I.
1Je vois une ville érigée en forme de faille entre terre et ciel. Du soleil en miettes. Un ciel en poudre. Une mer déchirée.
2Les pistes d’atterrissage finissent toutes à la banlieue Sud, raz-de-marée chiite, fait de vagues d’enfants affamés de Dieu et de femmes voilées qui dévalent le soleil comme des taches d’encre de Chine.
3Sur les toits flottent les drapeaux noirs du Hezbollah marqués de la profession de foi :
4“Il n’y a de Dieu que Dieu.”
5Le long des faubourgs embouteillés d’églises et de mosquées, il y a des panneaux recouverts d’une pub de mannequin en string qui murmure en noir et blanc :
6“Calvin Klein, Calvin Klein, Calvin Klein.”
7Les femmes voilées se figent devant le string et psalmodient des formules de conjuration : “Dieu est grand, Allah Akbar, Allah Akbar.”
8“Allah-Klein” : tel pourrait être l’hymne du Liban, terre de rêve qui se croyait Suisse d’Orient et se réveille, par un matin de gueule de bois, banlieue chaude de Damas ou de Jérusalem.
9Sur le mur des cimetières juifs et chrétiens, il y a un cri de révolte écrit en immenses caractères rouges :
10“Non, à toutes les religions”.
11Une autre main a rajouté :
12“Post-scriptum : hormis l’islam, bien sûr.”
13Un chauffeur de taxi dit : “Donnez-moi deux dollars, je vous mets à l’abri des ayatollahs, je vous emmène à l’Est. A l’Est, c’est plus chic que Paris.”
14L’Orient le Jour :
15A l’instar du soutien-gorge pigeonnant qui fait depuis des décennies le bonheur des femmes, les hommes disposent maintenant d’un blue-jean moulant soulignant leurs attributs virils. Le fabricant Lee Cooper a décidé de relancer un modèle datant des années 1970, subtilement baptisé “Packit” et produisant un effet comparable à celui obtenu en plaçant une paire de chaussettes à l’endroit stratégique. La porte-parole de Lee Cooper a souligné que “le relief est devenu à la mode. Ce jean est conçu pour que les hommes puissent mettre leurs atouts en valeur”. Mais elle a prévenu gentiment que “si vous n’avez pas ce qu’il faut au départ, le jean ne pourra pas faire grand-chose”.
16A Beyrouth-Est, Achrafieh, rue Monot, des façades ocre et bleues jettent leurs bougainvilliers rouge sang sur les vitrines gorgées de Ralph Lauren. Des grappes de Mercedes noires et des caravanes de Jaguars déversent des cortèges de jeunes filles vêtues en minijupes noires Versace, cigarillo Davidoff au bec, au milieu d’une haie de miliciens en Hugo Boss et Ray Ban qui ont recyclé leurs kalachnikovs en Nokias cellulaires.
17Au Bar de la Closerie à Beyrouth, un voisin de table m’interroge : “Tu es là pour des affaires ?” (Au Liban tout le monde tutoie tout le monde.)
18“Pour écrire !
19– Tu écris sur les cèdres, sur la montagne ou sur Gibran ?
20– Sur la guerre, il paraît que personne ici ne veut parler de la guerre.
21– Tu aimes l’arak ? C’est un peu comme l’anisette, mais en mieux !
22– Cent cinquante mille morts pour rien, c’est beaucoup !
23– Faut jamais beaucoup d’eau dans l’arak, pas plus d’un glaçon par verre.
24– Vous avez connu la guerre ?
25– Tu oublies de demander des pistaches.
26– Un arak, un !
27– Santé, méfie-toi quand même de l’écriture. Ici, tu touches à la poésie, tu fais faillite.”
28Dans cette nuit d’Orient, Nerval pleurait Balkis dans des verres en cristal de Bohême. La montagne du Liban frisait la voix lactée avec la basilique blanche de la Vierge crucifiée par la nostalgie des cèdres et les ex-voto dédiés à Assad. J’attendais que de la Vallée sainte monte le chant de Faïrouz ou d’Oum Kalsoum, mais à Achrafieh, c’est Céline Dion qui célèbre en boucle la messe :
“J’ai du sang dans mes songes, un pétale séchéQuand des larmes me rongent que d’autres ont verséesLa vie n’est pas étanche, mon âme est sous le ventLes portes laissent entrer les cris même en fermantS’il suffisait qu’on s’aime, s’il suffisait d’aimer.”
30L’aumônier de La Closerie lève son verre : “Seigneur, bénissez Céline Dion, son mari est d’origine libanaise.”
31Des touristes canadiens sont ravis : “Nous aimons beaucoup le Liban, c’est le Québec arabe libre.”
32Un reporter suisse murmure : “Qu’est-ce qu’on est bien en territoire chrétien…”
33Un expatrié d’Aix écrase une larme : “Dieu, quelle décadence, avant la guerre à La Closerie on écoutait que Gréco.”
34Entre une fille brune, cheveux en bataille, regard illuminé : “Je m’appelle Henrika, maronite par mon père, sunnite par ma mère, née aux Etats-Unis, élevée en Allemagne, enfance au Mexique, fugues en Côte d’Ivoire, études à Paris, je reviens à Beyrouth faire un film sur Hamra. Hamra, c’est plus branché que le Marais. Il faut aller à l’Ouest, il reste un peu de Beyrouth.”
