », mais comme l’expression de la manière d’être du vivant en relation avec son environnement plus ou moins anthropisé. Le « sauvage » n’est pas un hybride entre nature et culture, mais la manière dont « les formes de vie […] sont parmi nous par elles-mêmes » (ibid., p. 87). L’être « par soi-même » est autonome au sens de résilient car « bien relié à toute la communauté biotique » (ibid. p, 86). Il n’est pas mis à distance par une sanctuarisation. Enfin, l’autonomie de l’être « par soi-même » ne signifie pas qu’il se montre systématiquement récalcitrant aux objectifs de production, mais plutôt qu’il y répond avec sa manière d’être lui-même. La « diplomatie » explicitée par Morizot permet à l’humain de « cohabiter avec [le sauvage] dans toute sa différence […] d’habiter ensemble les territoires » (ibid., p. 89). Elle est « adossée à une ontologie et une éthique des relations : c’est-à-dire une conception du monde suivant laquelle nous sommes un tissu de relations avec la communauté biotique, et où viser le bien des uns implique de viser le bien de la relation même » (ibid., p. 253). Selon cette optique, le végétal n’est pas réduit à sa dimension productive au seul bénéfice du maraîcher, mais est laissé être lui-même dans toute son altérité, pour mieux être en relation avec son milieu.

7Morizot développe sa réflexion à partir de l’animal, mais montre également que « l’attitude philosophique que l’on qualifie d’ "éthologie généralisée" » permet d’étendre sa proposition « diplomatique » à l’ensemble du vivant, celui-ci ayant comme caractéristique d’avoir des « comportements […] dans lesquels quelque chose comme son propre intérêt est toujours engagé » (ibid. : 182).

Questions et hypothèses

8Face au champ d’incertitudes qu’ouvrent les relations « diplomatiques » avec le végétal, il s’agit de se demander le degré de pilotage (Larrère, op. cit.) choisi par les maraîchers, sur un gradient allant de contrôler étroitement les processus jusqu’à promouvoir la dimension « sauvage [3] ». La variété des situations renvoie également soit à des techniques classiques s’appuyant sur des savoirs stabilisés, soit à l’exploration de situations peu connues dans le contexte de champs cultivés (De Tourdonnet et Brives, op. cit., p. 73).

9Il s’agira d’identifier le « par soi-même » des plantes qui est accepté, sollicité ou introduit dans les systèmes de production des maraîchers rencontrés. Pour cela, nous analyserons les pratiques de ces derniers et, plus particulièrement, le niveau de contrainte de leurs actions (Haudricourt, 1962) sur la part « sauvage » des plantes. Jusqu’à quel niveau l’expression du « sauvage » est-elle envisageable dans un système devant répondre à des objectifs de production ? Jusqu’où les maraîchers promeuvent-ils les « par soi-même », et à partir d’où refusent-ils des manières d’être surprenantes, imprévues ? Les situations sont-elles différentes entre plantes productives et non productives ? Les relations entretenues avec les plantes sont-elles corrélées aux modes de conduite pratiqués que sont le plein champ ou les buttes de culture ? Quel affranchissement des données agronomiques stabilisées est-il nécessaire pour une découverte phénoménologique du « par soi-même » des plantes par le maraîcher ? Nous verrons en quoi les divers « par soi-même » exprimés par les plantes établissent, réaffirment, défient, perturbent les visions et les projets des maraîchers et comment les pratiques de culture sont révélatrices de différents modes d’observation des plantes. Notre hypothèse est que l’expression de l’autonomie des plantes de production et des adventices peut être extrêmement variable d’un maraîcher à l’autre et ce, pour des raisons d’ordre individuel qui dépendent de leur capacité à accueillir les manifestations des altérités végétales dans leur système de production. De ce fait, nous faisons également l’hypothèse que faire avec les plantes demande de refonder ce que signifie être un maraîcher par le partage de son pouvoir avec le végétal.

10Un rapprochement avec les observations du travail animal et, plus particulièrement, les écarts entre travail réel et travail prescrit (Lainé, 2018) est inspirant pour notre réflexion. Les écarts observés expriment en effet le décalage entre ce qui est attendu d’un animal en système productif et ce qu’il est capable d’inventer pour atteindre la tâche demandée. Cela est possible pour autant qu’on lui laisse exprimer son « par soi-même », sa manière d’être, parfois loin des sentiers imaginés pour lui. Nous postulons que la situation peut être similaire pour les plantes. Nous nous intéressons alors aux voies « choisies » par les plantes [4] et que les maraîchers acceptent d’emprunter sans pour autant perdre de vue leurs objectifs de production.

