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Article de revue

Le protectionnisme esthétique de Ned Hettinger

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Notes

1Ned Hettinger, actuellement professeur de philosophie émérite au College de Charleston en Caroline du Sud (États-Unis) où il aura exercé pendant plus de vingt ans, est un philosophe assez atypique au sein du courant d’éthique et d’esthétique environnementales. Titulaire d’une licence en économie et en philosophie (B. A.) obtenue à l’université de Denison en 1975, il soutient avec succès sa thèse en philosophie (Ph. D.) dix ans plus tard à l’université de Colorado, et décide assez vite de se spécialiser en philosophie environnementale. Il est l’auteur de près d’une cinquantaine d’articles de revue et de contributions à des volumes collectifs, et a écrit sur les sujets les plus divers : sur la propriété intellectuelle, la biotechnologie, la valeur de la prédation, la désobéissance écologique, l’écoterrorisme, l’anthropocène, les espèces invasives, la restauration de la nature, etc. [1] Ses brillantes interventions en éthique et en esthétique environnementales, qui ont nourri et continuent de nourrir de nombreuses discussions (voir notamment Moriarty et Woods, 1997 ; Everett, 2001), lui ont valu une reconnaissance immédiate au sein de ces courants de pensée où son nom est généralement associé, en raison de la réelle proximité philosophique de ces deux penseurs, à celui de Holmes Rolston, sur lequel Ned Hettinger a écrit plusieurs études décisives (Hettinger, 1994 ; 2001 ; 2007).

2Dans les pages qui suivent, nous nous proposons de présenter les fondements de la théorie d’esthétique environnementale que Ned Hettinger a développée sous le nom de « protectionnisme esthétique » afin d’en montrer la pertinence et l’intérêt, tout autant pour la philosophie de l’esthétique que pour la philosophie environnementale au sens large. La difficulté particulière qui attend celui qui se risque à un tel exercice tient à ce que la théorie de Hettinger est le fruit d’une longue méditation des différents modèles qui ont été avancés depuis le début des années 1970 en esthétique environnementale, depuis la théorie cognitive d’Allen Carlson aux travaux d’Emily Brady, Yuriko Saito ou de Noël Carroll, qui mettent l’accent sur le rôle de l’imagination et des émotions, en passant par le relativisme de John Fisher et de Malcolm Budd. Le protectionnisme esthétique, comme nous le verrons, est une théorie résolument pluraliste qui s’efforce de réaliser une synthèse équilibrée des différentes théories d’esthétique environnementale, en reconnaissant l’existence d’une multiplicité de réactions esthétiques à l’environnement, parmi lesquelles certaines apparaissent comme étant préférables à d’autres.

Qu’est-ce que le protectionnisme esthétique ?

3La thèse cardinale du protectionnisme esthétique consiste à dire que les considérations esthétiques fournissent par elles-mêmes une importante justification rationnelle aux entreprises de protection de l’environnement. Comme le signale Ned Hettinger lui-même (2016 : 288), l’expression de « protectionnisme esthétique » n’est pas de son cru, mais a d’abord été utilisée par Stan Godlovitch pour signifier l’idée selon laquelle « la nature mérite d’être préservée et d’être mise à l’abri des dommages qu’on pourrait lui faire subir sur la base de fondements esthétiques plutôt que moraux » (Godlovitch, 1989 : 171). À la différence de ce dernier, toutefois, Hettinger n’exclut pas que le protectionnisme esthétique, tel qu’il le comprend, puisse recourir à d’autres types d’arguments que les arguments esthétiques pour justifier la protection de la nature. Sans nullement mettre en doute l’existence d’autres argumentaires susceptibles de fonder la protection environnementale, la théorie de Hettinger entend faire reconnaître que les considérations esthétiques sont par elles-mêmes légitimes et suffisantes.

4Que la considération de la beauté environnementale puisse constituer en elle-même un mobile puissant de protection environnementale – l’idée semble faire assez largement consensus. Holmes Rolston soulignait justement que « l’expérience esthétique est l’un des points de départ les plus communs en éthique environnementale. Faites un sondage en demandant pour quelle raison l’on devrait protéger le Grand Canyon ou le parc national de Grand Teton, vous verrez que la réponse le plus souvent obtenue sera : “parce que la nature y est belle et majestueuse !” » (Rolston, 2015 : 278). Eugene Hargrove écrivait pour sa part, dans un livre dédié à l’examen des origines des préoccupations environnementales, que « les prémisses historiques ultimes de la préservation de la nature sont d’ordre esthétique » (Hargrove, 1989 : 168).

5De fait, chacun sait que la prise en compte de la beauté environnementale a joué un rôle déterminant dans l’élaboration des lois protégeant l’environnement dans de nombreux pays : en Angleterre, une quarantaine de sites ont été classés parmi les zones présentant une beauté naturelle exceptionnelle (Areas of Outstanding Natural Beauty) ; aux États-Unis, l’article 2 de l’Endangered Species Act de 1973 mentionne « la valeur esthétique pour la Nation » parmi ses attendus. Pour prendre un exemple bien connu, la construction du barrage dans la vallée d’Hetch Hetchy située dans le parc national de Yosemite au début du xxe siècle a sans nul doute joué un rôle crucial dans la formation du mouvement environnemental. John Muir, membre fondateur du Sierra Club et fer de lance de la préservation de Hetch Hetchy, notait que

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Tout le monde a besoin de beauté aussi bien que du pain. […] De cette faim de beauté naturelle témoignent aussi bien les plantes alignées sur le rebord de la fenêtre des logements des plus modestes – y compris le géranium dans son pot fêlé –, que les rosiers bien taillés et les jardins de lys des plus riches, les centaines de jardins publics de grande dimension et les jardins botaniques, sans oublier nos magnifiques parcs nationaux – Yellowstone, Yosemite, Sequoia, etc. –, ces sublimes merveilles de la nature qui font l’admiration et la joie du monde entier. […] Construire un barrage dans la vallée de Hetch Hetchy ! Autant en construire un au beau milieu de nos cathédrales et nos églises : nulle part ailleurs ne se trouve un temple plus sacré béni du cœur des hommes.
(Muir, 1912 : 255-257, 260-262)