35La nuit de Beyrouth, creusée entre les étoiles et les catacombes, ne tombe que sur la ligne de démarcation entre les deux villes, la rue de Damas. Elle frôle les sublimes terrasses du Virgin Megastore où le whisky coule sur la mer et la nuit à dix dollars le centilitre. Là où les bougainvilliers crèvent de soif commence la terre d’Islam. A l’Ouest, un autre monde, des femmes voilées, sans Gucci ni Nokia, des vitrines ravagées par l’acrylique et de l’or jaune comme la peste, des cafés glauques où de vieux poètes imbibés pleurent l’âge d’or de Beyrouth. Les Arabes n’ont d’amour que pour les êtres et les choses qu’ils ont anéantis. C’est pour cela qu’ils trouvent autant de jouissance dans la nostalgie.
36Henrika pousse la porte d’un rade, chez Abou Moussa. Sur les murs, des colonnes de vodka Stolichnaya et des photos : Marx, Engels, Faïrouz, Rosa Luxemburg, Nasser, Lénine, Trotski, Oum Kalsoum, Staline.
37Henrika est en extase : “Doux Jésus, c’est chaud grave comme radio Nostalgie.”
38Elle appelle son caméraman (Matthieu, grec orthodoxe qui a vingt ans et qui n’a pas connu la guerre qui n’a pas eu lieu) : “Matthieu tu me fais gros plan sur le moustachu, là, c’est Ringo Starr, le batteur des Beatles.”
39Matthieu fait un gros plan sur Staline.
40L’Orient le Jour :
41Oum Hicham rêve à haute voix : “Puisque la saison a été bonne, nous allons pouvoir changer la voiture et acheter une machine à laver. Et même, nous pourrons peut-être changer le carrelage de la cuisine.” Une scène banale à la veille des moissons chez une famille d’agriculteurs. Sauf qu’il s’agit de la moisson du haschich. Après les menaces musclées du gouvernement, les agriculteurs avaient craint le pire, sans aller toutefois jusqu’à détruire leurs cultures. Mais, peut-être à cause des événements internationaux, la récolte s’est déroulée dans le calme. Et, comble du bonheur, les Etats-Unis viennent de rayer le Liban de la liste des pays producteurs.
42J’ai toujours aimé et j’aimerai toujours à la folie Beyrouth, pour sa rage à se détruire, pour sa démesure à se reconstruire, pour son art d’exacerber l’horreur et la beauté. J’aime aussi Beyrouth pour les cèdres qui n’existent plus, pour la montagne ravagée, pour la mer vandalisée, pour Gibran traîné dans la boue et pour les bribes qui me restent des Illuminations de Rimbaud :
43“Ce sont des villes ! C’est un peuple pour qui se sont montés ces Alleghanys et ces Libans de rêve ! Des chalets de cristal et de bois qui se meuvent sur des rails et des poulies invisibles. Les vieux cratères ceints de colosses et de palmiers de cuivre rugissent mélodieusement dans les feux. Des fêtes amoureuses sonnent sur les canaux pendus derrière les chalets. La chasse des carillons crie dans les gorges. Des corporations de chanteurs géants accourent dans des vêtements et des oriflammes éclatants comme la lumière des cimes. Sur les plates-formes au milieu des gouffres les Rolands sonnent leur bravoure. Sur les passerelles de l’abîme et les toits des auberges l’ardeur du ciel pavoise les mâts. L’écroulement des apothéoses rejoint les champs des hauteurs où les centauresses séraphiques évoluent parmi les avalanches. Au-dessus du niveau des plus hautes crêtes, une mer troublée par la naissance éternelle de Vénus, chargée de flottes orphéoniques et de la rumeur des perles et des conques précieuses. La mer s’assombrit parfois avec des éclats mortels.”
44En 1982, quand Beyrouth fut assiégée par l’armée israélienne, qui a mis le feu dans la langue et dans la mémoire de la ville, je tombai sur un article d’un grand poète né à Bagdad :
45“Tsahal est en train de raser le Liban. Ce soir je quitte Londres avec juste mon dernier poème en poche pour aller mourir à Beyrouth.”
46Je me suis dit alors : “Voilà un poète, quelqu’un qui sait habiter la blessure. J’irai un jour à Beyrouth.”
47Des années plus tard, je rencontrai à Paris le grand homme. Je lui dis toute l’admiration que j’avais pour lui, mais mon héros ne se souvenait plus de son acte de bravoure :
48“Beyrouth, ah, Beyrouth, mais qu’est-ce qu’elles étaient dégueulasses les Marlboro. J’étais au quatrième sous-sol, je buvais nuit et jour. A l’aube, les Israéliens nous arrosaient avec des bombes à fragmentation, et le soir, ils nous vendaient au marché noir du Johnny Walker étiquette rouge et des cigarettes moisies. C’était crime de guerre. A la fin du siège de la ville, la marine française m’a évacué sur Chypre avec les combattants palestiniens. Là, j’ai acheté de vraies Marlboro rouges et du Johnny Walker étiquette noire. Si tu veux faire de la vraie poésie, va plutôt à Nicosie.”