11Nous commencerons par la présentation du terrain puis l’analyse des pratiques de contrôle étroit du végétal, avant d’aller vers les pratiques qui permettent des expressions de ses manières d’être. Nous analyserons ensuite la diversité des réactions des maraîchers confrontés à des expressions des « par soi-même » des végétaux plus ou moins tolérées et se rattachant de manière hétérogène à des situations connues. Nous terminerons par la proposition du concept de maraîchage « diplomatique » sur la base du travail de Baptiste Morizot (op. cit.).

Description du terrain d’étude

12Au sein du panel d’agricultures s’appuyant, en France, sur le principe de la remobilisation des éléments naturels, le travail présenté ici porte sur le maraîchage en agriculture biologique et en agroécologie. En effet, les systèmes en agriculture biologique reposent sur le principe du « respect des équilibres naturels [5] », tandis que l’agroécologie est fondée sur la conception de systèmes de production agricole valorisant les processus et fonctions écosystémiques (Altieri, 1995). Nous avons donc rencontré des maraîchers en Agriculture Biologique (AB) et des maraîchers Nature et Progrès (N&P), dont l’association s’est longtemps définie comme « une fédération de consommateurs et de professionnels engagés depuis 1964 dans l’agroécologie [6] ».

13L’étude de terrain a été menée en Cévennes sud-lozériennes et nord-gardoises auprès de 14 maraîchers : quatre en AB, deux à la fois AB et N&P, et huit N&P. Des entretiens semi-directifs associés à un travail d’observation participante ont été effectués et complétés par deux travaux de master 2 : en agronomie (Catalogna, 2014) et en ethnologie (De la Grandville, 2016). Les maraîchers rencontrés ont été choisis sur une zone qui présente une cohérence géomorphologique. La figure 1 montre la diversité des activités de ces producteurs, les activités agricoles « autres » étant diverses (miel, fromage…) et parfois complétées par des activités non agricoles.

Liste et caractéristiques productives des maraîchers rencontrés

14Les maraîchers sur lesquels s’est portée l’enquête se répartissent dans 12 communes, en climat méditerranéen, deux dans le Gard, dix en Lozère. Les vallées où sont situées les fermes ont connu une immigration de néo-ruraux dans les années 1970. Les fermes se trouvent sur une chaîne schisteuse, en terrain accidenté, qui en fait un milieu difficile. Conditions météorologiques extrêmes, pentes, sols pauvres et peu profonds, tout se combine pour limiter les zones de cultures aux endroits qui peuvent être arrosés, ou bien là où la terre a été enrichie.

15Les fermes sont généralement très isolées, souvent accessibles uniquement par des pistes. La SAU moyenne est de 25 ha, certaines fermes pouvant couvrir plus de 60 hectares, mais partout moins d’un hectare de la surface totale est exploité en maraîchage (voir fig. 1). La majorité des exploitations s’organisent de façon concentrique : des terrasses en cultures de légumes, avec parfois quelques prés et/ou vergers, sont entourées de surfaces recouvertes de châtaigniers, elles-mêmes entourées de surfaces en chênes verts. Il y a cohabitation sur une ferme de plantes pérennes de production héritées des anciens (châtaigniers, arbres ou arbustes fruitiers) et de légumes choisis par le maraîcher. Les terrasses couvrent en moyenne quelques centaines de mètres carrés, certaines pouvant être seulement de l’ordre de la dizaine de mètres carrés. Les deux principaux modes de conduite sont le plein champ (la surface est plane, la délimitation entre les cultures et les allées étant assez floue) et les buttes de culture (les zones de cultures sont au moins 30-40 cm plus hautes que les allées) (Catalogna, op. cit., p. 21). Les maraîchers appellent ces zones de cultures des « jardins ».

16Ils empruntent librement leurs pratiques à différentes démarches culturales (biodynamie, permaculture, etc.), sans suivre de mouvement en particulier, mais en en tirant des informations selon un de leurs objectifs principaux : identifier des moyens de réduire le travail du sol. Ils prennent leurs informations de livres d’agronomie, de magazines, du Net, de formations continues, d’échanges avec d’autres professionnels en activité ou retraités, etc.

17Deux agriculteurs sont originaires de la région, les autres viennent de diverses villes françaises ou européennes, y compris les deux maraîchers fils ou petits-fils d’agriculteurs. Les maraîchers non originaires des Cévennes sont arrivés par hasard, au fil des rencontres ou à la suite de voyages. Ils se sont installés là par envie de pouvoir y vivre selon leurs principes de respect de l’environnement. Ils ont des formations et des parcours très hétérogènes, comme le maraîcher du couple L qui a une maîtrise en philosophie. Trois maraîchers ont un BPREA [7] et deux agriculteurs ont des formations supérieures agricoles (un BTS Gestion et protection de la nature, et un BTS Grandes cultures).