7L’importance de l’esthétique pour la protection de l’environnement est encore mise en évidence par le fait que cette dernière constitue souvent un mobile bien plus puissant que l’obligation morale. Comme le dit Hettinger, là où le devoir moral a quelque chose de rigide et semble imposé de l’extérieur, la beauté, quant à elle, suscite un attachement profond et une implication personnelle, et insuffle presque automatiquement un désir de protection (Hettinger, 2016 : 288). Même s’il est vrai qu’« il n’y a pas de liaison nécessaire entre le fait d’évaluer esthétiquement certains lieux et le fait de les respecter et d’en prendre soin » (Brady, 2013 : 200-201), il faut néanmoins reconnaître qu’il y aurait une forme d’incongruité psychologique dans l’attitude de celui qui jugerait magnifique une chose tout en se désintéressant de ce qui peut advenir d’elle ou qui désirerait même la détruire. Comme l’écrit pour sa part Allen Carlson, « l’impératif esthétique prescrit que, une fois reconnue, la laideur est ce qui doit être évité et la beauté est ce qui doit être apprécié et préservé » (Carlson, 2006 : 117).

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Mais une chose est d’admettre que les considérations esthétiques fournissent bien souvent une impulsion importante aux entreprises de protection environnementale, autre chose est de reconnaître qu’elles suffisent à les justifier rationnellement. Il se peut que la considération de la beauté nous pousse à vouloir protéger la nature, mais la question est de savoir si nous avons raison de le faire pour un tel motif. A contrario, on comprendrait que celui qui éprouve une répugnance physique à la vue d’un lépreux ne soit pas spontanément disposé à lui venir en aide, mais qui oserait prétendre que cette répugnance constitue par elle-même une bonne raison pour ignorer les besoins de celui qui en souffre ?
(Hettinger, 2016 : 288)

9La thèse que défend le protectionnisme esthétique tient en ceci qu’elle considère que les considérations esthétiques peuvent pleinement contribuer à justifier la protection de l’environnement.

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Si la dégradation environnementale pose de sérieux problèmes, écrit Hettinger, c’est dans une large mesure parce qu’elle implique la destruction d’une valeur esthétique substantielle. En fait, si la valeur esthétique des espaces de nature sauvage, des campagnes et des arbres de notre voisinage était faible (voire négative), ce n’est pas seulement la pratique de la protection de l’environnement qui se verrait grandement affaiblie, mais encore sa justification même.
(Hettinger, 2015 : 311-312)

11Reprenant à son compte les idées avancées par Katherine Robinson et Kevin Elliott sur le rôle de l’esthétique environnementale en matière de décision publique, Hettinger fait valoir que l’esthétique environnementale peut agir comme une sorte de catalyseur de motivations permettant de combiner aux considérations proprement esthétiques des facteurs plus décisifs tels que l’économie ou la santé publique :

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Nous défendons l’idée qu’une politique publique en matière d’environnement qui saurait mettre adéquatement en lumière les menaces contre l’intégrité esthétique disposerait par là même d’un socle de motivation suffisant pour développer par la suite des arguments d’ordre scientifique, légal et économique. […] Nous ne prétendons pas que la prise en compte de l’intégrité esthétique soit appelée à devenir en toutes circonstances le facteur décisif pour trancher les disputes en matière de politique environnementale ; nous suggérons seulement qu’elle fournit un bon point de départ ou un cadre effectif pour un tel examen […]. La force des jugements esthétiques réside souvent dans leur capacité à motiver une recherche plus poussée relative aux dimensions techniques, légales ou scientifiques du projet considéré, et c’est en cela qu’ils peuvent se révéler ultimement décisifs.
(Robinson et Eliott, 2011 : 186-188)

13L’ambition de la théorie d’esthétique environnementale de Hettinger est de défendre les vertus du protectionnisme esthétique – sans ignorer les éventuelles limites d’une telle entreprise –, en s’efforçant de soutenir les deux propositions suivantes, étroitement liées l’une à l’autre suivantes. Primo, la proposition selon laquelle les arguments esthétiques ne sont ni faibles ni triviaux par comparaison avec les justifications d’ordre moral ou prudentiel pour la protection environnementale, et qu’ils se révèlent même à certains égards nécessaires. Secundo, la proposition selon laquelle l’objectivité en esthétique environnementale est importante pour fonder le protectionnisme esthétique, et ne pose aucun problème philosophique particulier pour peu que l’on comprenne le concept d’objectivité, non pas comme un concept métaphysique (portant sur le genre de choses qui existent et sur la façon dont elles existent), mais comme un concept épistémologique (relatif à notre capacité à connaître certaines choses et à justifier les énoncés que nous avançons à leur sujet).