49Ce fut la dernière fièvre révolutionnaire de ma vie.
50L’Orient le Jour :
51Même les vaches folles ont des droits, et notamment celui de ne pas être traitées de folles, selon le dirigeant du Parti démocratique japonais Yukio Hat Oyma : “Le terme “fou” est un mot banni de la langue japonaise et nous ne pouvons l’utiliser pour des êtres humains”, a expliqué le chef du principal parti d’opposition nippon lors d’un déjeuner avec la presse. “Utiliser ce mot viole le droit des vaches.” Le menu du repas au cours duquel il a exprimé sa position comprenait du veau sauté.
52Le vent se lève, il n’y a plus de Beyrouth, cette ville renaît non pas de ses propres cendres, mais de celles de ses incendiaires. Flinguée à bout portant avec l’argent des pétrodollars, elle ressuscite, comme elle peut, grâce à une fortune d’Arabie.
53Les immeubles de Beyrouth se dressent comme autant d’anthologies de trous d’obus, de roquettes, de balles et de mémoire. Ici, on tue pour embellir l’oubli. Ici, les ruines de la guerre semblent avoir été dessinées par de grands couturiers. Ici, même la mort passe au maquillage avant d’entrer en scène. Ici, la lumière est si intense qu’on ne prend pas au sérieux la nuit. Ici, la terre est si ardente qu’elle n’a pas de temps pour les tombes. Ici, les femmes sont si belles qu’il faut un plein temps juste pour tomber en amour.
54Combien de milliards de balles ont traversé l’air de cette ville ? Elles devaient être plus nombreuses que les étoiles du ciel et les grains de sable de la mer. Les balles ont tout fauché, blessé, marqué, mais toutes ont contourné, avec une délicatesse d’ostéopathe, le boulevard des banques. Il est sorti intact et même clinquant de cette guerre. La guerre civile a duré dix-sept années, elle a fait cent cinquante mille morts, dix mille disparus, vingt mille exilés. Elle a foutu en l’air des milliers de vies et de villages. Elle a bousillé des milliers d’amours. Mais elle n’a pas laissé un seul grain de poussière tomber sur la façade de la Bourse.
55Tel est le génie de la civilisation libanaise : pouvoir ravager, mais en finesse, le feu et l’écriture, brûler l’air et l’histoire, saccager l’eau et l’amour, mais éviter religieusement de froisser le moindre billet vert.
II.
56“Allons à Byblos, dit Henrika. Il reste là-bas les racines du Liban. Il y a le théâtre antique qui sort droit de la mer, c’est le Tipaza de Camus avec, à la place des stèles rouges puniques, un soleil fou et des tombes de templiers dont les voix résonnent encore dans la basilique blanche des croisés.”
57Henrika lit l’histoire de la cité :
58“La première maison de Byblos date de plus de cinq mille ans, on la considère comme la plus ancienne ville du monde et à chaque ère elle a changé de nom. Les Egyptiens la nommaient Négau, les Phéniciens l’appelèrent Gébal. Les Grecs l’ont désignée sous le nom de Byblos, d’où le mot bible ; car elle est le lieu de naissance de l’alphabet. Les croisés ont en fait Gibelet, et les Arabes lui ont restitué l’ancien nom de Jbail. Aujourd’hui, on l’appelle indifféremment Byblos ou Jbail.”
59Comme le site antique a été classé Patrimoine mondial par l’Unesco, les promoteurs l’ont doté d’une autoroute qui le coupe en deux, d’un fast-food qui en fait l’épicentre et d’un foyer catholique, le Saint-Rosaire.
60Au milieu de ce port, l’un des plus vieux au monde, il y a une brasserie, Chez Pépé, du nom de son propriétaire, un nonagénaire avec une casquette de marin breton et un pull à rayures. Tous les soirs, Pépé ouvre son musée privé au premier touriste qui passe. C’est une crypte d’avant Jésus-Christ. Elle date du temps des Araméens d’après certains, des Phéniciens d’après d’autres. Aux murs, il y a des icônes religieusement encadrées :
61“A Pépé, mon grand ami. Jacques Chirac, 6 avril 1967” ; “Pour Pépé, mon petit cœur, bises. Brigitte Bardot, 4 juillet 1965” ; “A Pépé, loup des mers, mon pote. Jean-Paul Belmondo, 15 juillet 1964.”
62Et dans un cadre doré une belle affiche :
63“Première mondiale, le 30 juin 1970 : la diva de la chanson française chante “Acropolis adieu” au théâtre antique de Byblos.”
64Sur l’affiche :
65“A Pépé pour la vie. Mireille Mathieu.”
66Chaque soir, Pépé regarde, les yeux en larmes, la mer vide et ne comprend pas pourquoi les yachts de tous ces amours ne retrouvent plus le chemin de l’antique port de Phénicie.
67A l’entrée du port de Byblos, non loin du bar Le Saint-Tropez, il y a aussi un vulcanisateur qui, trouvant son métier peu noble, a marqué sur la devanture :
68“Chez Georges Tarabay, pneumologue depuis 1965.”