Résultats

18Nous commençons en présentant des situations où les végétaux, que ce soit des adventices venant freiner le processus productif ou des plantes cultivées soumises à une exigence de rentabilité, sont sous surveillance étroite pour répondre aux impératifs de production.

Des plantes sous contrôle

Le contrôle des adventices : occuper le terrain pour que « l’herbe » ne s’implante pas

19En ce qui concerne les adventices, les graines et les rhizomes représentent une menace sourde mais bien réelle car ils ont conquis le sol dans lequel s’épanouissent les plantes cultivées. Les producteurs ayant de grandes surfaces en maraîchage, c’est-à-dire supérieures à 3000 m², sont assez catégoriques dans leur gestion de « l’herbe », comme peut l’affirmer ce maraîcher ayant 4000m² en plein champ : « Je ne crois pas qu’il faille faire des théories sur l’herbe, il faut occuper le terrain devant elle, c’est ça le principe. Occuper le terrain pour qu’elle ne s’implante pas, qu’elle ne prenne pas possession du terrain. » (M. F). Les maraîchers ayant de plus petites surfaces peuvent être plus tolérants sur certains points, mais au risque de se laisser séduire (Pollan, 2004) et alors d’être envahis : « À un moment, j’avais laissé… il y avait de la matricaire, une camomille sauvage, de la verveine fil de fer… C’est des plantes que j’aime bien, donc je laissais quand je désherbais, mais après c’était envahi. » (Couple L).

20En plein champ, le moindre travail du sol au moment de la préparation des cultures fait germer les graines ou stimule les rhizomes. Or « l’énergie » contenue dans le sol doit être utilisée par les plantes cultivées et ne doit pas être « volée » par les adventices : « Quand les herbes sont là, elles vont prendre l’énergie qu’on a mis dans le sol. […] Si les herbes [dont] j’ai pas besoin […] viennent et qu’elles prennent l’énergie… après, elles prennent la place donc ça fait un travail énorme pour les enlever. » (M. K).

21Une fois les adventices germées, le risque représenté par leur présence est corrélé à la hauteur des cultures. Plus celles-ci sont basses, plus les adventices ont la possibilité de les étouffer rapidement puisqu’elles « vont leur faire trop d’ombre » (Mme C). Les sols de ces cultures-là sont donc plus rapidement et régulièrement bâchés (M. B, M. F) ou paillés avec des matières de façon la plus dense possible. Les adventices peuvent être « cuites » à la vapeur (M. B) ou désherbées à la main (pour les petites superficies) ou mécaniquement. Deux stratégies opèrent alors : enfouir les adventices (motoculteur, motobineuse sur les espaces suffisamment larges) ou les extraire du sol avec un griffon ou une grelinette (Catalogna, op. cit., p. 32) pour les mettre en paillis sur le sol ou dans le compost.

22Sur les buttes, la lutte contre les adventices se fait soit en tentant de « bâillonner » l’expression des graines ou des rhizomes par un paillage dense, soit en supprimant leurs expressions aériennes, sans toucher aux racines, de façon à ne pas perturber le sol. La petite superficie que représente une butte [8] permet un suivi attentif par une destruction pied par pied. La lutte est facilitée par la densité du semis et le non-travail du sol qui fait que les graines trop enfouies ne germent pas, les graines proches de la surface ayant germé et été enlevées rapidement.

23Que ce soit en plein champ ou sur butte, le contrôle des adventices dépend donc pour beaucoup, à la fois, des moyens dont dispose le maraîcher, du temps dont il dispose et des caractéristiques des plantes cultivées.

Les plantes de culture : un suivi particulièrement fin sur les buttes

24Les relations entretenues avec les cultures de plein champ seront analysées par la suite. Dans ce paragraphe, nous souhaitons focaliser notre attention sur les cultures sur buttes car elles constituent un objet paradoxal.

25Les maraîchers pratiquant la culture sur butte essayent cette technique pour expérimenter un système où aucun travail du sol n’est nécessaire. Ils parlent des buttes comme d’un objet « naturel », car favorisant les processus écosystémiques. M. K déclare par exemple vouloir faire en sorte que ses buttes soient une zone de production où « la terre se stabilise d’elle-même, les micro-organismes et les vers de terre et tout ça se débrouillent pour pas que la terre soit épuisée à chaque culture ». Néanmoins, les maraîchers soulignent que les buttes sont modelées par l’humain puisqu’elles sont le résultat d’un « travail de fou » lors de leur construction [9] (Mme I) et qu’ils y interviennent fortement par la suite. Le système de culture y est, en outre, « conduit » : il est paillé et irrigué par le goutte à goutte ; la faible dimension des buttes permet un suivi presque individuel des plants [10] ; les plantes de production sont installées de manière stratégique et suivies finement, y compris parce que leur mise en culture peut être expérimentale et qu’elles demandent donc d’être observées avec attention. Le suivi permet d’installer sur les buttes « des trucs plus délicats [qui ont] besoin d’une bonne terre quoi, bien couverte » (M. K). Pour M. E, les associations culturales ne sont pas spontanées puisqu’il cherche : « à trouver de très bonnes associations qui correspondent à toi, à ce que tu vas produire ». Les semis ou repiquages sont denses, obligeant à un suivi de proximité de façon à enlever les plantes arrivées à maturité et qui risqueraient d’en étouffer d’autres. Il faut surveiller où finit la complémentarité et où débute la concurrence entre plantes cultivées, les adventices étant contenues par un paillage très dense.