De la nécessité des arguments esthétiques en matière de protection environnementale

14Bien que de nombreuses voix se soient élevées pour souligner l’importance de l’esthétique pour la protection de l’environnement – et parmi les plus importantes de la philosophie de l’environnement et du militantisme écologique, telles que celles d’Aldo Leopold (2013 : 138), de Holmes Rolston (2015 : 310), d’Eliott Sober (2002 : 140) et de David Orr (1992 : 87-88) –, il n’est pas rare que l’on tienne les considérations esthétiques pour superficielles, jusqu’à leur dénier tout sérieux dans le processus de décision, qu’il s’agisse de problèmes environnementaux ou de tout autre problème. C’est ainsi que de nombreux environnementalistes se montrent réticents à faire appel à la beauté. Katherine Robinson, dans un article où elle faisait valoir que la projection de particules de sulfure dans la stratosphère dans le but de prévenir le réchauffement climatique pourrait mener à la disparition du ciel bleu au-dessus de nos têtes ainsi que des nuits étoilées, écrivait en ce sens que « rares sont ceux qui estiment devoir se soucier des valeurs esthétiques de l’environnement face à la menace d’un tel désastre global. Pourquoi devrait-on se préoccuper des qualités esthétiques lorsque notre manière de vivre et peut-être même nos vies tout court sont sur le point d’être détruites ? » (Robinson, 2012 : 2). Gary Varner évaluait le rôle que l’esthétique peut jouer dans le processus de décision en matière d’environnement comme étant celui d’un argument en dernier recours – celui qui permet au mieux de départager les parties prenantes d’un débat lorsque tous les autres arguments ont été épuisés :

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La tentative visant à justifier l’interdiction de soumettre à exploitation les forêts anciennes du Pacific Northwest encore présentes qui se contenterait d’invoquer leur beauté particulière reposerait sur des bases bien fragiles s’il apparaissait qu’une telle interdiction aurait pour effet de provoquer la ruine économique de milliers de bûcherons et d’ouvriers d’usine. […] Mais si les arguments pour et contre s’équilibrent, alors, toutes choses égales par ailleurs, la considération de la beauté esthétique des forêts peut se révéler contraignante.
(Varner, 1998 : 22)

16J. Robert Loftis, dans un article entièrement dédié à une attaque en règle de l’esthétique comme fondement de la protection de l’environnement, écrivait pour sa part que « les considérations esthétiques impliquant la nature sont faibles et structurellement incapables de motiver les mesures substantielles dont les environnementalistes ont besoin d’ordinaire. Comment les environnementalistes peuvent-ils demander à des milliers de bûcherons d’abandonner leur travail et de renoncer à leur manière de vivre sur la seule base de considérations esthétiques ? » (Loftis, 2003 : 43)

17Hettinger n’ignore bien sûr aucune de ces objections – qu’il est le premier à citer et à examiner avec attention (Hettinger, 2015 : 312, 2016 : 290). La réponse qu’il leur oppose consiste à développer ce qu’il appelle un « concept épais » (thick conception) de l’esthétique où la beauté de l’environnement et le plaisir esthétique qu’elle procure ne sont pas réductibles à une compréhension triviale (Hettinger, 2010 ; 2016). Les réactions esthétiques, déclare-t-il, ne se ramènent pas à de simples plaisirs sensoriels, et pas davantage à l’appréciation des qualités formelles. L’idée de « plaisir esthétique » se révèle impuissante à saisir la richesse des réactions esthétiques à l’environnement, telles que celle que provoque l’éblouissement des éclairs au cours d’un orage, ou l’intérêt mêlé de perplexité que suscitent les yeux globuleux d’une libellule permettant une vision multidirectionnelle (Hettinger, 2016 : 293). En outre, de telles réactions impliquent souvent un engagement cognitif et affectif, et non pas seulement une simple sensation. Leurs objets incluent des caractéristiques esthétiques de l’environnement considéré comme un tout, et leur appréciation suppose une sensibilité à la particularité des lieux (c’est-à-dire un sentiment d’appartenance au lieu où l’on se trouve et un désir d’en prendre soin), ainsi qu’aux qualités expressives des environnements naturels et humanisés. Comme l’écrivait pertinemment Ronald Hepburn,

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lorsque nous nous efforçons de défendre les sites présentant une « beauté naturelle exceptionnelle » contre les dégradations, la manière dont nous comprenons le concept de « beauté » est de la dernière importance. […] Si nous souhaitons attribuer une très haute valeur à l’appréciation de la beauté naturelle, nous devons être capables de montrer qu’il en va de tout autre chose dans cette affaire que de préserver le caractère croquignolet d’un lieu pour les piqueniques dominicaux, ou le charme bucolique d’une campagne furtivement aperçue à travers les vitres d’un car de tourisme, ou encore les nombreux « beaux points de vue » dont la visite est pour ainsi dire obligatoire.
(Hepburn, 1993 : 65)

19Le caractère expressif des environnements naturels constitue une composante importante de leur valeur esthétique sur laquelle Hettinger met particulièrement l’accent. L’environnement, à l’instar de la musique, écrit-il, peut susciter des sentiments et des émotions, comme ceux que l’on éprouve au sein d’une forêt perdue dans les brumes ou au cœur d’un orage terrifiant.

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Songez au caractère lugubre, étrange et au pouvoir implacable de certains environnements : le vaste panorama qui s’ouvre devant celui qui se tient au sommet d’une montagne, la mer qui s’étend à l’infini, ou un orage qui se déchaîne et dont la violence nous pousse à chercher un abri. Ces environnements et ces entités naturels peuvent nous dynamiser ; ils peuvent aussi nous stupéfier et nous submerger. Le plus souvent, ils humilient notre orgueil et sont pour nous l’occasion de prendre la mesure de l’insignifiance de la plupart des choses que peuvent faire les êtres humains. Ils mettent en évidence notre vulnérabilité et notre relative faiblesse, et dégonflent ainsi notre arrogance en sapant notre position de domination à l’égard de la nature – vices de plus en plus répandus à l’heure de ce que certains appellent désormais l’ère de l’anthropocène (c’est-à-dire « l’âge de l’homme »).
(Hettinger, 2016 : 293)

21Dans le même sens, Richard Norman notait que ces environnements offrent des

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caractéristiques naturelles qui […] contribuent à donner au monde la signification qu’il a pour nous, […] ils enrichissent nos vies, non pas nécessairement parce qu’ils sont par eux-mêmes magnifiques, mais en raison de leur puissance évocative et émotionnelle. […] De telles expériences font partie intégrante de la condition humaine ; […] cette dernière serait considérablement appauvrie si d’aventure de telles expériences venaient à être détruites.
(Norman, 2004 : 23)