69L’Orient le Jour :
70Au Koweït, un dignitaire religieux a renversé une fille de douze ans avec sa voiture et ne lui a pas porté assistance de peur de rater la prière du soir à la mosquée. Le cheikh, âgé de soixante-cinq ans, a assuré à la police qu’il avait l’intention de revenir sur les lieux de l’accident après la prière pour secourir la fillette. Celle-ci, d’origine indienne, est morte quelques heures plus tard à l’hôpital.
71Sur la belle plage de Byblos passe une dame de France qui psalmodie : “Je vais enfin nager dans la mer de l’Alphabet et de la Bible.”
72Elle se déshabille en un clin d’œil, plonge dans cette mer blanche entourée de lauriers-roses et elle reçoit sur la gueule une vache morte.
73Henrika réanime la victime et me raconte doucement cette énigme d’Orient : “Pendant la guerre, les plaines de la Bekaa étaient devenues un immense champ de cannabis. L’herbe était plantée et récoltée par les chiites libanais puis confiée à des convoyeurs palestiniens qui la faisaient sortir du pays sous la protection des soldats alaouites syriens et des Druzes israéliens. L’argent du shit allait dans les mains des maronites qui le déposaient à Genève scrupuleusement et équitablement sur des comptes juifs, chrétiens et musulmans. C’était la belle époque où les concerts de Karajan, de Barbara Hendrix ou de Rostropovitch faisaient les nuits blanches de Baalbek. Après la guerre, les Américains ont dit : “Arrachez tout le cannabis et nous vous donnons en échange des vaches normandes pour faire vivre les paysans.” Depuis, les vaches broutent une herbe qui pousse sur un terreau imbibé de cannabis depuis l’invention de l’alphabet. Des fois, quand elles ruminent un peu trop, les pauvres, elles ne font pas attention à la falaise, et plouf ! Demain, je te ferai une salade avec des tomates de la Bekaa, c’est du baroque, tu vas planer grave.”
74La dame de France retrouve ses esprits, elle veut appeler sa famille :
75“S’il vous plaît, la poste, c’est bien ici ?
76– Il n’y a plus de poste !
77– Une cabine, un téléphone !
78– Les cabines publiques c’est fait pour les pauvres, madame, vous êtes au Liban, tout le monde est au cellulaire.
79– C’est combien l’unité pour la France ?
80– Dix dollars, parce vous saignez un peu.
81– C’est un peu cher. Et pour un fax ?
82– Non, ici nous sommes tous Web, Netphone ou Hotmail.
83– Et un mail, c’est combien ?
84– C’est cinq dollars ou dix dollars.
85– Il arrive plus vite le mail à dix dollars ?
86– A cinq dollars, je fais semblant de l’envoyer et à dix dollars je l’envoie vraiment.”
III.
87“Allons à Tyr et à Sidon, dit Henrika, nous verrons comment les Phéniciens ont conquis le monde avec du lin pourpre. A l’aube, nous irons à Baalbek. Là-bas, il y a la neige qui tombe du soleil sur les colonnes du temple de Bacchus.”
88A Tyr, les blindés d’Israël détournent l’eau et ses avions bouffent le soleil et larguent des bombes :
89“Ils bombardent les orangers ?
90– Ils bombardent les camps palestiniens.
91– Ils sont où les Palestiniens ?
92– On dit qu’ils sont partout, mais je n’en ai jamais vu un. Ils sont là depuis si longtemps qu’on les a oubliés.”
93“S’il vous plaît, monsieur, ils sont où les Palestiniens ?
94– Je vous conseille plutôt de visiter la nécropole royale phénicienne.”
95“Pardon, le camp des réfugiés palestiniens ?
96– A votre place, je ne raterais pas l’hippodrome antique, on y voit même les traces du char d’Alexandre le Grand.”
97“Monsieur, on ne trouve pas le camp palestinien.
98– Que le Seigneur vous préserve des mauvaises pensées, mes enfants, si nous ne savez pas où aller ma maison vous est ouverte. Tfadhalou !”
99Nous retrouvons le camp retranché, pas de slogans ni de photos d’Arafat. Là vivent trente mille personnes qui travaillaient pour cinq dollars huit heures par jour dans les champs. Les Syriens sont arrivés, ils ont pris leur place, car ils sont prêts à faire dix heures pour quatre dollars par jour. Les enfants palestiniens vont à l’école primaire gérée par l’ONU pour apprendre l’anglais. Car leur pays, la Palestine, était sous mandat britannique. Mais une fois fini le cycle primaire, ils doivent rejoindre les collèges libanais où ils apprennent, sans en connaître un mot, en français. Car le Liban était sous mandat de la France. Et même s’ils réussissent à surmonter ce handicap, ils n’ont aucune illusion à se faire sur leur avenir : la loi libanaise interdit à ces réfugiés l’exercice de plus de quatre-vingts professions. La plupart des réfugiés sont là depuis 1948, ils survivent dans des habitations en tôle, en toile, en carton ou en bois. Des jeunes Palestiniens creusent un tunnel par lequel ils font passer des briques et du ciment. Il est interdit de faire rentrer dans les camps de réfugiés tout ce qui concerne une construction en dur : carrelage, douilles, ampoules, peinture, serrures, charnières, vitres et boîtes aux lettres. A travers le tunnel, les jeunes sortent avec des briques et du ciment. Pour quoi faire ? “Pour construire un théâtre”, me confie un metteur en scène qui n’est jamais sorti du camp et qui n’a jamais vu une pièce. “Restez ce soir, on joue La Terre promise – une fois, demain ils vont le démolir.”
