“Voulez vous des farcis ? Des raviolis d’étoiles ?
De cette daube antique où coule la vallée ?
Du mouton qui revient de la mer à la voile ?
C’était long ! Il en a mis du temps, vous savez ?”
1Voilà un plat qui fait beaucoup parler de lui !
2Associée au mot “provençale”, il n’est pas de semaines ou de jours qui s’écoulent sans qu’il s’entende souvente fois parler de la fameuse “daube provençale” – et quelquefois, même, “à l’ancienne”, comme si elle avait besoin d’un certificat d’authenticité.
3En vérité, je vous le dis : il ne peut y avoir de “daube” qui ne soit pas “provençale” ; et pour preuve le mystère, en partie, se dévoile avec l’orthographe provençale, l’adobo, et non pas la daube. Nous sommes en présence d’une vieille racine indo-européenne, adouba, qui veut dire asséner, préparer.
4Evidemment, rappelez-vous, un écuyer devenait chevalier par l’adoubement, une cérémonie arrivant à la suite d’une préparation de plusieurs jours – dont une nuit passée en prières – et au cours de laquelle le suzerain assénait avec le plat de son épée quelques coups sur les épaules de l’écuyer promu. En provençal, l’adoubadou, c’est l’abattoir, l’endroit où les tueurs officiaient en assénant un grand coup de merlin sur la tête des animaux.
5L’adobo, c’est une façon de préparer la viande, c’est une technique de préparation, et non pas une recette précise, figée, amidonnée dans des proportions données. Cette prépondérance de la technique sur la recette fait que les plats de la cuisine provençale sont à la fois uniques et pluriels.
6Revenons aux origines de ce plat, emblématique de notre terroir et de notre culture profonde. C’est une recette de pauvres, de travailleurs. Le génie des cuisiniers fut de mettre en place une technique permettant d’élaborer un plat goûteux avec des matières premières de qualité médiocre. La plus connue, la daube de bœuf, est faite avec de la galinette (le genoux avant du bœuf ; à l’arrière se trouve le jarret, également utilisable pour ce plat), morceau très innervé, pleins de tendons (nerfs et tendons sont autant de protéines bourrées de collagènes qui, en se dissolvant sous l’effet de la cuisson lente, vont donner à la sauce l’onctuosité que nous lui connaissons). Outre ce morceau préférentiel, le paleron et la joue de bœuf feront également l’affaire, mais la galinette… La technique consiste en un départ à froid ; à savoir que la viande, froide, recevra son liquide de mouillement, froid aussi, et l’ensemble sera mis à cuire à feu très doux jusqu’à cuisson complète. Qu’importe le temps de cuisson, nous pouvons aller travailler ou préparer d’autres plats, les protéines, avec leurs collagènes, vont se dissoudre lentement, la sauce va se composer sans aucune aide extérieure, l’alchimie de la transformation sublimera les différentes saveurs dans la simplicité de la cuisson !
7Mais… Mais nous n’avons pas tout dit. Quel est le liquide de mouillement, quelle en sera la quantité, quels seront les éléments aromatiques ?
8Plat de petites gens, plat pauvre, notre daube était autrefois mouillée à l’eau, les éléments aromatiques étant la carotte, la racine la plus répandue, l’oignon, l’ail, l’écorce d’orange sèche et puis les herbes de nos collines – thym, persil… Le temps passant, petit à petit, l’aisance a pointé son nez, même dans les foyers les plus pauvres, et le verre de vin rouge a fait son apparition dans le mouillement, remplacé quelques décennies après par deux verres ; puis c’est moitié eau moitié vin ; enfin, c’est le verre d’eau qui va allonger le rouge ; et aujourd’hui la daube ne se fait pratiquement plus qu’au vin.
9Quant à la quantité, étant connu qu’une personne consommera quelque chose comme 8 cl de sauce, il nous sera facile de calculer la quantité de liquide à verser dans notre daubière en fonction du nombre de convives à satisfaire. La cuisson s’opérant très lentement, l’évaporation est limitée, voire nulle, et, pour ne rien perdre des arômes volatils de notre plat, il sera couvert avec une assiette remplie d’eau froide – ainsi les vapeurs chaudes se recondenseront au contact du froid et les fragrances retourneront au plat, prisonnières des gouttelettes lourdes qui retomberont en pluie bénéfique.
10Les terroirs ne sont pas tous identiques, et la nature, dans sa prodigalité, offre des produits aussi différents que variés à l’homme qui s’en empare pour exhausser les goûts des préparations culinaires en jouant sur les grandes orgues de leur sapidité. Ainsi, selon la région de Provence où nous sommes, les éléments aromatiques ne seront pas toujours les mêmes, mais tous participeront à bon escient à l’excellence du plat.