23De plus – second argument que développe Hettinger en réponse aux objections précédemment évoquées –, le mérite d’une théorie environnementale qui prendrait appui sur les arguments inspirés par des considérations esthétiques tient à ce qu’elle trouverait par là même le moyen de mettre en place une protection de l’environnement qui n’évaluerait pas la nature comme une simple ressource pour les êtres humains. Bien que la nature soit absolument essentielle pour notre bien-être, chacun admettra volontiers que la réduction de la valeur de la nature aux bénéfices que nous pouvons en tirer manifeste une forme aiguë d’anthropocentrisme. Il s’ensuit qu’il est d’une importance primordiale de pouvoir concevoir une éthique de l’environnement qui ne soit pas anthropocentrique ou instrumentale – ce à quoi contribue précisément une théorie d’esthétique environnementale, bien mieux que ne pourrait le faire une éthique biocentrique reconnaissant les droits et les intérêts des animaux sensibles non humains, ainsi que des créatures vivantes insensibles.

24En effet, aussi méritoire soit-elle, une éthique centrée autour de la vie sensible offre cet inconvénient majeur d’abandonner la nature inerte à notre discrétion et à nos arbitraires. Pour reprendre les exemples que propose Hettinger, il se peut que les glaciers puissent être protégés au nom des vers de glace (Mesenchytraeus) qui y vivent. Il se peut aussi que la protection du Refuge national de vie sauvage de l’Arctique trouve une justification dans le fait que les caribous (Rangifer tarandus groenlandicus) y ont leur habitat. « Mais qu’adviendrait-il de ces derniers, demande Hettinger, s’il apparaissait que les caribous se porteraient tout aussi bien à proximité d’une unité de production pétrolière ? Imaginez les caribous se blottissant contre les pipelines au cœur de l’hiver pour se réchauffer… » (Hettinger, 2016, 294) Il est clair que dans de tels cas, il serait indispensable d’avancer des arguments garantissant la protection de la nature inerte pour elle-même. Une éthique biocentrique nous laisse impuissants face à la tâche de défendre les droits et les intérêts d’autres entités naturelles que les organismes dans la mesure où on ne voit pas bien ce que peut être le « bien » d’un glacier, d’un nuage ou d’une zone humide. C’est précisément en ce point que peut et que doit intervenir la considération de la beauté de la nature inerte : l’esthétique, et elle seule semble-t-il, peut dans ce cas fournir les arguments justifiant sa protection.

25Enfin – troisième et dernier argument qu’invoque Hettinger –, le recours direct à l’esthétique se révèle indispensable pour fonder une attitude respectueuse à l’égard de la nature et une relation plus vertueuse entre les êtres humains et leur environnement. En effet, l’insensibilité à la beauté de l’environnement, souligne-t-il, constitue un défaut particulièrement grave, et ce non pas seulement parce que l’appréciation de la beauté naturelle est l’une des conditions de l’épanouissement humain, mais parce que cette incapacité – qui s’accompagne de l’incapacité à protéger la nature – est l’indice d’une absence de respect pour la nature.

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Être incapable d’admirer la traînée blanchâtre de la Voie lactée par un soir de nouvelle lune ou la stupéfiante finesse du maillage d’une toile d’araignée, c’est échouer à nouer une relation significative avec le monde non humain, de la même manière que l’on passerait tout à fait à côté des êtres humains si l’on se montrait incapables d’apprécier leur sens de l’humour, leur délicatesse ou leur calme face à l’adversité.
(Hettinger, 2016 : 294-295)

27Dans un passage de l’un de ses articles où il évoque la beauté de sa femme, Rolston écrivait dans le même sens que

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ce serait bien mal la juger que de ne lui reconnaître de valeur que dans la mesure où elle est « belle » – au sens esthétique que ce mot revêt ordinairement. […] Mais, inversement, je la méconnaîtrais si je manquais d’apprécier sa beauté. La sensibilité à sa beauté pourrait me donner un accès à ses autres mérites. Eh bien, ne pourrait-on penser que les relations que nous avons avec les grues du Canada ou les séquoias sont, mutatis mutandis, analogues à celles que chacun d’entre nous soutient avec son époux ou son épouse ?
(Rolston, 2015 : 282)

29Bien qu’elles ne constituent assurément pas le seul type de raisons pour protéger la nature, les considérations esthétiques méritent donc d’être prises au sérieux, et à cet égard elles se révèlent nécessaires pour fonder une protection de l’environnement appropriée.

Protectionnisme esthétique et anthopocentrisme

30À la lecture de ce qui précède, une objection ne manquera pas de venir immédiatement à l’esprit. La protection de la beauté de la nature peut-elle se justifier autrement qu’au nom d’intérêts humains ? Car, si l’on accorde que seuls les êtres humains sont à même d’apprécier la beauté de la nature et que les autres animaux ne l’apprécient pas pour ses qualités esthétiques, il s’ensuit que le protectionnisme esthétique vise à préserver la beauté de la nature pour le seul plaisir que les êtres humains y trouvent, c’est-à-dire pour les expériences plaisantes dont les diverses qualités esthétiques de la nature sont pour eux l’occasion. Mais dans de telles conditions, on ne voit plus bien ce qui distingue fondamentalement le type d’usage que le protectionnisme esthétique entend faire de la nature de celui qu’en font les amateurs de 4x4 et autres véhicules tous terrains tels que les motoneiges, ou bien encore les amateurs de ski nautique, de randonnée et de chasse, lesquels trouvent aussi matière à s’égayer dans la nature – à cette différence près que l’appréciation esthétique de la nature laisse cette dernière dans l’état où elle l’a trouvée, et constitue donc une manière inoffensive d’en jouir. Mais pour le fond, cette pratique ne se distingue pas de toutes celles qui consistent à instrumentaliser la nature pour le plaisir des êtres humains. Bref, on ne voit pas comment le protectionnisme esthétique pourrait échapper à l’accusation d’anthropocentrisme.