100Henrika pose la question à l’officier libanais chargé de surveiller le camp :
101“Mais pourquoi vous leur interdisez depuis cinquante ans de construire une baraque, ici ?
102– On n’interdit rien, habibti, ma chérie, on leur évite seulement d’oublier le chemin du retour en Palestine.”
103L’Orient le Jour :
104Le mouton, qui, à l’instar de la dinde ou de l’autruche, n’a jamais été considéré comme un foudre d’intelligence au sein du règne animal, pourrait bien retrouver en partie sa dignité. Selon les chercheurs de l’Institut Babraham à Londres, l’animal cultive aussi bien la mémoire que la laine et se montre d’une sagacité exceptionnelle lorsqu’il s’agit de reconnaître un visage, signe indubitable d’intelligence, affirment-ils. Keith Kendrick, experte en éthologie, et les vingt membres de son équipe ont dressé vingt moutons à reconnaître cinquante de leurs pairs. Durant les manipulations, l’activité cérébrale des “cobayes laineux” était suivie au moyen d’électrodes. “S’ils peuvent faire cela avec des visages, c’est qu’ils doivent posséder une forme d’intelligence réelle”, assure Keith Kendrick.
105Sur le chemin du retour à Beyrouth, les routes du Sud sont couvertes de banderoles à l’effigie des figures historiques du Hezbollah :
106“Celui qui meurt sans terre meurt en martyr” ; “Le Fusil est le chemin” ; “Nous allons traverser des temps difficiles et habiter parmi les loups”.
107Henrika dort. La route est chaotique, défoncée partout. Henrika parle dans son sommeil : “Il était une fois, me disait grand-mère, il était une fois, il y a longtemps, très longtemps, au temps où les fleurs poussaient en hiver. Au temps où le Liban était beau comme un printemps dans les yeux des jeunes filles. En ce temps-là, ma fille, les routes du Liban étaient belles et douces, pareilles à des pétales de jasmin. Le premier jour de la guerre, nous avons vu sortir des montagnes des gens étranges qu’on n’avait jamais vus, qu’on appelait des chiites. Ils sont sortis des montagnes comme des fauves affamés. Et quand ils ont vu pour la première fois de leur vie les routes en goudron, ces hommes se sont mis à crier : “Réglisse, réglisse !” Ils se sont jetés sur le goudron et ils ont tout, mais tout mangé, avec les doigts. Depuis ce jour-là, les très belles routes du Liban ont plein de trous. Les musulmans, ma fille, ça fait des nids-de-poule partout, partout.”
IV.
108Retour, à Beyrouth. Au cœur de la ville Henrika ouvre son guide : “Là, face à la mer, il y avait le cinéma Le Rivoli. Plus haut, la place des Canons, bordée de grands palmiers qui recouvraient la statue des Martyrs de l’indépendance. Là, il y avait Le Printemps. Là, Le Roxy, Le Gaumont, Le Hollywood, Le Métropole, Le Royal, L’Empire avec ses mille cinq cents places. A l’Ouest, il y avait la pâtisserie Samadi avec des knéfés à mourir. De l’autre côté, il y avait les souks, Abou Nasr pour les épices, le souk des Orfèvres, le souk Nourriyé. Là, l’Hôtel des Amériques. Là, l’Astoria. Dimanche, on allait à l’église Saint-Georges, qui va être bientôt recouverte par une mosquée, il ne faut pas que le Christ fasse trop d’ombre au cœur de Beyrouth.”
109Je regarde devant moi : un immense trou. Les palmiers, la place des Canons, la statue des Martyrs, les baisers, les souks, les cris des enfants, les jurons des vieux, les knéfés, les chants des femmes, le soleil, Greta Garbo, le sahlab, Pasolini, le jellab, tout cela a été remplacé par une autoroute et un parking. Un trou à la place du cœur de Beyrouth, un trou au lieu de sa mémoire. Un trou à la place de la cervelle de la ville.
110Plus haut, vers la place de l’Etoile, une autre ville a vu le jour, les anciens immeubles ont été tellement bien restaurés qu’on les croirait sous Cellophane, les appartements immenses sont vides, mais les boutiques arborent de grandes enseignes. A la terrasse des cafés, on voit une jeunesse qui fait semblant d’être dorée et qui sait qu’elle frime dans un pays qui joue au riche et qui n’a pas le sou. Mais il faut rêver coûte que coûte ! La terrasse du Hard Rock Café est recouverte de ce sublime graffiti :
111“Il viendra un temps où nous serons tous des Beatles.”
112L’Orient le Jour :
113Un pâtissier salarié du magasin Intermarché de Hazebrouck, France, est menacé de licenciement par son employeur pour avoir écrit “proffession de foi” avec deux f sur un gâteau destiné à fêter une communion. La CGT a protesté contre cette décision.