11Venez, venez, il est temps maintenant de nous baigner dans le poème de la daube…
12Nous sommes à Marseille : commençons notre voyage-découverte par “l’adobo marsilhese”.
13Sa particularité est d’être enrichie et parfumée avec oignons et carottes.
Pour huit personnes : | |
Galinette | 2,5 kg |
Oignons émincés | 1,150 g |
Lardons | 100 g |
Couennes | 250 g |
Carottes en rondelles | 1 kg |
Vin rouge | 75 cl |
Sel, poivre, | … |
Bouquet garni1 gros (thym, laurier, persil, ail, 2 clous de girofle) | |
Ecorce d’orange sèche | 20 cm |
14Tout est là, nous pouvons commencer.
15Faisons suer 150 g d’oignons avec 100 g de lardons – et même, allons jusqu’à faire colorer les oignons : les Provençaux sont friands de ce petit goût particulier d’oignons légèrement caramélisés.
16Installons dans la marmite froide la viande coupée en cubes, les couennes attachées en petits paquets, le kilo d’oignons émincés et de carottes en rondelles, salons, poivrons, calons au milieu le bouquet garni, ajoutons l’écorce d’orange sèche, arrosons le tout avec notre vin rouge, mettons notre assiette avec de l’eau froide en place de couvercle et boutons le feu dessous – très doux, comme nous l’avons vu.
17Si nous arrivons à maîtriser la température et à la maintenir assez basse – à savoir, si nous pouvons réussir une cuisson au cours de laquelle le liquide ne dépassera pas 75 °C à 80 °C avec, en outre, une montée vers ces 80 °C assez lente –, il nous faudra bien attendre cinq à six heures avant de déguster notre daube marseillaise, mais quels parfums lorsque l’assiette sera ôtée !
18Pour ne pas trop nous éloigner de Marseille, allons chercher quelques plaisirs dans celle qui se faisait à La Ciotat.
19Les anciens, constatant que les viandes cuites au vinaigre étaient beaucoup plus digestes que celles cuites au vin, remplaçaient le verre de vin de leur liquide de mouillement par un verre de vinaigre. Comme nous ne mettons que du vin, nous veillerons à n’en verser que 50 cl et à compléter avec 20 à 25 cl de bon vinaigre. Aucune inquiétude pour l’acidité : elle est neutralisée par le côté sucré des oignons.
20Et puisque nous en sommes venus à visiter les écotypes, allez, zou !, faisons mijoter la daube des bourgeois d’Apt : nous n’avons qu’à remplacer oignons et carottes par des oignons grelots et des petites carottes muscades.
21Et la daube comtadine, celle qui se dégustait dans le territoire des papes ? Nous n’y mettrons pas de carottes, mais des olives noires (la quantité ne sera pas la même : 200 g d’olives, contre 1 kg de carottes), dénoyautées de préférence, et nous y ferons fondre quelques anchois afin d’en aiguiser le goût.
22Et la daube nîmoise ? Voyez déferler à pleines banastes d’osier les cèpes odorants cueillis dans les contreforts des Cévennes : pourquoi ne pas remplacer la racine carotte par ce champignon ô combien plus parfumé ?
23Et la broufado, qui est aussi appelée “daube de Beaucaire”, car c’est là surtout que les mariniers descendant le Rhône avaient pour habitude de la manger ? Ce n’est plus la galinette qui est retenue pour ce plat, mais le paleron, un morceau de bœuf pris dans l’épaule, sous la palette, coupé en tranches et disposé en alternance dans notre marmite avec des oignons émincés : une couche d’oignons, une couche de tranches de paleron, sel, poivre – l’opération se répète et s’achève par une couche d’oignons. Le bouquet garni est disposé au milieu du plat, entre les couches de viande et d’oignons, le tout étant arrosé d’un verre de vinaigre avant d’aller se reposer une nuit. Il faut compter 25 cl de vinaigre pour 3 à 4 kg de viande et presque autant d’oignons. Le lendemain matin, la marmite est placée sur un petit feu (c’est le fameux départ à froid qui fait que la broufado est réellement une daube) qui fait monter la température lentement. La cuisson est interrompue au bout de deux heures : à ce moment-là, il faut ajouter autant de vin rouge que ce qui aura été mis en vinaigre en début de préparation, une bonne poignée de câpres (comptons 300 à 400 g pour la quantité donnée) bien rincées de leur vinaigre de conservation et une trentaine d’anchois (à l’huile ou au sel, mais il faudra alors bien les laver). Reprendre la cuisson une heure et déguster très chaud dans l’assiette, avec un trait d’huile d’olive. C’est le Rhône tout entier qui vous traverse et vous emporte jusqu’au fin fond de la Camargue.