31La réponse de Hettinger s’articule en deux temps. Elle consiste tout d’abord à distinguer entre différents types de protectionnisme esthétique anthropocentrique, selon leur degré de profondeur ou de superficialité. La protection de la nature fondée sur le seul fait que cette dernière est agréable et belle à regarder définit une esthétique anthropocentrique de type superficiel – ce qui ne signifie toutefois pas qu’elle soit dénuée, pour cette raison même, de tout mérite en ce qu’elle peut réellement contribuer à l’amélioration de nos vies. Une esthétique anthropocentrique plus profonde soulignera que la beauté environnementale est constitutive du bien-être humain, et qu’elle n’est pas par rapport à ce dernier un simple moyen. Telle est la thèse défendue par Katherine Robinson et Kevin Elliott, lesquels font valoir que l’intégrité esthétique, le sens des lieux, l’identité humaine et le bien-être sont inextricablement liés les uns aux autres (Robinson et Elliott, 2011). Le sens des lieux implique un attachement affectif qui est en partie constitutif de l’identité personnelle et il joue un rôle capital dans le sentiment de bien-être. La destruction de l’intégrité esthétique d’un lieu – mettons, la contamination du réseau hydrographique d’une région connue pour ses lacs et ses rivières – aurait pour effet de compromettre le sens du lieu des personnes qui y vivent, et serait tout aussi dommageable que l’ouverture d’un restaurant McDonald ou d’un club de striptease au sein d’une communauté Amish.

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La protection de l’intégrité esthétique d’un environnement, conclut Hettinger, au motif que ce dernier est constitutif de l’identité personnelle et détermine une condition essentielle du sentiment de bien-être revient certes à défendre un intérêt humain, mais il faut noter que la beauté de l’environnement n’est pas par-là instrumentalisée puisqu’elle n’est pas tenue pour un simple moyen. Cette esthétique anthropocentrique avance des arguments plus profonds et plus puissants pour la protection de la nature que ceux qu’avance une esthétique invoquant les expériences plaisantes dont l’environnement peut être l’occasion.
(Hettinger, 2016 : 296)

33Mais plus radicalement, Hettinger estime que l’interprétation du protectionnisme esthétique en termes anthropocentriques reviendrait à méconnaître la réelle portée de cette dernière. Sans doute la valeur instrumentale de l’environnement pour les êtres humains est-elle proprement incalculable, et sans doute notre bien-être ainsi que celui de la nature sont-ils profondément liés l’un à l’autre de multiples manières. De manière générale, on ne saurait exagérer notre extrême dépendance instrumentale à l’endroit de notre environnement naturel. La nature se révèle d’une importance décisive pour répondre à un grand nombre de besoins humains, lesquels vont bien au-delà des seuls besoins alimentaires.

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Mais, ajoute-t-il, l’incapacité à évaluer la nature autrement que comme un moyen pour satisfaire des besoins humains est l’indice d’un échec moral et témoigne d’une forme d’égoïsme intraspécifique. Si le protectionnisme esthétique n’est qu’une nouvelle manière de promouvoir un usage de l’environnement pour le seul plaisir des êtres humains, alors il ne peut pas prétendre rompre de quelque manière que ce soit avec l’anthropocentrisme, et le fait d’ajouter à ce type de défense de l’environnement l’obligation morale de partager la planète avec les autres espèces ou la critique de l’omniprésence des êtres humains sur terre, ne change pas grand-chose à l’affaire.
(Hettinger, 2016 : 296)

35Reprenant des distinctions que certains théoriciens d’éthique environnementale ont élaborées au début des années 1980 (avec primauté de John Baird Callicott), Hettinger souligne que l’on peut tout à fait reconnaître la possibilité d’une évaluation non anthropocentrique de la beauté environnementale sans pour autant faire l’hypothèse qu’une telle valeur esthétique environnementale existe dans le monde indépendamment de tout sujet effectuant une évaluation. La valeur esthétique peut être anthropogénique, en ce sens où elle présuppose des sujets effectuant une évaluation, sans être pour autant anthropocentrique, c’est-à-dire sans être réductible à ce qui est utile à des êtres humains. Pour dire la même chose autrement, il est important de distinguer entre la source de la valeur et son objet. Le fait que les êtres humains soient la source de certaines valeurs en tant que sujets d’évaluation ne signifie pas que ce qui fait l’objet de leur évaluation n’a de valeur que relativement à eux. L’évaluation esthétique, en tant qu’elle constitue un type d’évaluation, est engendrée par un sujet d’évaluation, mais ce fait ne rend nullement impossible de tenir l’objet d’évaluation pour un fin en soi et non pas pour un moyen. L’évaluation esthétique peut être à la fois anthropogénique, non anthropocentrique et non instrumentale.

36Rien n’empêche, par conséquent, d’évaluer un paysage pour sa beauté sans tenir le moindre compte des intérêts qu’une telle contemplation procure, à commencer par le plaisir esthétique qu’elle suscite. L’idée qu’une relation appropriée à la nature exige qu’on sache en apprécier la beauté, et qu’il y a une forme d’irrespect à ne pas savoir l’apprécier ni la protéger, suggère qu’il est possible de se préoccuper de la nature pour elle-même, indépendamment de toute considération anthropocentrique. La protection de la beauté environnementale est alors pensée comme une fin et non comme un moyen. Protéger certaines caractéristiques esthétiques de la nature au motif qu’elles « contribuent à donner au monde la signification qu’il a pour nous », pour reprendre la belle formule déjà citée de Richard Norman, c’est se préoccuper de la beauté environnementale pour elle-même.