114Au cœur de la veille ville qui n’existe plus, il reste la carcasse du Grand Théâtre de Beyrouth, recouverte d’une bâche verte. Au-dessus de la porte d’entrée, il y a marqué “Théâtre des Mille et Une Nuits”. Chaque voyelle est trouée par une balle. Au cours de la guerre, les miliciens venaient là, faire la sieste, sur scène, dans la salle, ou dormir dans les loges qui ont vu passer Piaf et Kalsoum. Parfois, ils découpaient les rideaux pour panser les blessures des combattants ; parfois, ils empruntaient dans les ateliers les costumes du Tartuffe, du Don Juan ou du Cyrano. Les deux camps ont saccagé à égalité le lieu. Là, tout saigne dans la poussière et le vide, les costumes tailladés à coups de baïonnette, les chaises frappées de croix et de croissants, la scène trouée par les roquettes, et les rideaux qui ont servi de linceuls. C’est l’unique scène au monde qui donne une tragédie sans avoir besoin de dramaturge, de comédiens et encore moins de metteur en scène. Et, entre les murs, j’entends ces lignes de l’Enfance de Rimbaud :
“Au bois il y a un oiseau, son chant vous arrête et vous fait rougir.Il y a une horloge qui ne sonne pas.Il y a une fondrière avec un nid de bêtes blanches.Il y a une cathédrale qui descend et un lac qui monte.Il y a une petite voiture abandonnée dans le taillis, ou qui descend le sentier en courant, [enrubannée.Il y a une troupe de petits comédiens en costumes, aperçus sur la route à travers la lisière du bois.Il y a enfin, quand on a faim et soif, quelqu’un qui vous chasse.”
116A la sortie du théâtre, je rencontre le promoteur chargé de la restauration des lieux :
117“Vous aimez le théâtre ? me demande-t-il.
118– Passionnément.
119– C’est bientôt le troisième âge !
120– Vous allez en faire quoi du vieux théâtre ?
121– Un lieu culturel très tendance, ce sera un resto parisien avec de l’entrecôte roquefort, du hachis Parmentier, de l’escalope normande, de la choucroute des mers, des tripoux d’Auvergne et de la fondue savoyarde, et même de la tartiflette, ça changera des falafels.
122– J’adore les falafels de Sahyoune.
123– Vous aimez les falafels et le théâtre ! Vous faites dans l’exotisme, mon ami, Beyrouth n’est pas Barbès.”
124L’Orient le Jour :
125Une Iranienne a été condamnée à mort par lapidation pour avoir joué dans des petits films érotiques, tournés à domicile. A la prison d’Evine à Téhéran, les geôliers ont enterré la coupable jusqu’aux aisselles pour éviter que les pierres ne lui déchirent sa robe et ne lui dévoilent les seins.
126“Une autre nuit tombe sur la ville, mais la nuit ne tombe jamais sur Beyrouth”, me jure Henrika. “Viens, nous allons faire lever le jour.”
127Nous prenons un vieux taxi Mercedes qui roule au milieu des cortèges de BMW et de 4 x 4. Le chauffeur grille certains feux rouges et s’arrête à d’autres. Je l’interroge sur les raisons de cette conduite singulière :
128“C’est simple, quand il y a un feu rouge sérieux, on s’arrête. Quand on sent qu’il n’est pas sérieux, on passe. Vous allez où ?
129– A la Centrale.”
130La Centrale, c’est une veille maison libanaise, complètement ceinturée d’acier. Au rez-de-chaussée, l’architecte a reconstitué fidèlement la salle de commandes de la centrale de Tchernobyl : une immense salle de réunion, avec une table infinie, entourée d’une forêt de fauteuils en Skaï et de tableaux de commandes qui clignotent. Nous prenons l’ascenseur et, au troisième, on se retrouve au cœur d’un réacteur nucléaire, réplique de celui de Tchernobyl. Mylène Farmer hurle “Désenchantée”. Les filles se déhanchent, crient et s’apostrophent en anglais. Ici, toute chose, tout sentiment, tout état d’âme qui ne veut pas être confondu avec la plèbe se doit d’être impérativement emballé dans la langue de Shakespeare.
131Dans la salle des commandes vide une dame d’un certain âge tourne sur son fauteuil, un verre de whisky à la main. Elle croit qu’elle est seule : “Putain de vie, putain de pays, j’ai dit à ce gros qui me draguait que j’étais dans la haute couture. Tout faux, tout, un verre, un seul verre, et je lui aurais raconté comment à l’hôpital de la Sagesse j’ai cousu pendant cinq ans nos enfants déchirés par les balles des Palestiniens. Putain de Tchernobyl.”
132“C’est naze, allons au Bloc 18”, décide Henrika.
133L’Orient le Jour :
134La lettre de licenciement, récemment reçue par le pâtissier de l’Intermarché de Hazebrouck, renvoyé pour avoir écrit “proffession – avec deux f – de foi” sur un gâteau de communion, comportait aussi une faute d’orthographe. En ouvrant la lettre, Fabrice Gouillart a eu la surprise de découvrir cette phrase : “C’est après la venue d’un huissier que vous avez dénié accepter de quitter votre poste de travail.” La CGT a souligné devant le tribunal cette confusion patronale grave entre les verbes dénier et daigner.