26Les buttes sont donc présentées comme le produit, à la fois, d’un façonnage humain et de fonctionnements naturels. Elles constituent en ce sens un exemple d’» objets oxymoriques » qui ne sont « plus pensables sur le mode du partage entre l’humain et la nature » (Cohen, 2018 : 29). Néanmoins, l’observation des pratiques montre que les entremêlements entre actions humaines et non humaines ne sont pas effectués de manière similaire entre les parties aériennes et souterraines des buttes. Alors que le sol n’est effectivement plus travaillé pendant plusieurs années [11], la partie aérienne reste, elle, l’objet d’une gestion importante et la naturalité y est encadrée. Les plantes cultivées sur buttes ont donc une marge de manœuvre étroite et la « naturalité » du système semble surtout caractériser les processus souterrains.

La valorisation fonctionnelle des potentiels écologiques : une ouverture aux « par soi-même »

27Nous venons de voir des exemples où certains maraîchers contrôlent étroitement les mauvaises herbes comme les plantes de culture. Ces situations cohabitent avec des cas où d’autres maraîchers – voire certains de ceux mentionnés jusqu’à présent – favorisent les manières particulières que les végétaux ont d’être eux-mêmes, ce que Baptiste Morizot nomme le « par soi-même ». Nous allons expliciter les gradients d’acceptation des « par soi-même » des végétaux par les maraîchers au sein des espaces productifs, selon différentes situations.

Le statut fluctuant des adventices

28Les adventices peuvent être différemment tolérées ; leur mise à mort fait par exemple évoluer leur statut d’indésirables à alliées. Fougères, genêts, feuilles de forêt peuvent être desséchées et couvrir efficacement les sols. Les branches coupées sont déchiquetées et transformées en BRF [12] et servent aussi de couverture des sols. L’important est que cette matière végétale dont on ôte la « vitalité » apporte ce qu’on espère d’elle dans la fonction qu’on lui donne, sans déborder de ce rôle en déposant des graines dans le sol. La maîtrise de la dimension « sauvage » des adventices par leur assèchement au bon moment ou par leur broyage permet de les transformer en moyens efficaces pour contenir la germination trop impétueuse de leurs congénères. À ce niveau, une paille d’origine mal connue est plus dangereuse que des adventices coupées avant épiaison. La paille, pour autant qu’elle soit une matière végétale « domestique », représente alors un risque et devient aussi dangereuse qu’une adventice mal contrôlée.

29Les adventices peuvent également être mises sur les sols afin qu’elles se décomposent et se transforment en matière organique. C’est une véritable transmutation qui s’opère. La matière végétale des zones non cultivées [13], celle qui rentre en compétition avec les cultures ou encore celle qui est le déchet des processus de production, devient terre de culture, si précieuse en Cévennes, grâce au processus naturel de décomposition que les maraîchers laissent opérer. Bogues de châtaigniers, feuilles, fougères, adventices arrachées, pulpes de pommes… sont utilisées dans le compost : « Tout ce qui est végétal, je me dis que c’est bien d’en faire de la terre… Est-ce qu’elle a des qualités… ? Mais ça fait déjà de la terre. On est sur le caillou, la terre est précieuse. » (Couple G). Sur les buttes, les mauvaises herbes coupées deviennent matière organique par la décomposition de leur partie aérienne sur le sol et de leurs racines dans le sol. Une fois qu’elles sont desséchées ou en décomposition, il s’agit ainsi de valoriser certaines plantes [14] dans un cadre bien défini dont elles ne doivent pas s’écarter.