Protectionnisme esthétique et objectivité esthétique

37Comme le suggère la section précédente, où l’idée d’une beauté qui serait propre à la nature et indépendante des intérêts humains a été évoquée, le protectionnisme esthétique de Hettinger semble conduire assez naturellement à la thèse de l’objectivité esthétique, d’abord défendue par Allen Carlson et reprise dans le cadre de sa propre philosophie par Holmes Rolston. L’un des intérêts de la théorie élaborée par Hettinger – qui n’a jamais fait mystère de ses options philosophiques en faveur du réalisme, comme l’attestent déjà sa thèse de doctorat soutenue en 1985, où il s’efforçait de défendre le réalisme contre les attaques de Richard Rorty et de Hilary Putnam, et ses publications ultérieures sur Rolston et Carlson (Hettinger, 2005, 2017) – tient à ce qu’il vise à intégrer les idées clés de l’esthétique cognitive à un modèle de type pluraliste, au sein duquel plusieurs réactions à l’environnement sont considérées comme étant également légitimes.

38Mais, demandera-t-on, pourquoi s’embarrasser d’une métaphysique de l’objectivité du beau naturel pour justifier la protection de l’environnement ? La seule chose qui compte en cette affaire, après tout, n’est-elle pas que certaines personnes croient que tel ou tel environnement mérite d’être protégé en raison de sa beauté, et non pas qu’une telle croyance ait un quelconque fondement objectif ?

39À cette objection, Hettinger répond que l’importance de l’objectivité des jugements en matière de protectionnisme esthétique dépend de la façon dont cet argument est mobilisé.

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Si le recours à la beauté environnementale sert de prétexte pour avancer des arguments qui n’ont rien à voir avec l’esthétique, alors il va de soi qu’il n’est nul besoin d’invoquer une quelconque objectivité esthétique. Qu’un jugement sur la beauté d’un environnement soit justifiable ou pas, du moment que certaines personnes le pensent, et que cette conviction a conduit à découvrir des raisons d’ordre économique et sanitaire de le protéger, alors peu importe que ce jugement soit subjectif. L’argument de l’objectivité esthétique est ici tout bonnement superflu.
(Hettinger, 2016 : 301)

41Le recours à l’objectivité esthétique paraîtra encore inutile si l’on considère que la protection de la beauté environnementale est constitutive du bien-être humain. Si ce qui importe au sens du lieu que certaines personnes possèdent (et donc également à leur bien-être) est l’intégrité esthétique telle qu’elles la perçoivent (et non pas telle qu’elle est réellement), alors il est bien clair que l’objectivité esthétique n’est nullement requise. Le bien-être de ces personnes sera mis en danger par la destruction de l’environnement même si leur jugement sur la beauté de l’environnement n’est pas mieux fondé que celui de ceux qui lui dénient toute beauté.

42Mais d’un autre point de vue, le recours à l’objectivité esthétique apparaîtra nécessaire pour peu que l’on conçoive le protectionnisme esthétique autrement que comme un moyen heuristique pour découvrir d’autres valeurs que les valeurs esthétiques, ou comme l’expression d’un attachement au lieu et d’une certaine conception du bien-être humain. Si la valeur esthétique d’un environnement constitue en soi une raison suffisante de protéger un environnement, alors l’argument selon lequel cet environnement est de toute beauté ne doit pas être compris comme l’expression d’une simple préférence subjective, laquelle ne pèse pas plus lourd en tant que telle que la préférence de sens contraire.

43De là l’importance qu’il y a à pouvoir prendre appui sur une forme d’objectivité esthétique : en effet, si tout fondement objectif venait à manquer aux jugements portés sur la beauté environnementale, il semblerait alors que ces derniers fournissent une base bien étroite pour justifier la protection de l’environnement. Comme l’a écrit l’une des premières philosophes à avoir examiné ce problème :

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Si la beauté naturelle ou artistique est purement dans l’œil de celui qui regarde, alors il s’ensuit que le jugement esthétique ne peut fonder aucune obligation. […] Un jugement de valeur qui est purement personnel et subjectif ne nous donne aucun moyen de faire valoir comme une obligation l’appréciation de telle ou telle chose, ou du moins de la considérer comme digne d’être protégée.
(Thompson, 1995 : 293)

45Accorder que les jugements esthétiques sont subjectifs et qu’ils sont affaire de goûts personnels – lesquels varient d’un individu à l’autre – revient à ruiner purement et simplement les efforts du protectionnisme esthétique, dans la mesure où la proposition selon laquelle tel ou tel environnement mérite d’être protégé en raison de sa beauté pourra se voir contredite par la proposition tout aussi valide déniant toute beauté à cet environnement. Sandra Lubarsky posait récemment le problème dans les termes suivants :

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Si la beauté n’est qu’une affaire d’opinion personnelle, alors comment devons-nous interpréter quelques-unes des expériences les plus tragiques du monde contemporain ? Quel sens y a-t-il à observer une exploitation minière à ciel ouvert au cœur des Appalaches tout en s’abstenant de former le moindre jugement esthétique ? […] Ne pourrait-on suggérer que notre incapacité à dire publiquement et avec assurance qu’« une mine à déplacement de sommet est laide » fait de nous, qu’on le veuille ou non, les complices de ce processus d’altération et de destruction de la nature qui se déploie ici et ailleurs ?
(Lubarsky, 2011 : 1)

47Mais quel sens faut-il reconnaître à l’idée quelque peu mystérieuse d’objectivité esthétique environnementale ? Une telle objectivité n’implique-t-elle pas la croyance selon laquelle il existerait dans le monde extérieur des faits de valeur, et l’idée hautement discutable selon laquelle il existerait une manière appropriée – et une seule – de réagir esthétiquement à un environnement ? L’originalité du modèle de Hettinger, nous allons le voir, est de prétendre pouvoir échapper à ces interprétations problématiques.

