La bouillabaisse n’est pas une soupe.La bouillabaisse n’est pas une soupe de poissons.La bouillabaisse n’est pas une soupe de poissonsde roche. Elle n’est pas un pot-au-feu. Elle n’est pasun pot-au-feu de la mer. Ni une chaudrée. Ni unecotriade. Ni une bourride. Ni un waterzoi.Ni une marmite. Ni un ttoro. Ni un blaff.Ni une bouillinada.Elle n’est ni charentaise, ni bretonne, ni sétoise, niflamande, ni dieppoise, ni basque, ni antillaise,ni roussillonnaise.La bouillabaisse borgne (aux œufs) n’est pasune bouillabaisse. La bouillabaisse noire(aux seiches, avec leur encre) n’est pasune bouillabaisse. La bouillabaisse dite “parisienne”(liée au beurre), les bouillabaisses d’épinards, demorue, de sardines, de petits pois, de poulet, decrustacés, de roussette peuvent être excellentes –elles ne sont pas des bouillabaisses.La bouillabaisse andalouse, la zarzuela catalane,la caldeirada portugaise ne sont pasdes bouillabaisses.La bouillabaisse est un ragoût des calanquesmarseillaises.Elle se passe de vin blanc, de laurier, de fromage(quel qu’il soit), de basilic, de moules, de coquillesSaint-Jacques, de coques – de toutes les sortes decoquillages. Elle se passe de céleri, de farine, dejaune d’œufs, de pastis, de cognac. Elle se passed’être riche. Elle se passe d’un bouillon qui seraitune soupe de poissons préparée au préalable oud’un fumet trop dense, trop compact.Elle peut se passer d’eau de mer, de marinade, depiment de Cayenne, de merlan, de langoustes, depommes de terre, de crabes (ou de favouilles) etmême de cigales de mer (d’ailleurs, on n’en trouveplus). Elle peut se passer de pain grillé ou frit.Elle ne peut se passer d’eau, d’huile d’olive extra,d’oignons, de blancs de poireaux, d’ail, de tomatesmondées, épépinées, concassées, de bulbes ou defleurs ou de sommités de fenouil, de sel, de poivreen grains, de queues de persil, de safran, desariette, d’écorce d’orange séchée, de pain rassis.Elle ne peut se passer de poissons de roche (oude fonds rocheux), de préférence pêchés à la ligne :la rascasse (qui, plus qu’un point d’appui –son parfum, sa substance gélatineuse – est l’essencemême de la bouillabaisse) et sept ou huitdes espèces ou sortes telles que le fielas (ou congre),la vive, le loup, le saint-pierre, le grondin, la baudroie,la galinette, le coq de mer (ou rouget), le sar,la murène, l’anguille, le labre, le garri, la bavarelle,la sole, le cavillon, le chapon, le pajot, le rouquier,la daurade, le scorpène, le sarran, le saurel...Tous ces sujets marins peuvent se passerd’un écaillage prononcé. Ils peuvent se passerd’une découpe par tranches, même épaisses.La bouillabaisse ne peut se passer d’un chaudron.Ou d’une pignate (en terre). Ou d’une forte sauteuse,ou d’un fait-tout, ou d’une marmite. Ou, mieux,d’une casserole “garibaldi”, plus large à l’ouverturequ’au fond, pour bien tasser les poissons, éviter detrop les mouiller et atteindre rapidement l’ébullition.
2La bouillabaisse apparaît dans les écrits de notre langue vers 1840, sous la forme “bouille-abaisse”. Nous en connaissons trois étymologies possibles : le provençal bouiabaisso, ou bolhabaissa, d’après les impératifs de verbe : “bous et abaisse-toi”, injonction qui s’adresserait soit au liquide soit au récipient. Le provençal bouipeis, de bouillir et poisson (peis). Toujours le provençal : qui “bout en bas”, référence à la cuisson dans un récipient posé près du sol, sur quelques pierres, pour réserver la part du feu, au retour de la pêche, avec quantité de ces poissons “sucés” par les plus voraces, impropres à la vente.
Ma recette (Les Goudes)
3Un garibaldi. Une poignée de favouilles va donner son goût à une bonne dose d’huile d’olive très chaude. Après quelques minutes de ce feu vif contrôlé, retirer les favouilles. Mettre sur l’huile un gros oignon haché, deux blancs de poireaux, cinq ou six gousses d’ail, des queues de persil, un bulbe de fenouil, le zeste d’orange (peu), la sariette (pas trop), les grains de poivre (à convenance). Faire revenir, sans laisser prendre couleur. Doses de safran : à mon goût – pour huit personnes (nombre minimum de convives) et huit kilos de poissons entiers (sauf la baudroie, dont la tête a été séparée), soit moins de quatre kilos de poissons à consommation –, prévoir deux ou trois doses. Quatre belles tomates, quatre belles pommes de terre tranchées épais. Mouiller d’eau froide. Dix minutes d’ébullition forte pour provoquer une bonne émulsion de l’eau et de l’huile. Poser la baudroie et le fielas – obligatoires. Recouvrir d’eau bouillante. Après cinq minutes, pas plus, poser la rascasse et nombre d’autres poissons (suivant le marché) à chair tendre. A nouveau quatre ou cinq minutes de cuisson (les poissons ont été écaillés, vidés, lavés).
4La bouillabaisse est prête. Elle doit être servie sans tarder.
5Le fumet (pas trop épicé, afin de laisser son espace à la rouille ou à l’aïoli, et dans lequel la saveur des poissons doit l’emporter sur celle du safran) est versé sur des tranches épaisses de pain rassis, très légèrement frottées d’ail. Les poissons entiers sont présentés sur un large plat, parés (suppression des têtes, des arêtes dorsales, des arêtes centrales, des peaux intérieures). Avec, donc, la rouille et l’aïoli. Les tranches de pommes de terre sont servies avec le poisson.
6Loin des litanies culinaires ou des fastes d’une gastronomie d’apparat, ma recette, on le voit, s’éloigne quelque peu d’une idéologie charismatique de l’authenticité et d’un retour à la pureté des origines. Légèrement subversive, elle était celle des miens, aux Goudes.