30Les adventices vivantes peuvent, elles, trouver une fonctionnalité au bénéfice des plantes cultivées. Par exemple, au sein des cultures, les adventices peuvent offrir du couvert, de la fraîcheur ou un hébergement pour les auxiliaires, jusqu’au seuil – estimé individuellement par le maraîcher – où elles prennent le pas sur les plantes cultivées. Des adventices se font également médiatrices entre le monde souterrain et les maraîchers qui savent les traduire en plantes bio-indicatrices, renseignant sur les caractéristiques du sol et participant aux choix des cultures. Certaines plantes apparues spontanément dans des cultures peuvent y être laissées en raison de certaines de leurs propriétés. Par exemple, la carotte sauvage attire la mouche de la carotte avant ses congénères cultivées et leur sert ainsi de protection (Mme C). La consoude semée aux pieds des murs des terrasses pour contenir les ronces investit les buttes mais y est conservée car « un pied de consoude […] envoie carrément la dose [aux pieds de tomate] », estime M. K, en faisant référence aux nutriments que cette plante apporte aux tomates. La prêle ou l’ortie sont autorisées à pousser pour pouvoir être ensuite ramassées et transformées en décoction pour, respectivement, lutter contre la rouille et servir comme fertilisant. La ronce est tolérée car ses racines ameublissent le sol avant une mise en culture (M. K). Des chénopodes et des amarantes apparues dans les cultures de M. E sont laissées pour une consommation personnelle car « ils sont de très bons légumes ». M. K accepte ces mêmes plantes, en y rajoutant le millepertuis, car elles fournissent des services à l’écosystème de la butte où il les observe : « Même pour des choses qui ne sont pas censées aller ensemble, il y a tellement d’autres racines de différentes sortes […] C’est-à-dire qu’il y a des plantes, qui, par leurs racines, vont libérer des trucs […]. Le voisin va s’en servir de nutriment. » Ces plantes stimulent des processus écologiques par leurs assemblages avec d’autres éléments naturels sous terre ou sur la butte (insectes, champignons, plantes cultivées). Leur développement de « socialités non humaines » (Tsing, 2013) leur permet de faire valoir des fonctions écologiques recherchées et d’être ainsi acceptées. Elles réussissent ainsi à s’immiscer dans le système de production et à y participer, en faisant preuve de leur utilité. Elles montrent là aussi les limites d’une segmentation dualiste du système. Leurs rôles et leur statut fluctuent en fonction des cadres spatiaux et/ou temporels posés, et à condition pour elles, néanmoins, de ne pas exprimer d’autres facettes que celles pour lesquelles elles sont tolérées. Leur acceptation est soumise à négociation, comme le résume Mme C : « Elles ont le droit… mais pas partout […], il y a des compromis partout. » Les compromis sont d’ordre individuel, selon les seuils de tolérance des maraîchers, leurs connaissances écologiques ou leur adaptabilité. Enfin, ces adventices admises sont d’autant mieux tolérées que les « par soi-même » qui s’expriment correspondent à des connaissances stabilisées leur permettant ainsi de rentrer dans des schémas identifiés.

Des cultures permettant l’expression d’« initiatives » végétales

31Une majorité de maraîchers cherchent à autonomiser leur système. Cela peut passer par la valorisation de certains critères physiologiques et comportementaux des plantes cultivées. Par exemple, les maraîchers choisissent des semences de variétés rustiques et anciennes parce qu’ils estiment que les plantes qu’ils cultivent doivent « trouver dans leur environnement ce dont [elles] ont besoin » (M. M). La rusticité des plants favorisera, selon eux, l’adaptation des plantes aux spécificités du lieu. Certains utilisent les semences de leur propre production, au moins pour les cultures les plus « faciles » comme la tomate, car elles ont eu le temps d’intégrer les spécificités locales : « J’ai constaté encore cette année que mes graines que j’ai récoltées sont sorties 4 jours, 4 à 5 jours avant celles que j’ai achetées. Donc je me dis que c’est qu’elles s’habituent au climat ici. » (Mme C). Selon Anthony Trewavas (2017, p. 2), l’autonomie des plantes est facilitée par leur capacité d’adaptation aux spécificités des lieux, leur « mémoire ». Une fois le semis effectué, la germination et les premiers temps des plantules sont les plus risqués et amènent le maraîcher à une surveillance et des interventions accrues. Cependant, « une fois que la graine est levée, pour moi elle est suffisamment forte pour faire sa place, et, après, c’est de l’optimisation, comme si on essayait de la mettre dans les meilleures conditions pour qu’elle produise » (Mme A).