Pour un modèle pluraliste en esthétique environnementale

48Touchant le premier point (à savoir le réalisme métaphysique larvé de l’idée d’objectivité esthétique), Hettinger demande à ses lecteurs de faire l’effort de considérer l’objectivité esthétique environnementale comme un concept épistémologique (relatif à notre capacité à connaître certaines choses et à justifier les énoncés que nous avançons à leur sujet) plutôt que comme un concept métaphysique (portant sur le genre de choses qui existent et sur la façon dont elles existent).

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Comprise de cette manière, écrit-il, l’idée d’objectivité esthétique environnementale ne fait nullement l’hypothèse que la beauté serait une propriété appartenant aux objets indépendamment de toute capacité appréciative (à l’instar de ces propriétés que sont la taille et le poids d’un objet). Elle suggère seulement que, en matière d’esthétique environnementale, toutes les réactions, tous les jugements et tous les arguments ne se valent pas, et que certains valent mieux que d’autres. Elle se ramène donc à un rejet de la position relativiste, et à la défense de la thèse selon laquelle l’attribution d’une valeur esthétique à un environnement peut être plus ou moins bien justifiée, comme peuvent l’être certaines réactions esthétiques à l’environnement. Dans cette perspective, il devient possible de comprendre qu’un jugement esthétique peut être erroné, qu’il peut être amendé, et qu’il existe des moyens fiables d’éviter de commettre certaines erreurs et d’affiner son jugement. Les désaccords sur la valeur esthétique de l’environnement sont réels, mais cela ne signifie pas qu’ils sont toujours insolubles ou inextricables.
(Hettinger, 2016 : 301)

50Touchant le second point (à savoir le monisme scientifique qui paraît découler logiquement de l’hypothèse de l’objectivité esthétique), il fait remarquer que rien n’exige de lier l’idée de l’objectivité esthétique environnementale à celle selon laquelle il existerait une manière appropriée – et une seule – de réagir à un environnement. La thèse de l’objectivité esthétique environnementale est tout à fait compatible avec un modèle de type pluraliste autorisant une multiplicité de réactions esthétiques plus ou moins bonnes et une multiplicité de jugements esthétiques plus ou moins pertinents.

51

Par exemple, il se peut que la montagne du Grand Teton située dans le Wyoming soit jugée à juste titre comme étant majestueuse par la plupart d’entre nous, mais qu’elle soit estimée plutôt chétive au regard de celui qui a grandi dans l’Himalaya. En revanche, celui qui la jugerait comique en raison de la signification du mot « téton » en français réagirait assurément de manière puérile. L’évaluation des réactions esthétiques à l’environnement ne doit pas obligatoirement être faite en la référant aux couples disjonctifs « correct/incorrect », « véritable/erroné », « approprié/inapproprié ». Bien que de tels critères puissent être parfois pertinents, ils ne sont pas pour autant exclusifs d’autres types de critères. Les réactions et les jugements esthétiques peuvent être sérieux ou triviaux, bien informés ou mal informés, soigneux ou précipités, pénétrants ou biaisés, profonds ou superficiels.
(Hettinger, 2016 : 301-302)

52Il arrive parfois que les réactions esthétiques à l’environnement soient défectueuses en raison de défauts cognitifs. Par exemple, si quelqu’un croit à tort que la marmotte n’est qu’un gros rat de taille impressionnante, cette croyance engendrera une réaction esthétique erronée et donc inappropriée. De manière générale, Hettinger considère que les réactions les mieux instruites sont meilleures que celles qui ignorent, suppriment ou perçoivent de manière biaisée certaines propriétés des objets de l’environnement soumis à l’appréciation. Pour reprendre l’exemple de prédilection des théoriciens d’esthétique environnementale (Afeissa, 2016), les marais sont bien souvent méprisés parce qu’ils sont perçus comme étant des terrains en friches infestés de moustiques. Mais la vérité est que les eaux des marécages ne sont pas toujours stagnantes mais sont au contraire le plus souvent en mouvement. En outre, loin d’être des terrains en friches, les marais fournissent de multiples et importants services écologiques, parmi lesquels il faut mentionner la filtration des eaux polluées et la régulation des écoulements fluviaux. Les zones humides comptent aussi parmi les habitats naturels les plus fertiles et productifs de la planète. On admettra, par conséquent, que les réactions esthétiques aux marais fondées sur des perceptions mal informées ne devraient tout simplement pas se voir reconnaître une quelconque importance dans les débats portant sur la question de savoir s’il faut ou non protéger ce type d’écosystèmes.

53L’une des propositions clés de l’esthétique cognitive que Hettinger reprend volontiers à son compte consiste à dire qu’une connaissance élargie de l’environnement se révèle bien souvent nécessaire pour améliorer la façon dont nous réagissons esthétiquement face à lui – et plus précisément, que « les réactions guidées par une connaissance scientifique sont bien souvent les meilleures » (Hettinger, 2015 : 321).

54

Il me semble, écrit-il, que, dans bien des cas, la connaissance de l’environnement, en y incluant la connaissance du genre auquel appartiennent les entités naturelles soumises à notre appréciation et la connaissance de l’environnement de manière plus générale […] influence réellement et ne devrait jamais manquer d’influencer l’appréhension appropriée de l’environnement, et les jugements appropriés que nous rendons à son sujet. Représentez-vous la scène suivante : imaginez que, tandis que nous nous baladons en kayak quelque part dans les marais du sud des États-Unis, nous ayons le choix entre prêter attention au bruit que fait un oiseau de la famille des picidés et celui que fait un alligator. La possibilité que le premier bruit puisse provenir d’un picidé d’une espèce aujourd’hui peut-être disparue, dont l’existence n’a pu être attestée depuis quarante ans, suggérera que nous accordions toute notre attention au pépiement de cet oiseau piqueur, plutôt qu’au mugissement de l’alligator. Dans ce cas, la façon dont il convient d’appréhender l’environnement et de répartir toute chose en fonction de leur degré d’importance, à défaut d’être à proprement parler « déterminée » […], est à tout le moins hautement suggérée par ces quelques notions d’ornithologie. Ici la connaissance de l’environnement contribue à améliorer et à approfondir les réactions esthétiques, alors que l’absence de toute information aurait conduit à appauvrir l’expérience.
(Hettinger, 2015 : 351)

