1En 1962 et 1963, entre vingt-cinq et vingt-six ans, je vivais à Rabat, au Maroc, où je faisais des recherches pour ma thèse de doctorat. J’allais de temps à autre à Tanger réaliser des entretiens avec des dirigeants politiques nationalistes et rendre visite à mon ami Charles Gallagher, un correspondant de l’American University Field Service. Tout de suite après la Seconde Guerre mondiale, Charles avait été attaché culturel américain au Japon ; il parlait couramment le japonais, le malais et l’arabe, et il avait constitué l’une des plus riches collections privées d’art chinois et japonais ancien. Il possédait une fortune personnelle, une Jaguar et deux appartements dans l’immeuble où habitaient également Paul et Jane Bowles. Lors de chacune de mes visites dans la ville du détroit, je logeais dans un de ses appartements. Comme on pouvait s’y attendre, Charles s’était lié d’amitié avec ses célèbres voisins.
2Tous les soirs à dix-huit heures, selon une sorte de rituel, les Bowles recevaient pour un cocktail, auquel Charles assistait sans faute. Il m’emmenait bien entendu avec lui pour que je me mêle aux personnalités de toute sorte – expatriés, chauffeurs de taxi et parasites – qui peuplaient la vie des Bowles. Paul était toujours vêtu avec le dernier chic, et Jane semblait vouloir imiter la célèbre actrice de cinéma Louise Brooks, à laquelle elle ressemblait. Je ne pouvais m’y soustraire, mais je trouvais invariablement une excuse pour m’enfuir au bout de quinze à vingt minutes, trop heureux de sillonner les rues et les boîtes de Tanger, à mes yeux mille fois plus intéressantes que le cocktail. Ainsi, je n’étais jamais là quand les “stars” faisaient leur apparition – Tennessee Williams, Truman Capote ou William Burroughs –, mais Charles, qui en vint à bien les connaître, me racontait par le menu leurs aventures et leurs beuveries avec de jeunes garçons de Tanger. Je me figurais aisément leur attitude, car j’amenai un jour à l’heure dudit cocktail un jeune ami de l’université de Princeton, qui avait un physique à mi-chemin entre Robert Redford et John Kennedy. Nous n’avions pas plus tôt franchi le seuil que tous les regards convergèrent, toutes les conversations cessèrent, et une vingtaine d’hommes se précipitèrent sur lui pour attirer son attention. Il était hétérosexuel et la soirée l’amusa beaucoup.
3A cette époque-là, il y avait à Tanger un petit cercle collet monté dominé par une haute bourgeoisie raffinée dont les enfants épousaient ceux de l’élite de la ville ou de Rabat, de Fès, de Marrakech, de Tétouan et parfois de Casablanca. Leurs demeures tenaient du palais et on servait chez eux l’une des plus exquises nourritures du Maroc. C’est d’ailleurs chez un inspecteur du parti Istiqlal de Tanger que je fis le meilleur repas de ma vie : un énorme loup de mer nappé d’une sauce aux raisins secs et aux amandes. Cette bourgeoisie vivait en vase clos, et celui qui n’en faisait pas partie pouvait ignorer jusqu’à son existence. Mais c’est elle qui conférait véritablement à la ville son pouvoir de séduction et sa classe.
4A l’autre extrémité de l’échelle sociale, il y avait les prostitués. Face à une grande pauvreté et à un chômage sans précédent, de jeunes types se vendaient partout pour quelques dirhams. Sans violence, juste une passe, un échange d’argent et un baiser d’adieu. Le front de mer était parsemé d’hôtels côtiers qui laissaient ces garçons s’introduire sans faire d’histoires et de boîtes de nuit remplies de prostitués à la recherche d’un micheton. Les hommes dansaient enlacés, sachant pertinemment qu’ils finiraient au lit ensemble avant l’aube. La police fermait les yeux, se contentant d’interdire le Dancing Boy Café avec ses numéros nus, qui allaient trop loin même pour Tanger.
5Les hippies, attirés par le kif, pensaient avoir atteint un pays de rêve. Venus pour la plupart de New York, ils étaient défoncés à peine descendus du paquebot yougoslave. Habitués à l’herbe moins forte disponible aux Etats-Unis, beaucoup tombaient malades ou avaient des hallucinations la première fois qu’ils goûtaient à cette nouvelle substance. Cela ne les dissuada en rien, car tout le plaisir consistait à transgresser une limite.
6De nombreux jeunes Marocains parvenaient à joindre les deux bouts en satisfaisant les fantasmes des étrangers. Certains tiraient même le gros lot lorsqu’un Européen, homme ou femme, les adoptait ou faisait d’eux leur amant. Il y en eut parmi eux qui échappèrent à la pauvreté en partant avec leur amant en Europe ou aux Etats-Unis. En ce temps-là, avant que le terrorisme mondial se répande, il était facile d’obtenir un visa pour l’Ancien Monde. L’histoire collective de ces jeunes hommes n’a pas encore été racontée, mais j’en connais plusieurs qui, une fois en Europe ou en Amérique, quittèrent leur amant, épousèrent une femme seule, trouvèrent du travail et fondèrent une famille. Certains confièrent même l’histoire de leur vie à leur épouse.
7Pour en revenir à l’appartement des Bowles, on y conversait essentiellement entre expatriés – ou bien à l’occasion avec quelque chauffeur de taxi, quelque artiste du coin ou quelque écrivain dont Paul s’était fait un ami et qu’il avait attiré dans son petit cercle. Paul soutirait aux plus intelligents d’entre eux le récit de leur vie, de leurs rêves et de leurs cauchemars, il les traduisait en anglais et il les lançait sur la scène littéraire, comme Mohamed Choukri par exemple. Ces collaborations engendrèrent des livres magnifiques, mais cette créativité ne transparaissait guère à l’heure du cocktail – qui demeurait un prétexte pour meubler les heures creuses des expatriés peu aventureux et distraire les chauffeurs de taxi afin qu’ils continuent de venir. Quant à moi, en toute sincérité, je préférais à ce cocktail l’ambiance de foire des rues et des boîtes de Tanger.
8(Texte traduit de l’anglais par Elise Argaud.)