32Ces exemples illustrent des situations où les maraîchers délèguent aux plantes des actions (trouver de l’eau et des nutriments, résister au climat…) en s’appuyant sur des connaissances relativement stabilisées. Or ces situations peuvent amener les maraîchers à être confrontés à des réactions végétales non envisagées. Cela peut arriver à la suite d’expérimentations de la part du maraîcher ou est dû, à l’inverse, à l’accueil « d’initiatives » prises par les plantes. Par exemple, Mme A constate qu’avec « des expériences de désherbage pas effectué, [ses cultures] s’en sortent pas plus mal dans certain cas ! ». M. M a posé des pommes de terre directement sur le sol, sous de la paille : « J’ai fait ça parce que c’était une cagette de patates que j’avais complètement oubliée, qui était restée sur une étagère dans la cave […]. Ça ne ressemblait plus à rien […], mais au lieu de les jeter, j’avais lu ça quelque part, que c’était un moyen de faire, au lieu de les mettre sur le compost, j’ai pris un bout de terrain et j’ai fait ça. Et bien j’ai ramassé des pommes de terre nouvelles au mois de novembre. » M. M a laissé à ses plants de pommes de terre la possibilité d’exprimer une capacité dont il n’était pas certain.

33Le même maraîcher a également été confronté à des « initiatives » de la part d’arbres fruitiers et de pieds de vignes : « Là, j’ai l’impression que ce sera plutôt un verger sur cette parcelle. En voyant qu’il y a pas mal d’arbres qui poussent tout seuls, des pommiers, des cerisiers… et puis des vignes partout… Donc je vais faire des treilles, […] mettre ces vignes dessus, et du coup, sous l’ombre des treilles, je pense qu’il y a moyen d’avoir des salades et des radis en plein été. Qui seront au frais. » M. M s’est adapté aux imprévus amenés par les plantes, en intégrant une fonction maraîchère à un espace qu’il n’avait pas imaginé de cette façon. Ainsi, il pourra vendre des légumes en décalé par rapport aux autres maraîchers et s’en démarquer. Il fait ainsi évoluer son système de production et il modifie son offre de vente.

34D’autres exemples d’adaptation aux « initiatives » végétales témoignent de l’obtention de résultats a priori contre-intuitifs du point de vue des savoirs agronomiques stabilisés. C’est le cas pour M. N qui cultive à présent toute l’année une variété de salade découverte 7 ou 8 ans plus tôt et initialement destinée à pousser au printemps et en été. Elle était cultivée sous serre « pendant 3-4 ans [mais] elle ne se semait pas toute seule l’hiver. » Le maraîcher l’a alors laissée dehors pour monter en graines « pour la beauté du plant, pour récupérer les graines ». Après quelques années, « elle a évolué, puisque forcément, elle s’habitue au sol, elle s’habitue aux conditions de la région, elle devient plus résistante par rapport à des conditions climatiques bien d’ici. » Cela a permis aux plants de salade de se ressemer seuls, y compris là où on ne les attendait pas, soit « systématiquement, même l’hiver ». Le maraîcher constate que c’est la salade qui est à l’origine de ce changement de pratique : « Mais c’est elle qui nous l’a montré, parce que c’est elle qui s’est semée toute seule l’hiver, au départ. » Cette variété de salade a pu exprimer son « par soi-même », un potentiel imprévu, à la condition de ne pas être confinée dans des fonctionnements imaginés par le maraîcher et qu’il lui laisse un temps long pour s’exprimer, ainsi qu’un espace sur les parcelles. C’est la place spatiale et temporelle laissée à sa manière d’être qui a permis son expression.

Discussion : l’ouverture aux manières d’être végétales pour développer un maraîchage « diplomatique »

35Le maraîchage « diplomatique » s’appuie sur la prise en considération de l’altérité végétale dans la conduite du système agricole. Il peut se construire sur des dynamiques apparemment contraires. Dans certains cas, les maraîchers canalisent des initiatives végétales, dans d’autres, ils délèguent aux plantes des activités (par exemple trouver des nutriments) et des fonctions (par exemple ameublir le sol). Dans certains cas, l’altérité végétale est circonscrite par des savoirs stabilisés, dans d’autres, elle apparaît hors des cadres connus. Mais dans tous les cas, les maraîchers reconnaissent les irréductibles altérités des plantes, leurs manières propres, et co-énoncent avec elles. Le maraîchage « diplomatique » permet ainsi une évolution ontologique envers le végétal, et induit la recherche d’une cohabitation avec lui.

36Le maraîchage « diplomatique » permet d’explorer et de prendre en compte les « points de vue [15] » des végétaux, leurs manières d’habiter les lieux, « d’occuper le terrain » (Morizot, op. cit., p. 86). Le tissage de relations « diplomatiques » demande alors d’apprendre ce qui peut plaire à la plante, de développer des capacités à « entendre » la plante dire : « Là, il faut faire quelque chose » ; il s’agit d’» essayer d’avoir un peu d’empathie avec la plante, et voir comment est-ce que tu veux pousser, et comment je peux t’aider, ou pas, et tu pousses comme ça et puis ça marche » (M. M). Pour favoriser une capacité « d’écoute », Mme A estime que les contacts sont importants « Je leur parle beaucoup à mes plantes […], il faut les toucher aussi… enfin, voilà, il faut échanger. » L’organisation parcellaire de la ferme joue un rôle dans cette proximité (Myers, 2017), ainsi que l’affirment plusieurs maraîchers : « Je suis assez convaincue que plus c’est petit, plus t’es proche de tes cultures. » (Mme A).