55À la suite de Carlson, Hettinger soutient donc que la capacité à identifier, parmi les catégories à travers lesquelles il nous est loisible d’apprécier les objets naturels, celles qui sont correctes et celles qui ne le sont pas, peut parfois aider à distinguer les réactions esthétiques appropriées de celles qui ne le sont pas. Carlson donne de nombreux exemples visant à montrer qu’une juste catégorisation suffit à déterminer les propriétés esthétiques appropriées d’une entité naturelle : s’agit-il là d’une ravissante marmotte ou d’un gros rat particulièrement imposant ? Est-ce là un cerf particulièrement disgracieux ou bien un orignal ayant atteint la maturité ? Cette baleine est-elle un poisson démesurément obèse ou un mammifère de taille impressionnante ? Le choix des adjectifs esthétiques appropriés repose sur la capacité à placer chaque entité dans la catégorie générique dont elle relève.

56

Le fait, conclut Hettinger, de disposer de l’information adéquate et de pouvoir effectuer la juste catégorisation des phénomènes et des entités naturels affecte réellement la façon dont nous évaluons l’environnement sur le plan esthétique, et ne devrait jamais manquer de le faire.
(Hettinger, 2015 : 353)

57Toutefois, à la différence de Carlson, Hettinger estime qu’il existe une grande diversité de réactions esthétiques plus ou moins bonnes, qu’il est possible de classer de multiples manières et pas simplement en les distribuant au sein des couples disjonctifs « correct/incorrect », « véritable/erroné », « scientifiquement informé/scientifiquement mal informé », « approprié/inapproprié ». Le « pluralisme soumis à des règles » que défend Hettinger se situe ainsi à mi-chemin d’une position moniste naïve pour laquelle seules quelques réponses esthétiques à l’environnement peuvent être tenues pour correctes et appropriées (celles guidées par la connaissance scientifique), et la position relativiste pour laquelle toutes les réactions à l’environnement se valent.

58

Les réactions discriminantes sont préférables à celles qui ne le sont pas. Les réactions attentives sont préférables aux réactions inattentives ou aux réactions attentives mais inappropriées […]. Les réactions qui expriment une certaine maturité sont préférables aux réactions immatures. Les réactions qui ne sont pas biaisées sont préférables aux réactions qui le sont […]. Les réactions patientes et soigneuses sont préférables aux réactions hâtives. Les réactions qui témoignent d’un certain discernement sont préférables aux réactions confuses. Les réactions réfléchies et participant d’une démarche réflexive sont préférables aux réactions irréfléchies et empreintes de stéréotypes culturels […]. Les réactions informées sont préférables à celles qui déforment, ignorent ou font abstraction de vérités importantes concernant l’objet soumis à l’appréciation.
(Hettinger, 2015 : 325-326)

59Mieux encore : Carlson ne semble pas se rendre compte que les réactions esthétiques à la nature fondées sur une connaissance correcte de l’environnement peuvent aussi conduire à l’adoption de comportements préjudiciables à l’environnement, et qu’en ce sens l’approche cognitive en esthétique environnementale est une arme à double tranchant. Il existe en effet, note Hettinger, des croyances écologiques largement répandues qui, bien qu’erronées, se révèlent profitables à l’environnement.

60

Nombreux sont ceux, par exemple, qui croient en l’existence d’un équilibre délicat de la nature et en une étroite intégration des systèmes naturels, et beaucoup pensent que la stabilité des écosystèmes repose sur la biodiversité. Mais toutes ces idées ont été sérieusement remises en question par les avancées récentes de l’écologie, et leur pertinence a été, si ce n’est réfutée, du moins considérablement réduite. Néanmoins, ces croyances scientifiques erronées semblent profiter à la protection de l’environnement et aux mesures prises en matière de politique environnementale. Si l’on croit que l’extinction d’une espèce conduira à une sorte d’effondrement écologique, alors il est probable que l’on mettra tout en œuvre pour s’efforcer de la préserver. Si l’on considère que la nature est un système dont le subtil équilibre peut aisément être perturbé du fait de l’intrusion des êtres humains, alors on peut s’attendre à ce que chacun veille, dans toute la mesure du possible, à ne pas interrompre des cycles naturels. Il se peut que les réactions esthétiques fondées sur une ignorance de l’écologie et sur des croyances erronées livrent des armes efficaces dans la lutte pour la protection de la nature ; inversement, il se peut que les réactions esthétiques fondées sur une connaissance de l’environnement soient d’un maigre secours dans la perspective du protectionnisme esthétique.
(Hettinger, 2015 : 360-361)

61La conviction de Hettinger est que, parmi les divers jugements esthétiques portant sur la nature, certains peuvent assurément être dits plus ou moins « vrais », plus ou moins « corrects », plus ou moins « appropriés » que d’autres, en référence aux connaissances que détermine la science, mais qu’il est possible et même souhaitable, dans l’intérêt même de la cause du protectionnisme esthétique, de discriminer entre eux sur de tout autres fondements. Il s’ensuit que nous n’avons pas plus de raison de penser qu’il existe un seul type légitime d’appréciation esthétique de l’environnement que nous n’en avons de croire que tous les types de réactions esthétiques à la nature et tous les types de jugements esthétiques sur la nature sont recevables, mais plutôt qu’il existe une pluralité de types de réactions à la nature, parmi lesquels certains sont préférables à d’autres.

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Notes

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