24Mais si la daube, telle que décrite, est une technique de cuisson et non une recette figée, ne pourrait-elle être faite avec d’autres viandes que le bœuf ?
25C’est le cas de la daube d’Avignon. Un gigot (voire une épaule) de mouton ou, à défaut, d’agneau ; même procédé, même départ à froid, même quantité de vin calculée sur les mêmes bases de 8 cl par convive, mais, au terme de la cuisson, les arômes exhalés par la marmite ne seront pas les mêmes : vous prendrez à pleines narines les parfums suaves et entêtants des ovins de nos garrigues, nourris d’une herbe rare concentrant dans ses tanins la sueur de la terre qui l’a fait pousser. Les papes d’Avignon s’en régalèrent tant qu’ils rendent encore hommage à la toute-puissance de l’Eternel qui les fit partir de cette ville afin qu’ils ne succombassent plus au péché de gourmandise.
26Et c’est aussi le risque de la daube camarguaise ! La Camargue, grâce à la qualité extraordinaire de son foin, a toujours été un pays d’élevage. Les transhumances rassemblaient des troupeaux forts de plusieurs milliers de “brebis”, appartenant à plusieurs propriétaires, qui partaient, empruntant le chemin d’Arles, manger les montagnes alpines. Les bergers de Camargue nous ont laissé en héritage leur daube faite de pieds de moutons (ou d’agneaux) et de collier coupé en tranches, cuits au vin blanc avec beaucoup d’oignons (environ 1 kg pour 2 kg de collier et 16 pieds), parfumée au laurier et à l’écorce d’orange. Fermez les yeux et laissez-vous entêter par l’odeur du foin fraîchement coupé.
27A noter aussi la daube de lapin. Elle se fait de la même façon que celle de bœuf, avec du vin rouge et quelques couennes pour donner du corps à la sauce. Point ne sera besoin de placer ici l’écorce d’orange, mais nous prendrons soin de mettre un bouquet garni très riche en thym.
28En période de chasse, le sanglier est très employé pour faire des daubes goûteuses, aux parfums sauvages, aux parfums des bois dans lesquels il trouve une nourriture faite souvent de glands, de racines, de champignons et même de truffes.
29Le lièvre, mais aussi, dans les Alpes du Sud, le mouflon et le chamois, en daube vous réserveront des surprises gustatives que vous n’espériez plus.
30Et puis, en plein été, au moment des grosses chaleurs, essayez la daube froide : lors de la cuisson vous placerez au fond de votre daubière un pied de veau. En fin de cuisson, la daube sera transférée dans une terrine, la viande sera bien tassée et le plat mis au frais. Le pied de veau aura suffisamment donné de gélatine pour que la daube se fige et puisse être coupée en tranches (à l’image d’un fromage de tête). A déguster avec cornichons, salicornes et autres petits légumes au vinaigre, en écoutant les cigales lancer en plein ciel leurs “strides” éternelles.
31Mais si la daube telle que décrite est une technique de cuisson et non une recette figée, ne pourrait-elle être faite avec d’autres ingrédients que les viandes ?
32Faisons-nous un plaisir automnal et régalons-nous avec la daube de cèpes. Les oignons légèrement roussis, mettons les cèpes (émincés s’ils sont gros, ou gardons les chapeaux entiers s’ils sont petits) et, après les avoir fait revenir quelques instants, mouillons-les au vin blanc. En fin de cuisson, une bonne pincée de chapelure viendra, en absorbant l’excès de jus, finir le plat parfumé avec un bouquet garni et quelques gousses d’ail.
33Les meilleures choses ayant, hélas, une fin, puisqu’il nous faut finir, finissons par la daube d’aubergine. Cette solanacée du bassin méditerranéen, mythique en Provence où elle prend le surnom populaire de “vié d’ase”, sera préparée avec du vin rouge et des pommes d’amour concassées. Les aubergines seront épluchées à moitié et coupées en cubes, puis saisies et colorées sur toutes leurs faces dans de l’huile très chaude – où seront au préalable revenus des oignons. L’ail, le bouquet garni et le vin rouge viendront ensuite participer à la cuisson, avant d’y voir venir les pommes d’amour mondées, vidées et concassées. C’est un plat, c’est une daube – et quelle daube !