37Le maraîchage « diplomatique » correspond aux principes de la fabrication d’un panier selon Tim Ingold, où la forme du produit « n’est pas imposée au matériau mais surgit à travers le travail lui-même » (2013, p. 214), où « elle résulte d’un jeu de forces provenant à la fois de l’intérieur et de l’extérieur du matériau dont il est constitué » (ibid., p. 209). Dans le cas des productions maraîchères, les « forces » correspondent aux volontés des maraîchers et aux « par soi-même » des végétaux. La production devient un processus d’entremêlement, de construction avec les plantes, sans qu’elles soient réduites à leur stricte dimension productive de biens alimentaires. Cela induit un certain partage de pouvoir, au sens d’accepter des végétaux comme des êtres agissants avec lesquels composer un résultat aux contours imprévus, que ce soit dans l’aménagement spatial des jardins, les biens ou services produits, les temporalités souhaitées. Le maraîcher doit accepter de renoncer à vouloir suivre son seul intérêt de producteur de fruits ou de légumes, pour appréhender l’activité agricole dans une perspective élargie, à savoir une manière que les plantes du jardin ont d’interagir avec le milieu, de s’adapter à ses pressions multiples. Au lieu de raisonner uniquement au rythme d’une saison de production, il en vient à intégrer le rythme des végétaux, pour développer un « agencement polyphonique » c’est-à-dire « obéissant à des rythmes multiples » (Tsing, 2017, p. 62). L’hypersélection anthropique ciblée uniquement sur la productivité est remplacée par l’autorisation de comportements offrant une diversité de biens et de services, parfois au propre avantage de la plante. De cette manière, les plantes sont en interdépendance avec de « nombreux vivants et phénomènes » (Morizot, op. cit., p. 86), ce qui favorise ainsi leur autonomie, notamment vis-à-vis du travail du maraîcher.

38Il ne s’agit pas d’ériger les systèmes naturels en modèles normatifs, pouvant sous-entendre notamment la dimension morale posant que tout ce qui est naturel est bon (Beau, 2017, p. 88). Le maraîchage « diplomatique » n’oblige en rien les maraîchers à tout accepter de la part des végétaux. Il leur demande, plutôt, à la fois une attention au milieu et le développement – à l’inverse d’une logique de maîtrise – d’une logique de pilotage avec les aléas causés par les processus naturels. Cette capacité est essentielle dans la gestion des agrosystèmes écologisés où il faut faire avec aléas et incertitudes : « L’acceptation de l’imprévu dans la pensée et la posture permet d’intégrer l’aléa comme pivot et non comme obstacle de l’agir. » (Moneyron, 2016, p. 183). Les végétaux se font fournisseurs de savoirs d’expérience, acquis par les interrelations entre maraîchers et plantes [16]. Néanmoins, les maraîchers gardent leur libre arbitre, leurs objectifs de production avec toutes les contraintes que cela induit, mais ils prennent leurs décisions pour le bien de la relation avec le végétal et non pas selon leur bien strictement anthropocentré (Morizot : op. cit., p. 253).

Conclusion

39L’écologisation des pratiques incite à mobiliser les processus écologiques dans la conception des systèmes agricoles afin d’accroître leur durabilité. Le travail de terrain autour des relations entretenues avec les plantes en systèmes maraîchers biologiques nous a permis de questionner jusqu’où cette proposition amène à accepter une « nature qui se fait sans nous » (Maris, op. cit.), c’est-à-dire, dans notre cas, une dimension « sauvage » des végétaux au sein des espaces productifs. Les observations montrent des tensions paradoxales chez les maraîchers entre définir la place que la nature doit occuper et favoriser son autonomie. Le point de bascule est ténu entre la mobilisation réifiante des éléments naturels en tant que processus écologiques cadrés de manière unilatérale par les humains, et la co-énonciation avec des entités exprimant leur part « sauvage », leur « par soi-même. Par exemple, nous avons constaté une tendance forte à un contrôle étroit des adventices comme des plantes cultivées, que ce soit en plein champ ou sur butte. Cependant, des interstices apparaissent, où les maraîchers délèguent des actions aux plantes ou canalisent leurs « initiatives ». Pour cela, les maraîchers doivent progressivement accepter de sortir de leurs cadres préconçus et considérer les plantes comme des entités agissantes avec lesquelles co-construire les jardins. Les plantes peuvent alors exprimer des manières d’être qui ne se réduisent pas aux dimensions strictement productives.