135En bord de mer, à Beyrouth-Est, se trouve le quartier de la Quarantaine, où on retenait au début du siècle les passagers malades ou les marchandises suspectes. Au milieu d’un grand terrain vague, il y a une horloge lumineuse dessinée sur le sol. On descend par un escalier et on tombe sur une salle souterraine, circulaire, peinte en noir. Il n’y a pas de scène, ni de tables, mais des urnes funéraires entourées de petits tabourets. Au-dessus de chaque urne, une fleur rouge et la photo d’une étoile : Jim Vincent, Otis Redding, Jim Morrison, John Lennon, Django Reinhardt. On boit sur les urnes. Il y a de la musique techno à fond. “Yalla ya Habibi, un ouaysky glace, Yalla.”
136Henrika me présente un ami qui travaille à la chambre des députés :
137“Vous aimez le Liban ?
138– A la folie !
139– Vous aimez les pistaches ?
140– Un peu !
141– Il paraît que vous êtes là pour écrire ?
142– Sur la guerre !
143– Vous aimez l’arak ? Celui de Sidon est plus long en bouche.
144– Un arak !
145– Deux araks !
146– Sahtaine !
147– A la vôtre !
148– Vous arrivez à faire des affaires avec l’écriture ?
149– Pas vraiment.
150– Donc ça ne sert à rien.
151– Un arak !
152– Vous vous sentez bien chez nous ?
153– Je suis sidéré !
154– Ça ne doit pas être facile d’exercer un métier qui ne rapporte rien !
155– Un arak !
156– Deux araks !
157– Je vous avoue que je ne comprends rien.
158– Parfait, continuez comme ça et vous allez devenir libanais.
159– Mais vraiment rien.
160– Là, vous êtes presque libanais, le mystère de ce pays c’est qu’il faut creuser longtemps avant de s’apercevoir qu’il n’y a rien à comprendre.
161– Des pistaches.
162– Moi aussi.
163– Un double ouaysky.
164– Un double ouaysky.
165– Santé !
166– Santé !
167– Dites-moi, il y a quand même quelque chose, une explication, une raison, une clef, je n’en sais rien ?
168– Non, c’est trop sophistiqué. Vous êtes complètement contaminé par l’Occident. La vérité est simple : le Liban est un petit pays, pas plus grand qu’une chambre de bonne, qui s’est fait passer aux yeux du monde pour un empire. Donc tout le monde l’a squatté. Et comme il n’avait rien de stable, ni Constitution, ni frontière, ni gouvernement, sauf la haine tenace qui lie ses communautés, il s’est décrété démocratie unique dans le monde arabe. C’est-à-dire un pays où chacun a l’entière liberté de zigouiller qui il veut et comme il veut sans subir les tracasseries de l’Etat ou de la justice. Et puis quelle mosaïque : les maronites exècrent les musulmans, qu’ils considèrent comme des immigrés clandestins dans l’histoire du monothéisme. Les musulmans de leur côté ne pardonnent pas aux chrétiens de préférer le Christ au Prophète. Mais quand ils font des affaires avec les catholiques, les sunnites crachent sur les Druzes, hérétiques, alors que dans toutes les banlieues les chiites racontent à leurs enfants que les méchants c’est pas les cathos mais les sunnites, qui ont assassiné l’imam des chiites il y a quinze siècles.
169– Donc, c’est un problème confessionnel.
170– Vous êtes irrécupérable, mon ami. Ici, pour réussir dans les affaires, faire carrière dans les mosquées et dans les églises, il faut commencer par apprendre une seule chose : à se foutre royalement de la gueule du bon Dieu. Voyez le Hezbollah, que l’on dit intégriste, qui fait élire sur ses listes à l’Assemblée nationale des députés maronites, chrétiens, qui demande au festival de Baalbek l’interdiction du Cantique des cantiques, considéré comme un brûlot pornographique rédigé par le sioniste devant l’Eternel, le roi Salomon, qui, pour construire son temple, a volé tous les cèdres du Liban. Sans oublier les musulmans sunnites qui sablent de l’arak avec des Israéliens quand Israël bombarde les Palestiniens, sunnites eux aussi. Car les sunnites libanais aiment beaucoup Dieu mais ils ont horreur, tout comme les chrétiens, des gens qui jettent des pierres pendant que les croyants font des affaires. C’est vrai que ça fait cheap de jeter des pierres. On ne change pas le cours de l’Histoire avec du Tati ou du Gap. Nous, on a toujours fait attention de ne pas sombrer dans le laisser-aller, nos miliciens, en quatorze années de guerre, n’ont jamais tiré une seule balle avant d’avoir pris une douche et mis du déodorant. Caractère de Daniel Hechter pour la troupe, Eau Sauvage de Christian Dior pour les officiers.”
171L’Orient le Jour :
172Devant la grogne des écologistes qui protestent contre l’ouverture de la chasse au Liban, alors que la faune du pays est menacée de disparition depuis les années de la guerre, le ministre de l’Environnent s’est voulu rassurant : “L’autorisation de la chasse aux oiseaux ne concerne que les migrateurs. Ainsi, en ne tuant que des volatiles étrangers, nous protégeons les oiseaux libanais et nous sauvons la noble tradition de la chasse libanaise”, a tenu à préciser le ministre.