40Le « par soi-même » des plantes peut exprimer des caractéristiques écologiques recherchées sur la base de connaissances établies, ou entraîner les maraîchers à explorer des terrains non stabilisés par les connaissances humaines. Il peut déborder du cadre prévu, voire se croiser au « par soi-même » d’autres entités, de manière prévisible ou impromptue, créant des processus dont le degré d’autonomie sera toléré à différents niveaux selon chaque maraîcher. Les expressions du « par soi-même » des plantes seront mieux tolérées s’il s’agit de plantes cultivées envers lesquelles il y a moins de méfiance ou moins d’enjeux que dans le cas des adventices sous contrôle étroit ou des cultures en expérimentation. Le partage du pouvoir entre maraîchers et végétaux reste négocié au cas par cas.

41Ce travail pose les prémisses d’explorations ultérieures afin de circonscrire les critères multifactoriels, aussi bien d’ordre technique que moral, qui influencent l’acceptation des « par soi-même » dans les diverses étapes de la production. De tels travaux permettront de questionner les possibilités de développer un maraîchage « diplomatique » et, ainsi, d’explorer ce que signifie être un maraîcher qui vit non pas une agriculture de production mais de relation (Kazic, op. cit., p. 50), qui « conspire » en conséquence avec les plantes (Myers, ibid. : 3), et quelles sont les pratiques qui restent à (ré)inventer avec elles.

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Mots-clés éditeurs : altérité, Maraîchage diplomatique, végétal, sauvage

Date de mise en ligne : 08/02/2021.

https://doi.org/10.3917/lpe.006.0016

Notes

  • [1]
    Une étude serait nécessaire pour identifier le rôle accordé aux éléments naturels dans toutes les formes d’agricultures écologisées analysées par Ollivier et Bellon (op. cit.). Pour le travail présenté ici, nous portons notre attention sur l’agriculture biologique et l’agroécologie dont nous expliciterons plus loin les principes envers les éléments naturels.
  • [2]
    « Plants and botanical worlds receive less attention in efforts to move anthropology beyond the human. »
  • [3]
    Dans la suite du texte, et conformément à l’opinion mentionnée de Morizot, les termes « sauvage » et « par soi-même » sont à considérer comme équivalents, désignant le caractère d’être autonome, spécifique du vivant.
  • [4]
    Nous ne rentrons pas ici dans le débat sur l’intelligence des plantes. Nous choisissons la même attitude philosophique que Morizot, à savoir que nous faisons l’hypothèse que « tout [le monde vivant] se comporte » (op. cit., p. 182 ; souligné par l’auteur). Notre travail s’intéresse aux comportements des plantes.
  • [5]
  • [6]
    Cette définition apparaissait sur le site de l’association jusqu’à sa refonte récente. Nature et Progrès a par exemple participé en 2008 à l’organisation du premier colloque international sur l’agroécologie. Nous ne développons pas ici les raisons politiques qui ont amené l’association à retirer ce terme de sa stratégie de communication.
  • [7]
    Brevet professionnel de responsable d’entreprise agricole. Formation destinée aux adultes afin qu’ils puissent accéder au niveau nécessaire pour bénéficier d’aides à l’installation (entre autres critères).
  • [8]
    800 m² dans un seul cas, les autres buttes étant entre 200 et 500 m².
  • [9]
    Selon le type de buttes, soit le sol est creusé pour y placer différentes couches de matériaux, soit le sol des allées est replacé sur les buttes. Dans tous les cas, leur construction représente un travail considérable et un chamboulement des couches du sol.
  • [10]
    Ce que ne permet pas de faire le plein champ par exemple.
  • [11]
    Selon la manière dont elles sont construites, les buttes ont une durée de vie entre 5 et 15 ans tandis que d’autres demandent qu’on réintervienne au bout d’un an.
  • [12]
    Bois Réal Fragmenté : résultat du broyage de branches coupées avec ou sans feuilles.
  • [13]
    On a vu, dans la description du terrain, que les fermes comportent des châtaigneraies ou des bois non entretenus de chênes verts.
  • [14]
    Certaines mauvaises herbes, comme le liseron ou le chiendent, ne seront jamais tolérées sous quelque forme que ce soit.
  • [15]
    Ce terme renvoie au chamanisme méthodologique explicité par Baptiste Morizot s’inspirant du perspectivisme amazonien (op. cit., p. 190 et suivantes).
  • [16]
    Nous renvoyons ici au processus d’écoformation où les agriculteurs apprennent des relations sensibles, directes et réflexives qu’ils nouent avec l’environnement (Silva et al., 2019).
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