173“Je voulais juste faire un papier sur les traces de la guerre.
174– Vous savez qui balaye toutes les rues du Liban, la nuit ?
175– Elles sont impeccables. Ce sont les ouvriers syriens ?
176– Juste. Un arak ?
177– Volontiers !
178– Il nous faudra peut-être d’autres immigrés pour faire le travail de mémoire.
179– J’ai fait tout le Liban et il n’y a pas moyen de trouver une carte postale du pays d’aujourd’hui : toutes celles qui sont dans le commerce datent de 1962. C’est bizarre !
180– Ils sont gentils ces étrangers, ils prennent un arak et des pistaches et ils se croient plus civilisés que les Libanais. Vous voulez me refaire le coup de l’amnésie libanaise, ça ne va pas marcher. Heureusement que j’ai pris mon Dell Inspiron 1500, avec trente gigas de ram. Mettez-vous à côté de moi. J’allume : “Bienvenue sur Windows XP, version familiale.” C’est ça l’hospitalité libanaise, tu ouvres l’ordinateur et tu es déjà de la famille. Vous voulez tout savoir sur le dossier des Palestiniens ? C’est simple : souris, poste de travail, je double-clique dessus. Message : “Erreur numéro 3, mémoire insuffisante, veuillez quitter toutes les applications et attribuer plus de mémoire au dossier palestinien.” C’est bon, menu, mémoire, j’active la mémoire cache et la mémoire virtuelle. Combien on leur attribue ? Allez, douze mégas en plus pour les Palestiniens – qu’est-ce qu’ils sont gentils les Libanais. J’active et je redémarre. Message : “Erreur numéro 4, impossible d’ouvrir le document. Norton a détecté un virus dans le dossier palestinien, veuillez quitter toutes les applications et enregistrez vos travaux.” Oh là là, petite bombe, double-clic, poubelle. Message : “La corbeille contient trois cent mille éléments utilisant trente mégas d’espace disque. Souhaitez-vous définitivement supprimer ces éléments ?” Bien sûr, OK, on se sent plus léger, c’était sûrement le virus “I love you”. Passons à l’autre dossier, “guerre civile” : double-clic, message d’erreur “Impossible d’ouvrir le dossier guerre civile, les applications ayant servi à sa création sont introuvables”. Double-clic, poubelle. Vous voulez voir le dossier Syrie ? Qu’à cela ne tienne : souris, clic. Dossier “présence syrienne”, message d’erreur : “Dossier verrouillé.” Je reclique dessus, qu’est-ce qu’il dit ? “Introduisez disque installation Liban.” Là, ça se complique – quitter, clic, je le fais glisser, hop, poubelle –, qu’est ce qu’il dit encore ? “Le dossier présence syrienne ne peut être supprimé car il contient des éléments en service. Cliquer sur annuler ou continuer.” Clic, renommer, j’efface le nom du dossier et je remplace “présence syrienne” par – vous qui êtes de passage, vous devinez – par “afflux touristique”. Un coup de souris et voilà trente mille militaires de Damas transformés en touristes qui se baladent gentiment, paisiblement dans chaque maison libanaise.
181– Un arak !
182– Un autre !”
183A deux heures, le toit de la boîte de nuit s’ouvre, des vérins actionnent les demi-cercles de l’horloge qui se soulèvent et laissent apparaître la nuit étoilée de Beyrouth. La techno est à fond. La nuit transpire Baccarat, Byzance, Shalimar et Cannabis. C’est l’heure où l’on danse à tombeau ouvert. Les filles montent toutes sur les urnes et entrent soudain en transe. Elles dansent au milieu du cimetière, elles dansent sur les tombes de Jim Morrison, de Bob Morley, de Django Reinhardt, de John Lennon, de Jim Vincent, de James Dean. Leurs escarpins trouent les photos, les fleurs et la musique.
184“Un dernier verre pour la route.”
185L’arak a fait son effet sur mon compagnon de soirée : il rigole de tout cœur, il lève les yeux vers le ciel étoilé et me hurle à l’oreille : “Je vais te dire une chose, toi qui cherches des morts pour écrire. Là, au-dessus de nos têtes, il y avait un camp de réfugiés kurdes et palestiniens. Durant la guerre et par une nuit de folie, les milices ont investi le camp et ont massacré tout le monde, hommes, femmes, enfants, avant de passer le reste au bulldozer. A la place, on a construit cette boîte de nuit souterraine qui s’ouvre sur le ciel. Aucun de ces jeunes ne connaît cette histoire, personne ne sait que nous dansons sur un charnier. Mais dis-moi, avoue qu’ils sont sublimes nos enfants depuis qu’on leur apprend à respecter si bien tout cet oubli.”
186L’Orient le Jour :
187De nouvelles études montrent que les limaces, les escargots et les cafards souffrent aussi. C’est la conclusion d’un colloque organisé par la Fédération britannique pour le bien-être des animaux. Des études menées à l’université de Cambridge ont démontré que les vaches peuvent réagir de manière émotionnelle.
188Une autre étude a révélé que les moutons, souvent considérés comme des animaux simplets, sont en fait capables de distinguer deux personnes.